Échalote et ses amants/19

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 219-230).

XIX

Monsieur Plusch opère lui-même.


La femme est un chameau que Dieu nous donne pour traverser le désert de la vie.
Le Coran


Au petit jour, en remontant la rue Lepic pour regagner son home, M. Plusch était fixé sur sa situation cornue. Le coup avait été rude, mais il en avait remercié ses amis.

— À mon âge on a tous les droits, — leur avait-il dit, — sauf celui d’être grotesque. Je vous sais gré de m’avoir arrêté au bord de la sottise. Sans vous j’y tombais, et de quelle irrémédiable manière !

Il ne songeait pas à ses dépenses pour la perfide, mais à la fonction vaudevillesque à laquelle elle l’eût réduit. Et cela surtout le révoltait dans son bon sens d’homme indulgent. Puisqu’il comprenait la vie et la jeunesse, pourquoi ne lui avait-elle pas avoué ses inclinations et ses caprices. Il les lui eût pardonnés et ils fussent restés des camarades. « Les femmes sont imbéciles, — pensait-il, — avec de la franchise elles seraient nos égales et, même dans leur cruauté, on les estimerait. » Toutefois la propension à absoudre les fautes d’autrui ne supprime pas leur effet. Il était cruellement blessé et ne le cachait pas. Au Petit Vieux de la Plaine Monceau qui, compatissant, lui proposait de l’accompagner jusqu’à sa porte, il avait répondu : « Les vieilles bêtes ne doivent pas montrer leurs peines, et j’ai besoin de pleurer. » Ses larmes, maintenant qu’il était seul, arrosaient sa figure (cette figure qui attirait ou la gifle ou le baiser), et se gelaient aux poils de ses moustaches. Ah ! il ne l’avait plus, en ce moment, le fin et ironique sourire du vieux rigolo qu’il voulait rester, malgré les difficultés et les déceptions de la vie, et qu’un mensonge de femme venait d’abattre comme la massue du boucher fait tomber la bête. Son ventre lui semblait plus lourd, ses jambes lui paraissaient molles et, au-dessus de ce gros corps blessé, sa tête, vide comme un grelot, oscillait de l’une à l’autre épaule. Un rebord de trottoir, soudain, le fit trébucher. Cette secousse fut salutaire. « Du nerf ! bon Dieu ! — s’ordonna-t-il. » Et il reprit son chemin avec plus de courage.

Devant l’impasse Blanche-Neige, une idée saugrenue et bien digne d’un amant meurtri lui pinça la cervelle :

— Si je montais chez elle ? Assurément elle n’y est pas. Je prendrais sa clef chez la concierge et, en inspectant ses tiroirs, j’apprendrais peut-être avec qui et depuis combien de temps je suis trompé.

Les projets raisonnables sont les seuls auxquels on ne s’arrête pas en de tels instants. Cinq minutes plus tard, M. Plusch avait exécuté son programme et se retrouvait dans le nid où, tenture par tenture et meuble par meuble, il avait installé son idole. Du train où ses pattes de grue l’avaient menée, on pouvait conclure qu’Échalote était loin et qu’elle n’en reviendrait pas tout de suite. Il connaissait sa poltronnerie et, pour qu’elle se fût hasardée dans les rues à pareille heure, c’était qu’un gîte proche s’offrait à elle ou l’attendait. Il put donc fouiller les tiroirs à son aise.

Ce qui le frappa d’abord, dans cette singulière autopsie, ce fut l’inénarrable désordre de sa maîtresse. Pêle-mêle avec des rubans défraîchis, des dentelles déchiquetées, des bouts de chiffons, des plumes, des baleines de corset, des crêpons de cheveux, des programmes de concert, des bonbons desséchés, il trouva ses épîtres à lui, puis le paquet de mandats qu’il expédiait quotidiennement, ce qui expliquait assez que la volage n’avait nul besoin de son argent pour subsister. Mais sa propre correspondance, en ce moment, ne l’intéressait guère. Il apercevait, griffonné sur du papier d’hôtel, des : « mon Échalote à moi, mon petit chéri, ma gentille louloute ».

— Étais-je idiot, — murmura-t-il. — Comme quoi on ne devrait jamais écrire de gentillesses aux femmes, attendu qu’elles peuvent les lire sur la poitrine de leurs gigolos et s’en faire des gorges chaudes entre deux polissonneries.

D’un tiroir il passa à un carton à chapeau, des
rayons de l’armoire à glace au mystère des traverses du sommier, d’une boîte à chaussures à la corbeille à linge. Ici la surprise commença. Dans l’enchevêtrement de bas troués et de jupons sales, il cueillit une chemise de nuit à lui. Il n’y avait pas à s’y méprendre, lui seul possédait ces gaines nocturnes faites de satinette jaune rehaussée de concombres bleus. Il les faisait faire chez une confectionneuse et en avait déposé trois ou quatre chez Échalote pour les soirs où, ayant dîné impasse Blanche-Neige, il lui serait désagréable de retourner en son rez-de-chaussée. Ainsi donc l’intrus ne se contentait pas de profiter d’une installation qui ne lui avait rien coûté, mais encore usait son trousseau ! Quel pouvait être ce purotin indélicat, ce coucou dépenaillé et sans scrupules ? Ses amis lui avaient parlé d’un monsieur correct, qui se croyait aimé et respectait son prochain. Ce souci du bon ton s’arrêtait-il au linge et, après avoir rendu hommage à ses contemporains notoires, ce gentleman usait-il leurs caleçons ?

