Sur le sol d’Alsace/10

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Bibliothèque Charpentier (p. 249-273).

II

Pour ne pas troubler la fête de Noël, M. Ilstein raconta que Fritz se trouvait indisposé. Il l’excusa près de ses hôtes, et, sans défaillir, s’entretint avec eux, tout meurtri d’appréhension.

Louise souffrait d’une telle angoisse que tous ses tourments passés lui semblaient des choses légères. Tous les ennuis antérieurs se précipitaient au fond d’un abîme au-dessus duquel flottait le présent imprévu : l’absence de Fritz… Que faisait-il ? où était-il ?… Les plus sombres pressentiments l’assaillaient, mais elle ne pouvait s’attarder sur aucun ; comme une hélice vertigineuse frappe l’air, son imagination battait son cerveau.

Il lui fallait cependant prendre exemple sur son mari, ne rien laisser deviner. Elle se retenait pour que nulle plainte ne s’échappât de son être broyé par l’inquiétude. Ses mains se raidissaient, comme sous l’effet d’une douleur qui tord tous les membres. Elle entendait son âme crier : Mon Dieu ! mon Dieu ! et le froid d’une mort lente passait sur ses épaules. Un frisson courait dans ses cheveux et elle secouait la tête pour s’en débarrasser ; ses dents claquaient comme à l’approche d’une fièvre et elle serrait les mâchoires pour que personne n’en perçût le bruit qui lui semblait extrême.

Son mari l’observait constamment.

Wilhelm, avec tendresse, causait avec Elsa.

Mme Bergmann les désignait à Louise et elle riait, heureuse, en parlant de l’installation future. Les deux pères s’étaient entretenus du projet, et M. Ilstein, sans demander officiellement encore la main d’Elsa, avait laissé voir que cette alliance lui agréait beaucoup.

— Nous n’avons plus qu’à nous laisser vivre et attendre gaîment notre titre de grand-mère, ajoutait-elle.

Louise l’écoutait, silencieuse, le visage tendu, s’efforçant à sourire dans un effort surhumain. Clara, heureusement, se passait de réponses.

Avec des airs superficiels, on s’inquiéta du malaise de Fritz.

Wilhelm avança que, sans doute, les mets familiaux absorbés en abondance depuis son retour lui gardaient rancune… On rit et l’on n’en parla plus.

On se sépara. Louise n’avait plus de forces. Ses mains s’entrelaçaient dans un geste nerveux ; sa figure pâle étonna son amie :

— Tu te tourmentes pour Fritz ?…

— Un peu…

— Demain, il n’y paraîtra plus !…

Et elle donna des remèdes, comme toutes les mères en tiennent de leur mère pour soigner les indispositions bénignes. Louise la remerciait sans entendre.

Les adieux n’en finissaient pas…

Enfin la voiture s’éloigna. La nuit était noire au-dessus de la blancheur froide qui luisait sans reflets de lune ni d’étoiles, et l’on ne distinguait du coupé que la lueur des lanternes qui dansait sur la neige.

Louise plongea son regard dans l’obscurité… Son fils !… son fils !… s’était-il enfui dans cette horrible chose qu’est l’ombre de l’hiver ?… et sans lui dire adieu ?…

Ils furent seuls tous trois.

M. Ilstein, alors, questionna sa femme :

— Tu sais où est Fritz, n’est-ce pas ?

— Moi ?… ah !… je voudrais le savoir !… tu ne vois donc pas combien je souffre !…

Wilhelm, surpris, demanda :

— Mais il n’est donc pas malade, dans sa chambre ?

— Non… répondit son père, Fritz fait une fugue…

— Une fugue ? répéta Wilhelm.

Ses yeux allèrent de son père à sa mère.

— N’était-il donc pas heureux ici ?… fit-il, étonné.

M. Ilstein lança :

— C’est un révolté, nourri d’idées fausses… Il voulait partir en France… je l’en ai empêché…

— Alors… plaça lentement Wilhelm, tu crois qu’il y est allé ?

Louise tressaillit… En France ?… se pourrait-il ?… Mais non… il l’aurait prévenue… Malgré cette restriction, une joie sourde l’inonda et sa bouche s’entr’ouvrit dans une stupeur d’extase.

