Œuvres complètes de Bernard Palissy/Discours admirables de la Nature des eaux et fontaines, etc./Des Sels divers

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Texte établi par Paul-Antoine CapJ.-J. Dubochet et Cie (p. 241-250).

DES SELS DIVERS.


Practique.


I avois bien pensé qu’apres l’or potable et le Mitridat, ie te parlerois des sels : mais toi-mesme m’as interrompu, en me reprochant la dispute que i’avois euë autresfois des glaces. Or venons donc en propos : Car ie te veux montrer qu’il n’est nulle chose sans sel. Si tu es homme d’esprit (comme ie t’estime) tu connoistras plusieurs secrets en parlant desdits sels, qui te pourront mieux asseurer de l’impossibilité de la generation des metaux : et ce d’autant que les sels seruent beaucoup à ceux qui se meslent d’adulterer, augmenter et sophistiquer les metaux.

Theorique.

Et comment ? tu dis des sels, comme s’il y en auoit de plusieurs sortes.

Practique.

Ie te di qu’il y en a vn si grand nombre qu’il est impossible à nul homme de les pouuoir nommer, et te dis d’auantage, qu’il n’y a nulle chose en ce monde, qu’il n’y aye du sel, soit en l’homme, la beste, les arbres, plantes, ou autres especes de vegetatif : voire mesme és metaux : et di encores plus, que nulles choses vegetatiues ne pourroient vegeter sans l’action du sel, qui est és semences ; qui plus est, si le sel estoit osté du corps de l’homme, il tomberoit en poudre en moins d’vn clin d’œil. Si le sel estoit séparé des pierres qui sont és bastiments, elles tomberoyent soudain en poudre. Si le sel estoit extrait des poutres, soliues et cheurons, le tout tomberoit en poudre. Autant en dis-ie du fer, de l’acier, de l’or et de l’argent, et de tous metaux. Qui me demanderoit combien il y a diverses especes sels, ie respondrois qu’il y en a autant que de diuerses especes de saueurs et senteurs.

Theorique.

Si tu veux que ie croye ce que tu dis, nommes en donc quelques vnes.

Practique.

