Œuvres complètes de Bernard Palissy/Discours admirables de la Nature des eaux et fontaines, etc./Du Mitridat ou Thériaque

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Texte établi par Paul-Antoine CapJ.-J. Dubochet et Cie (p. 231-236).

DV MITRIDAT, OV THERIAQUE.




O r ayant desconfit vne erreur de si long temps inueterée, touchant le restaurant d’or, il m’est pris enuie de parler vn peu du Mitridat, auant que de parler des sels.

Theorique.

Et as-tu quelque chose à dire contre le Mitridat ?

Practique.

Ouy bien : mais afin de ne rendre mal contents les medecins, et que par là ils ne prennent occasion de detracter de mes autres œuures, ie n’en parleray sinon par maniere de dispute, prenant mon argument sur ce que aucuns disent qu’il faut de trois cents sortes de drogues pour le composer, ce que ie trouue bien fort eslongné de ma capacité, et ne puis penser, que tant de sortes de simples puissent loger ensemble dans vn estomac, sans faire ennuy l’vn à l’autre.

Theorique.

Si tu mets vn tel propos en auant tu te feras hayr de beaucoup de gens, voudrois tu bien entreprendre de contredire à tant de notables medecins, qui ont plusieurs fois examiné diligemment vne telle matiere, et a esté disputé plusieurs fois aux vniuersitez et escoles de medecine ? ie sçay qu’en vne ville d’Alemaigne fut commandé aux medecins dudit lieu, par les magistrats, de s’assembler pour aduiser ensemble de donner quelque moyen contre le venin de la peste, qui estoit pour lors en ladite ville. Suyuant quoy les medecins ne trouuerent rien meilleur que le Mitridat qu’ils ordonnerent, et fut composé du nombre des simples susdits. Voyla pourquoy ie te di que si tu parles contre tant de sçauans hommes, l’on t’estimera fol.

Practique.

Mais n’est il pas aussi possible que les medecins se puissent tromper en la composition du Mitridat, comme ils se sont trompez, adherant à l’opinion des Arabes, touchant le restaurant d’or ? Car tu as bien entendu cy dessus que c’est vn abus manifeste, les medecins sages n’auront garde de trouuer mauuais ce que i’en dis : par ce que c’est par maniere de dispute, et cela les incitera à penser s’il y a quelques raisons en mes arguments.

Theorique.

Et quels sont tes arguments ?

Practique.

Ils sont bien notables, et entre les autres i’en ay trois singuliers : le premier est la consideration d’vn bouquet composé de plusieurs fleurs ; iamais la senteur dudit bouquet ne sera si amiable comme s’il estoit d’vne fleur seulement, et par là tu connoistras que les senteurs meslees ensemble font vne confusion telle que tu ne sçaurois iuger laquelle est la supreme et meilleure d’icelles. Item, si tu prens vn chapon, vne perdrix, vne becasse, vn pigeon et de toutes sortes de chairs, le tout bien cuit et preparé, puis que tu les mettes dans un mortier et les pilles ensemble pour les manger, elles seront bonnes ; mais y trouueras tu aussi bon goust comme si tu les mangeois particulierement ? l’on sçait bien que non. Item, si tu prens de l’azur, du vermillon, du massicot et de toutes autres couleurs, et que tu les broyes toutes ensemble, et en face un meslinge, tu connoistras que la moindre de toutes estoit plus belle à part soy, qu’elles ne sont toutes meslées ensemble. Cela me fait penser que tant de simples ensemble ne peuuent estre qu’ils n’effacent et destruisent la vertu l’vn de l’autre : tout ainsi que les senteurs, saueurs et couleurs[1]. Ie te prie aussi considere vn peu quel accord pourroit estre en vne musique de trois cens musiciens chantans tous ensemble. Depuis quelques iours i’ay veu vn liure duquel les Apotiquaires se seruent pour les compositions de leurs drogues, et ayant demandé à l’Apotiquaire qu’il me dit en François les drogues du Mitridat, il le fit volontiers, entre autres il me nomma le gif (gypse) et l’alebastre : Ce qui me fait parler plus asseurement, parce que ie sçay que l’vn et l’autre sont indigest : Et quand ils sont calcinez ce n’est autre chose que plastre. I’ay veu quelque liure ancien qui dit que le plastre est mortel : par ce (dit il) qu’il estoupe les conduits, par là ie connois que plusieurs escriuent des choses qu’ils n’entendent pas. Car par ce qu’ils ont veu quelques fois fermer des trous de murailles auec du plastre, ils ont pensé qu’il pourroit faire le semblable dans le corps de l’homme, chose fort mal entendue : car le plastre ne durcist iamais quand il est rendu potable, et si l’on y met de l’eau plus qu’il n’en faut, il perd toute sa force. L’argument est donc mal fondé, de dire que le plastre estoupe les conduits. Ie croy qu’il est aussi bon au Mitridat comme à autre medecine. Si ie voulois composer vn electoire ou medecine de pierreries, ie voudrois premierement connoistre deux choses : l’vne de quelle matiere les pierres sont formées, et l’autre, si l’estomac est capable de les digerer. Or puis que les pierres verdes sont teintes par la couperose elles ne peuuent estre qu’ennemies de nature.