Wilhelm dit rapidement :

— Je vais le ramener… Il doit être encore à la gare de Saverne…

Dans une impulsion qu’elle ne put réprimer, Louise étendit le bras en criant à Wilhelm :

— Laisse-le !

— Ah !… s’exclama M. Ilstein, tu le savais !… tu sais où il va !…

— Je te jure !… commença Louise.

— C’est toi qui as préparé ce départ, toi, en lui parlant constamment de l’Alsace ; Marianne t’y a aidée… Dès le jour de mon mariage, j’aurais dû la jeter dehors !…

— Elle est morte !… Herbert, tais-toi ! tu es sans pitié !… jamais je n’ai détourné mes fils de leur devoir… Wilhelm ! défends-moi !

Wilhelm, gravement, appuya :

— C’est vrai…

— Tu l’entends… cria Louise… Je ne savais pas que Fritz dût s’enfuir !… Il ne m’a jamais rien dit… rien…

— Mais tu es satisfaite qu’il se soit enfui… je ne veux pas de cela !… je vais le chercher moi-même et il n’entrera plus ici… je le ferai enfermer… oui… enfermer…

Il disait ces mots en pleine colère, sans réfléchir à leur valeur, comme peuvent en dire tous les pères qui souffrent soudain par leurs enfants et se croient capables de toutes les sévérités.

La fureur faisait saillir les veines de son front et ses poings se crispaient. Il demanda sa pelisse. Il s’en revêtit. Wilhelm était sorti pour endosser sa capote.

Louise se cramponna au bras de son mari en murmurant :

— Herbert, je t’en supplie, ramène-le… ne le fais pas enfermer… que je le voie…

— Non… non…

— Herbert, sanglota-t-elle, en souvenir de nos jours heureux… ne l’éloigne pas de moi, c’est mon fils, un pauvre enfant que tu n’as pas compris… il est bon… ce n’est pas de sa faute si le passé des miens erre dans son âme…

— C’est pour cela que je veux le rompre, ce passé !

— Herbert !… Herbert !… implora-t-elle, courbée vers lui… il ne peut être qu’allemand, malgré le passé… Wilhelm, ne l’est-il pas ?… je t’en prie, ne l’enferme pas… mes fils sont ma joie… je ne puis me séparer d’eux… Je ne te laisserai pas partir que tu ne me l’aies promis…

Et elle s’accrochait à ses vêtements.

— Laisse-moi !

Elle se cramponna plus fort… Il détacha les doigts qui se rivaient à sa pelisse… Louise cria :

— Je ne te quitterai pas !… je vais avec toi… je veux revoir mon fils !…

— Tu resteras ici…

— Non… j’ai le droit…

— Tu n’en as aucun !

— Je les ai tous !… je suis la mère.

Herbert, voyant qu’il ne pouvait rien obtenir par la force, essaya de la ruse :

— Bon… c’est entendu… alors, va mettre un chapeau… un manteau… je t’attends…

Elle devina son dessein et resta près de lui, disant :

— J’irai ainsi…

— Tu perds la tête…

— J’irai ainsi, répéta-t-elle avec obstination.

— Tu vas attraper froid.

— Cela m’est égal !

— Laisse-moi… voyons… l’heure passe !…

— Je veux aller avec toi !…

Et désespérément, elle le retenait ; il eut un geste las et dit :

— Qu’il aille où il voudra… je me désintéresse de lui…

— Herbert, ne dis pas cela !… Et sa main s’agitait devant la bouche de son mari, comme pour effacer les paroles malheureuses qui venaient d’en sortir…

— Ce n’est plus mon fils !… dit Herbert avec une indifférence feinte, et il défit sa pelisse.

Louise l’empêchait de la retirer ; avec des mouvements saccadés, elle s’efforçait de la lui remettre, en disant :

— Allons le chercher… ne l’abandonne pas…

Maintenant elle le poussait, l’exhortait, lui démontrant sa cruauté…

Wilhelm rentra, prêt à suivre son père ; il le vit calme, assis dans un fauteuil.

