Échalote et ses amants/20

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 231-236).

XX

Le Rédempteur.


Balbinus trouvait des charmes jusque dans le polype d’Agna.
Horace. (Livre I. Satire III.)


M. DUTAL, bien que jeune, n’était pas de son époque. Croyant à sa manière, il mettait sa religion dans le respect de la femme. Pour lui, l’artisan de toutes les misères terrestres, c’était l’homme, rien que l’homme. À qui devait-on l’incapacité de la femme ? Aux lois masculines. Qui devait-on rendre responsable de sa faiblesse, de son manque d’initiative ? L’homme qui la ravalait au rang de servante ou d’esclave. Quel était le criminel instigateur de la prostitution ? Le mâle vicieux et exigeant, qui, pour exacerber ses sens, voulait des théories de filles complaisantes, des phalanges de vierges soumises dont il dirigerait les ébats et accaparerait les charmes.

Il avait, sur ces profondes questions, amassé des documents sans nombre. Chez lui, des fiches, relatives à ce sujet, s’accumulaient en des boîtes oblongues, étiquetées suivant les âges, les contrées et les civilisations. À l’aide de ces notes détaillées il comptait échafauder, un jour ou l’autre, quelque gigantesque ouvrage. Le titre était à définir. N’ayant pas encore commencé la rédaction de cette œuvre, il avait le temps d’en mûrir l’inscription capitale et la dénomination des chapitres. Cependant il en prévoyait l’épilogue où seraient exposées les règles d’un remaniement complet de la société et le texte d’un code plus sage.

Littérateur amateur il avait à partager son temps entre la tenue des livres de la maison commerciale de son père, ses discernements humanitaires et ses études vécues. Par tout ce qu’il avait déjà recueilli, son opinion s’affirmait.

Sa première maîtresse l’avait lâché en faveur d’un sous-officier de hussards : Prestige de l’uniforme inventé par les chefs guerriers pour épater les femmes de leurs vaincus. Il voulait la suppression des chamarrures, brandebourgs et quincailleries qui mentent sur la valeur de celui qu’ils affublent et troublent les cerveaux faibles.

La seconde lui avait tiré sa révérence pour aller rejoindre un flibustier, panier percé et bluffeur : Prestige de l’argent détenu par le sexe fort. Il interdisait ce vil métal ou le répartissait également entre les individus mâles et femelles. Quand les biens seraient égaux il faudrait à l’homme autre chose que l’exhibition de son portefeuille pour lui attirer des sourires.

La troisième, qui était mariée, prise soudain de scrupules, était rentrée au gynécée : Prestige des décrets judiciaires qui condamnent les escapades de l’épouse et essaient de réduire à leur plus simple responsabilité celles de l’époux.

Enfin la quatrième avait opté pour l’irrémédiable demi-monde : Prestige du luxe imposé par les viveurs et qui tend à faire croire aux femmes qu’en dehors des robes de cinquante louis, des coupés attelés de pur-sang et des hôtels dans le quartier Bréda leur beauté n’est pas en valeur.

Chaque rupture, en extirpant un petit morceau du cœur d’Adhémar Dutal, comblait le vide douloureux par de nouveaux aperçus philosophiques et saupoudrait le tout de la graine consolatrice de l’expérience.

Ainsi, au fur et à mesure de ses déceptions, notre analyste sentait mûrir son éducation moralisatrice et se parfaire sa grandeur d’âme. Sa fierté de lui-même s’en accentuait. On ne fait point, chaque jour, un pas vers la perfection, sans se réjouir, in petto, du chemin parcouru.

Il en était à l’apothéose de ses réflexions et de ses travaux quand Échalote lui était apparue. Tout de suite il l’avait jugée digne de l’aider à la récolte du succès et même apte à poser sur son front de penseur la couronne de gloire.

L’homme est un animal si primaire qu’il en est attendrissant. L’instruction acquise ne le complique pas. Où la brute choisit, le savant décide les yeux fermés. Le plus souvent on décide pour lui. Bonnasse il se laisse faire, escomptant la reconnaissance de la partenaire et supposant ingénument que toute pécheresse repentie est deux fois femme.

