Une main/02

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Grasset (p. 27-44).
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II


Je me suis promené longtemps de long en large dans ma chambre, mon chapeau sur la tête, un foulard autour du cou. Heureusement que c’est une grande chambre. C’est une bonne chambre, basse, large et longue, d’ailleurs presque vide, dont les deux fenêtres donnent sur le jardin. On peut s’y lancer devant soi en tout sens et un peu au hasard, comme je fais, sans trop risquer de s’y cogner à quelque meuble, sous les poutres peintes en gris qui départagent le plafond en sept ou huit bandes d’un bleu presque blanc. Je marche vite ; je vais, je reviens, je prends d’un côté, puis de l’autre, je tourne en rond : l’affaire est seulement que je ne lâche pas ma main gauche. Je sens que tant que je la tiendrai, tout ira bien. À aucun moment, je ne l’ai lâchée. Comme il s’agit avant tout que je me défende contre les nausées, on m’apporte du vin très fort et très sec, c’est-à-dire un manzanilla, dont j’ai deux ou trois bouteilles (c’est un cadeau). On m’allume une cigarette qu’on me glisse entre les lèvres. Et je reprends ma promenade. Cependant mon excellent ami, le docteur C… qu’on a prévenu par téléphone est déjà en route, et va arriver. Tout à coup, je l’entends, en effet, je veux dire sa voiture, qui est dans le petit chemin de vignes qui grimpe entre deux hauts murs des bords du lac jusque chez moi. Elle monte, elle ne monte plus. Le moteur continue à ronfler, il ronfle même toujours plus fort ; elle ne se rapproche pas. J’avais oublié le verglas. La voiture du docteur est en panne. Comme elle est pourtant arrivée à peu près sous les fenêtres de la maison, il n’y a qu’à se précipiter au pressoir, ce qu’on fait (pendant que je continue à me promener en long et en large) et à y empoigner une bêche. Un petit chemin a été ouvert devant les roues de la voiture qui s’arrête enfin devant le perron. Le docteur entre. Tout de suite, il m’a dit : « C’est l’humérus. » Qu’est-ce que c’est que l’humérus ? (J’ai appris tous ces noms à l’école et je les sais encore par cœur ; tout le monde les sait par cœur : fémur, tibia, cubitus, radius, péroné, humérus, etc. ; mais je n’ai jamais pu me rappeler à quelle partie du squelette, respectivement, ils s’appliquent.) « L’humérus, c’est l’os qui va du coude à l’épaule. » — « Il n’y en a qu’un ? » — « Il n’y en a qu’un. » (Je ne me souviens plus si c’est l’avant-bras ou le bras, qui a une double armature.) « Et combien de temps, docteur, ça va-t-il durer ?… » — « Je vous dirai ça plus tard. Il faut d’abord que je vous emmène chez le radiographe. J’ai des bandes. On va vous faire un pansement provisoire. »

Ma main !

Si on doit m’ôter mon manteau, si on doit ensuite m’ôter mon veston, puis le gilet peut-être et la chemise…

— Ma main, n’est-ce pas ? s’il vous plait…

On a été très bon, très patient. J’ai été, je dois le dire, extrêmement privilégié. On m’a permis de ne lâcher ma main qu’une fois qu’on me l’a tenue, et solidement tenue, et dans la position même où je la tenais moi-même. À aucun moment, elle n’a été tout à fait inexistante, comme quand j’étais couché sur le dos. Je n’ai plus jamais été privé complètement de cette partie de moi-même, et c’était bien la seule chose que je redoutais. L’autre douleur, qu’on connaît déjà, se supporte. C’est quelque chose comme une rage de dents qui aurait changé de place, avec des instants de répit, puis de soudaines reprises, des ff. et des pp., comme dans toute rage de dents, selon les mouvements qu’on fait ; mais on est averti. Ce qui est insupportable, c’est ce qui est inimaginable, c’est la sensation qu’on a encore jamais éprouvée. C’est l’imprévu et l’imprévisible qu’il y a dans toute espèce d’accident. On peut même ne pas « avoir mal » (au sens physique) : c’est bien pis que d’avoir mal, parce que c’est quelque chose qui échappe à votre contrôle Est-ce même encore une douleur ? Car le lieu où elle règne est ailleurs que dans votre chair, on veut dire plus profond.

On m’a tenu la main, on me la faisait toucher par moment, on me faisait constater qu’elle était là ; on me faisait boire et fumer (horreur du tabac blond ! horreur des boissons fades !) ; et tout s’est bien passé, de sorte que j’ai eu pour finir le bras immobilisé dans une écharpe. Je pouvais continuer à tenir ma main ; je ne l’ai pas lâchée un instant jusqu’au soir. On me fait entrer dans l’automobile ; ça ne va pas tout seul, elle est basse, la capote est relevée ; il faut que je me glisse en avant plié en deux, sans aucun point d’appui, entre le toit de toile et les coussins ; enfin ça y est : midi sonne. On voit les enfants qui sortent de l’école. On voit tous ces messieurs qui sortent des bureaux, ils sont noirs avec des figures régulières ; on voit des demoiselles en bottes. Et M. S. le radiologue sort précisément de chez lui. Il rentre. On m’a extrait de la voiture. On me couche sur une table, ce qui ne va pas tout seul de nouveau. Il faut ensuite que je me relève (et ça va encore moins bien). Entre les deux opérations qui sont longues et laborieuses, le temps de prendre un cliché passe tout à fait inaperçu. Le cliché est pris. Je suis à peine sur mes jambes qu’on m’apporte déjà l’épreuve (tout humide et en négatif, qu’on regarde dans la lumière) ; alors j’y vois, en blanc, avec une admirable netteté, l’os cassé (ce fameux humérus), cassé en biseau, un peu au-dessous de l’épaule, et le tronçon d’en bas chevauche celui d’en haut à cause de la traction des muscles.

