Sabbat (1923)/La sorcière délivrée

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J. Ferenczi et Fils (p. 48-54).

LA SORCIÈRE DÉLIVRÉE

Je rentre dans l’église, mais, aussitôt, je me sens plus désespérée que la pierre tombale dans une abside sans vitraux.

« Allons-nous-en », me dit mon âme.

Je résiste. Je heurte un banc pour écouter gronder les profondeurs glacées du lieu saint et je respire l’encens refroidi dans les chapelles qui sentent la mort des roses blanches.

« Allons-nous-en », me dit mon âme.

— Pas encore. Il me semble que, tout à l’heure, je serai, ici, moins affligée, peut-être.

Je touche le lin jaloux de mes mains habituées à l’humilité passionnée, à l’ordre ingénu, à l’avarice blanche des couvents. Je regarde les bouquets des petites saintes fleuries par la sensualité, la chlorose ou l’innocence des ferveurs. J’appelle les saints, ceux qui furent pauvres, sales, vagabonds, et qui firent connaître aux verveines de la route leur ulcère générateur de béatitude. Mais les saintes à la taille de bergère, les saints nomades qui, pour mon enchantement, portent le bâton et la besace, ces folles adolescentes, ces humbles fous m’ignorent.

« Allons-nous-en », me dit mon âme.

Je me tourne vers les patriarches et les apôtres magnifiés dans les verrières. Désolation violette des tuniques pures ! Crosses d’or sans pitié qui me rejettent des faveurs et des maisons de l’Esprit !

« Allons-nous-en, me dit mon âme. Fuyons le confessionnal : l’eau miraculeuse n’est pas pour toi, créatrice de miracles. Elle coulerait en vain sur ton visage de sorcière plus aride et plus parfumé que les landes des solitudes.

Que ferais-tu d’un Dieu vengeur et silencieux, fille de poésie et d’éclats de rire ? Que ferais-tu d’un Dieu qui ne communiquerait avec toi que par l’odeur de soutane et de pénitence ? Ah ! rappelle-toi, chaque fois… chaque fois… Le Dieu restreint t’a châtiée. Il t’a fait porter contre toi des accusations qui avaient la bureaucratique revendication des folles. De chacun de tes instincts, sortait une tribu gémissante. Dans le confessionnal, tu rôdais autour de la luxure avec l’air sournois et maudit d’un prêtre qui a le chapeau sur les yeux.

Va vivre, et tu seras pure. Va te mettre nue, et tu seras sauvée. Va te rouler dans l’herbe, et tu es éternelle…

— Ah ! pourtant, Dieu, je l’aime…

— Oui… mais tu le possèdes chez tes bêtes dansantes qui broutent l’Âge d’or dans tes songes… Il est, pour toi, dans la nature aux cornes vertes, aux rires discordants et joyeux, et ton satanisme le salue parmi les papillons dont l’aile emplit de soufre les doigts qui l’ont faite prisonnière.

Va-t’en, va-t’en de ces bancs rigides, de ces dalles sous lesquelles des ossements inconsolés exhalent toujours les soupirs de la contrition et de l’épouvante catholique.

Va-t’en de cet orgue qui n’égale jamais la colère de tes ouragans et celle de ton silence.

Va-t’en des dévotes et des fanatiques, toi qui as la dévotion sacrée du choix et de l’orgueil, la violence et la haine de tout ce qui ne tend qu’à l’Amour.

Pars d’ici, toi qui veux faire des flèches victorieuses de tous les rayons de ton esprit, toi qui sais qu’il n’y a que des maudits ou des esclaves sous le regard des tyrans, toi qui penses que les ailes ne se mesurent qu’avec les ailes et que les fils de l’Espérance ne répondent qu’à l’Infini…

Ici, rien ne veut de toi, les chaises te repoussent, les statues te chassent, l’encens corrompt ton odeur naturelle et puissante, la Forme douloureuse étonne ton corps qui n’est que joie, liberté et mouvement.

Va-t’en. Les ministres de ce lieu ne t’ont jamais absoute… Jamais… Même au temps de ta première communion que tu fis avec une âme trop sainte. Tu es de ceux, ô prédestinée, que rien ne libère, sauf le rêve, et qui ne trouvent la paix que dans la révolte fleurie des démons universels.

Va courir dans le vent, sorcière, et tu sentiras que ton commencement fut une palpitation d’ailes et le rythme même de la volupté.

