Sur le sol d’Alsace/09

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Bibliothèque Charpentier (p. 221-248).


QUATRIÈME PARTIE














I

Wilhelm commençait les préparatifs pour son service militaire. Cette perspective l’enchantait. Il ne se lassait pas de questionner ses camarades plus âgés.

Volontaire d’un an, il pouvait choisir son arme. L’artillerie montée le séduisit. Depuis son enfance, il pratiquait l’équitation, et ce n’était pas une des moindres fiertés de son père, de le reconnaître élégant cavalier.

Ce furent des allées et venues continuelles pour l’équipement. Fritz paraissait s’intéresser à ce mouvement, comme tous les jeunes gens, en général, quand il s’agit de ces choses. Il demandait des détails, mais s’abstenait de tout commentaire.

M. Ilstein rappelait à tout propos ce temps qui lui était cher. Louise se sentait de plus en plus étrangère dans sa propre maison. Elle aurait voulu fuir, ou s’endormir sans réveil… mais Wilhelm la requérait pour son trousseau d’une façon presque constante, et elle passait des jours de damnée.

Lui, ne soupçonnait pas la profondeur de sa détresse. Il devenait de plus en plus joyeux à l’idée de son futur devoir. Par jeu, il accomplissait des exercices d’assouplissement et marchait comme à la parade allemande, les jarrets tendus. Il s’arrêtait brusquement devant sa mère en faisant un salut à trois mètres d’elle.

Son exubérance accentuait le désespoir de Louise. Elle ne pouvait supporter l’horrible perspective, et quand, une minute, sa pensée s’y appuyait, son cœur battait à grands coups irréguliers. Elle souhaitait alors qu’un événement extraordinaire vint détruire la vie…

Il lui semblait maintenant que tout son sang n’aurait pas suffi à laver la tache qui couvrait le passé de ses ancêtres.

Wilhelm s’imaginait simplement que la tristesse de sa mère provenait de ce que, pour la seconde fois, sitôt après la première, il quittait le logis familial. Il ne se doutait pas qu’elle devenait de plus en plus Alsacienne, et s’attachait plus profondément à l’antique sol libre…

M. Ilstein accompagna son fils à Strasbourg où devait s’écouler son année.

Un abîme béait devant Louise… Bien que son second fils fût là, la solitude de Greifenstein lui paraissait immense et cruelle, parce qu’elle entendait, plus bruyantes que jamais, les voix de sa conscience. Elle fuyait de chambre en chambre, comme une bête traquée, puis elle s’asseyait à bout de forces, les yeux immobiles ; mais soudain sa fièvre la reprenait…

Elle cherchait alors une personne à qui parler, une femme de chambre, le jardinier avec lequel elle discutait sur des essais nouveaux de plantations. Mais, au bout de quelques instants, l’angoisse la tenaillait encore et elle se taisait, étourdie par le bruissement qui hantait ses oreilles…

La société de Fritz ne pouvait la distraire, car elle s’accusait encore plus en le regardant. Elle éprouvait un déchirement atroce en pensant qu’il ne pourrait échapper à la loi… Fils d’Allemand, il la subirait, malgré les tendances françaises qui fermentaient en lui, malgré l’attrait que l’Alsace exerçait sur lui. Elle n’osait le regarder, tellement son visage lui rappelait celui de M. Denner ; elle avait peur d’entendre les lèvres si semblables à celles du vieux patriote, lui dire :

— Qu’as-tu fait ?…

Ces tourments lui devinrent insupportables au point que, le lendemain du départ de Wilhelm, elle éprouva le désir de voir Mme Hürting.

Elle prévint Fritz :

— Je descends à Saverne…

— Chez Mme Hürting ?

— Oui…

— Puis-je aller avec toi ?

Louise hésita quelques secondes avant de répondre :

— Je préfère être seule…

Fritz l’observait attentivement ; il se rapprocha d’elle et dit presque bas :

— Tu n’y vas pas pour pleurer ?

Elle se raidit devant ce fils qui devait suivre la voie de son aîné ; elle ne voulut pas embrumer son âme… l’affliger de ses remords à elle…

Elle eut le courage d’un pauvre sourire en répondant :

— Pleurer ?… J’ai du chagrin de savoir Wilhelm encore une fois parti, mais je sais qu’il reviendra dans deux mois, en congé… mes larmes seraient légères !…

Fritz n’insista pas. Il comprenait tout le combat qui s’agitait en sa mère.

Elle le quitta.

