Sabbat (1923)/La sorcière et Monsieur Combiendefois

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J. Ferenczi et Fils (p. 41-47).

LA SORCIÈRE ET MONSIEUR COMBIENDEFOIS

Sans soutane, sans tonsure, un certain M. Combiendefois est fort répandu. Lorsqu’il est vraiment convaincu, comment attendre de lui de la tolérance ? Le dogme est le dogme, un canon est un canon.

Alors, la casuistique sous le nez, comme une tabatière, l’orthodoxie sur le ventre, comme un cataplasme, affreusement sanguinaire entre l’encrier monumental — vanitas vanitatum ! — et l’humble veilleuse conjugale — Madame, faisons un chrétien — il mènerait, au bûcher, Torquemada, lui-même.

Ce qui réjouit la sorcière, c’est que ce fanatique en pâte de guimauve qui sent l’antichambre papale et le foulard de coton, la chaufferette et la dévote, le sirop pectoral et la maxime pieuse, escorterait le farouche Inquisiteur non pas en cagoule, mais en… casque à mèche.

Ah ! ce furieux à relations mondaines et à pignon sur rue ! Comme les gens sûrs de leur fait, il parle toujours au nom de la communauté : « Vous ? Vous rôtirez éternellement. Les péchés de la chair ? Ils sont si vite expédiés par nous, ils sont si discrets, les pauvres ! Ces péchés-là ? Peuh !…

— Entendu. Ce sont les vôtres.

— …Mais le péché d’orgueil ! Le péché de révolte !

— J’ai affreusement pâti de votre religion. Au nom de quoi voulez-vous que je ne le crie pas ?

— Elle combattait votre esprit détestable.

— C’est possible. Mais quels drôles d’apôtres elle a fait se dresser contre moi ! Ils m’ont plus torturée, encore, par leurs exemples que par leurs menaces.

— Que voulez-vous ? Ce sont des hommes comme les autres…

— En effet… En effet… Mais, en somme, ce n’est pas tant leurs faiblesses que je leur reproche, bien que leur sacerdoce devrait les garder en grâce et en dignité, comme je suis gardée en dignité et en grâce par mon sacerdoce : la Poésie. Ce que je hais en eux, c’est ce goût par trop frénétique pour les grincements de dents, les tortures, le désespoir éternels… des autres.

On se délivre, enfin, de cette imagerie délirante, mais songez aux enfants trop sensibles qui ne la perdent plus des yeux à l’âge où l’on doit faire son salut à coups de poings, le soleil sur l’échine.

Quel drame pour ceux qui ont connu cette obsession-là !

Un saint ministère ? En voulez-vous un ? S’employer religieusement à rendre dignes de la recherche et de la possession de Dieu les jeunes âmes qui, fatalement, mais… plus tard, ont faim de Dieu.

— Une religion pour chacun, alors ? Nous avons été élevés dans celle-ci. Nous l’observons, et remarquez qu’elle n’est pas incompatible avec les soins que nous demandent notre ménage responsable de trois domestiques, l’établissement de nos fils, le mauvais caractère de nos brus, nos héritages et nos rhumatismes, la considération que nous tenons de nos biens fonciers et de nos défunts vidames, avec la prospérité de notre usine, le renom de notre étude…

— Chers notaires prédestinés !

— Ce que nous savons, c’est que nous devons vous damner, nous qui n’avons pas…

— Ces soleils dévorants dans l’âme. Vous devez me damner, vous qui, une fois l’an — au moins — pour être en règle…

— Parfaitement : pour être en règle.

— …Allez raconter vos médiocres turpitudes à la robe qui est toujours la même sur celui qui prise, mange trop, pèche, blesse la pureté des vierges, ouvre la géhenne à des âmes d’écoliers, plaisante avec puérilité et bonhomie ou assiste, indifférent et machinal, ceux qui font le dur labeur de suer une dernière fois…

— Nos directeurs de conscience ne peuvent pas tous être des François de Sales… Mais point de salut…

— Hors de l’Église. Je sais… Je sais… Dès qu’un enfant de sept ans ouvre son catéchisme, il tombe sur cette déclaration fondamentale. C’est charmant. Mais, vous, vous serez sauvés, vous qui, une fois l’an — au moins — pour être en règle…

— Parfaitement : pour être en règle.

— …Recevez sur votre langue flétrie par la bile de l’envie ou la pituite de l’intempérance, le… pain des Anges.

