Sabbat (1923)/Orgueil

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J. Ferenczi et Fils (p. 262-268).

ORGUEIL

Chère belle passion, tu ne me vis jamais l’humilité frileuse des arbres que novembre fait se dévêtir dans la bourrasque, l’immobilité suppliante de l’aveugle qui tend sa sébile aux feuilles mortes de l’avenue.

J’ai un étrange goût pour les pirates, et, aussi, pour leurs frères plus modestes : les voleurs. Je salue, en ceux qui guettent et dépouillent, mon âme patiente et avide, mes étincelants yeux sombres au fond desquels personne, personne ne voit de quelle effrayante lumière peuvent briller les butins convoités.

T’ai-je dit que j’aie jamais reçu ? T’ai-je dit que j’aie jamais demandé ? Si, peut-être, deux ou trois fois, j’employai cette manière, je t’avoue que c’était par manœuvre infernale. Les vagabonds la connaissent : ils mendient un morceau de pain à la porte qui s’ouvre. Malheur ! La porte s’est ouverte… Et tu as compris…

C’est toujours en m’efforçant que j’ai accueilli un cœur. Je n’aime que les cœurs dont je m’empare. Je n’ai donc pas besoin de te dire qu’il m’importe peu d’être aimée. Au fond, je n’ai que le désir de vaincre. La soumission des femelles en troupeau m’a toujours assez attristée pour me laisser au rire, à la liberté — c’est-à-dire à la solitude — au jeu de la flèche prompte et meurtrière, au « Je suis moi ! » plus retentissant et plus salutaire que le tonnerre au cœur des beaux climats.

Tout enfant, à l’âge significatif et profond, je fuyais la tendresse qui venait à moi : « Je veux pas qu’on m’aime ! » criais-je, sentant, déjà, sans doute, qu’on disposait de moi du moment qu’on me choisissait, et je lançais de véhéments coups de pied aux ombres affectueuses et usurpatrices, comme j’en lançais au vent lorsque, soufflant trop fort, il violait mes jupes et s’emparait de mes cheveux.

Je voulais, déjà, élire, et, des visages humains, je détournais mon visage qui naissait sataniquement d’une rose.

Je n’ai pas changé.

Aussi, viens, ne viens pas. C’est la même chose. Si je te veux, je t’appelle par un sifflement plus doux que celui du serpent des sept jours quand il dansait sur sa puissance et voyait l’ombre de sa tête bleue divinisée dans le soleil.

La royauté du désir, en vérité, je l’ai, et je ne me permettrais pas, car je suis grandement honnête avec moi-même, la frénésie de la tentation, si je n’en avais pas l’adresse. J’en possède, aussi, l’audace : j’ose parler et détruire, et je n’hésite pas devant ces terribles crimes mentaux que l’on commet en poussant la lame froide de sa pensée dans les poitrines haïes.

Étrange duplicité que la mienne ! Je semble avoir le parfum de ma joie alors que j’en ai surtout le venin.

Comme je ris quand je vois des mépris assez naïfs pour s’étaler ! Qui a jamais soupçonné le mien ? Il est absolu comme tout ce qui se cache, a l’orgueil pudique et royal de soi.

Aussi, lorsque j’entends notre faible Musset crier : « Qu’importe le flacon ! » eh bien ! j’ai mon dégoût de démon et je vais faire silence sur la montagne.

Mais ça passe, ces malaises-là, et très rapidement. Ce qui ne nous passe pas, à nous, les charmants Lucifers, c’est notre princière élégance et cette race, cette race qui nous fait l’œil ambigu et le rire doux.

La vie ? Je la gifle avec ma chanson. Les autres ? Je les écarte avec mes ailes. Mes erreurs ? Je les couronne comme les plus précieuses idoles. Aussi, m’avertissent-elles quand je suis sur le point de me tromper encore. Les autres, les autres ont des remords, moi, je n’ai que des divinités vigilantes et complices : « Attention ! » me disent-elles. Ainsi, j’apprends à sourire à ce que je vais, tout à l’heure, tuer.

Ma fierté pique le sort de son épine puissante et dure. Et que m’importe si j’indigne les livres qui ont des voiles de douceur et de résignation sur leurs beaux yeux !