Octobre jetait sur la nature un voile de fine pluie. Les arbres, garnis encore, reluisaient sous le vernis de l’eau. Des tons verts se mariaient à des roux foncés, mais les couleurs se tamisaient de gris. L’air n’agitait nul rameau. De temps à autre, des feuilles se détachaient, silencieuses et s’aplatissaient dans la boue sombre.

Des troglodytes se nichaient dans les vieilles roches, d’où ils s’envolaient, gros comme des noix ailées ; leur vol bas égayait les buissons agonisants. Quelques baies d’églantiers rougissaient les haies.

Louise arriva chez sa vieille amie.

Les larmes, contenues avec peine, s’échappèrent de ses yeux gonflés. Mme Hürting la serra dans ses bras en lui demandant quel chagrin lui survenait encore. Elle ne put que répondre :

— Il est soldat allemand !… il est soldat allemand !…

De sa voix chaude, la bonne dame dit :

— Ma pauvre Louise, qu’espérais-tu ?… Ton fils fait son devoir… Tu ne pouvais pas songer à l’en empêcher… La vie est cruelle pour toi… mais ta récompense sera dans l’apaisement de ta conscience…

— Ma conscience, cria Louise, à toute heure du jour et de la nuit, elle me répète que j’ai mal agi. Tout ce que j’ignorais, elle me le révèle par bribes… Je n’ose plus regarder en face le portrait de mon père… de ma mère… Le sol de Greifenstein me brûle les talons… car j’aurais dû le défendre, fermer ma porte à l’envahisseur… Chaque pierre de cette vieille maison sans honte me fait son reproche d’avoir donné deux fils à l’Allemagne !… Deux fils qui pressureront les Alsaciens !… deux fils qui se battront pour la gloire de leur nation !… deux fils qui ne comprendront jamais la douleur de leur mère et qui, s’ils la comprenaient, pourraient me dire :

— Tu l’as voulu…

Et des sanglots tremblaient sur ses lèvres… Son exaltation montait comme un vertige de folie. Mme Hürting ne parvenait pas à la calmer. Ses consolations tombaient inutiles, sur la désespérée, qui, dans un fauteuil, le front dans ses mains, pleurait. Des sursauts secouaient ses épaules, tandis qu’une plainte déchirante, qu’elle ne pouvait taire, sortait de sa gorge.

Peu à peu, la réaction s’opéra, et elle parut sortir d’un rêve très long. Ses yeux meurtris semblaient rapetissés, mais ils brillaient au milieu de leur nuage de larmes, comme deux étoiles qui se reflètent, le soir, dans une eau tranquille ; sa tête bourdonnante lui faisait mal et de temps à autre son menton tressaillait.

Mme Hürting la conduisit dans sa chambre et lui baigna le visage ; comme une enfant toute petite, elle se laissait faire, sans force, sans pensée autre que sa souffrance.

Elle dut repartir. Comme dans un songe, elle écoutait les paroles d’exhortation que sa vieille amie lui prodiguait encore, mais elle ne pouvait rien répondre ; elle restait la bouche serrée, de peur de laisser un passage aux sanglots.

M. Ilstein revint au bout de trois jours. Il parla beaucoup de Wilhelm et ne tarissait pas d’éloges sur la façon dont il portait l’uniforme d’artilleur. Il possédait un cheval magnifique, payé fort cher. Ses chefs semblaient bienveillants.

Il était heureux que son fils fût à Strasbourg. Il lui plaisait qu’il servît sur le sol même du pays conquis. Le patriotisme n’était que mieux entretenu, en foulant la terre, prix de la gloire, et la valeur des soldats s’en augmentait.

Il disait à Fritz :

— Il me tarde que ce soit ton tour… tu as besoin d’être discipliné…

Le jeune homme ne répondait rien et cependant il devenait plus aimable envers son père. Il consentait à l’accompagner parfois le soir. M. Ilstein se vantait de l’avoir assoupli. Louise elle-même s’y trompait, car elle voyait son fils qui paraissait accepter toutes les théories allemandes, sans murmurer. Aucune révolte n’enflammait plus ses regards, une passivité semblait l’étreindre, et la pauvre mère, en constatant ce changement, se disait que le courant l’entraînait et que sa jeune force n’avait pu résister.

Elle le plaignait et l’absolvait, mais elle se trouvait plus isolée que jamais.

Fritz, un matin, dit à son père, alors qu’ils prenaient ensemble le premier déjeuner :

— Mon père, c’est à mon tour d’aller en France, quand m’y enverras-tu ?

