Œuvres complètes de Bernard Palissy/Discours admirables de la Nature des eaux et fontaines, etc./Des Glaces

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Texte établi par Paul-Antoine CapJ.-J. Dubochet et Cie (p. 236-240).

DES GLACES.


Theorique.


I e ne vis iamais homme si opiniastre que toy : car depuis que tu as quelque chose en ta teste, il est impossible de te faire croire le contraire. Cela me fait souuenir d’un iour que tu estois au long de la riuiere de Seinne, vis à vis des tuileries, où plusieurs personnes, mesme des bateliers, disoyent et soustenoyent que les glaces qui courent sur la riuiere, quand il gele fort, sortoyent du fond d’icelle, toutefois tu soustenois le contraire par ton opiniastreté.

Practique.

Appelles tu opiniastreté de soustenir la verité ?

Theorique.

Et quoy persistes tu encores en ta folle opinion ?

Practique.

J’y persiste et y persisteray tant que ie viuray : car ie sçay que mon dire est veritable, que l’eau ne se peut geler au fond de la riuiere que premierement toute la superficie ne soit gelee, et qu’elle n’aye entierement perdu son cours : et suis fort aise que tu m’as reproché vn tel propos : par ce qu’il me seruira d’argument pour prouuer que si en vne chose visible et aisee à connoistre vne si grande multitude d’hommes soustiennent le contraire de verité, disans que les glaçons que la riuiere porte ont esté gelez au fond d’icelle, combien plus se peuuent ils estre abusez és choses interieures, comme ils ont fait du restaurant d’or, qui m’a incité à disputer du Mitridat.

Theorique.

Ne sçais tu pas que plusieurs t’ont maintenu en barbe qu’en temps de gelee ils voyent ordinairement monter les glaçons du fond de l’eau ? Ne sçais-tu pas aussi que plusieurs gens doctes t’ont maintenu par raisons philosophiques (que tu n’as sçeu conuaincre) que cela estoit veritable ?

Practique.

Tant plus tu veux confondre mon dire, et plus ie suis asseuré en mon opinion, et n’y a homme en ce monde qui m’en sceut faire rougir, car ie sçay qu’il est impossible que les glaces puissent estre formees au fond de l’eau.

Theorique.

Mais puis que tes contraires t’alleguent raisons naturelles tu deusses aussi produire les tiennes en auant : afin que l’on conneut si elles sont meilleures que les leurs.

Practique.

