Œuvres complètes de Bernard Palissy/Discours admirables de la Nature des eaux et fontaines, etc./Traité de l’Or potable

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Texte établi par Paul-Antoine CapJ.-J. Dubochet et Cie (p. 223-231).




D autant que i’ay reprouué par le discours precedent, la medecine alchimistale sur l’effet de la generation, augmentation et fixation, sur le fait des metaux : i’ay trouué bon et à propos de reprouuer aussi les effects de l’or potable, lequel i’estime ennemy de la nourriture corporelle des humains.


TRAITÉ

DE L’OR POTABLE.


Theorique.


Q uand tu m’alleguerois toutes les plus belles raisons du monde, si est ce, que tu ne me sçaurois faire mespriser l’alchimie : car ie sçay que plusieurs font de belles choses, et quasi des miracles en la medecine, par le moyen d’icelle, tesmoing l’or potable que les alchimistes ont inuenté : chose de grand poids et digne de louange. Car il fait quasi resusciter les morts : il guarist toutes maladies, il entretient la beauté, il prolonge la vie, et tient l’homme ioyeux : que sçaurois tu contredire à cela ?

Practique.

Et comment es tu encores en ces resueries ? n’as tu point veu vn petit liure que ie fis imprimer durant les premiers troubles, par lequel i’ay suffisamment prouué que l’or ne peut seruir de restaurant, ains plustost de poison[1] ; dont plusieurs docteurs en medecine ayant veu mes raisons furent de mon party : tellement que depuis quelque temps il y a eu vn certain medecin docteur et regent en la faculté de medecine, lequel estant à Paris en la chaire, a confirmé mes propos, les proposant à ses disciples comme doctrine bien asseurée[2]. Quand il n’y auroit que cela, c’est assez pour te rendre confus en tes arguments.

Theorique.

Et comment oses tu tenir vn tel propos ? veu que tant de milliers de medecins ont de si long temps ordonné de l’or pour seruir de restaurant aux malades, et mesmes les medecins Arabes en vsoyent, qui estoyent les plus excellens de tous les autres.

Practique.

Ie t’accorde qu’il y a vn nombre infini de medecins qui ont fait bouillir des pieces d’or dedans des ventres de chapons, et puis faisoyent boire le bouillon aux malades, et disoyent que le bouillon auoit retenu quelque substance de l’or, par ce que lesdittes pieces estoyent vn peu blanchies sur la superficie à cause du sel et de la graisse : Ce qui estoit faux, et s’ils eussent poisé lesdittes pieces, apres les auoir bouilli, ils les eussent trouué aussi poisantes que deuant. Autres faisoyent limer lesdites pieces d’or, et faisoyent manger la limeure aux malades, parmy quelque viande : ce qui estoit pire que s’ils eussent mangé du sable. Autres prenoyent de l’or en feuille de quoy vsent les peintres : mais tout cela seruoit autant d’vne sorte que d’autre.

Theorique.

Encores que l’or ne serue rien aux malades en la sorte que tu dis, tu ne peux nier qu’il ne leur serue quand il est potable. Car les alchimistes qui le rendent potable le calcinent en poudre fort subtile, et quand il est meslé parmy quelque liqueur, il s’incorpore aussi bien comme pourroit faire la graisse de chapon parmy le bouillon. Voila comment et par quel moyen l’or peut seruir à restaurer et nourrir le malade.

Practique.

Tu n’entens pas bien ce que tu dis. Car tu sçais bien que les fournaises de feu ne peuuent consommer l’or pur ; comment seroit il donc possible que l’estomac d’vn malade le peut consommer ? attendu qu’il est desia si debile qu’il ne seauroil digerer vne pomme cuitte.

Theorique.

Et tu te moques bien de moy ; l’or n’est il pas desia consommé quand il est potable ? l’alchimiste qui l’a rendu potable l’a rendu aussi liquide que de l’eau claire.

Practique.