La coperose est un sel, le nitre est vn sel, le vitriol est vn sel, l’alun est sel, le borras est sel, le sucre est sel, le sublimé, le salpestre, le sel gemme, le salicor, le tartre, le sel armoniac, tout cela sont sels diuers. Si ie les voulois nommer tous, ie n’aurois iamais fait. Le sel que les alchimistes appellent salis Alkali, est extrait d’vne herbe qui croit és marez salans des isles de Xaintonge. Le sel de tartare n’est autre chose que le sel des raisins, qui donne goust et saueur au vin, et empesche la putrefaction d’iceluy, partant ie dis encores, que la saueur de toutes choses est par le sel, lequel mesmes a causé la vegetation, perfection, maturité, et la totalle bonté de la chose alimentaire[1]. Et combien qu’il y ait beaucoup d’arbres et d’especes de vegetatifs, desquels le sel est plus fixe et de plus dure dissolution que celuy de la vigne et du salicor : si est ce qu’il y en a en tous les arbres et plantes, ie di autant ou peu s’en faut qu’aux susdites. Et autrement plusieurs especes de cendres ne vaudroyent rien à blanchir le linge ; en l’effect desdites cendres, tu peux connoistre qu’il y a du sel en toutes choses. Et ne faut que tu penses que les cendres ayent pouuoir de blanchir sinon par la vertu du sel, autrement elles pourroyent servir plusieurs fois. Mais d’autant que le sel qui est dedans lesdites cendres, se vient à dissoudre en l’eau que l’on met dans le cuuier, il passe au trauers du linge, et par sa vertu et acuité, ou mordication, les ordures du linge sont dissipées, mollifiées et emmenées en bas auecques l’eau, laquelle apres se nomme lexiue, à cause qu’en icelle demeure le sel qui estoit aux cendres, estant dissout par l’action de l’eau, et les cendres estant ainsi dessalées n’ont aucune vertu de plus blanchir le linge, et on les iette comme inutiles. Autre exemple. Quand les salpestreux font attraction du salpestre qui est en terre, ils le font par une telle maniere que la lexiue, et quand ils ont tiré le salpestre, les cendres et la terre duquel ils ont extrait le sel, sont inutiles : par ce que le sel qui causoit l’operation n’y est plus. Si tu n’as assez d’exemples pour croire qu’il y a du sel en tous les bois et plantes, considere les Tanneurs de cuirs, il prennent de l’escorce de chesne ? et l’ayant seichée et puluerisée, ils la meslent entre les cuirs qu’ils font tanner dans un certain receptacle : et quand le cuir a demeuré le temps préordonné parmy ladite escorce, le tanneur prend son cuir et iette l’escorce hors, comme chose inutile : vray est qu’és lieux où le bois est cher, l’on fait des mottes de ladite escorce, en forme de fromage, lesquelles on fait secher pour les brusler à faute de bois : mais les cendres n’en valent rien : à cause que le sel est en dehors. Ne peux-tu pas connoistre par là que ce n’est pas l’escorce qui a endurcy et tanné le cuir, mais que c’est le sel qui estoit en icelle ? Car autrement l’escorce pourroit seruir plusieurs fois : mais d’autant que le sel est dissout, il s’est mis dedans le cuir, à cause de son humidité, et en a fait attraction, pour seruir à soy mesmes. Il faut que tu nottes qu’en toutes especes de bois le sel est presque tout à l’escorce : aussi le bois sans escorce ne produit jamais bonnes cendres. Monsieur Sifly, medecin du Duc de Montpensier, me montra quelque fois vne verge de balsamum, ou de canelle, la quelle contenoit enuiron quatre pieds en longueur et en grosseur vn pouce ou enuiron : il me fit gouster de l’escorce, qui auoit saveur naturelle de fine canelle : mais quant au reste du bois, il n’avoit non plus de saueur qu’vne pierre. Voila pourquoy les tanneurs ne se servent que de l’escorce : par ce que le sel y est, autrement le surplus du bois estant puluerisé pourroit aussi bien seruir que l’escorce. Et en continuant mes preuues, qu’il y a du sel en toutes choses : Les Egyptiens auoyent de coustume de saler les corps de leurs Roys et Princes, ce que nous appelons embaumer. Les histoires disent qu’ils les embaumoyent de nitre et d’espiceries aromatiques. Il te faut noter que le nitre est vn sel conseruatif, et qui empesche la putrefaction : toutesfois il n’eust sçeu empescher la putrefaction par tant de mil annees, n’eust esté lesdites espiceries aromatiques, desquelles le sel a causé l’incorruption desdits corps, qui en estoyent embaumez. Et outre, la chair desdits corps est appellée mommye, à cause desdites espiceries, dont ils estoyent poudrez. Les Princes Egyptiens gardent ladite mommye pour leur seruir en leurs maladies. Ie croiray plustot qu’une telle manducation seroit plus vtile que l’or potable. Quelques modernes ont voulu imiter les anciens, voulants faire de la mommye de quelques pendus ou decapitez : Mais qui la mettroit vn peu tremper, on la feroit retourner en puante charogne : par ce qu’elle n’a pas esté confitte d’espiceries ayant telle vertu que celles des anciens Egyptiens. Aussi dit on communement que les odeurs et Rubarbes, gommes et espiceries aromatiques, sont toutes adulterées au parauant qu’elles soyent venues iusques à nous. Et le sel commun n’a pas la vertu de conseruer comme les aromatiques qui viennent de l’Arabie heureuse et autres pays chauds. Et par ce que nostre propos est de prouver qu’il y a du sel en toutes choses, ie mettray ce poinct en auant, qui est que l’on peut faire du verre de toutes cendres : combien que les vnes sont plus dures à la fonte que non pas les autres : et s’il n’y auoit du sel és bois et és herbes, il seroit impossible d’en pouuoir faire verre.