— Encore un peu… pour voir si je ne me suis pas trompée, jadis, quand l’anémie des cierges et la névrose des cantiques me rendaient intolérables les couvents. Là, les soupirs n’émeuvent pas un seul rossignol, les gestes ne nourrissent pas un seul grain de blé…

J’avais, déjà, compris que, partout, où se dressent des murailles, des prisonniers gémissent…

— Tu sais bien que la beauté, que la gloire divines sont, sur tes doigts légers, les rayons du matin, que l’éternité est à toi, ô Vie à jamais transmissible, sève des feuilles, sensibilité des antennes, éclosion de la rose… Éclosion ! Poète, poète, poète…

Va retrouver, dans la libre nature, le Dieu sans nom et aux mille visages qui ne t’a jamais empêchée d’être belle, de t’épanouir, de te mêler à la récréation du monde, de croire aux nymphes, de danser avec les anges, de caresser les faunes, de faire éclater, buissons en fleurs, à tes côtés, les miracles et les sortilèges, de donner ton cœur aux réprouvés, ton âme à la sainte Lyre, d’appeler la poésie : « Notre-Dame de Satan », de jeter tes bras nus au cou de toutes les folies et de consacrer, sorcière mystérieuse, ton innocence à l’amour…

— C’est vrai. Je trouve, tout de suite, ma place au soleil. Que fais-je ici ? Frôler des robes noires quand tout sent l’œillet dans mes Espagnes, le santal dans mes Indes, le cinname dans mes Arabies, quand j’écoute le silence de Jésus dans mes Palestines éternelles…

Et vous, Jésus, et vous ? Ne nous délivrerons-nous pas ? Qu’a-t-on fait de votre cœur qui aimait, comme le mien, les lis, les enfants, les possédés, la Cène — ce sabbat de pureté et d’amour ! — la croix, Barabbas et les parfums ?

Je détourne avec douleur mes yeux de ce cœur anatomique, de sa crudité sadique et cruelle, et, plongeant vos pieds sacrés dans le lac de Tibériade, ô mon frère de rêve et de folie, je vous lave de cet apostolat sombre, de cette rédemption accusatrice, de ce reproche incessant de nous avoir tant aimés qui ne vont pas, frère divin, avec vos cheveux de lumière et vos songes que le vent du Cédron emportaient…

Âme du froment, vous qui ne vouliez être, sans doute, que l’Hostie d’un soir, dans la caresse innocente et rude du Bien-aimé…

En votre nom, vous qui rêviez de Dieu parmi les hommes, vous savez qu’on inventa la sanction la plus inconcevable : la mort éternelle à l’amour…

Venez avec nous ! Je suis certaine que vous voudrez ajouter, vous que toutes les poésies, toutes les démences entouraient, le rayon de votre Mystère éternel à la vigilance du feu souterrain que la ronde aimable des démons ne cesse pas d’attiser pour rallier, autour des morts, les chaudes sorcières de la nuit.

Et la corolle de douceur et de silence qui représente votre corps et votre sang, enseigne-t-on, emportez-la, de grâce ! Elle est livrée aux langues qu’on absout des péchés de sacristie…

Ah ! si l’instant de Dieu doit fondre ineffablement dans les âmes, dites, Jésus, dites, ce n’est pas à l’aide de ces formules, ce n’est pas à cause de ces complaisances conventionnelles d’un pécheur pour un pécheur et lorsqu’une chasuble d’apparat se penche sur une lèvre soumise, routinière et pardonnée.

Vous la poserez, vous, la corolle mystérieuse qui, sûrement, veut se donner à des grâces plus naïves, sur les marguerites et sous l’aile des oiseaux, sur le museau du chien errant et sur le cœur ardent du loup. Et, comme le loup ne demande qu’à entendre votre Évangile, il l’écoutera prêché par vous, — à vous qu’on a toujours trahi ! — contre vos genoux, le rayon à l’oreille, le royaume du Seigneur dans l’âme, la paix sur la gueule, un soir où votre robe de lin sera le lis même de Génésareth.

Vous l’offrirez, la suave corolle qui, sûrement, veut se donner à des faims plus profondes et plus secrètes, aux maudits qui cherchent la Divinité dans l’orgueil et le martyre, à ces réprouvés qui sont étrangement les grands Élus. Et puis, aussi — n’est-ce pas ? — à Madeleine et à Judas. À elle, car elle fut blonde. À lui, car il fut tenté, furtif et pendu.