Tu t’abuses, et n’entens rien de tous mes propos, ou bien tu fais semblant de n’en vouloir rien entendre : Car quand tous les alchimistes auroyent mis l’or en potage plus subtil que la fine essence ou quinte distilation de vin, encores dirois ie qu’ils n’ont rien fait à ce qu’il puisse seruir de nourriture. Vray est que s’ils pouuoyent dissoudre l’or sans aucune addition, alors ie serois de leur party, moyennant aussi qu’il se peust dissoudre à vne chaleur du tout semblable à celle de l’estomac : Car autrement quel proufit pourroit faire vne matiere à l’estomac si la chaleur naturelle n’est capable de la dissoudre, comme elle fait les viandes qui luy sont donnees pour nourriture ? Mais quoy ! ils ne font qu’adulterer, calciner et pulueriser, et puis mettent autres liqueurs pour le faire boire. Ne sçay ie pas bien que toutes choses dures, seiches et alterees, estant puluerisees se peuuent boire auec autres liqueurs ? ce n’est pas à dire pourtant qu’elles puissent seruir de nourriture : tu pourras bien boire du sable et autres poussieres ; diras tu pourtant que cela te soit nourriture ? l’on sçait bien que non.

Theorique.

Ce n’est pas tout vn : car on prend l’or pour restaurant, comme le plus parfait de tous les alimens, et dit on qu’vn homme qui se nourriroit d’or seroit immortel, ainsi que l’or ne se peut consommer, et dure à iamais.

Practique.

Vrayement tu as bien dit à ce coup : car si vn homme se pouuoit nourrir d’or, ô que ce seroit vn bel idole ! Ie m’esmerueille que tu n’as honte de mettre vn tel propos en auant : d’autant que ce propos est suffisant pour vaincre toutes tes disputes. Tu dis que l’or est eternel selon le cours de ce siecle. Or s’il est eternel, l’estomac de l’homme n’aura donc garde de le consommer, puis que le temps, la terre, l’air ny le feu ne le peuuent consommer, par quel moyen sera il donc consommé en l’estomac ? car l’effect de l’estomac de l’homme est de cuire et consommer ce qui luy est donné : et ce qui est bon pour la nourriture est enuoyé par tous les membres, pour augmenter la chair et le sang et tout ce qui est en l’homme, et le surplus il l’enuoye hors aux excrements. Or ie te demande, vn homme qui seroit nourri d’or sans manger autre chose, pourroit il engendrer quelque excrement ? si tu dis qu’ouy, l’or n’est donc pas eternel : si tu dis que non, il ne faudra pas de priuez, ny de chaires percées, pour ceux qui seroyent nourris d’or potable.

Theorique.

Il est impossible de vaincre tes opinions : toutefois plusieurs ont escrit que l’or potable a des vertus merueilleuses. N’as tu pas veu un liure imprimé depuis n’agueres[3], qui dit que le Paracelse, medecin Alemand, medecinalement a guari vn nombre de ladres (lépreux) par le moyen de l’or potable. Et toy qui n’es qu’vn tarracier desnué de toutes langues, sinon de celle que ta mere t’a apris, oses tu bien parler contre vn tel personnage, qui a composé plus de cinquante liures de medecine, lequel est estimé vnique, voire monarque entre les medecins ?

Practique.

Quand le Paracelse et tous les medecins qui furent iamais m’auroyent presché, ie diray tousiours que si l’or potable estoit mis dedans vn creuset, et soudé, que la liqueur qui auroit esté mise auec l’or se viendroit à exaller, brusler et consommer, l’or qui auroit esté potagé se rendroit en vn lingot, et si l’estomac de l’homme estoit aussi chaud qu’vne fournaise, il feroit aussi venir cest or potable en vne masse ou lingot : et s’il estoit autrement, l’or ne pourroit estre appellé fixe ou eternel, comme tu dis.

Theorique.

Et que deuiendra donc le dire du Paracelse qui en a guari tant de ladres ?

Practique.