Tout étonné, il restait debout, sans questions, déjà discipliné. M. Ilstein dit :

— J’ai réfléchi… le meilleur moyen de punir Fritz est de le laisser à son équipée… Il n’a pas d’argent, il reviendra sûrement…

Wilhelm ne répondit pas ; ses paupières se baissèrent… Après un moment, il les releva et regarda sa mère qui pleurait. Elle fut attirée par le magnétisme de ses yeux et s’élançant près de son fils aîné, elle l’embrassa…

Ah ! que lui importaient l’uniforme ennemi, le goût du cuir et les boutons de métal !… elle pressait ce fils qui lui restait contre sa poitrine en lui disant :

— Mon Wilhelm… viens avec moi… allons en France… nous le ramènerons…

Il eut un sanglot étouffé, puis répondit :

— Je ne peux pas… je suis soldat allemand !…

Fritz était parti de Greifenstein au moment où la famille Bergmann arrivait. Il avait dit au cocher qui se réchauffait d’un grog à la cuisine de le conduire à Saverne. L’homme, en maugréant quelque peu, y consentit, séduit par l’appât d’un bon pourboire.

D’un air délibéré, Fritz monta en voiture. Son sang-froid semblait si naturel que nul ne pouvait se douter de l’importance de sa décision.

Il fut en ville à dix heures. Il descendit à l’entrée de la grande rue. Le cocher repartit, et Fritz, un moment, le regarda s’éloigner. Une détresse passa sur son cœur, un vertige entoura son front, mais il les surmonta.

Son train ne partait qu’à minuit et demi. Il entra dans l’église pour attendre l’heure ; on allait célébrer la messe de Noël ; l’illumination se préparait lentement. Une odeur de feuillage, mêlée à l’encens, saisissait les narines. Dans les coins sombres, attendaient les confessionnaux discrets. Une ombre penchée s’y agenouillait à intervalles réguliers ; on entendait alors un glissement de bois, un chuchotement rapide, une forme dont on ne distinguait que la figure pâle se relevait et s’abattait sur un prie-Dieu.

Fritz fit le tour de l’église ; une paix pleine de parfums s’étendait sur lui, l’arrachait au monde réel. Des souvenirs l’assaillirent et des regrets entrèrent dans son âme comme des aiguilles multiples et fines dont il ressentait les piqûres jusqu’au cœur. Le passé l’enserra comme une araignée patiente emprisonne une mouche ; il voulut s’en échapper, mais les fils invisibles le ramenaient sans cesse dans les rets étroits.

Les instants s’égrenaient. Le front dans sa main, Fritz ne bougeait pas. Un bedeau passa et repassa devant lui, frappant de sa canne et toussant légèrement pour qu’une manifestation de vie rompît l’immobilité de ce fidèle, figé dans sa contrition. Fritz leva la tête et brisa la trame des souvenirs. Les lumières l’éblouirent. Il pensa soudain à l’arbre qui brillait chez son père. Sa fuite était connue maintenant… La peur d’être recherché l’étreignit, et il s’enfonça dans un angle sombre, loin des rangs qui s’épaississaient. Un prêtre le regarda, le prenant pour un pénitent avide d’une absolution… Il se dissimula dans un autre coin… Sa destinée se dessinait ; dorénavant il ne ferait plus que s’enfuir…

Depuis longtemps sa décision avait exercé sur lui son emprise ; il savait qu’il ne s’en délivrerait plus. Il n’avait pas de but précis : l’Allemagne lui était odieuse, il secouait son joug. Il partait parce que sa conviction et sa révolte le lui ordonnaient ; il comptait sur une aventure miraculeuse parce qu’il était jeune et plein de foi : la France le protégerait.

L’heure arrivait. Il sortit de l’église et entra dans la nuit ; le froid tomba sur son corps, enveloppa son âme. Dans le lieu sacré, il laissait sa première vie, tout ce qu’elle comportait de confort, de chaleur et d’avenir assuré. Il aurait encore pu revenir au milieu des siens, s’asseoir devant l’arbre lumineux, mais il poursuivit son chemin.