M. Ilstein répondit froidement :

— Plus tard…

— Ne crois-tu pas, insista Fritz, qu’il serait meilleur pour moi d’y être cette année ?

— Non… puis, avoua-t-il brusquement, je n’ai pas l’intention de t’y envoyer…

Fritz pâlit :

— Pourquoi ?…

— Tes idées ne sont pas assez fermes pour affronter d’autres milieux… Je crains que tu n’en reviennes tiédi pour ta patrie… Tu iras plus tard… après ton service…

— Papa… c’est maintenant que je voudrais y aller, murmura le jeune homme tremblant.

— Je suis le seul juge dans cette question, trancha M. Ilstein. Il ne me plaît pas à moi que ce soit maintenant, et ma volonté prime…

— Papa… je t’en supplie, implora de nouveau Fritz, les lèvres décolorées.

L’insistance de son fils étonna M. Ilstein. Il s’expliqua soudain la souplesse des derniers jours. Un sourire flotta entre les paroles dont il le cingla :

— Tu y tiens trop, mon petit ami, pour que j’accède à ton désir… Tu n’iras pas en France… tu vas retourner à Carlsruhe reprendre tes études…

— Je n’irai pas ! cria Fritz, les yeux flamboyants de colère, tu es injuste !

— Je t’y conduirai moi-même…

— Je me sauverai !

— Je te ferai surveiller !

Les ripostes se croisaient comme des lames d’épée. Le ton de leurs voix s’élevait et attira l’attention de Louise qui sortait de sa chambre. Elle entra vivement dans la salle à manger où son mari lui désigna Fritz :

— Voilà toute la satisfaction que j’ai avec ton fils : l’insoumission, la révolte…

Il disait « ton fils » quand il relevait des défauts chez ses enfants. Les qualités seules lui appartenaient.

— Qu’y a-t-il donc ?… demanda Louise avec inquiétude.

M. Ilstein, tout en continuant d’étendre son miel sur du pain beurré, lui raconta l’incident en riant :

— Ton fils désire faire un séjour en France, et non pas quand il me plaira, mais immédiatement… Or, je ne veux pas…

— N’est-ce pas, maman, cria Fritz impétueusement, que je dois y aller ?…

Louise ne pouvait prononcer un mot. Son mari avait l’assurance tranquille de celui qui ne cédera pas. Fritz souffrait. Elle sentait, par la violence de sa demande, combien sa déception était grande.

Elle regarda son mari, cherchant une phrase de conciliation, et pourquoi soudain, le vit-elle laid ?…

Où était l’Herbert de sa jeunesse dont le front haut recélait la noblesse… dont la bouche franche sous les moustaches relevées ne s’ouvrait que pour les choses aimables ? Elle ne remarquait plus dans ce visage que la rudesse autoritaire, l’ironie, l’orgueil de vaincre toujours… Le masque, brutalement, tombait, laissant à nu les saillies du caractère…

Et, brusquement, elle comprit qu’elle ne l’aimait plus…

Elle dit, la tête haute :

— Pourquoi ne laisses-tu pas Fritz aller en France, c’est son tour ?…

M. Ilstein s’étonna :

— C’est un complot ?

Avec fierté, Louise répliqua :

— Tu sais bien que je ne m’y prêterais pas !… je plaide en ce moment le bon droit…

— Et le bon droit, interrompit Herbert, c’est ce que vous désirez tous deux… Vous vous entendez bien… je l’ai déjà remarqué… mais je veux mettre ordre à ces choses… je conduirai Fritz à Carlsruhe, dans une famille où il sera étroitement surveillé. Pour que ses idées flottantes disparaissent complètement, je choisirai cette famille parmi nos meilleurs pangermanistes, et j’espère que mon fils ne sera pas long à se convaincre que l’Allemagne a tout… tout pour elle…

— N’oublie pas, Herbert, que je suis Française, dit Louise avec calme.

— Ah ! repartit Herbert, avec non moins de tranquillité, il est un peu tard pour t’en apercevoir…

Louise bondit sous l’insulte ; elle oublia Fritz qui écoutait ; elle cria des mots irréparables :

— Mon père disait bien que les Allemands étaient sans délicatesse…

— Ah ! ah !… répondit Herbert en riant, la force paraît toujours grossière !