Ie me doute que le Paracelse est plus fin que toy ny moy : Car peut estre qu’apres qu’il a eu trouué quelque rare medecine, par le moyen des metaux imparfaits, marcassites, ou autres simples, il fait accroire que c’est or potable, pour la faire trouuer meilleure, et s’en faire mieux payer. C’est la moindre finesse de quoy il se pourroit aduiser : I’en ay bien veu de plus fines en vne petite ville de Poitou, où il y auoit vn medecin aussi peu sçauant qu’il y en eut en tout le pays, et toutesfois par vne seule finesse il se faisoit quasi adorer[4]. Il auoit vne estude secrete bien pres de la porte de sa maison, et par vn petit trou voyoit venir ceux qui luy apportoyent des vrines, et estants entrez en la court, sa femme bien instruite se venoit assoir sur vn bois, pres de l’estude où il y auoit vne fenestre fermée de châssis, et interrogeoit le porteur d’vrines d’où il estoit, et que son mari estoit en la ville, mais qu’il viendroit bien tost, et les faisant assoir aupres d’elle les interrogeoit du iour que la maladie print au malade, et en quelle partie du corps estoit son mal, et consequemment de tous les effects et signes de la maladie ; et pendant que le messager respondoit aux interrogations, Monsieur le Medecin escoutoit tout, et puis sortoit par vne porte de derriere, et rentroit par la porte de deuant, par où le messager le voyoit venir, lors la dame luy disoit : voyla mon mari, parlez à luy. Ledit porteur n’auoit pas si tost présenté l’vrine, que Monsieur le Medecin ne la regardast auec fort belle contenance, et apres il faisoit vn discours de la maladie, suyuant ce qu’il auoit entendu du messager par son estude : Et quand ledit messager estoit retourné au logis du malade, il contoit comme par vn grand miracle le grand sçauoir de ce Medecin, qui auoit conneu toute la maladie soudain qu’il auoit veu l’vrine, et par ce moyen le bruit de ce Medecin augmentoit de iour à autre. Voyla pourquoy ie t’ay dit que peut estre Paracelse faisoit à croire que sa medecine estoit d’or potable, et qu’il n’en vsa iamais.

Theorique.

Ie ne sçay comment tu l’entends : tu as dit cy dessus que peut-estre le Paracelse faisoit quelque medecine pour la lepre, de quelques metaux ou autres simples, et puis faisoit à croire que c’estoit or potable, afin d’estre payé. Puis qu’il peut faire medecine de metaux, pourquoy l’or ne pourra il aussi bien seruir à la medecine comme les autres metaux ?

Practique.

Tu te trompes : le désir que tu as de faire trouuer ta cause bonne, t’empesche d’entendre mon propos. Car ie ne t’ay pas dit que le Paracelse prenoit des metaux, mais bien des metaux imparfaits, ou quelques marcassites, ou autre mineral, comme pourroit estre l’anthimoine, duquel plusieurs font estat en la medecine.

Theorique.

Te voyla pris par ta propre bouche : car puis que tu confesses que l’anthimoine peut seruir en la medecine, ie di que l’or y peut aussi bien seruir, car l’antimoine est vn metal, partant la victoire me demeure, et faut que tu confesses estre vaincu.

Practique.