Une odeur de résine le surprit comme il passait devant une maison dont la porte s’ouvrit. Une femme, une jeune fille en sortirent pour aller à la messe de minuit. À travers les fenêtres dont les contrevents se disjoignaient, on apercevait le sapin joyeux…

Il passa rapidement devant la demeure de Mme Hürting. Elle ne savait rien de son départ, et cependant il aurait trouvé en elle une auxiliaire. Mais il avait eu si peur de voir son secret trahi, puis, de mettre la vieille Alsacienne dans l’embarras, qu’il préférait en garder toute la responsabilité. Marianne avait assez pâti… sa mère souffrait encore… Il fallait les venger sans nuire à personne ; il n’eût pas été français sans cela… Il voulait que les Alsaciens disent de lui : « C’est vraiment un des nôtres ; il est parti rejoindre la patrie, notre mère d’élection, en sentant vivre en lui les sentiments qui existent en elle ».

Il fut dans la gare ; croisant un voyageur, il crut reconnaître son père et une émotion le saisit ; il avança prudemment en se dissimulant le plus possible. Son train, le train pour Nancy, allait partir… Il prit son billet pour la dernière gare allemande et, la tête baissée, il se blottit dans un compartiment.

Le convoi s’ébranla trop lentement à son gré ; une dernière portière claqua ; une voix d’employé se fit entendre, puis, doucement, la machine prit son élan et le bruit régulier des pistons domina tout.

Alors un regret immense, inattendu, empoigna le cœur de Fritz et l’écrasa comme si tous les wagons eux-mêmes, passaient sur sa poitrine…

Il était seul désormais…

Il avait frémi d’angoisse de se voir découvert, mais maintenant une sensation affreuse de vide le surprenait, le terrassait. Il appelait les bras maternels qui ne s’ouvriraient plus pour lui… Il réclamait l’appui des siens comme l’oiseau demande son nid après sa première tentative de libre vol.

Il se raisonna ; pour atteindre son but, les retours en arrière devaient être à jamais bannis de son esprit.

Il regarda par la portière, mais la nuit noire ne montrait rien de la nature.

Lutzelbourg ! Sarrebourg, Héming, Réchicourt passèrent. C’était l’Alsace pour laquelle il luttait et qu’il ne reverrait jamais plus.

Avricourt ! frontière allemande.

Quand le train démarra, son cœur, à grands coups, heurta les parois de son corps ; ses battements tumultueux le rendaient haletant.

Igney-Avricourt !… frontière française…

Son sang se figea dans ses veines. Il ferma les yeux, ramassant ses forces, afin de les ouvrir plus grands pour tout étreindre de sa nouvelle patrie, cette terre pour laquelle il abandonnait tout.

Un enthousiasme fou débordait en lui, car il la parait de toutes les séductions. Il descendit pour la douane dans l’émerveillement de son rêve…

Un quai humide de gare, des employés indifférents, des mots français, du vent qui s’engouffrait dans des salles ouvertes, des voitures de bagages qui le heurtaient… c’était la France.

La terre de France, ce sol humide où la neige boueuse collait aux talons…

Le ciel de France, cette noirceur sans étoiles que l’on apercevait entre les marquises des quais…

L’air de la France, ce froid glacial qui le pénétrait et qui gifflait les portes avec des chocs brusques dont on tressautait…

Oh !… la déception sinistre après le songe magnifique !

Il remonta dans le train sans ardeur, les jambes tremblantes. Il était dans un wagon français, dans un compartiment de seconde classe. Un inconnu, d’âge mûr, s’y trouvait. Fritz s’assit dans un coin et, mélancoliquement, s’appuya contre les coussins. La locomotive s’ébranla dans un sifflement aigu qui lui parut plus gai que celui des trains allemands. Les roues glissaient plus légèrement avec des sonorités moins massives.

Le voyageur dit :

— Quel temps !…

Fritz sursauta. Pour la première fois, la parole lui était adressée en français, sur la terre nouvelle.

Ah ! comme il était heureux d’avoir appris cette langue avec acharnement à Carlsruhe, à l’insu de tous.

Il répondit :

— Neige-t-il depuis longtemps ici ?…

Son accent le trahit. L’autre le regarda, puis le questionnant :

— Vous êtes allemand ?…

Fritz rougit et vivement :

— Alsacien !

L’inconnu s’excusa :

— Il ne faut pas vous indigner. On peut se tromper à l’accent. J’aime mieux voir un Alsacien… Les Allemands nous ont fait trop souffrir pour qu’on les retrouve sans arrière-pensée… mais ce sera leur tour bientôt…

— Comment ?