Fritz lança soudain de sa voix en muance :

— Nous avons vaincu à Iéna et nous sommes restés la nation la plus polie du monde entier !…

M. Ilstein resta figé de stupeur. Louise inconsciemment joignit les mains… Le jeune homme, pâle, s’aperçut alors seulement que son cœur venait de parler tout haut…

Un silence terrible errait dans la pièce… Les choses elles-mêmes n’avaient plus de vie…

Louise, pétrifiée, les yeux dilatés, attendait… Fritz levait le front, dédaigneux de la sentence.

M. Ilstein enfin, parla :

— Ce « nous » est gros d’aveux… Je te conduirai cet après-midi même dans une maison plus sûre qu’ici, dit-il à Fritz… Quant à toi, Louise, je ne te félicite pas… le fils que tu m’as donné me fait honte…

Louise, à mots entrecoupés, d’une voix haletante et voilée, l’interrompit :

— Tu ne penses pas à la mienne, de honte… de me savoir un fils servant sous le drapeau allemand, moi… l’Alsacienne… dont le pays souffre au plus profond de son cœur sous votre domination…

— Tu as été heureuse cependant de l’accueillir, ce vainqueur despote, il y a vingt ans !… Tu étais moins rebelle alors !… Je t’ai trop gâtée…

— Mon père !… cria Fritz.

— Tu n’as rien à dire quand je parle, toi ! Va dans ta chambre et fais tes malles !…

Le jeune homme sortit.

M. Ilstein but une gorgée de café et dit en se levant :

— Je n’ai que trop discuté… J’ai oublié que j’étais le maître absolu… souviens-t’en à l’avenir !…

Sans un autre mot, il quitta la pièce.

Louise resta hébétée dans la haute salle assombrie par ce mois d’octobre humide et gris. Ses yeux regardaient, sans le voir, le tapis ; ses mains pendantes, le long de son corps, semblaient deux fleurs renversées et mourantes. Sa pensée tournoyait sans se fixer ; elle ne savait plus quelle orientation prendre.

Le domestique entra pour desservir. Elle s’évada de sa torpeur et reprit un visage vivant. Les tasses, heurtées entre elles, lui firent un mal affreux ; elle trouva que rien n’était plus insupportable que ce bruit et s’enfuit de la pièce.

Elle croisa Mina qui lui demanda des ordres pour une garniture de robe… Elle ne comprit pas ce que lui voulait cette fille… elle remarqua seulement son tablier blanc qui l’éblouissait et l’irritait comme une chose trop gaie au milieu d’un deuil…

Elle rentra dans sa chambre et se mit à ranger ses tiroirs avec minutie. Ainsi qu’un fantoche conduit par le fil de l’habitude, elle allait et venait, trouvant la place de chaque objet, mais sans savoir, la plupart du temps, ce qu’elle tenait dans ses mains… Elle accomplissait ce travail insipide comme une roue tourne, poussée dans l’engrenage…

Soudain, une lueur irradia ses traits. Elle se tint immobile, avec un sourire sur les lèvres : elle avait enfin la certitude que Fritz était français !… Des larmes tombèrent de ses yeux pendant que des pensées d’allégresse enchantaient son âme… Les aïeux revivaient !… Ses vingt ans de remords n’étaient pas vains, puisque le sang valeureux se retrouvait. Louise se glorifiait d’autant plus de cette éclosion qu’elle ne l’avait pas préparée. Elle éclatait seule, comme le bourgeon s’ouvre au printemps, à l’arbre séculaire. Elle jaillissait comme une sève triomphante, malgré les frimas, malgré les embûches du temps !

L’orgueil s’empara d’elle à son tour ; une puissance étrange la raidit et, sur ses talons, hautement dressée, elle défia toute l’Allemagne !…

Son regard voyait au loin. Il traversait les brumes, les peuples, les temps !… Il s’arrêtait à une époque incertaine comme date, mais qu’elle sentait inéluctable comme toute revanche… Ce n’était pas la revanche brutale qui veut relever son amour-propre blessé, mais satisfaire sa dignité traînée dans l’offense… Elle apercevait des enfants comme Fritz, ceints de l’épée française, cette épée de 1789 brandie au service de la Liberté…

Un enthousiasme la transportait ; elle n’était plus seule… L’Idée qui vivifie lui tenait compagnie comme une amie fidèle… Elle murmurait des mots français, presque oubliés depuis son mariage… elle s’efforçait de les dire vite et se promit d’en apprendre beaucoup d’autres… Elle voulait être prête pour recevoir les Français dans sa demeure et leur souhaiter la bienvenue dans leur langue… sa langue…

On frappa à la porte… Elle se reprit et donna la réponse.