Theorique.

Or ça, pour les mesmes causes que tu dis, l’on met plusieurs simples ensemble, parce qu’aucuns sont trop rudes, mordicatifs, corrosifs, et laxatifs : et mesmes aucuns pernicieux, estants pris particulierement : mais pour les corriger l’on y mesle des matieres douces.

Practique.

En cela ie trouue une difficulté bien grande, qui est telle, que ie sçay qu’vne composition de trois cents simples ne peut estre qu’il n’y en ait plusieurs d’iceux de plus dure digestion que les autres, qui me fait penser qu’estans dans l’estomac, les plutost cuittes sont enuoyées les premieres en nourriture, suyuant l’ordre naturel ; tout ainsi que ie t’ay montré par certaines marcassites, que les matieres, qui ont quelque affinité, se sçauent separer et ioindre ensemble en la matrice de la terre ; cela, dis-ie, se peut aussi bien faire dans l’estomac, sçauoir est que les matieres nutritiues seront dispersées par les membres, et les ennemies de la nature seront envoyés aux excremens, et si entre tant de simples il y en a quelqu’vn que l’estomac ne puisse digerer, comment pouuons nous esperer qu’il puisse seruir ? Aussi ie trouue fort estrange des electoires, qui est vne medecine faite de pierres pilées, lesquelles je sçay qu’il y en a aucunes si fixes, qu’il est impossible à l’estomac de les digerer. Or une matiere indigeste ne peut seruir à vn estomac.

Theorique.

Comment oses-tu reprouuer le Mitridat ? lequel de si long temps a esté approuué, et plusieurs en ayans mangé à ieun, ont esté garantis de poison, et mesme que le Roy Mitridates fut mort, l’on trouua en son cabinet la recepte dudit Mitridat au milieu de ses besongnes les plus precieuses, et parce qu’il en prenoit tous les matins, il ne peut estre empoisonné.

Practique.