Le renversement complet des valeurs ne les empêche pas de jouer. Etant complètement renversées, c’est comme si elles ne l’étaient pas. Leurs rapports restent les mêmes. Ce qui devait être blanc est noir, ce qui devait être noir est blanc : voilà la seule différence. C’est grandeur nature. On voit les os de l’épaule, on voit une partie des côtes. Et on voit autour de l’épaule les muscles qui « tournent » du clair au sombre, et selon l’épaisseur décroissante des chairs, présentant une image d’une parfaite « ressemblance », une exacte restitution du volume et du modèle.

C’est parce que ces photographies ne prétendent pas à être « artistiques » qu’elles le sont. C’est parce qu’elles ne songent pas à être belles qu’elles sont si belles.


Le soir même, le docteur revient. Il est infatigable. Il apporte l’appareil (c’est le premier ; j’en ai eu trois). Le mot d’appareil est un bien grand mot pour un instrument si simple. C’est fait par un artisan de village. Plus exactement, c’est fait, je crois, par le menuisier de l’hôpital, mais il travaille encore selon les bons vieux principes de chez nous : — une simple carcasse en bois de sapin, qui se compose d’une armature triangulaire, laquelle se glisse sous l’aisselle, et de deux planchettes en vis-à-vis dont l’une vient se loger contre les côtes et l’autre, qui est coudée, supporte le bras. L’ouverture de l’angle, le degré d’inclinaison de la seconde de ces planchettes, la position de l’avant-bras par rapport au bras peuvent varier et varient en effet infiniment selon la place et l’espèce de la fracture. Mais l’hôpital est prévoyant. Il a tout un choix de ces appareils faits d’avance. Le docteur m’apporte celui qui lui a semblé convenir le mieux à mon cas. Il n’y a plus qu’à le poser.

Ça commence, ou ça recommence.

Je sens mon bras flotter quelque part dans l’espace, insubstantiel, à côté de moi, mais on me tient la main, qui, elle, ne s’est pas sauvée.

On me met tout nu. On m’emmaillotte jusqu’à la ceinture dans une triple cuirasse de ouate qu’on assujettit au moyen de bandes ; on glisse l’appareil sous l’aisselle, on recommence à embander.

Je suis plus étroitement emmaillotté qu’un Pharaon dans son tombeau.

Car, ensuite, c’est le bras qu’on garnit de ouate (on a d’abord tiré dessus), et il est enroulé à son tour dans une quintuple épaisseur de bandelettes.

Je n’ai fait que l’apercevoir un instant à découvert : les muscles détendus encore le faisaient ressembler à un paquet de pâte à pain pas bien levée, trop blanche, pleine de boursouflures, tandis que par-dessous elle commençait à moisir, elle devenait verdâtre par places, noire à d’autres.

Mais on fume des cigarettes roses de la régie, des « gauloises », qui sont les plus fortes qu’on puisse trouver.

Je ne vais plus pouvoir passer les portes. On arrive à ma chambre par un couloir très étroit et très bas. Je m’y glisserai à frottement juste.

La maison est une vieille maison pleine de complications, avec un nombre de portes considérable, de toutes les largeurs, de toutes les hauteurs, et qui ouvrent les unes sur les autres.

Je vais avoir de quoi m’exercer.


Même soir. Pantopon. — Je suis un domaine (le mot, qui est absurde, m’est venu ce soir-là de lui-même à l’esprit ; je n’ai pas le droit de ne pas m’en servir). Assis dans mon lit, ma double personne (physique et mentale) m’apparaît comme un parc fermé de murs, qui est moi, et au delà des murs ce n’est plus moi. Au delà des murs, il y a quelque chose dont je ne m’inquiète plus, c’est-à-dire qu’il n’y a rien. Je ferme les yeux. Et je sens peu à peu le rétrécissement se faire. C’est-à-dire que ce rien gagne sur ce que je suis. Ma personne, qui est un espace, est envahie sur tout son pourtour. Je ne suis plus que de l’étendue, et cette étendue diminue, de sa périphérie à son centre, avec une grande rapidité. C’est extrêmement agréable et extrêmement désagréable. C’est comme quand le brouillard vient et il submerge autour de vous des choses qui sont vous encore, puis ne le sont plus, vous étant prises une à une. Et au centre il y a l’esprit, qui garde toute sa lucidité. Il est là comme l’araignée au milieu de sa toile, qui s’effilocherait au vent de toute part (c’est le corps) ; mais lui, l’esprit, ne serait pas atteint et résisterait à la destruction. Car, rouvrant les yeux, aussitôt je vois tout, avec la plus grande netteté, et sans avoir besoin d’abord de m’interroger sur la forme ou la nature des objets où mon regard se pose : — tout à fait le contraire du sommeil ordinaire où l’esprit s’endort le premier, tandis qu’on garde ses sensations, qu’on a conscience de la douleur, par exemple, qu’on a encore un corps, des membres qui continuent à vivre et à vous transmettre leurs perceptions.

Dans ce second cas on meurt par le centre, dans le premier cas par les bords. La chose désagréable est de se sentir mourir agréablement.