Fritz entra, et dans l’allemand le plus pur, il lui fit ses adieux…

La réalité parlait…

Une exclamation sortit de sa bouche crispée ; elle prit son fils dans ses bras et l’embrassa très fort. Elle ne pouvait pas lui faire part des hallucinations qu’elle avait eues et que son arrivée avait fait fuir… Elle devait se taire jusqu’au bout, pour ne pas troubler l’enfant qui partait, le cœur lourd.

Fritz crut que sa mère, surexcitée par la scène du matin, ressentait plus de douleur de le voir s’en aller. Ainsi que Wilhelm, il eut les mêmes mots :

— Je reviendrai dans deux mois, à Noël…

Encore une fois, elle fut seule.

Novembre, décembre passèrent. Le vent secoua les arbres du parc. La neige entoura le château. Les sapins se dressaient hors de ce linceul immense droits, invincibles ; ils allongeaient leurs bras verts qui ployaient sous la neige gelée.

Les oiseaux se rapprochèrent des maisons et les corbeaux tournoyaient en bandes au-dessus du manoir ; leurs cris faisaient hurler les chiens. Louise passait son temps à écrire à ses fils, puis elle portait elle-même ses lettres à la poste de Saverne. Un chemin était frayé entre deux murailles blanches.

Elle entrait, frissonnante, chez Mme Hürting qui laissait un moment son interminable tricot. Les deux femmes s’entretenaient de Fritz. Louise se demandait comment il allait revenir, et si la sévérité de son père aurait raison de ses dispositions.

Parfois leur tête-à-tête était troublé par la visite de quelque Alsacienne qui venait raconter à la doyenne de leur petite patrie, les innovations allemandes. Elle adoucissait les termes devant Louise qui eût voulu crier :

— Je suis des vôtres, parlez… mon cœur sait vos souffrances, car il les souffre !…

Souvent aussi, le père Frantz, un vieil Alsacien, entrait. Il confiait à Mme Hürting ses projets et racontait chaque fois la fuite de son petit-fils qui servait dans la légion étrangère. Il prononçait avec regret : légion étrangère… et disait : servir en France…

Il aurait voulu quelque régiment spécial, un régiment d’Alsaciens, des bataillons glorieux pour ceux qui bravaient tant de dangers et qu’on ne pouvait jamais aller voir… c’était trop loin… puis les nouvelles mettaient tant, et tant de jours à venir… Il trouvait dur que des enfants accomplissant une chose si grande pour la patrie, soient exposés aux maladies des climats malsains…

Mais cela n’était qu’un rêve dont on parlait légèrement… Ce qui ressortait, c’était la joie de ne pas servir l’Allemagne… Les yeux du grand-père riaient. Sa figure railleuse prenait des expressions multiples de contentement. Mme Hürting l’encourageait encore et promettait d’écrire au jeune soldat… Puis on se souvenait…

Louise, de toute son âme, écoutait, car le nom de M. Denner revenait sur les lèvres du père Frantz.

Enfin, on se séparait. Le vieux s’en allait, tout gai, pour revenir quelques jours après, car les Alsaciens entre eux sont une même famille qui s’aime, se fréquente sans formes, se reçoit sans façons.

Louise respirait un autre air. Rien de brusque, rien de raide. Tout se passait avec sérénité, sans effort. On se connaissait ; nul besoin d’étaler ses sentiments : chacun pensait ce que l’autre pensait.

Noël vint. M. Ilstein alla chercher Fritz l’avant-veille ; Wilhelm devait venir en permission le lendemain.

Louise s’occupa des préparatifs de l’arbre ; c’était au tour des Bergmann de passer la soirée à Greifenstein.

Mme Ilstein oublia pendant quelques jours ses soucis habituels et se plongea dans son travail. Elle enrubanna, attacha, suspendit… Tous les cadeaux furent choisis et enveloppés de papiers soyeux noués de faveurs.

Ce fut au milieu des bougies roses, bleues, vertes, que Fritz la surprit. Elle ne l’attendait que le soir, mais M. Ilstein, pressé, avait avancé l’heure du retour.

La mère et le fils s’embrassèrent tout émus. Louise scruta le visage un peu pâle de l’adolescent et tout de suite y remarqua un changement, mais ne put s’expliquer lequel.

Elle le questionna :

— Tu ne t’ennuies pas ?

— Mais non, maman…

— Tu as été malade ?

