La Vache tachetée (recueil)/?
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La Bouille est, sur la Basse-Seine, un petit village, fréquenté des Rouennais et des gens d’Elbeuf. Il n’a de particulier que cette faveur qui, on ne sait pourquoi, le désigne à la passion des excursionnistes et villégiaturistes départementaux. Par un phénomène inexpliqué, La Bouille leur procure, paraît-il, l’illusion d’une plage et le rêve d’une mer. De Rouen ou d’Elbeuf, on assiste à cette folie des familles partant pour La Bouille, les petits avec des haveneaux et des paniers où le mot : « crevettes » est brodé en laine rouge ; les grands coiffés de chapeaux à la Stanley, armés de lorgnettes formidables, et tout pleins de cette religieuse attention que donne la promesse des grands horizons maritimes et des bonnes brises salées. Or, à La Bouille, la Seine n’est pas plus large qu’à Vernon ou au Pont-de-l’Arche. En revanche, elle y est moins accidentée. Elle coule, lente et coutumière, entre deux berges expressément fluviales, que hantent les gardons et les chevennes, poissons terriens s’il en fut. Et cependant, pour peu que vous causiez cinq minutes avec un Rouennais de Rouen ou un Elbeuvien d’Elbeuf, il vous dira « Comment, vous ne connaissez pas La Bouille !… Mais il faut aller à La Bouille, il faut déjeuner à La Bouille ! La Bouille ! La Bouille ! » Quand il a dit : La Bouille ! il a tout dit. Quand il est allé à La Bouille, il a tout fait. Dans l’arrière-boutique, emplie de la poussière du coton, dans l’asphyxiante odeur de l’usine, La Bouille se présente à son esprit comme une sorte de Nice normande, de Sorrente occidentale, d’île lointaine et féerique, ceinturée de plages d’or et frangée d’écume rose, où sont des fleurs, des poissons et des oiseaux, comme il n’en existe dans aucun coin équatorial.
La vie est pleine de folie, surtout pendant l’été, où elle pullule et se multiplie en d’étranges migrations. Quand on croise les regards des hommes, encaqués dans les wagons des trains de plaisir, empilés comme des tas de charbon sur le pont du paquebot à prix réduit, quand on se demande où ils vont, ce qui les pousse, ce qui les a réunis là, quand on suit leurs gestes si complètement inharmoniques au milieu d’aventure et de hasard où ils s’ahurissent, on éprouve la sensation de vivre une vie de cauchemar, effarante, et pareille à un conte d’Edgar Poë réalisé. Il n’y a pas de meilleure objection à la théorie des causes finales que le déconcertant spectacle d’un départ, ou d’une arrivée de touristes, en quelque endroit que ce soit. Pourquoi y a-t-il toujours, parmi les multitudes en fête et si moroses que dégorgent les bateaux sur les quais hostiles, et qui engorgent les trains, pour des destinations circulaires et perrichonnesques, pourquoi y a-t-il un vélocipédiste, un infirmier et un prêtre ? Pourquoi cette rencontre inévitable et fortuite, dans les foules provinciales, aussi inévitable et aussi fortuite, que celle de l’éternel Chinois perdu dans les foules parisiennes ? Ce Chinois, ce vélocipédiste, cet infirmier et ce prêtre, est-ce donc une seule personne ? Ou bien est-ce l’âme même des multitudes, l’insaisissable et toujours présent homme des foules, que suivait, sans pouvoir l’atteindre jamais, le grand conteur américain ? Je ne puis maintenant voir un vélocipédiste, un infirmier, un prêtre, dans une foule, sans ressentir, aussitôt, la terreur si particulière et purement métaphysique que m’ont toujours causée les imaginations supra-sensibles de l’irréel et pourtant si véridique auteur des Histoires extraordinaires. D’ailleurs, où que l’on aille et quoi que l’on voie, on ne se heurte jamais qu’à du désordre et à de la folie. Et la plus grande folie est de chercher une raison aux choses. Les choses n’ont pas de raison d’être, et la vie est sans but, puisqu’elle est sans lois. Si Dieu existait, comme le croit vraiment cet étrange et anormal Edison qui s’imagine l’avoir découvert dans le pôle négatif, pourquoi les hommes auraient-ils d’inutiles et inallaitables mamelles ? Pourquoi, dans la nature, y aurait-il des vipères et des limaces ? Pourquoi des critiques dans la littérature ? Et pourquoi, moi aussi, serais-je allé à La Bouille ?