C’est assez prouué qu’il y a du sel en toutes choses : parlons de leurs vertus, qui sont si grandes que nul homme ne les connut iamais parfaictement. Le sel blanchist toutes choses : le sel endurcist toutes choses : il conserue toutes choses : il donne saueur à toutes choses ; c’est vn mastic qui lie et mastique toutes choses : il rassemble et lie les matieres minerales : et de plusieurs milliers de pieces il en fait vne masse. Le sel donne son à toutes choses : sans le sel nul metal ne rendroit sa voix. Le sel resiouyst les humains : il blanchist la chair, donnant beauté aux créatures raisonnables : il entretient l’amitié entre le male et la femelle, à cause de la vigueur qu’il donne és parties genitalles : il aide à la generation : il donne voix aux creatures comme aux metaux. Le sel fait que plusieurs cailloux puluerisez subtilement, se rendent en vne masse pour former verres et toutes especes de vaisseaux : par le sel on peut rendre toutes choses en corps diafane. Le sel fait vegeter et croistre toutes semences : Et combien qu’il y ait bien peu de personnes qui sçachent la cause pourquoy le fumier sert aux semences et qu’ils l’apportent seulement par coustume et non pas par philosophie ; Si est ce, que le fumier que l’on porte aux champs ne serviroit de rien, si ce n’estoit le sel que les pailles et foins y ont laissé en se pourrissant, parquoy ceux qui laissent leurs fumiers à la mercy des pluyes, sont fort mauuais mesnagers, et n’ont guere de philosophie acquise ny naturelle[2]. Car les pluyes qui tombent sur les fumiers, decoulant en quelque valee emmeinent auec elles le sel dudit fumier, qui se sera dissout à l’humidité, et par ce moyen il ne servira plus de rien, estant porté aux champs : la chose est assez aisée à croire : et si tu ne le veux croire, regarde quand le laboureur aura porté du fumier en son champ, il le mettra (en deschargeant) par petites pilles, et quelques iours apres il le viendra espandre parmi le champ, et ne laissera rien à l’endroit desdites pilles : et toutesfois apres qu’vn champ sera semé de bled, tu trouueras que le bled sera plus beau, plus verd et plus espois à l’endroit où lesdites pilles auront reposé que non pas en autre lieu, et cela aduient par ce que les pluyes qui sont tombees sur lesdits pilots, ont prins le sel en passant au trauers et descendant en terre. Par là tu peux connoistre que ce n’est pas le fumier qui est cause de la generation : ains le sel que les semences auoyent pris en la terre. Encores que i’aye deduit autrefois ce propos des fumiers, en vn petit liure que ie t’ay dit que ie fis imprimer des les premiers troubles[3], si est ce qu’il me semble qu’il n’est point superflu en cest endroit : car par là tu entendras aussi la cause pourquoy tous excrements peuuent aider à la generation des semences. Ie di tous excrements, soit de l’homme ou de la beste. C’est touiours confirmation d’vn propos que i’ay repeté plusieurs fois en parlant de l’alchimie, que quand Dieu forma la terre il la remplist de toutes especes de semences : Mais si quelqu’vn seme vn champ par plusieurs années sans le fumer, les semences tireront le sel de la terre pour leur accroissement, et la terre par ce moyen se trouuera desnuee de sel et ne pourra plus produire : parquoy la faudra fumer, ou la laisser reposer quelques annees, afin qu’elle reprenne quelque salsitude, prouenant des pluyes ou nuees. Car toutes terres sont terres : mais elles sont bien plus salées les vnes que les autres. Ie ne parle pas d’vn sel commun seulement, mais ie parle des sels vegetatifs. Aucuns disent qu’il n’y a rien plus ennemy des semences que le sel, et pour ces causes, quand quelqu’vn a commis quelque grand crime, on le condamne que sa maison soit rasée et la solle labourée et semée de sel afin qu’elle ne produise iamais semence. Je ne sçay s’il y a quelque pays où le sel soit ennemy des semences : Mais bien sçay-ie que sur les bossis des marez sallants de Xaintonge, l’on y cueille du bled autant beau qu’en lieu où ie fus iamais : et toutesfois lesdits bossis sont formez des vuidanges desdits marez : ie di des vuidanges du fond du champ des marez, lesquelles vuidanges et fanges sont aussi salées que l’eau de la mer : toutes-fois les semences y viennent autant bien qu’en nulle terre que i’aye iamais veuë : ie ne sçay pas où c’est que nos iuges ont pris occasion de faire semer du sel en vne terre en signe de malediction, si ce n’est qu’il y aye quelque contrée où le sel soit ennemi des semences.

