Œuvres complètes de Béranger/À M. Lucien Bonaparte, prince de Canino

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À M. LUCIEN BONAPARTE,


PRINCE DE CANINO.




En 1803, privé de ressources, las d’espérances déçues, versifiant sans but et sans encouragement, sans instruction et sans conseils, j’eus l’idée (et combien d’idées semblables étaient restées sans résultat !), j’eus l’idée de mettre sous enveloppe mes informes poésies et de les adresser, par la poste, au frère du Premier Consul, M. Lucien Bonaparte, déjà célèbre par un grand talent oratoire et par l’amour des arts et des lettres. Mon épître d’envoi, je me le rappelle encore, digne d’une jeune tête toute républicaine, portait l’empreinte de l’orgueil blessé par le besoin de recourir à un protecteur. Pauvre inconnu, désappointé tant de fois, je n’osais compter sur le succès d’une démarche que personne n’appuyait. Mais le troisième jour, ô joie indicible ! M. Lucien m’appelle auprès de lui, s’informe de ma position, qu’il adoucit bientôt ; me parle en poëte et me prodigue des encouragements et des conseils. Malheureusement il est forcé de s’éloigner de la France. J’allais me croire oublié, lorsque je reçois de Rome une procuration pour toucher le traitement de l’Institut dont M. Lucien était membre, avec une lettre que j’ai précieusement conservée et où il me dit :

« Je vous adresse une procuration pour toucher mon traitement de l’Institut. Je vous prie d’accepter ce traitement, et je ne doute pas que, si vous continuez de cultiver votre talent par le travail, vous ne soyez un jour un des ornements de notre Parnasse. Soignez surtout la délicatesse du rhythme : ne cessez pas d’être hardi, mais soyez plus élégant, etc., etc. »

Jamais on n’a fait le bien avec une grâce plus encourageante ; jamais, en arrachant un jeune poëte à la misère, on ne l’a mieux relevé à ses propres yeux. Aux sages avis qui accompagnent de tels bienfaits, on sent que ce n’est pas la froide main d’une générosité banale qui vient vous tirer de l’abîme. Quel cœur n’en eût été vivement ému ! j’aurais voulu pouvoir rendre ma reconnaissance publique ; la censure s’y opposa. Mon protecteur était proscrit comme il l’est encore.

Pendant les cent jours, M. Lucien Bonaparte me fit entendre qu’en m’adonnant à la chanson, je détournais mon talent de la vocation plus élevée qu’il semblait avoir eue d’abord. Je le sentais ; mais j’ai toujours penché à croire qu’à certaines époques les lettres et les arts ne doivent pas être de simples objets de luxe, et je commençais à deviner le parti qu’on pourrait tirer, pour la cause de la liberté, d’un genre de poésie éminemment national. Je ne sais ce que M. Lucien pense aujourd’hui de mes chansons ; j’ignore même s’il les connaît. Je lui ai plusieurs fois écrit pendant la Restauration sans en obtenir de réponse. En vain me suis-je dit qu’en me répondant il craignait sans doute de me compromettre, son silence m’a affligé. Depuis la Révolution de Juillet, j’ai cru devoir attendre la publication de mon dernier recueil pour lui rappeler tout ce qu’il a fait pour moi.

En ce moment où mes regards se portent en arrière, il m’est bien doux de les arrêter sur l’homme illustre qui, jadis, m’a sauvé de l’infortune ; sur celui qui, en me donnant foi dans mon talent, a rendu à mon âme les forces que le malheur allait achever de lui ravir ! Sa protection placée ailleurs eût pu procurer un grand poëte à la France, mais elle ne pouvait rencontrer un cœur plus reconnaissant.

Le souvenir de mon bienfaiteur me suivra jusque dans la tombe. J’en atteste les larmes que je répands encore après trente ans, lorsque je me reporte au jour béni cent fois, où, assuré d’une telle protection, je crus tenir de la Providence elle-même une promesse de bonheur et de gloire.

Puisse l’hommage de ces sentiments si vrais, si mérités, parvenir jusqu’à M. Lucien Bonaparte et adoucir pour lui l’exil où mes vœux ne sont que trop habitués à l’aller chercher ! Puisse surtout ma voix être entendue, et la France se hâter enfin de tendre les bras à ceux de ses enfants qui portent le grand nom dont elle sera éternellement fière !


Passy, 15 janvier 1833.