Échalote et ses amants/03

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 29-36).

III

Une maison bien tenue.

Or, les nuits ousque j’vagabonde,
Comm’ j’ai pas trop d’occupations,
J’me fais inspecteur des masons.

Jehan Rictus.
(Les Soliloques du Pauvre.)
(Les So(Les Masons.)


Comme maison bien tenue, il n’y avait rien de mieux que le 14 de la rue Clémence. Le père Plumage, concierge en pied, y avait l’œil et le bon. Aidé de sa femme Blandine, nul plus consciencieusement que lui ne se glissait dans la vie privée des locataires, ne s’intéressait à leur sort et ne les accompagnait de bons conseils. C’était un homme à tête de vieux gendarme, au poil rétif, au gosier en pente et à l’accent limousin. Braillard comme pas un, il tenait la maisonnée sous le joug de son autorité portière et, pour un oui ou pour un non, menaçait les individus tapis à leurs étages de ne plus accepter leurs ordures et de leur « foutre » congé. Homme de confiance d’une haute et puissante dame affligée de plusieurs millions et de nombreux immeubles, il faisait la police en celui qu’elle lui avait confié et, pochard vers le soir, oubliait ses attributions de cerbère pour ne parler que de sa cour, de ses escaliers et de sa maison.

— Ça fait des manières, — braillait-il, en indiquant les fenêtres des logements sur cour, — et ça secoue ses moquettes par la fenêtre et ça lave son linge ! Ah ! la la ! Ah ! la la !

Son mépris pour les gens sans domestiques mais propres n’avait pas de bornes. Observateur à sa manière, il savait, pour en avoir pâti, que les ménages pauvres sont les ennemis jurés des concierges en ce sens que, n’ayant pas les moyens « d’arroser » leurs services ils ont, par contre, celui de les réveiller tôt le matin, d’user une trop grande part d’eau pour leurs lessives et de salir les escaliers par leurs montées de charbon. Aussi sa mansuétude s’étendait-elle, à l’exclusion de toute autre catégorie d’individus, aux irrégulières qui vivaient peu chez elles, aux célibataires qui ne rentraient que pour se coucher, à un couple de policiers, à cheval sur les principes républicains et, parfois aussi, sur la rampe des paliers et à un marchand de viande, locataire intermittent, qui le dédommageait, par des pièces blanches, des allées et venues des dames venant se présenter pour l’enrôlement.

Les rares gens tranquilles, employés ou rentiers, ayant élu domicile dans cet immeuble avaient, à diverses reprises, manifesté leur mécontentement de voisiner avec de si extraordinaires personnages et des lettres sur le despotisme du concierge avaient assailli la propriétaire. La réponse de la noble dame fut le silence. À son avis les Plumage étaient précieux puisqu’ils maintenaient la maison dans un état général de location et, au besoin, majoraient les loyers selon les têtes. Force fut donc aux mécontents et aux bohèmes qui habitaient les combles de se venger à leur manière et de trouver dans leur fantaisie la revanche de leur impuissance.

En lutte avec ces gaillards prêts à tout, Plumage faisait preuve, malgré ses brindezingues renouvelées, d’une certaine solidité d’esprit pour ne pas être devenu fou.

Les farces pleuvaient. Un matin, les horizontales de l’escalier B poussèrent des cris d’orfraie en trouvant des rats crevés pendus à leurs sonnettes. Une nuit éclatèrent les hurlements d’effroi de Mme Plumage elle-même qui, pour s’être rendue au buen-retiro de la cour, s’était, sans lumière, assise sur une végétation luxuriante : un jeune platane, sans que personne l’eût semé, avait, en moins d’une heure, poussé dans l’encrier et les lobes charnus de la pipelette étaient tombés dans ce feuillage chatouilleur et inattendu. Un soir, des locataires du sixième, n’ayant pas leur courrier, avaient évité à leur fils ingambe de descendre le demander à la loge en se souvenant des bienfaits et de l’utilité du téléphone dans la société moderne. S’emparant d’une dame-jeanne vide, ils avaient ouvert leur fenêtre et, délicatement, avaient laissé choir ledit récipient sur les dalles de la cour. Plumage, les cheveux en paratonnerres, les bras au ciel, croyant à une chute de toiture, était accouru. Les locataires, du haut de leur mansarde, le sourire aux lèvres, lui avaient alors posé cette délicate question : « Excusez-nous, cher monsieur Plumage, c’est pour vous demander s’il n’y a pas de lettres pour nous, ce soir. »

La stupéfaction, l’abasourdissement du concierge avaient été tels que, soudain, tous ses « nom de D… ! » et ses « je vous f…trai congé » s’étaient paralysés dans sa gorge. Il n’avait pu que lever les bras vers le firmament, pousser un grognement sinistre et s’élancer dans sa loge où, sous la poussée de son indignation, il avait crevé à coups de poing précipités l’enveloppe soyeuse de l’édredon conjugal.