Theorique.

Peut estre que les iuges ne le font pas pour l’occasion que le sel soit ennemi des semences, mais ils le font plustot par ce que le sel est vne semence qui ne vegete point.

Practique.

Tu diras ce que tu voudras, mais ie sçay bien que plusieurs medecins et autres personnes, m’ont voulu maintenir que le sel estoit ennemy des semences : Et c’est pourquoy i’ay mis ce propos en auant, afin de parler amplement des sels : Et en continuant encores mon propos, pour te monstrer que le sel n’est pas ennemi des natures vegetatiues, ny sensibles, les vignes du pays de Xaintonge, plantées au milieu des marez salans, apportent d’vn genre de raisins noirs, qu’ils appellent chauchetz, desquels on fait du vin qui n’est pas moins à estimer que hyppocras, et y fait on des rosties tout ainsi qu’à l’hyppocras. Et lesdites vignes sont si fertiles qu’vne plante de vigne apporte plus de fruit que non pas six de celles de Paris. Voila pourquoy ie dis que tant s’en faut que le sel soit ennemy des natures, qu’au contraire il aide à la bonté, douceur et maturité, generation et conseruation desdits vins. Et non seulement le sel aide à ces choses, mais aussi l’air duquel les exalations sont salées. Ausdites isles et parmy les marez sallans, on y cueille de l’herbe salée, de laquelle on fait les plus beaux verres, laquelle on appelle salicor : aussi on y cueille de l’absinte appelee Xaintonnique, à cause du pays de Xaintonge. Ladite herbe a telle vertu que quand on la fait boullir, et prenant de sa decoction, on en destrempe de la farine pour en faire des bignets fricassez en sein (graisse) de porc ou en beurre, et que l’on mange desdits bignets, ils chassent et mettent hors tous les vers qui sont dans le corps, tant des hommes que des enfans. Au parauant que i’eusse la connoissance de ladite herbe, les vers m’ont fait mourir six enfans, comme nous l’auons connu tant pour les auoir fait ouurir, que par ce qu’ils en rendaient souuent par la bouche ; et quand il estoyent pres de la mort, les vers sortoyent par les nasaux. Les pays de Xaintonge, Gascogne, Agenès, Quercy, et le pays deuers Toloze, sont fort sujets ausdits vers, et y a peu d’enfans qui en soyent exempts : à cause que les fruits desdits pays sont fort doux. Ie le di parce que les medecins de Paris m’ont attesté que c’estoit chose rare de trouuer des vers és enfans dudit lieu : toutesfois és pays des Ardennes ils y sont fort suiets. Ie ne sçay si c’est à cause de la biere, ou des laitages. Ie ne puis rendre tesmoignage sinon des pays que i’ay frequentez. Dans les rochers des isles de Xaintonge l’on y cueille aussi de la criste-marine, autrement appellee perce-pierre, laquelle a vne merveilleuse bonté et senteur, à cause de la vapeur de la mer ; quand elle est fraische, les sallades en sont fort bonnes, et plusieurs en font confire pour toute l’annee. À Paris quelques vns ont planté de ladite criste-marine : mais n’a garde d’auoir la bonté de celle qui vient naturellement sur les rochers limitrophes de la mer. Ie ne veux pas prouver par là que le sel commun soit plaisant à toutes especes de plantes : Mais ie sçay bien que les terres salées de Xaintonge portent de toutes especes de fruits qui y sont plantez, lesquels ont vne telle douceur et autant suaue qu’en lieu là où i’aye iamais esté. Les herbes sauuages, espines et chardons y croissent autant gaillardes qu’en nuls autres pays. C’est tousiours confirmation de mon argument, contre ceux qui disent que le sel est ennemy des plantes. S’il estoit ennemi des plantes, il seroit ennemi des natures humaines. Les Bourgongnons ne le diront pas : car s’ils eussent connu que le sel fut ennemi de nature humaine, ils n’eussent ordonné de mettre du sel en la bouche des petits enfans quand on les baptise, et on ne les appelleroit pas Bourgongnons salez, comme l’on fait. Les natures brutales ne diront pas que le sel leur soit ennemi : car les cheures en mangeront autant qu’on leur en sçauroit bailler, et mesmes vont cherchant les murailles pisseuses, pour les lecher, à cause du sel des vrines ; les pigeons ne pouuans trouuer du sel à leur commodité, quand ils trouuent quelque vieille muraille, de laquelle le mortier ait esté fait de chaux et de sable, et qu’elle soit tant peu commencée à ruiner, on verra les pigeons tous les iours apres ladite muraille ; et les hommes qui viuent sans philosophie disent que les pigeons mangent le sable. Mais c’est vne moquerie : ce seroit l’or potable de pigeons : car il est indigest, et ne