Une main/01

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 9-26).

I


Il fait un joli temps clair d’hiver, ce matin, bien que le soleil ne se montre pas, et il ne se montrera pas de toute la journée. Il a gelé pendant la nuit, il est tombé un peu de neige pendant la nuit ; et maintenant il fait gris pâle sur les toits dont il y a toute une quantité en arrière de ma maison, et point devant, ce qui est l’essentiel. Dix heures viennent de sonner. Je vois que je n’ai plus de cigarettes. Je mets mon chapeau, j’enfile un pardessus.

Je n’ai qu’un court trajet à faire.

Il n’y a qu’à traverser la petite place où est la fontaine, à remonter ensuite celle des deux rues qui est le plus au couchant, à prendre enfin à droite dans la rue transversale ; et c’est là, c’est-à-dire à pas beaucoup plus de cent mètres de chez moi, c’est-à-dire que j’en ai pour deux ou trois minutes, pas davantage.

J’ouvre la porte d’entrée de la maison. La terre brille toute blanche, tandis que les toits brillent un peu plus haut après un intervalle gris, après quoi le gris recommence (c’est le gris du ciel, pas tout à fait le même gris).

Deux bandes blanches, deux bandes grises, un grand silence. Et une grande immobilité où on voit une cheminée fumer dans le gris son joli bleu, qui, à l’abri de la pente du toit, s’étire d’abord mollement, puis, tout à coup, ayant dépassé le faîte, fuit de côté, de mon côté, comme un flot de rubans au fouet du cocher dans les noces.

C’est vu : combien de temps est-ce que ça prend pour être vu ?

On sent ces choses et on les pense ; on se les formule en soi-même : combien de temps est-ce que ça prend ?

Ce n’est pas tout à fait instantané quand même.

Il y a deux temps en nous : il y a le temps intérieur et il y a le temps extérieur ; dans quels rapports sont-ils l’un avec l’autre ?

Le temps de l’homme qui éprouve et le temps de l’homme qui fait ; le temps de la pensée et le temps de l’action : ont-ils une commune mesure ?

Et il me semble qu’ils n’en ont point (c’est à quoi je pense en descendant les marches du perron), et pourtant moi, je suis encore ailleurs (c’est ce que je me disais) ; moi, c’est-à-dire ce qui a la conscience, ce qui réintroduit dans mon être l’unité, ce qui unifie et réconcilie. Car ces deux temps, quoique complètement indépendants l’un de l’autre, cohabitent sans trop se quereller. Nous sommes trois, chacun de nous. Mais il arrive que le « troisième » s’absente. Alors on est comme un homme qui a des jambes et qui ne connaît plus ses jambes ; et il va sans savoir qu’il va, ou il pense sans savoir qu’il pense, n’étant plus à son centre mais à une de ses extrémités, tantôt à l’une, tantôt à l’autre ; tantôt à l’un des angles, tantôt à l’autre du triangle, mais non plus à son sommet. De sorte que ce sont tantôt ses actes, tantôt ses pensées qui sont inconscients : mais du moins ses actes s’accomplissent-ils sur un plan déterminé ; ils sont mesurables, ils sont tributaires du cadastre ou d’une horloge ; tandis que la pensée va et vient sur tous les plans à la fois, n’étant liée ni à un lieu, ni à un moment, étant secrète, aussi bien occupée des choses qui se voient que des choses qui ne se voient pas, étant surtout douée de ses vitesses à elle, qui sont sans rapport avec celle du corps. Je regardais le mien qui avait à peine avancé. Combien, me disais-je, y faudrait-il de pages, au contraire, si on voulait essayer de noter ce qu’on pense, c’est-à-dire aussi ce qu’on voit et ce qu’on sent pendant seulement trois minutes ? C’est-à-dire le temps d’aller à la boutique acheter des cigarettes, comme ce matin : ce qui se passe dans une tête, tout ce qu’elle tire de l’air, de la lumière, des choses ; tout ce que d’autre part elle tire d’elle-même, tout de ce qui s’y agite en fait de souvenirs, d’images, d’inventions.

Il y a eu beaucoup de distraction dans mon cas, je dois le dire.

Il y avait une petite couche de neige sur du verglas ; la neige était la chose qu’on voyait, le verglas, il fallait le deviner, et, par voie de déduction, distinguer ensuite en soi-même les précautions qu’il y avait à prendre : c’est justement ce que je n’avais pas fait. J’allais rapidement, selon mon corps, et très lentement selon mon esprit ; j’étais arrivé dans le haut de la rue : là il y avait une chambre à lessive. Une porte basse ouvrait sur un réduit obscur plein d’une grosse vapeur, qui sortait en un large copeau plat sous le linteau à l’angle duquel il se repliait.

On pense toujours à beaucoup de choses (et pas à celles qu’il faudrait).

J’arrive à la boutique. Je vois deux demoiselles, une rousse, une noire. Elles ont des blouses en toile blanche. Elles sont devant des cartes postales où on s’embrasse et d’autres où on ne s’embrasse pas, fixées les unes à un tourniquet, les autres à un autre tourniquet de tôle vernie en noir.

J’achète des cigarettes. Je paie mes cigarettes.

Je loge le paquet dans une de mes poches ; je salue, je sors.

Et, à ce moment-là, je me souviens, je pensais à un livre d’astronomie que je venais de lire.

Il y était question, entre autres choses, des deux théories qui sont en présence, touchant l’âge des étoiles.