En vain Blandine le calmait-elle. En vain essayait-elle de lui faire comprendre les divers inconvénients de leur métier et lui inculquait-elle des conseils de stoïcisme et de pardon.

— Que veux-tu, — soupirait-elle en s’expliquant sur les locataires des lambris, — c’est des gens de peu d’importance : l’homme est courtier en vernis et la femme a autrefois chanté à l’Eldérido. — C’est pas à l’Eldérido, — rectifia Plumage qui tout à coup recouvrait sa voix, — c’est à l’Escala ; n’empêche que tout ça c’est grues et compagnie et que s’ils commencent à m’embêter là-haut, je leur ferai voir comment que je m’appelle en leur f…ant congé. En voilà-t’y pas une façon de déshonorer ma maison et de narguer un concierge !

Et, pour faire trêve à sa boxe sur un sac de duvet, il déboucha une bouteille d’alcool et, à la régalade, la soulagea d’une forte lampée. Car, au nombre de ses péchés mignons, Plumage avait celui de collectionner les « pompons » et d’entretenir les cuites. Chaque jour il se perfectionnait dans ce sport du gosier et des taloches sous le nez. Au petit lever, il tuait le ver matinal, au déjeuner savourait les différents clos des épiceries de la rue des Abbesses, agrémentait ses après-midi de bitters et d’absinthes et, après le repas du soir, se livrait sans remords au rhum de la Jamaïque et aux grogs carabinés. Cette place de pipelet qui, en tant que bénéfices, valait une sous-préfecture, autorisait les soulographies fréquentes. De plus, les locataires habiles savaient comment séduire Plumage et lui glissaient, au moindre service rendu, des topettes de liqueur forte et de tord-boyaux. Malgré la surveillance de Blandine, qui s’entêtait à reconquérir la sobriété de son époux, celui-ci savait où cacher ses fioles pour les retrouver aux minutes assoiffées. Et chaque soir, que sa femme lui eût prêché la tempérance ou eût fermé les yeux sur ses descentes au sous-sol ou ses incursions dans les placards, Plumage déambulait dans les vignes du Seigneur, représentées, en l’occasion, par les escaliers A, B et C et les corridors du 14 de la rue Clémence.

Cet état d’ivrognerie chronique n’était pas sans amener des incidents fâcheux pour les locataires. Si les uns s’amusaient à multiplier les pièges dans lesquels devait tomber la tête tournante du père Plumage, les autres se plaignaient amèrement du manque de soin et de surveillance du bâtiment. Une guerre sourde divisait ainsi la maisonnée et deux camps s’étaient formés qui ne frayaient pas : l’un composé des bourgeois modestes et silencieux, l’autre des j’m’enfichistes bohèmes des petits appartements sans impôts. Un incident inattendu mit le feu aux poudres. Un jour deux vagues journalistes vinrent demander à Plumage si Mlle Céleste Lhomme, une femme de lettres non moins vague, était chez elle ; « Non, — leur répondit Plumage, — elle est partie depuis hier à la campagne. — C’est bien dommage, — firent les journalistes, — nous venions lui dire que le chameau, l’éléphant et la panthère qu’elle a achetés au Jardin d’Acclimatation lui seront livrés ce soir et la prévenir qu’elle ait à préparer sa cave pour les loger. — Un chameau, un éléphant, une panthère ! — s’écria Plumage, — comment, elle a l’intention de les entrer dans ma maison ? — Dame, c’est l’ordre qu’elle nous a transmis. — Ah ! nom de D… de nom de D… ! — vociféra le Cerbère, — on verra bien lequel de nous deux fait la police ici ! » Et tout le soir et la nuit suivante Plumage, un revolver au poing, se tint dans le vestibule, bondissant à la porte dès que Blandine tirait le cordon et affolant ainsi, par sa mine de Pandore en colère et la vue de son arme homicide, les paisibles rentiers qui, après un petit extra au théâtre et une choucroute à la brasserie, rentraient chez eux.

Il fallut l’arrivée du monsieur gras et chauve que nous avons vu, au chapitre précédent, se présenter lui-même à Échalote, pour mettre les choses au point et calmer la panique. Au récit que lui fit Plumage des raisons de sa garde armée, le monsieur eut vite discerné la bouffonnerie de l’aventure. À l’aide d’exemples et par une explication à la portée d’un concierge exaspéré, il calma les esprits, rassura les locataires tapis dans les escaliers et à l’affût des bêtes féroces, et poussa doucement Plumage dans sa loge. Après quoi le monsieur gras et chauve remit le nez dehors pour dire à la demoiselle qui l’accompagnait, et que la vue d’un concierge et d’un revolver avait pétrifiée sur le mur de la maison d’en face, qu’elle pouvait se rendre sans danger vers la tiédeur hospitalière de son rez-de-chaussée.