faut penser qu’ils cherchent autre chose que la chaux, qui est dans le mortier, à cause de sa salsitude, et s’ils aualent quelque grain de sable, c’est contre leur volonté et intention. Les huistres se nourrissent la plus grand part de sel, et leurs coquilles en sont faites, lesquelles elles mesmes ont basties ; et qu’ainsi ne soit, on le void euidemment : par ce que lesdites coquilles estant iettees dans le feu, elles pettent en pareille sorte que le sel commun. Et si le sel a ceste vertu d’esmouuoir les parties genitalles (comme i’ay dit) c’est une chose certaine et bien approuuée que les huistres causent vne mesme action ; qui est attestation de ce que i’ay dit, que les huistres sont nourries la pluspart de sel. Et pour mieux monstrer que le sel n’est pas ennemi des natures vegetatiues, voyons vn peu la maniere de faire des laboureurs Ardennois ; en certaines contrées des Ardennes ils coupent du bois en grande quantité, le couchent et arrangent en terre, en sorte qu’il puisse auoir air par dessouz : apres ils mettent vn grand nombre de mottes de terre sur ledit bois, sçauoir est de la terre herbeuse en forme de gasons, puis ils font brusler le bois au dessouz desdittes mottes, en telle sorte que les racines des herbes qui sont en ladite terre sont bruslées, et quand laditte terre et racines ont souffert grand feu, ils l’espandent par le champ comme fumier, puis labourent la terre et y sement du seigle : au lieu qui au parauant n’estoit que bois le seigle s’y treuue fort beau : et font cela de seize ans en seize ans : car ils la laissent reposer seize années, et en quelques endroits six années, et en d’autres que quatre : durant lequel temps la terre n’estant point labourée, produit du bois aussi grand et espois comme il estoit ou parauant ; et autant comme il leur faut de terre pour ensemencer vne année, ils coupent des bois, et font brusler des mottes, comme i’ay desia dit, et consequemment tous les ans, iusques au nombre de seize : et alors recommencent à la premiere piece de terre qu’ils auoyent labourée seize ans au parauant, en laquelle ils trouuent le bois aussi grand comme la premiere fois. I’ay dit cecy pour deux occasions, l’vne par ce que mon propos du sel n’est pas encores finy, et par ce que les laboureurs dudit pays disent, que la terre est eschauffée par ce moyen, et qu’autrement elle ne produiroit rien, à cause que le pays est froid ; surquoy ie di que comme l’eau qui a esté boulie est plus subiecte à geler que l’autre, aussi le feu qu’ils y font, ne cause pas l’accroissement des fruits, ains faut croire que c’est le sel que les arbres, herbages et racines bruslées y ont laissé. L’autre cause est pour donner à connoistre combien sont heureux ceux qui habitent és regions moderées et fertiles, qui produisent tous les ans. Ces pauures gens sont en grand peine quand l’année est pluuieuse, qu’ils ne peuuent brusler leurs bois en la saison conuenable ; en la meilleure de leurs annees ils ne cueillent ny vin, ny fruits, ny aucune chose, que du seigle : et en chacun village le pauure a autant de terre que le riche, pour faire son cultiuage. Si le sel estoit ennemy des semences, il est certain que le bois et herbes qu’ils font brusler n’amenderoit point la terre, mais la rendroit inutile : par ce qu’en bruslant lesdits bois, le sel qui est en iceux demeure en la terre[4]. Si ie connoissois toutes les vertus des sels, ie penserois faire des choses merueilleuses. Aucuns alchimistes blanchissent le cuiure auecques du sel de Tartare ou autres especes de sel, le sel est fort vtile aux teintures. L’alun, qui est vn sel, attire à soy les couleurs du bresil, de la galle, et autres matieres, pour les donner aux draps, aux cuirs ou soyes, tellement que les teinturiers quelque fois voulant teindre vn drap blanc en rouge, le trempent dans de l’eau d’alun : le sel d’alun estant dissout dans l’eau, sera cause que le drap receura la teinture que l’on luy aura preparée, et vn autre drap qui ne sera point trempé en l’eau d’alun ne le pourra faire. Le sel donc est vne chambriere qui oste la couleur à l’vn pour la bailler à l’autre. Aucuns sels endurcissent le fer et le trenchant des armes, en telle sorte que on en coupe du fer comme si c’estoit du bois. Ie ne suis point capable de descrire l’excellence des sels, ny leurs vertus merueilleuses : toutesfois en parlant des pierres i’en diray quelque chose de ce qui aura esté oublié, aussi que l’on ne sçauroit traiter d’icelles sans parler quelquesfois des sels.