Te voila aussi sage qu’au parauant, de dire que l’anthimoine est vn metal, et qu’il sert en medecine. Et tu sçais bien que toute nostre dispute n’est que sur le fait du restaurant, qui vaut autant à dire comme reparation de nature : en premier lieu tu parles fort mal de dire que l’anthimoine est vn melal ; car il est certain que ce n’est qu’vne espece de marcassite, ou bien commencement de metal : d’autre part tu dis que i’ay dit qu’il sert en medecine : ouy bien : mais non pas de restaurant. Car s’il pouuoit seruir de restaurant, l’on en pourroit manger comme d’vne autre viande. Mais tant s’en faut : car l’homme qui en prendra plus de quatre ou six grains se met en hazard de mourir. Or ceux qui veulent faire valoir l’or potable disent qu’vn malade en peut prendre deux fois par chacun iour : parquoy l’anthimoine n’est pas à propos pour prouuer le restaurant d’or. Car vn metal parfait ne se peut mouuoir à la chaleur de l’estomac. Mais il n’est pas ainsi de l’anthimoine. Car son action est veneneuse, et par sa venenosité il esmeut toutes les parties de l’estomac, du ventre, et de tout le corps, et cela se fait par une exalation qui est causee de luy mesme, par ce qu’il est imparfait, et qu’il a esté tiré de la miniere auparauant que sa decoction fut venue en sa perfection : comme ainsi soit que les metaux parfaits ne pourroyent esmouuoir aucune vapeur en l’estomac comme fait l’anthimoine. Voila comment il faut parler des choses auecques preuues fondées sur quelque raison, non pas aller chercher les corps celestes, comme aucuns qui, pour prouuer le restaurant d’or, montent iusques au ciel, et vont chercher vn sol, luna, mercure, et autres planettes, iusques au nombre de sept : disans qu’elles ont domination sur les metaux et sur les corps humains : ie n’entends rien en l’Astrologie, mais bien sçay-ie que le corps humain ne peut estre nourry que de choses suiettes à putrefaction : et d’autant que l’or ne se peut putrifier ny consommer au corps de l’homme, ie dy et maintiens qu’il ne peut seruir de medecine, ny de restaurant ; et que toutes choses desquelles la langue ne peut faire attraction de saueur, ne peuuent seruir à la nourriture. Car Dieu a mis la langue pour sonder les choses qui sont vtiles, pour les autres parties du corps, et faut noter que quand vn homme est fort malade, on lui baille des viandes les plus tendres ; si on luy baille du fruit, on le fait cuire afin qu’il soit plutost mis en putrefaction : Autrement l’estomac debile ne les pourroit consommer pour enuoyer la liqueur nutritiue à toutes les parties du corps, et le marc aux parties excrementales. Si ainsi est qu’vn estomac debile trauaille beaucoup à digerer vne pomme cuitte, comment peux-tu croire qu’il peut consommer l’or ? et veu que le corps ne peut rien consommer sinon les choses desquelles la langue puisse tirer quelque saueur auparauant qu’elles aillent plus outre, comment pourra il consommer l’or ? tu l’as beau taster à la langue, tu n’as garde d’en tirer aucune saueur. Veux tu que ie te die vn beau trait auant que finir mon propos ? Si la langue pouuoit tirer quelque saueur d’vne piece d’or, ie te puis asseurer qu’elle amoindriroit de poids, d’autant que la langue en auroit attiré. Aussi ie di que quelque fleur que tu flaires auec le nez, que tu diminues sa vertu, d’autant que tu en prends auec le nez. Et note encores ce poinct, que toutes les choses que tu presentes à la langue, et que tu en tires quelque saueur, ladite saueur n’est autre chose que le sel qui est en la chose que tu tastes. Car le sel est de telle nature qu’il se dissoult à l’humidité et quand l’humidité est chaude il se dissoult plus promptement. Or la langue apporte auec soy vne humeur chaude, qui cause soudain faire attraction de quelque peu de sel de la chose qui luy est presentée. Voyla pourquoy je di que si la langue pouuoit tirer quelque saueur de l’or ce seroit du sel, et l’or diminueroit, d’autant que la langue en auroit attiré, et n’en pouuant rien tirer comme des alimens nutritifs, il est aisé à conclure que l’or ne peut seruir de nourriture.

  1. Ce petit livre est évidemment la Recepte véritable, publiée en 1563, et dans laquelle se trouvent, en effet (de la page 54 à la page 57 de cette édition), la plupart des arguments reproduits ici avec quelque extension. C’est donc à tort que Gobet affirme qu’il n’est pas question d’or potable dans le livre imprimé, en 1563, à La Rochelle. Quant à la conformité qu’il trouve entre cette dissertation et ce qu’on lit à ce sujet dans la Déclaration des abus et ignorances des médecins, qu’il lui attribue, on verra que cette analogie est loin de justifier l’opinion que Palissy soit l’auteur de ce dernier opuscule.
  2. Gobet assure que ce médecin était Germain Courtin, qui publia un livre sous ce titre : Germani Courtini, medici Parisiensis, adversùs Paracelsi de tribus principiis, auro polabili, tolâque pyrotechniâ portentosas opiniones, diaputatio. In-4o, Parisiis, 1579.
  3. Il s’agit de l’ouvrage de Roch Le Baillif, publié en 1580, intitulé : Traité de l’homme, de ses maladies, médecine et absolus remèdes, ès teintures d’or, corail et antimoine, magistère de perles, etc. Le Baillif, qui devint par la suite médecin de Henri IV, était un zélé partisan de Paracelse.
  4. Gobet pense que Palissy a voulu désigner Sébastien Colin, médecin de Fontenay-le-Comte, en Poitou, auteur du livre intitulé : Déclaration des abus et tromperies que font les apothicaires. Tours (Poitiers), 1553, plusieurs fois réimprimé sous le pseudonyme de Lisset Benancio, anagramme de son nom. C’est à cet ouvrage de S. Colin que répondait l’opuscule ayant pour titre : Déclaration des abus et ignorance des médecins, Lyon, 1557, que le même éditeur s’efforce d’attribuer à Palissy, et sur l’origine duquel nous exprimons ailleurs nos doutes. S. Colin, outre quelques traductions, avait publié un livre intitulé : Bref dialogue contenant les causes, jugemens, couleurs et hypostases des urines, etc. Poitiers, 1558, in-8o.