Il explora encore. Bon ! une autre chemise, blanche cette fois, avec les initiales A. D. La batiste en était fine. Était-elle au même visiteur ? La question, à son avis, ne se posait même pas. Celui qui fait broder ses dessous ne se nippe pas au décrochez-moi-ça.

— Malgré tout, — monologua M. Plusch, — les chemises sont d’une éloquence relative pour imposer les personnalités. Comme dit la sagesse des nations : l’habit ne fait pas le moine, peuh, peuh. Cherchons toujours.

Il n’avait plus qu’à perquisitionner dans la cuisine. Dans un appartement normal cette opération eût été supplémentaire, mais Échalote qui, pour ses repas, faisait venir, de chez les gargottiers, des côtelettes à la sauce, des lapins en gibelotte et des légumes cuits, utilisait ses casseroles comme vide-poches, comme caisses à clous et à ficelle ou bien aussi pour isoler ses brosses à cirage. Sa cuisine, de ce fait, était un réceptacle où tout pouvait échouer, sauf les relents d’un solide déjeuner.

Commençant par la boîte à lait il continua par le fait-tout, la cocotte, le pot-au-feu et la bouilloire. Tout à coup une lèche-frite crispa ses doigts fureteurs. Cachée derrière une rôtissoire elle laissait bomber, au-dessus des rayons visuels de M. Plusch, des parallélépipèdes de papiers pliés. Vite, il sauta sur un escabeau et saisit l’ustensile et son contenu. C’étaient bien des lettres et de plusieurs écritures. Il alla s’installer sur la table de la salle à manger pour les mieux lire et commença par des feuillets de japon dont le début ne variait guère : « Je crains, ma petite fifille très aimée, que tu te méprennes sur mes intentions. Elles ne sont pas de faire de toi une maîtresse exquise, mais plutôt une épouse adorable et adorée… » « Quand tu le voudras, mon bébé chéri, nous irons demander à un maire quelconque de sceller nos amours. En écoutant mes conseils, en restant une petite mignonne bien soumise, tu seras en même temps une femme parfaite… » « Plus je t’apprécie, mon enfant, plus je sens que le bonheur de ma vie sera de te tenir dans mes bras et de baiser tes cheveux… » Ces lettres étaient signées : Adhémar.

— Voilà l’homme du monde, — jugea M. Plusch, — c’est complètement stupide, peuh, peuh.

Il abandonna le japon pour prendre un alfa vulgaire coloré d’azur et empoisonnant le trèfle incarnat. En quelques secondes il fut édifié : « Ma poupoule en or. Ma bibiche en pain d’épices. » Au hasard des lignes il lut : « Tu es la préférée de toutes mes maîtresses, lâche ton vieux et je ne serai qu’à toi… » « Quand tu n’avais que ton père Plusch on pouvait s’arranger encore, mais maintenant tu attelles à trois. Ça ne va plus. Entre nous, il en a une bobêche ton homme de lettres ! J’aimais mieux la grosse bidoche du vieux… » « À propos, as-tu pensé à lui chaparder des morvettes, j’ai à me fringuer pour entrer en ménage. Prends aussi les limaces que Mimile a laissées chez lui et n’oublie pas de lui annoncer, pour qu’il ne les réclame pas jusqu’à perpète, que la blanchisseuse les a perdues. »

— Le fait est, — s’écria M. Plusch hors de lui, — qu’il a besoin de costume pour dissimuler ses nageoires ! Ah ! infect personnage ! Et c’est avec une pareille immondice qu’Échalote se moquait de nous !… Car, enfin, nous sommes deux ! Deux pigeons contre un poisson, la victoire eût dû rester pour nous. Quelles armes ont donc ces animaux pour nous supplanter dans le cœur des filles ?

Les colères de l’homme trompé ont cette particularité d’enrôler, d’emblée et sans autorisation, l’amour-propre de ses semblables. Sans rien savoir d’Adhémar Dutal, M. Plusch l’associait à son infortune et, volontiers, lui eût proposé un pacte de vengeance. Ah ! l’exquise volupté de prendre les deux criminels, de les ligotter en place publique et de s’essuyer avec fracas les semelles sur leurs reins ! Il comprenait les pénitences d’autrefois, quand on promenait, à moitié nus et à califourchon sur un âne, les coupables dans toute la ville. Chacun pouvait les invectiver, on avait même le droit de leur lancer de la boue et des pierres. Il souhaitait le retour des tribunaux de l’Inquisition, les tortures des oubliettes, le pal, l’estrapade, voire le gibet.