Si ie me voulois estudier à chercher les raisons, i’en trouuerois vn millier de plus suffisantes que non pas celles que mes contredisants alleguent. Premierement il faut tenir pour chose certaine que si les riuieres se glaçoyent au fond, comme ils disent, que tous les poissons qui sont en l’eau mourroyent, et de cela n’en faut douter. Il ne se trouueroit glaçon montant de l’eau qui ne fut tout lardé de poissons. Ie croy que tu ne connois pas quels sont les effects mortels des glaces : leur action pernicieuse est telle que comme l’eau se conglace, elle fait vne compression si grande, que les choses qui sont meslées parmy icelle ne la peuuent endurer, mesmement les choses animees, faut qu’elles rendent l’esprit, quelques puissantes qu’elles soyent. Regarde les bleds quand ils sont gelez, tu ne connoistras point qu’ils soyent perdus iusques au desgel. Mais quand il sera desgelé, tu connoistras que la compression de la gelee aura coupé la iambe du bled, et qu’il n’y a autre cause qui l’ay fait mourir. Si tu pensois me faire croire que les poissons fussent plus durs à la gelee que les pierres, tu t’abuserois. Ie sçay que les pierres des montaignes d’Ardenne sont plus dures que le marbre : et ce neantmoins les habitans du pays ne tirent point desdites pierres en hyuer : à cause qu’elles sont suiettes à la gelee : et plusieurs fois l’on a veu les rochers tomber au parauant qu’estre coupez : dont plusieurs personnes en ont esté tuees, au temps que lesdites roches desgeloyent. Tu sçais bien que l’eau des puits est plus chaude en hyuer qu’en esté : car l’air, qui est chaud en tems d’esté, se retire en temps de froidure, pour fuir son contraire, et qu’ainsi ne soit, te souvient il point quand nous allasmes dans les carrieres de saint Marceau, au dedans desquelles i’estois tout degoustant de sueur, combien que dehors l’air estoit fort froid ; et si c’eust esté en temps de chaleurs, nous eussions trouué le dedans desdittes carrieres froid. Aucuns disent que pour ces causes l’homme mange mieux en hyuer qu’en esté : par ce que la chaleur naturelle se tient serrée au dedans, aidant à la concoction de l’estomac. Voicy à present vne autre exemple, qui te deura suffire pour toutes preuues. Lors que les riuieres se gelent, elles commencent aux extremes parties et sur la superficie, et quand elles ont gelé vne nuit le cours principal et le résidu de l’eau qui n’est point gelée se baisse, et quand elle est vn peu baissee, et qu’elle a laissé ses glaçons attachez contre les terres des extremitez, il aduient qu’ils tombent dedans l’eau, emportans auec eux grande quantité de terre et de pierre, qui causent enfoncer lesdits glaçons, et les glaçons estans au dedans de l’eau, et trouuant la chaleur du fond, se viennent à dissoudre, et ainsi qu’ils commencent à eschauffer, la terre et pierre qui les auoyent contraints d’aller au fonds tombent et laschent lesdits glaçons, et eux estant allegés, s’esleuent en haut sur la superficie ; et quand il y en a grande quantité, l’eau les amene iusques à ce qu’ils ayent trouué quelque retour ou obstacle, pour les arrester ; et ayant trouué arrest, ils se soudent l’vn contre l’autre, et par tel moyen les riuieres se glacent tout au trauers. Voila la cause qui les trompe, et qui leur fait soustenir que la riuiere se glace au fond[1]. Si ainsi estoit, où est ce que les poissons habiteroyent, quand les riuieres seroyent gelees ? C’est vne chose toute certaine que plusieurs poissons maritimes se retirent au fond de la mer durant les grandes froidures : Ce qui se peut verifier par les pescheurs Xaintonniques, qui en temps d’esté peschent des maigres et des seiches en si grand nombre, qu’il y a tel homme qui en fait saler et secher pour plus de cinq cents liures tous les ans : desquels ne s’en pesche pas vn en hyuer : et si ainsi est des poissons de la mer, combien plus de ceux des riuieres ? il n’est pas iusques aux grenouilles qu’elles ne se plongent au fond de l’eau, mesme dans les vases, pour conseruer leur vie durant le froid. Car autrement tous les poissons mourroyent ; aucuns ayans frequenté en Moscouie, Prusse et Pologne, disent qu’en temps d’hyuer, les pescheurs de ces pays là prennent grand peine à rompre les glaces de certaines riuieres, ou lacs : et ayant fait vn trou d’vn costé et vn d’vn autre il mettent les filets a l’vn des trous, et par l’autre ils chassent le poisson, et par ce moyen prennent vne grande quantité de poissons. Brouille et fagotte à present tes opinions, tu n’as garde de me faire croire que la riuiere soit aussi gelée au fond, et que l’habitation des poissons soit entre deux glaces. Autre exemple, consideres vn peu la forme des glaçons lorsque la riuiere commence à glacer, ils n’ont autre forme que platte, comme le verre duquel les vitriers besongnent, et s’ils ne sont ainsi à niueau, les formes bossues y sont venues à la seconde gelation, par l’empeschement des premiers glaçons, qui causent faire quelques sauts és eaux qui donent contre, et apres vient plus grande quantité de glaçons qui sont contrains par le poussement de l’eau, de se ietter l’vn sur l’autre. Or si lesdits glaçons estoyent formez au fond de la riuiere, il faudroit qu’ils tinssent necessairement la forme des fosses et concauitez du fond de la riuiere : et outre cela, il ne se pourroit faire qu’ils n’apportassent auec eux de la terre ou sable du lieu où ils se formeroyent : et si ainsi estoit que les eaux se gelassent au fond, il faudroit que les froidures vinssent du dessous de la terre : ce qui seroit contre verité. Car si elles venoyent du fond de terre il faudroit que toutes les sources des fontaines gelassent les premieres, et consequemment les puits, et les vins qui sont dans les caves : et si la froidure vient de l’air (comme la verité est telle) et qu’elle causast geler les eaux au fond, il faudroit que la riuiere fut plus spongieuse que nulle chose de ce monde, encores geleroit elle dessus le premier, puis qu’ainsi est que la froidure vient de l’air. Mais tant s’en faut qu’elle soit spongieuse, que ie ne trouue rien plus allié qu’elle est : et qu’ainsi ne soit, tu le peux connoistre par elle mesme, quand elle est glacee : car il n’y a ny trou, ny veine, ny artere : tu le peux aussi connoistre par les diamans, qui sont d’vne eau pure congelee : que s’ils estoyent tant peu soit poreux, ils ne prendroyent nul polissement. Il faut donc conclure que la froidure vient de l’air, et que la riuiere est alize ou condensee comme le cristal, et que la froidure de l’air vient dessus, et ne sçauroit passer iusques au fond de l’eau, et qu’il y a vne chaleur naturelle au fonds d’icelle, aidee en partie par plusieurs petites sources, qui procedent du fond de la terre, qui causent que les poissons conseruent leur vie au plus profond des eaux.

Theorique.

Pose le cas qu’ainsi soit : toutesfois il me semble qu’il n’estoit pas besoin d’en faire si long discours, et que le temps seroit bien mieux employé à parler des autres choses, dont tu m’as fait promesse.

  1. La question de l’origine des glaces flottantes n’était point encore entièrement résolue, il y a peu d’années, comme on le voit par la notice que M. Arago a donnée à ce sujet dans l’un des annuaires du bureau des longitudes. Quelque opinion que l’on accepte relativement à la congélation des eaux courantes, les réflexions de Palissy n’en sont pas moins d’un bon esprit et d’un habile observateur.