— Eh ! eh !… il se pourrait que d’ici peu… la revanche…

— Une guerre ?

Et Fritz plongeait ses yeux dans ceux de son compagnon.

— Ah ! ne vous emballez pas ! jeunesse… on dirait que vous sentez déjà l’odeur de la poudre… Cela vous plairait, n’est-ce pas, de rendre l’Alsace à votre père qui la pleure…

Fritz frémit et ne put rien répondre ; un frisson le traversait, l’annihilait… Son interlocuteur poursuivit :

— Oui… tous les ans, au printemps, on parle de la guerre, mais cette fois, je crois qu’elle s’annonce vraiment…

Fritz eut une vision horrible… une hallucination de l’ouïe, les casques à pointe, le son des fifres… et c’était Wilhelm… et c’était son père !… se battrait-il contre eux ?…

Dans la nuit, le nom des gares françaises sonnait. À Blainville, le voyageur descendit en lui souhaitant bonne arrivée.

Son départ sembla entraîner au loin toutes les pensées de cauchemar qui s’abattaient sur le jeune homme. Il respira plus librement et attendit Nancy avec calme.

Nancy !…

Après un dernier roulement sur les voies, le train s’arrêta. Les portières s’ouvrirent et battirent les wagons. Il était deux heures du matin. Fritz alla dans les salles d’attente.

Il prit plaisir à voir l’animation des employés d’une grande gare. Malgré le froid, leur vivacité éclatait. Ils allaient et venaient, pressés ; les saillies se croisaient ; l’esprit français se montrait, bon enfant dans le peuple.

Fritz se sentit subitement à l’aise. Il ne pensait plus à la main puissante qui pouvait le reprendre, il jouissait de ces moments nouveaux. Des impressions lointaines, inconnues jusqu’alors, naissaient en lui. Un orgueil l’enserrait en pensant qu’il pouvait dire à tous ces gens : mes grands-parents et tous mes aïeux appartenaient à la France et, comme vous, je suis ici, chez moi…

Sa songerie se termina dans le sommeil sur le fauteuil où il avait pris place pour attendre l’aube.

Quand il se réveilla, le jour dégageait les choses de l’ombre. Après une toilette sommaire et un déjeuner rapide, il s’engagea dans la ville. Le ciel secouait ses nuées sombres ; le soleil ne se montrait pas encore, mais il s’y essayait…

Fritz voulait voir la place Stanislas. Il connaissait le chemin ; le nom des rues étaient gravées dans son cerveau. Ah ! Mme Hürting n’avait pas parlé en vain…

Noël ! Noël… Des gens affairés se pressaient dans la grande artère. Des enfants, sans souci du froid, couraient en riant pour s’arrêter, émerveillés, devant les étalages encombrés de jouets.

Il arriva sur la place fameuse aux portes dorées. À ce moment, le soleil sortit vainqueur des nuages. Un poudroiement vermeil se posa sur les grilles. La neige brilla dans un éblouissement et le ciel bleu, par une large éclaircie, lançait des gerbes d’espoir…

Fritz sentit son cœur se dilater dans une allégresse enchantée…

Ici, sur cette place, dont ses songes étaient hantés, surgissait enfin la France !… Il en fit le tour, respectueusement, religieusement… Il rêva de choses grandes et justes…

Un enthousiasme l’étourdissait, l’exaltait dans son patriotisme aimé… L’Allemagne sombre, s’estompait dans l’oubli… Il vivait tant de sensations nouvelles depuis quelques heures que sa fuite récente lui semblait vieille de plusieurs jours.

Il parcourut les allées de la Pépinière… C’est sur ce banc, le quatrième à gauche, que Mme Hürting venait s’asseoir en surveillant les jeux de Robert Daroy, son petit-neveu. Il se souvenait que l’enfant en avait entaillé le bois avec un canif trouvé. Le garde, de sa grosse voix, l’avait sermonné… Mme Hürting riait en racontant cet épisode et disait que le modeste fonctionnaire, plus d’une fois, l’avait secondée pour faire obéir Robert.