J’ai appris à m’évaluer lourd depuis que je suis si légère et que l’Ascension m’enveloppe de son nuage flamboyant.

J’ai appris, en ne quittant pas des yeux le but suprême, à adorer toutes mes véhémences, à exploiter toutes mes folies, à recueillir tous mes blasphèmes.

Il n’y a qu’une chose qui compte : un cœur qui bat largement.

Paix aux maudits.

Et n’essaie pas de me sourire pour m’apaiser et de me prendre la main pour me rendre douce dans le sens où ta mère t’a enseigné la sainteté.

Aux rideaux blancs du lit de mon enfance, j’ai mis le feu afin de faire crier les anges. Et je te jure que je n’ai pas voulu les offenser. Mais nos miracles les plus actifs ne sont pas dans nos attendrissements, nos morts parfumées, nos religions aimables… Tout être qui veut Dieu doit commencer par ne s’occuper que de soi, c’est-à-dire, impitoyablement de sa liberté.

Et finalement, je te dirai : « Laisse-moi… Laisse-moi à mon silence bercé par un silence que moi seule entends. Laisse-moi à mes pieds nus, mais à ma tête qui reçoit le sacre. Laisse-moi à mon inconcevable orgueil de Poète, à tous les vaisseaux que je corromps et je séduis par la promesse des Conquistadors démoniaques. Laisse-moi à tous les soleils que j’atteins, à toutes les patries que je me donne, à tous les Colomb qui débarquent pour repartir, les épaules pleines de goudron et d’étoiles… « Hourrah ! Combien en avez-vous inventé de Nouveaux Mondes, là-bas, là-bas, vers les rives inaccessibles ?… »

— « Pars… Gagne le large… Il en est toujours, toujours des rives inaccessibles… »

— « Et des Mondes Nouveaux !… Gloire à nous… » —

Laisse-moi à tous les infinis où je plonge par le glaive et les ailes et la puissance illimitée.

Laisse-moi à mes forêts vierges où je charme et je dupe le singe en prenant l’apparence de la liane, où je fais, en dansant, se répandre, comme une neige nourricière, la fleur jaune du cotonnier…

Laisse-moi… Que j’y découvre, encore, contre la pierre chaude, déserte, dorée, le serpent joueur de flûte, le Tentateur à l’œil d’amour.

Laisse-moi, laisse-moi. Je n’aime que ma Présence, et pleure une fois de plus, toi qui ne cesses pas de pleurer, myosotis délicat et sacrilège : je n’ai voulu de toi que la substance qui a nourri mon Satan. Et maintenant, la tête pesante de roses, la poitrine gonflée de l’Espérance détestable, il dort sur mon sein sans péché.

Nous aurons ce que nous voulons, va, tous les deux, et notre curiosité écoute d’étranges sonorités d’argent du côté où passent les licornes divines.

Éloigne-toi. Laisse-moi à ce songe inouï qui me visite souvent dans mon sommeil de prédestinée :

Seule, toujours seule, je m’avance dans l’Univers tandis qu’étendards de nuées, battent, au-dessus de ma tête, les ailes des grands exils.

Le monde — excuse la mégalomanie des insensés joyeux quand ils dorment ! — le monde n’a pas d’autres habitants que moi, mais le ciel, devant moi, est de topaze claire, couleur de somptuosité et de célébration divine.

Je m’avance dans la musique… Toujours la musique ! Les arbres sont agités d’une sourde et farouche tempête de fin des temps. Je vais… Je vais… La terre, toute la terre frémit sous mes pieds, car Orphée, la lyre à la main, la parcourt, dans ses souterrains les plus insondables, de mon même pas victorieux et tranquille.

Je vais… Je vais… Et je sais que je suis le Poète et que ma course mortelle va prendre fin car plus l’harmonie nous devient sensible, plus nous comprenons que notre règne approche.

Mais je me tais.

La Folie — la belle ! — oiseau de feu, bat, parfois, de l’aile dans mes yeux étranges.

Laisse-moi.

Je serre contre mon cœur, contre mes flancs, contre l’antre caché de mon âme, mes mains solides. Je ferme, sur le monde invisible, mes yeux pleins des aurores infernales.

La possédée ne veut pas rendre son démon.