Mais, tout ça ne lui disait pas le nom de l’individu aquatique. Prudent comme un diplomate, ou il ne signait pas ses lettres ou les terminait par le pseudonyme impersonnel de Toto.

— Toto… Toto… Je ne vois pas.

Une lueur se fit en son imagination.

— À moins que ce soit le voyou qui, un matin, vint la souffleter chez Robinet… Si je m’en souviens, peuh, peuh, il s’appelait Victor.

Il regarda sa montre ; elle marquait cinq heures. Il ne fallait pas songer à interviewer les voisins qui dormaient tous. Le plus sage était de rentrer chez lui et, si possible, de les imiter. Il mit les preuves de la trahison dans sa poche et quitta ce repaire de crapulerie.

Dehors, un brouillard estompait les maisons. Le mystère, le froid et la tristesse pesaient dans l’air. Il tourna dans la rue Clémence et, que vit-il au beau milieu de la chaussée, à la hauteur de sa maison ? Plumage, l’unique, l’inimitable Plumage qui, un pistolet d’ordonnance d’une main et un couteau de l’autre, se tenait immobile, dans la pose chère aux chasseurs de fauves.

— Eh bien, mon bon, que faites-vous là ? — lui demanda M. Plusch qui, tout à sa douleur, n’entrevoyait pas le danger de se présenter sans cuirasse ni cotte de mailles devant un homme ivre.

— Ce que j’fais, ce que j’fais… je guette des saligauds qui, si ça continue, vont me faire tourner en bourrique.

« Figurez-vous, — continua Plumage, — que tous les matins, au petit jour, on tire la sonnette d’entrée. Une fois… J’me méfie des farceurs ; deux fois… je mets la main au cordon ; trois fois… j’ouvre. J’attends alors le nom du retardataire ou le bruit de ses pas dans le collidor. Rien, personne, la porte reste béante et n’importe quel malfaiteur peut pénétrer. « Bon Dieu, de bon Dieu, de bon Dieu ! que je crie, c’est encore ces feignants, ces propre à rien qui m’ont fait une niche ! Attends un peu, si j’arrive à leur mettre la main dessus ! » Je me lève. « Enfile ta culotte, me dit Blandine ». Ouais, je m’en fiche bien d’une culotte ! Je glisse à pas de loup jusqu’au porche, je passe le nez dans l’entre-bâillement… et je vois un gaillard qui file comme un zèbre et va retrouver ses complices embusqués au tournant… Ah ! mais, ils ne savent pas à qui ils s’adressent, non, ils ne le savent pas !… À partir d’aujourd’hui, je ne me couche plus, je passe la nuit sur un pliant derrière la porte, en compagnie de ces deux amis que vous voyez là (il désignait à M. Plusch ses armes homicides)… C’est Blandine qui tire le cordon et j’vois qui passe… J’ai attendu jusqu’à maintenant… Ils viennent de me faire leur coup… Malheureusement ils ont filé trop vite ou j’ai attendu trop tard… Mais ils verront demain le chien de ma chienne que je leur réserve.

— Que ferez-vous ? — questionna le président des Embêtés du Dimanche, pour qui cet incident était une bienfaisante diversion à ses idées sombres.

— Ce que j’ferai… Je leur déchargerai mon pistolet dans le dos, pardi. Et, quand ils seront étendus morts, je bondirai sur eux et je leur ouvrirai le ventre avec mon couteau.

— Non, mon vieux Plumage, vous ne commettrez pas un crime pareil, vous êtes un vieux brave homme un peu rageur, mais pas méchant pour un sou.

— Vous croyez ça. Je les étriperai, vous dis-je, et je me fabriquerai un cordon de sonnette avec leurs boyaux.

— En attendant, peuh, peuh, puisque leur farce est accomplie, vous feriez mieux d’aller vous coucher, vous allez vous enrhumer.

— Vous parlez comme un livre, monsieur Plusch. Je vous obéis, mais c’est bien parce que c’est vous qui me l’ordonnez. N’importe, j’me glisserai au lit tout habillé et avec mon couteau.

— Prenez garde, en rêvant, de ne pas le plonger dans les jambes de Blandine.

— Que non, que non, l’habitude de tenir la poire, vous savez, la poire pleumatique… Nous, les concierges, on a toujours quelque chose dans la main… C’est pas une raison, s’pas, pour en blesser nos bourgeoises.

Il esquissa un petit sourire malin qui atténua sa mine patibulaire de tout à l’heure et rétablit à peu près la bizarre harmonie de sa figure de vieux brisquard.

Après quoi il suivit M. Plusch, lequel, juge clairvoyant des hommes, des événements et des choses, n’estima pas le moment favorable pour questionner ce témoin possible des dérèglements d’Échalote et, harassé, désemparé, rentra chez lui.