Theorique.

Il y a long temps que tu parles des sels, mais iusques icy tu n’as point dit vn mot de la definition de sel, et toutesfois c’est le principal que d’entendre que c’est que sel.

Practique.

Ie n’en sçaurois dire autre chose sinon que le sel est vn corps fixe, palpable, et conneu en son particulier, conseruateur et generateur de toutes choses, et en autruy, comme és bois et en toutes especes de plantes et mineraux. C’est vn corps inconneu et inuisible, comme vn esprit, et toutesfois tenant lieu, et soustenant la chose en laquelle il est enclos, et si iamais il ne sentoit d’humidité, plusieurs choses, où il est enclos, seroyent perpetuelles : comme le sel qui est au bois empescheroit qu’il ne pourriroit iamais : et s’il ne receuoit aucune humidité, il ne s’engendreroit iamais de vers dans ledit bois : Car iamais ne se peut faire de generation sans qu’il y ait vne humeur eschaufée par putrefaction. Si le foin, la paille et choses semblables estant bien seichées, sans receuoir aucune humidité, estoyent gardées en lieu sec, ils seroyent perpetuels par la vertu du sel qui y est. Il y a aucuns sels lesquels estant és lieux secs tiennent la forme qui leur aura esté donnée, et estants mis en lieu humide se reduisent en huile, desquels le Tartare est vn, et le sel de salicor vn autre. Ce point bien entendu peut beaucoup aider à l’intelligence des propos que i’ay tenus en parlant de la generation des metaux : parlant il est de besoing que tu entendes bien le tout : par ce que toutes ces matieres sont si bien concatenées ensemble, que l’vne donne intelligence de l’autre.

  1. Le mot de sel n’avait pas encore été aussi généralisé. Il résulterait de ce passage que Palissy donnait le nom de sel à toute substance soluble dans l’eau, pourvue d’une saveur ou d’une odeur quelconque. La définition qu’il en donne à la fin de ce chapitre, bien qu’un peu embarrassée, rentre néanmoins dans ce sens général.
  2. Palissy rappelle ici sa théorie des fumiers, déjà émise dans la Recepte véritable (voy. p. 23, 24).
  3. Il est évident, par cette citation, que le livre de Palissy, imprimé dès les premiers troubles, n’est autre chose que la Recepte véritable, publiée à La Rochelle en 1563, quoi qu’en disent Faujas de Saint-Fond et Gobet. L’opuscule des Abus et ignorances des médecins ne contient pas un mot sur la théorie des sels ni des engrais.
  4. Il y a une véritable prévision du génie dans cette longue dissertation sur le rôle que jouent les sels dans l’acte de la végétation. La plupart des arguments de Palissy se trouvent confirmés par l’expérience et font aujourd’hui partie des principes de l’agronomie.