M. Dutal, lui aussi, voulait accomplir un sauvetage. Échalote-Mominette, de son tremplin, lui semblait un joyau à sertir comme exemple dans l’orfèvrerie de ses études. Déjà il l’avait, croyait-il, délivrée de la gangue malsaine. Le polissage allait commencer avec les bons principes et le mariage ferait d’elle un bijou rare.

Dans les vingt-quatre heures de recueillement que lui accorda la soi-disant venue du vieux papa, la maturité de sa conscience fit un nouveau progrès. C’est-à-dire qu’il se fortifia dans ses convictions et jalonna complètement la route de son bonheur.

Entre autres efforts, il fit une démarche auprès de sa famille. Il s’agissait de bien plaider sa cause, d’auréoler Échalote de toutes les vertus célestes et d’imposer à ses parents une opinion d’autant plus irréfutable qu’elle était saugrenue.

Il parla pendant quelques heures, mangea du bout des dents durant les repas, songea pendant ses digestions et attendit le verdict patriarcal. Comme toujours, en de pareils événements, l’atmosphère fut tiède. Son niveau thermométrique ne s’éleva que lorsque le père prit la parole. Oh alors, ça chauffa dur et la sentence fut virulente. Introduire dans une famille de commerçants honnêtes, de bourgeois travailleurs, une traînée de concert ! Assurément Adhémar était fou ou allait le devenir !

— Je me souviens, — fit le père, — d’une opérette où un gazier, en venant réparer le compteur d’une modiste, proposait son cœur à toutes les employées. Il ajoutait, pour corser le présent : « Et puis, vous savez, je suis un homme qui épouse, moi. » Je ne me doutais pas que mon fils ressemblerait à ce pauvre imbécile.

— Merci, — clama Adhémar.

— Il n’y a pas de quoi.

La discussion s’envenima.

— Mais, enfin, mon père, — objecta l’amoureux, — comment pouvez-vous vilipender une enfant privée jusqu’ici de conseils et chez qui peuvent germer les meilleurs principes et les plus belles résolutions ?

— Tu bafouilles, — répondit l’interpellé, — les principes qui germent ne vont pas éclore dans les bouis-bouis et les belles résolutions ne vont pas s’échouer au beuglant.

— Et si l’innocente s’y est laissée pousser malgré elle ?

— Une innocente qui chante des cochonneries ne me dit rien qui vaille.

— Pourtant, il faut manger…

— Il est un pain empoisonné que les êtres sains repoussent.

Adhémar s’emballa :

— Est-ce leur faute à eux, s’ils n’ont eu des ascendants assez intelligents ou assez retors pour leur permettre une vie d’oisiveté !

— Brisons là, — ordonna le père, digne comme un Jéhovah à moustaches gauloises, — couche avec ta donzelle tant que ça te plaira, et tant que nous n’y verrons pas d’inconvénients. Quant à lui faire franchir le seuil de cette maison, il n’y faut pas penser, mon fils, avant que ta vénérable mère et moi ayons quitté ce monde.

Mais des sanglots montaient en hoquets gutturaux. C’était la mère qui se lamentait :

— Mon enfant, mon pauvre petit, le voilà aux prises avec les créatures ! Lui si studieux, qui avait tous les prix au collège ! lui si respectueux, qui ne s’endormait pas sans m’avoir embrassée !…

— Tais-toi, — fit le père, — laisse-le jeter sa gourme. Tout ce que nous lui demandons c’est de ne pas venir nous en empester.

Cette fois Adhémar se révolta :

— Ah ! c’en est trop ! ma patience est à bout. J’estime, dans la vie, raisonner en homme et point en petit garçon. Si j’aime, c’est sciemment… Adieu.

Puis, se rappelant que l’heure approchait de la visite promise à Échalote, il s’enfuit comme la flèche lancée par une main sûre.