— Pas du tout !

Elle le regardait au fond des yeux ; il se détournait. Il l’aida, pensivement, à l’arrangement de l’arbre ; ses gestes étaient moins vifs ; il touchait les choses avec une espèce de recueillement. Il demandait à sa mère l’histoire de chaque bibelot du salon, et quand il entendait que l’un ou l’autre provenait du passé, il les contemplait, attendri… Plusieurs fois, il fit le tour de la maison, et Louise, anxieuse, le suivit en disant tout bas :

— Qu’a-t-il ? mon Dieu !… qu’a-t-il ?…

Fritz, silencieux, glissait comme un fantôme dans le manoir.

Le soir, il n’alla pas à la brasserie avec son père et ne l’attendit pas non plus. Il embrassa sa mère à plusieurs reprises. Ses traits étaient graves et sa jeune figure se revêtait d’une expression étrange.

Louise lui dit :

— Fritz, mon enfant, tu me fais peur !… À quoi penses-tu ?…

— Au bonheur d’être ici, tout simplement…

Elle sentit qu’il ne disait pas toute la vérité… Soudain, elle se rappela l’attitude de Wilhelm, alors qu’il commençait à aimer Elsa… Une grande lumière jaillit en elle… Oui… c’était cela… Il avait rencontré quelque jeune fille parmi les familles amies de son père… Il s’en était épris… une amourette d’étudiant !… Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ?… Elle voulut savoir pour effacer la peur imprécise qui l’absorbait :

— Mon fils…

Elle s’arrêta, honteuse de sa question… Tout d’un coup, elle le trouvait si jeune…

Lui demandait :

— Maman ?…

Elle se vit forcée de continuer et dit en baissant la voix, un peu gênée :

— As-tu une fiancée… comme Wilhelm ?…

Il rougit, puis sourit… Elle respira ; sa crainte s’envolait. Fritz répondit après un court silence :

— Oui… oui… j’ai une fiancée…

Puis il se détourna vivement. Louise comprit qu’il ne fallait pas insister. Il ne voulait pas dévoiler encore son jeune amour… Bien que son cœur fût allégé soudain d’un poids, une déception la lancinait : l’Allemagne le lui prenait aussi…

Le lendemain, Wilhelm arriva.

Sa mère le reconnut à peine sous son uniforme. Il la salua militairement avec la casquette plate sur la tête. Elle tressaillit d’une douleur inouïe en le voyant devant elle, si beau, si grand dans sa petite tunique où ses épaules paraissaient encore plus larges. Il fut heureux de sa surprise et cria :

— Maman, tu ne m’embrasses pas ?

Elle resta froide, inanimée… Non… ce soldat allemand n’était pas son fils !… Elle rêvait une chose inadmissible !… L’embrasser ?… Jamais !…

Il l’entoura de ses bras… Elle faillit le repousser… L’odeur du cuir dont il était imprégné la souleva de dégoût… Allons donc !… son fils chéri dans cet uniforme !… elle devenait folle sûrement…

Il était plus grand qu’elle… un bouton de la tunique effleura sa joue… Elle en ressentit comme une brûlure tellement il était froid…

Elle cria :

— Tu m’as fait mal !…

Il s’excusa en l’embrassant et ses baisers tombaient sur des joues glacées… Elle se rappela qu’il lui avait crié naguère :

— Ne me touche pas !

Wilhelm s’exclama, riant :

— Tu es étonnée de reconnaître un tel homme pour ton fils !… Ah ! l’habit vous change et si tu pouvais m’admirer à cheval avec mon casque à pointe !…

Elle frissonna, blême.

Joyeux, exubérant, Wilhelm disparut en lançant :

— J’ai une faim !

Alors, elle songea qu’il était son fils et le fit servir.

Wilhelm resta en uniforme parce qu’il voulait se montrer ainsi à Elsa.

Le soir, empressé, il accueillit les hôtes de ses parents avec sa grâce aimable. Il prenait déjà, vis-à-vis de sa fiancée, une autorité câline qui se traduisait par : je suis le maître…

On entra dans le salon où scintillait le sapin traditionnel.

Tout à coup, Louise constata, dans un affreux serrement de cœur, que Fritz ne se trouvait pas parmi eux.

Elle l’appela, mais il ne répondit pas. Elle prévint son mari qui pâlit. Il alla lui-même le chercher, mais ne le vit nulle part…

Fritz était parti pour toujours, rejoindre sa fiancée : la France…