Ce propos ne fait rien contre moy : parce que le contrepoison de Mitridates n’estoit composé que de quatre simples, sçauoir est, de noix, de figues, de rue et de sel ; c’est bien loing de trois cens[2]. Pour connoistre si vne matiere peut seruir contre le poison, il faut premierement sçauoir que c’est que poison. Quelqu’vn a mis en ses escrits qu’il y en a de trois cens sortes. Si ainsi est, qui sera celuy qui dira qu’vn Mitridat puisse seruir à toutes especes de poison ? Quant est du contre poison de Mitridates, il y a quelque grande raison par laquelle l’on peut juger de son vtilité, et pour en donner quelque iugement, il faut auoir esgard à ce que le sublimé qui est le plus commun poison, n’est pas de matiere oleagineuse, ains d’vne matiere aqueuse, et les matieres oleagineuses n’ont aucune affinité auec les aqueuses : il faut donc croire que celuy qui composa le contrepoison du Mitridat de quatre simples, eut esgard à ce que le sublimé et aucuns autres poisons, estans dans l’estomac, ou boyaux, s’attachent et incisent la partie où ils reposent, et par tel moyen leur action est pernicieuse et mortelle : et pour obuier à vn tel effet il estoit de besoin que ledit contrepoison fut composé de matieres oleagineuses et bonnes à manger, afin que l’estomac ne les abominast. Nous ne pouuons nier que les noix ne soyent oleagineuses et plaisantes à manger, les figues consequemment ont vn sel en elles si fort corrosif et dissolutif, qu’au pays d’Agenés et lieux circonuoisins, où il y a grande quantité de figuiers, ceux qui mangent les figues auant qu’elles soyent meures ont les leures fendues, à cause de la mordication du laict desdittes figues. Le laict desdittes figues a grande vertu de dissoudre les choses visqueuses : quand les peintres se veulent seruir de blanc d’œuf pour destremper leurs couleurs, ils y mettent des petites figues decoupées, ou bien des gittes des branches de figuier, et soudain que cela est remué parmy ledit blanc d’œuf, il se vient à dissoudre, et se rend aussi clair qu’eau de fontaine, sans aucune visquosité. Ie dis cecy pour donner à entendre que le Mitridat composé de ces quatre choses pouuoit engraisser l’estomac et les boyaux, par la vertu oleagineuse des noix, et dissoudre le poison par la vertu des figues et de la rue : quant est du sel, c’est une chose certaine qu’il est contraire au venin, comme ie le diray en parlant des sels. Voila comment le Mitridat ne peut estre mauuais : non pas qu’il soit vtile pour tous poisons ou venins. Si ie connoissois la cause i’en pourrois parler. Le venin de la peste est inuisible. Il va de iour et nuit ainsi que Dieu luy a commandé. Aucuns disent que les causes de la verole, de la peste, et de la lepre sont inconnues. Ie sçay que toutes maladies se guarissent par leurs contraires : et si ie ne connois la maladie, comment connoistray-ie son contraire ? il ne faut point douter qu’il n’y ait aucunes choses qui sont mortelles par leur frigidité, et autres par leur grande chaleur et mordication extreme, et autres qui estoufent les esprits vitaux, se rangeant communement au cerueau, s’esleuant en quelque vapeur aërée. En la mer Oceane, enuiron le temps de Pasques, il se prend vn grand nombre de poissons, qui sont grands comme enfans, que l’on nomme maigres[3], desquels les pescheurs font grand argent. I’ay veu plusieurs fois des hommes et des femmes, qui ont pelé par le corps, les mains et le visage, pour auoir mangé du foye desdits poissons, et dit on que cela se fait quand ledit poisson se prend lors qu’il est en chaleur. Or parce que les natures des diuers venins sont si mal aisées à connoistre, i’ay dit par maniere de dispute, que ie ne puis croire qu’vne composition de trois cents simples puisse estre si bonne comme celle de Mitridates, qui n’est composée que de quatre seulement.

  1. Le simple raisonnement avait appris à un homme étranger jusqu’à certain point aux connaissances médicales, que ces mélanges monstrueux des anciennes pharmacopées ne pouvaient avoir qu’une action complexe, et par conséquent douteuse, lorsqu’elle n’était pas nuisible. Ce qui n’a point empêché ces compositions bizarres de figurer jusqu’à nos jours dans les dispensaires pharmaceutiques, tant une vieille erreur est difficile à déraciner.
  2. L’électuaire inventé par Mithridate était en effet composé de cinquante-quatre substances. Pompée en trouva la formule dans les papiers de ce prince, après sa défaite et sa mort. Il en découvrit aussi une seconde, qui était composée seulement de sel, de figues, d’amandes de noix et de feuilles de rue. C’est cette dernière que l’on regarda comme le contre-poison dont Mithridate prenait une certaine dose chaque matin.
  3. C’est le maigue, fégaro, ou aigle de mer, sciæna aquilaC.