Le jour que, sur les quais de Rouen, je m’embarquai pour La Bouille, rêvant à je ne sais quels paradis, la première chose que j’aperçus sur le bateau fut un vélocipédiste, la seconde un infirmier, la troisième un prêtre. Je les aperçus nettement tous les trois, je n’aperçus même qu’eux, bien qu’ils fussent perdus dans une foule de drapiers et de cotonniers, dont la plupart, terribles Livingstones séquanais, étaient coiffés de casques blancs et chaussés de jambières en cuir fauve. Cela me disposa mal à la joie. Il pleuvait et le vent d’ouest faisait clapoter le fleuve. Je pensai tout de suite que j’aurais bien dû rester à Rouen, au lieu de courir la chance d’un paysage envahi par tant de drapiers et de cotonniers. Rouen est une ville admirable, et qu’on ne se lasse jamais d’admirer, bien qu’elle ait été déjà fort endommagée par la truelle moderne. Avec ses cathédrales, ses palais, ses maisons ciselées comme une serrure d’art, c’est vraiment la ville éternelle. Il faut même se hâter de l’admirer avant que tout cela ait disparu — ce qui ne saurait tarder, — sous le vandalisme des réparations. Les architectes ont envahi, hideuses limaces, le flanc des monuments et dévorent cette floraison superbe de pierre. Mais le bateau filait ; déjà il avait franchi le port. Les coteaux apparaissaient couronnés de forêts, flanqués de villas riantes ; et très graves, les drapiers regardaient la Seine, avec ce regard conquérant que dut avoir Stanley, lorsque, pour la première fois, il découvrit les grands lacs vierges du continent africain.
Le voyage s’effectua sans incidents. Pourtant, en passant au Val-de-la-Haye, un cotonnier révolutionna toutes mes notions historiques. Sur le bord du fleuve, une colonne s’élève, que surmonte un aigle aux ailes éployées. Cette colonne insolite, qui tout à coup se dresse sur la berge, dans une prairie, éveilla la curiosité d’un passager. Il demanda ce que cela signifiait. Un cotonnier dit :
— C’est une colonne commémorative.
— Commémorative… de quoi ? insista le passager.
— Commémorative d’un des plus fameux événements dont parle l’histoire, répondit le cotonnier, non sans orgueil…
Et comme le passager ouvrait des yeux béants d’attention, le cotonnier déclara :
— C’est là, monsieur que Napoléon débarqua, à son retour de l’Île d’Elbe, sous Louis-Philippe.
Le passager sursauta. Mais il était timide :
— Ah ! Vraiment !… dit-il… En effet, je me rappelle… Mais ne confondez-vous pas Napoléon avec ses cendres ?… Parce que, Napoléon, à son retour de l’Île d’Elbe, il me semble bien, débarqua…
D’un mouvement brusque, le cotonnier enfonça sur sa tête son casque dont le voile flottait dans le vent.
— Dites-donc, vous ?… Regardez-moi bien… Ai-je l’air d’un homme qui confond ?… Quand je vous dis que Napoléon a débarqué là, c’est qu’il a débarqué là… Suis-je du pays, oui ou non ?…
Un drapier qui avait saisi la conversation, intervint, conciliateur et poli :
— Le fait est exact, monsieur… Napoléon a bien débarqué ici… Et même j’ose dire que, si au lieu de débarquer au Val-de-la-Haye, il eût débarqué à La Bouille, comme cela pouvait arriver, mon Dieu, à quoi tiennent les choses ?… il eût été tellement enchanté du pays, qu’il y serait peut-être resté… Et nous n’aurions pas eu de Waterloo.
Le passager jeta sur moi des regards effarés… On arrivait à La Bouille. La joie, l’orgueil illuminèrent les visages rouennais d’une lueur subite. Malgré la pluie que le vent d’ouest nous cinglait à la figure, je vis les petits s’éparpiller sur les berges du fleuve, brandissant d’illusoires haveneaux, et les grands coiffés de leurs casques et de leurs cache-nuque, s’étaler sur l’herbe mouillée, comme sur le sable d’une grève, et suivre, d’un œil charmé, le mouvement des vagues chimériques et le vol lointain des bateaux absents, tandis que des couples adultères, enviant la liberté des mouettes idéales et l’infini de l’horizon ouvert à leurs désirs, rêvaient à des voyages qui ne finissent pas.
Or, je remarquai, avec une grande mélancolie, que la Seine, tout à l’heure, large et gaie, se resserre à La Bouille, s’étrangle contre le coteau, et s’attriste, reflétant les nostalgies de ce petit village, dont les Rouennais troublent la paix rurale. Le bac passait une vache de l’autre côté du fleuve. Sur le quai, jambes pendantes, un ancien gendarme pêchait à la ligne, et des mouches s’acharnaient autour d’un morceau de viande, accroché à l’étal d’un boucher.
J’allai m’échouer dans un restaurant, et là, durant deux heures, devant un vague déjeuner, j’observai la joie du meurtre, qui brillait dans les regards d’une femme, venue, là, avec un vieux parent. Je n’entendais pas ce qu’elle disait, mais lui, le vieux, chaque fois, répondait :
— Mais non, ma nièce, mais non… il fait trop froid… Ça me donnerait une fluxion de poitrine… Tu sais bien que j’ai failli mourir de ça, l’année dernière, chez toi…
Sur le chemin de halage, le vélocipédiste voltait sur son vélocipède.