La Muse au cabaret/Éloquence perdue

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La Muse au cabaretLibrairie Charpentier et Fasquelle (p. 22-25).


ÉLOQUENCE PERDUE


À Élémir Bourges.


Un dimanche de Fructidor
Dernier, dans un village
De pêcheurs, au pays d’Armor,
Me trouvant de passage,

À l’église je suis entré,
Juste au moment sévère
Que le recteur exaspéré
Jaillissait de sa chaire.

Il y avait un monde fou,
Femmes et jeunes filles ;
Beaucoup de mathurins itou,
Ouvrant leurs écoutilles.


Or, ce recteur hurla, tonna
Contre l’intempérance
Qui sévit, dans ce pays-là,
Plus qu’autre part, en France.

La mer ! qu’est-ce que vous voulez ?…
Rien comme ça n’altère…
Et nos bons mathurins salés
Se dessalent à terre.

Sans entrer dans la lettre, ici,
De son réquisitoire,
Il leur dit à peu près ceci,
Si j’ai bonne mémoire.

« Il avait vu dans les ruisseaux
Des gars, près de sa cure !
Se vautrer comme des pourceaux
Du troupeau d’Épicure !…

« Et que c’était se ravaler
Au-dessous de la brute,
À ce point, que tel croit parler,
Qui seulement quirrute…

« Que l’ivrognerie, à coup sûr,
Est des vices le pire,
À cause qu’il exerce sur
Les autres son empire…


« Et d’ailleurs, qu’on ne devait pas,
Malgré la soif contraire,
Boire en dehors de ses repas,
Si ce n’est de l’eau claire…

« Que si leur raison se noyait
En de sales guinguettes,
En revanche, on ne les voyait
Jamais donner aux quêtes…

« Enfin, qu’au lieu de dépenser
Tout leur « décompte » à boire,
Ils feraient mieux le lui verser,
Pour s’offrir un ciboire… »

Et patati, et patata…
Il parla sur ce thème,
Trois quarts d’heure au moins, tempêta
Et lança l’anathème ;

En l’entrelardant de latin
Que l’on cuisine à Rome,
Et citant du Saint Augustin
Avec du Saint Jérôme.

Or, tout près de moi, j’entendis,
Après cette tirade,
Un de ces mathurins maudits
Dire à son camarade :


« — Hein ! crois-tu qu’il s’est emballé,
Qu’en dis-tu, mon compère ?
Tout de même, il a bien parlé..,
Allons donc prendre un verre. »