D’après la première de ces théories, elles auraient les âges les plus divers, de sorte qu’il serait impossible de leur attribuer une origine commune, n’ayant jamais cessé de naître isolément, ne devant jamais cesser de mourir isolément ; d’après la seconde, au contraire, elles proviendraient toutes d’une même nébuleuse, la diversité de leurs états : grosseur, couleur, densité, étant la conséquence des conditions mécaniques très variables auxquelles les soumet la gravitation.

Ayant toutes ainsi le même âge : car l’auteur du livre (autant qu’il m’en souvenait) faisait un raisonnement.

Il comparait le monde des étoiles avec nos sociétés humaines. Nous y naissons successivement. Il s’ensuit que le nombre des vieillards y est dans une proportion assez constante avec celui des adultes, celui des adultes avec celui des enfants. Si donc les étoiles naissaient comme nous séparément et une à une, la même proportion devrait s’y retrouver.

Ce qui n’est justement pas le cas, disait l’astronome en question.

Il semble bien que les étoiles soient nées toutes ensemble, en une seule fois, comme quand un nid de chenilles crève…

Je redescends la rue. Une femme sort de la chambre à lessive avec des bras mauves. Je m’aperçois qu’elle les soulève comme si elle avait de la peine à garder son équilibre…

Toutes ensemble, toutes à la fois.

Non seulement, celles qu’on voit à l’œil nu, mais celles qu’on ne voit qu’au télescope ; celles qu’on ne distingue qu’à peine dans le plus puissant des télescopes, mais celles qu’on n’y distingue même plus ; celles qui font partie de la voie lactée, celles qui à elles seules sont chacune une voie lactée, celles qui sont une, celles qui sont chacune des milliers et des millions ; comme quand un nid de chenilles crève en haut du pin, comme quand une énorme grappe d’œufs de grenouille se défait dans l’eau noire d’un ruisseau, une nuit de printemps.

Tout à coup tirées toutes de leur inertie et, n’ayant pas le mouvement, mises tout à coup en mouvement.

Et puis retournant à leur inertie, par égalisation progressive des différences de niveau ; nées une fois, mais allant à la mort.

Créées, et puis décréées…

Il y aurait donc un Créateur…

 

Je suis étendu sur le dos. Une femme est arrêtée à côté de moi. Elle me dit : « Ah ! monsieur, on glisse terriblement ce matin. Vous auriez dû faire comme j’ai fait. J’ai passé des pions de bas sur mes souliers. » Elle me les montre. Puis : « Au revoir, Monsieur. » Elle s’en va. Elle a un panier au bras, elle est sans chapeau. Un petit châle noir est noué autour de ses épaules.

 

Je suis toujours couché sur le dos. Où ai-je mis mes cigarettes ? Je n’arrive pas à me souvenir si, en sortant de la boutique, j’ai glissé le paquet dans ma poche ou bien si je le tenais à la main. En ce dernier cas, je l’aurai lâché en tombant, et il va falloir que je le retrouve. Je vois que je suis resté longtemps étendu avec paresse comme un promeneur fatigué sur le gazon d’un talus ; je tourne la tête à droite et à gauche, puis j’essaie de me soulever. Mais je n’ai plus qu’une main. Tout de suite, la droite est venue ; elle accourt docilement à mon appel, elle est devant moi, je la vois, mais l’autre ? Je n’ai plus de main gauche. J’ai beau la solliciter de nouveau : elle ne répond pas. Je me mets à la chercher, des yeux d’abord, puis avec la main droite ; et j’éprouve à présent une grande douleur dans l’épaule, mais au-dessous il n’y a que néant.

 

Personne. La dame est loin depuis longtemps. La ruelle est déserte. Peut-être un petit rideau a-t-il bougé là-haut, derrière la fenêtre, car ce sont les choses qui sont au-dessus de moi que je vois le mieux, mais il est retombé. Et peut-être qu’il n’a pas bougé. Les fenêtres partout sont fermées. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Tout de suite je sens l’immense ridicule qu’il y aurait à appeler. Quel ton prendre ? Crier fort ? crier quoi ? Crier « Au secours ? » Ou bien, d’une a voix naturelle », demander : « Y a-t-il quelqu’un ? » Mais alors on ne m’entendra pas ; ou, au contraire, ce ton détaché risque de décourager les bonnes volontés d’avance. Je suis extrêmement conscient, trop. Et je vois qu’il vaut mieux se taire. Je serais comme un acteur sur un théâtre, c’est-à-dire que j’aurais à trouver le ton juste. La peur du ton faux me raidit (tandis que le mal de cœur commence, car ces petits accidents-là, et c’est ce qu’ils ont de pénible, se déroulent tout entiers sous le signe du mal de cœur).

J’ai fini par m’asseoir, je ne sais trop comment ; le mouvement que je fais me ramène ma main gauche qui était prise sous mon corps. Je la vois et je m’en empare. Elle existe de nouveau. Je la tiens devant moi, pendant que je me mets debout sur un genou, puis sur l’autre. Je la serre jalousement contre moi. Je n’ai pas appelé ; je me tirerai seul d’affaire ; mais surtout que je ne lâche à aucun moment, quoi qu’il arrive, cette main, sans quoi elle va s’évanouir encore une fois ; et la douleur physique n’est rien (du moins pour moi et en ce moment) à côté de cette imminente et immense douleur d’esprit ou douleur d’âme (car comment faut-il l’appeler ?)