Jeune vierge agenouillée à la table immaculée, jadis, je défaillais, chaque fois, de crainte devant ma part.

Et, pourtant, chaque fois, aussi, je bondissais quand un de vos ministres, en formules bureaucratiques, comme le percepteur exige que l’on paie les impôts, exigeait que j’aie la foi.

— C’est si facile !

— …Les enfants sans Dieu ? Triste chose, sans doute, mais les enfants qui ont eu le vôtre, vraiment, à fond, quand ils ne s’ensevelissent pas dans les cloîtres déments et désespérés, savez-vous ce qu’ils deviennent ? À la fois, des outrés et des abouliques, comme vous, ou des révoltés, comme moi, qui, éperdument, veulent autre chose, des larmes de feu sur le visage…

— Vous rôtirez éternellement.

— Pourquoi ?

Parce que vous voulez autre chose.

— Oui… Dès ma première heure, j’eus le Diable en moi, c’est-à-dire la liberté. J’exalte cette prédestination.

— Satan en vous ! Dès votre première heure ! Malheureuse, malheureuse ! Vous êtes de ceux que le divin Sauveur…

— Je sais : Le vôtre.

…A, de toute éternité, marqués pour la réprobation.

— Hein ?

Ce sont là des mystères insondables. Mais, voyez-vous, les ailes qui vous soulèvent, qui vous emportent, qui nous humilient, qui nous soufflettent, qui nous épouvantent…

— Elles me torturent surtout. Le vol est une si grande angoisse quand il commence ! Il faut tant de courage — si vous saviez — à ceux qui sont passés par le baptistère, pour n’être pas… des catholiques, car, ainsi que vous le dites : c’est si facile !

Mais c’est de vous qu’il s’agit, présentement, de vous qui serez sauvés, qui aurez à jamais, à jamais, à jamais — vous en avez la certitude et vous en éprouvez une certaine coquetterie, heureux privilégiés ! — une couronne de roses sur votre tête poudrée des pellicules du fonctionnarisme, pelée ici et là, élégamment, par l’artério-sclérose et quelque peu déshonorée par votre sécurité de comptables car, enfin, le ciel, c’est votre retraite, cher Monsieur Combiendefois…

— Nous le gagnons.

— Oui… en faisant maigre, le vendredi. Je me suis laissé dire que vous préfériez le saumon au bifteck.

— Blasphématrice, hérétique, impie, et, sans doute, relapse !

— Appelez-moi simplement : « Poète », allez… Ça suffit à mes épaules.

Vous rôtirez éternellement, mais nous, à jamais, à jamais, à jamais, face à face avec l’Esprit, nous sentirons la félicité sans nom baigner…

— Votre gueule ravissante, c’est entendu.

Chacun de nous — n’est-ce pas ? — lui présentera son petit carnet. Sur l’un, Il écrira : 0, et ce sera l’Enfer. Sur l’autre : 20/20, et ce sera le Paradis. Sur l’autre : la moyenne, et ce sera le Purgatoire. Il y aura des cancres, des médiocres, des forts en thème et… l’Instituteur… comme toujours.

Ça, Dieu ?

Ah ! qu’a-t-on fait de mon adolescence, de ma jeunesse ? Je sais quelle niaiserie et quel désespoir on dispense chez les saintes Patronnes des écrouelles, protectrices de couvents, d’ouvroirs et de congrégations, chez les bedeaux qui éclairent d’un cierge de quinze sous la route de l’Éternité.

Je ne me suis pas endormie, une fois, quand j’étais belle, chaste, avide de la plus noble vie et du plus grand rêve, sans m’entendre menacer de la mort subite, du Dieu vengeur, de l’enfer, de l’enfer par quelque nonne maladive ou gonflée de sang comme un bourreau.

Sur quatre-vingts pensionnaires du couvent de*** n’y aurait-il eu que moi de martyrisée, puisque j’étais la plus innocente, la plus mystique, par cette religion dont je n’ai connu que les pièges sensuels et retenu que la condamnation implacable, c’est trop, c’est trop, c’est trop.

— Vous ne cessez pas d’avouer que vous êtes possédée, malheureuse !

— Comment l’entendez-vous ? À votre façon effroyable, mesquine et ridicule, sans doute ?

Mais silence. Il sera plus digne de moi, à l’heure de ma mort, de tourner mon visage inspiré vers le soleil levant.

Adieu, Monsieur Combiendefois.