Fritz chercha la marque, et croyant l’avoir trouvée, sourit, heureux…

Tous ces souvenirs étaient les siens… il vivait par eux… Alors que son père n’avait parlé que de victoire, d’Alsace vaincue et de répression, son cœur à lui, remontait la filière des riens familiers et ténus qui forment la trame épaisse des générations.

Ah ! si son grand-père Denner pouvait le voir arpenter ce jardin…

Le but idéal de son projet était accompli. Le plus délicat de son entreprise restait à faire.

Convaincu de la beauté de son acte, il allait, rassuré par la phrase magique qui tintait en lui ; toutes les portes s’ouvriraient devant ce désir si cher : je veux être français… Mais l’approche de l’action le rendait moins confiant, pourtant il ne pouvait reculer…

Il s’en fut donc dans la rue des Bégonias où habitait la famille Daroy. Il se les représentait tous trois : le père, grand, brun, commandant d’artillerie ; la mère, une blonde aimant profondément l’Alsace, enfin Robert, le fils de dix-sept ans… Mais eux, le connaissaient-ils, comme lui les connaissait ?…

Il vit la maison et passa devant, plusieurs fois, cherchant à y apercevoir un signe de vie. Les rideaux, bien tirés, ne bougeaient pas sur les fenêtres fermées. Il était onze heures du matin… S’ils n’étaient pas là ?… Il ne voulut pas hésiter davantage et se précipita pour sonner… Une femme de chambre vint ouvrir :

— M. le commandant Daroy ?

— Il n’est pas chez lui pour le moment…

— Et Mme la commandante ?

La femme de chambre dissimula une velléité de moquerie… Un étranger qui ne savait pas les formules mondaines…

— Madame est là… qui dois-je annoncer ?

— Fritz Ilstein…

Elle répéta le nom qu’elle prononça mal et ouvrit au jeune homme la porte d’un salon. Une atmosphère douce l’enveloppa… un bien-être l’entoura subitement et un pressentiment joyeux éclaira son visage.

Une voix de femme s’entendit dans la pièce à côté et soudain Mme Daroy fut devant lui… Quoi ! c’était la mère d’un grand fils, cette dame élégante qui paraissait encore plus jeune que sa mère, à lui ?…

Aimablement, elle l’interrogea :

— Monsieur ?

— Je suis Fritz Ilstein, le petit ami de Mme Hürting…

— Ah ! Fritz… de Saverne… le fils de Louise ? comment va votre mère ? et ma tante ?… Quel bonheur !… quelle jolie surprise !… Marie ?… appelez M. Robert !…

Et Mme Daroy, avec des gestes vifs et des paroles gracieuses, mit le jeune arrivant à l’aise…

Robert entra… Sa mère le présenta…

Ah ! comme Fritz le reconnaissait !… Oui… c’était bien lui… avec sa raie au milieu de ses cheveux châtains et ses yeux gris… longs…

Il le contemplait pendant que Robert lui disait gaîment :

— Bonjour, Fritz !… nous sommes de vieux amis, n’est-ce pas ?… Ma tante de Saverne nous parle si souvent de toi…

Une accolade suivit, cordiale…

Fritz rayonnait, soulevé d’émotion par le tutoiement imprévu. Fasciné par le déploiement de grâce alerte qui jaillissait des deux êtres inclinés vers lui, les réponses se détachaient de ses lèvres, par monosyllabes.

Le commandant Daroy apparut en uniforme. Pour la première fois, Fritz voyait un officier français. Il se leva d’un bond et le respect le paralysa… Il dit enfin :

— Bonjour, monsieur le commandant !

Tous les trois sourirent pendant que Mme Daroy, vivement, racontait son arrivée.

— Ah ! bon, dit le commandant, je vous connais à présent !… Appelez-moi « mon commandant ». En France, on ne dit pas monsieur aux officiers ; ce n’est pas comme en Allemagne…

Fritz s’étonna…

Il fut vite conquis par ses amis dont les visages se montraient rieurs et francs.

Après avoir parlé de Mme Hürting, de Mme Ilstein, de Saverne, on s’enquit de ce que le jeune homme faisait à Nancy.

Délicatement, on lui demanda pourquoi il n’avait pas prévenu… s’il était seul…

Fritz pâlit et répondit simplement :

— Je me suis sauvé… je veux être français !…


Et, subitement, les fronts devinrent graves…