Études sur l’antiquité/09

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Études sur l’antiquité
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 542-564).
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ETUDES


SUR


LA SOCIETE ROMAINE.




I. Rome sous Auguste, par M. Dezobry.

II. Études sur le Théâtre latin, par M. Maurice Meyer.

III. Rome, ses Conservateurs, ses Novateurs et la Monarchie d’Octave-Auguste, par M. Legris.




On s’est plu souvent à chercher des ressemblances entre l’antiquité, et notre époque. Par malheur, il y a presque toujours eu, dans ces rapprochemens peu de justesse. Sans doute, la nature humaine est toujours la même, et l’étude de ses caractères absolus et invariables est l’objet de la philosophie ; mais de combien de manières différentes peut-elle se manifester, selon les temps et les lieux, les mœurs et les événemens ? L’histoire est l’étude de ces variétés. S’il est difficile de trouver deux feuilles qui se ressemblent parfaitement, il l’est encore plus de trouver deux époques qui se prêtent à des rapprochemens exacts. Ceux qui cherchent ces prétendues analogies cèdent à un penchant assez naturel : ils veulent donner aux événemens passés l’intérêt d’une chronique contemporaine. On fait ainsi de l’histoire à allusions, comme les poètes de la restauration nous faisaient sur la scène un cours de tolérance et de droit constitutionnel sous prétexte de tragédie : César ou Octave-Auguste, Cicéron, Brutus et Caton deviendraient volontiers, pour quelques historiens, des pseudonymes sous lesquels se cacheraient discrètement des noms très modernes.

Je ne sais vraiment à qui rapporter l’honneur ou l’outrage de ces prétendues ressemblances ; je ne sais quels sont ceux qui, comme César et Auguste, gouvernent le monde après : l’avoir inondé de sang, quels hommes politiques s’obstinent aujourd’hui, comme Cicéron, Caton et Brutus, à mourir quand leur parti succombe. On ne meurt plus guère avec son parti, on en change, et le suicide politique n’est plus qu’une transformation. Les progrès de la civilisation ont adouci les mœurs publiques ; le mal même s’est rapetissé ; on sait assez qu’il n’y a plus guère de haines implacables. D’ordinaire, les haines viriles ont fait place aux rancunes, l’ambition à l’intrigue, l’orgueil à la vanité : cela tient peut-être à la différence des intérêts. Les ambitions des chefs étaient bien autrement excitées à Reine : la possession du monde connu, de l’Océan à l’Euphrate, voilà quelle était la récompense du vainqueur ; quant aux ambitions subalternes, on les satisfaisait en leur donnant à dévorer l’étendue de pays qui composerait aujourd’hui un de nos grands états européens, les Gaules ou les Espagnes, avec un pouvoir immense dont on abusait presque toujours, et une liste civile dont la probité ou l’avarice du proconsul déterminait seule l’étendue. Ceux qui se contentaient de cela étaient les médiocrités, les gens modestes, les figurans du drame. Si les acteurs et les rôles étaient tout autres, la mise en scène des assemblées politiques était aussi un peu différente : représentez-vous le forum romain, avec ses temples magnifiques, ses milliers d’auditeurs toujours prêts à ensanglanter les discussions, et, au fond de la scène, au lieu d’un orateur en habit noir gesticulant sur le marbre d’une tribune auprès d’un verre d’eau sucrée, figurez-vous Cicéron ou César debout sur cette estrade en pierre où s’étaient tant de fois décidées de si grandes destinées ; derrière l’orateur, au-dessus de sa tête, au lieu de l’urne qui contient le sort des ministères, le Capitole, siège d’un pouvoir immense, et la roche Tarpéienne, suspendue comme une menace, que l’opposition désigne souvent du doigt aux ambitieux, pour rappeler les inconvéniens de la responsabilité ministérielle. Voilà le théâtre : il prêtait à l’émotion ; l’éloquence devait s’en ressentir, les passions en devaient être agrandies.

Sans doute, l’éloignement peut grossir les objets et leur donner des apparences terribles ou magnifiques. Il y a quelques années, dans une lettre publiée en tête des nouvelles de M. Töpffer, M. Xavier de Maistre, venant en France après un long séjour en Russie, passait en revue tous les monumens nouveaux qu’il trouvait à Paris, et, s’arrêtant devant le Palais-Bourbon, s’écriait avec terreur : Ici c’est le Vésuve ! Il paraît qu’aux yeux de l’ingénieux écrivain l’absence avait donné à nos pacifiques débats des proportions formidables. Vue de Saint-Pétersbourg, la chambre des députés peut faire l’effet d’un volcan ; mais nous, mieux placés pour en bien juger, nous avons meilleure opinion de la sagesse de nos législateurs. Ce qui prouve pourtant que ce n’est pas seulement la distance qui idéalise pour nous les hommes et les choses de l’antiquité, c’est que Napoléon, presque notre contemporain, nous semble aujourd’hui tout aussi poétique que César pour le moins. C’est peut-être le seul homme des derniers siècles qui ait eu une grandeur antique dans son génie et dans ses fautes. Il semble que la société moderne ait mis plus d’égalité entre les hommes, comme elle a établi moins de disproportion entre les fortunes. Nous avons moins des millionnaires et moins de misérables, moins de grands hommes et plus d’honnêtes gens. Les grandes époques et les grands hommes seront toujours des exceptions. C’est leur originalité même qui fait leur grandeur, et c’est aussi ce qui les empêche de se prêter aux rapprochemens. On peut bien s’amuser à faire ces comparaisons puériles, ces parallèles à deux battemens, quand on a l’ambition innocente de faire figurer un jour son nom dans un cours de littérature à l’usage des écoliers ; mais, si l’on étudie sérieusement les faits pour les reproduire avec fidélité, on est plutôt tenté de prendre pour devise le mot d’Angélique à Thomas Diafoirus : « Les anciens, monsieur, étaient les anciens, et nous sommes les gens d’aujourd’hui. » Ceux qui veulent pourtant à toute force trouver des ressemblances les rencontreront plutôt encore dans les détails de la vie ordinaire, dans les petites passions de tous les jours, les petits intérêts quotidiens, car, si les grands hommes ne se ressemblent guère, les médiocrités se ressemblent ; la foule est partout la foule. Chaque époque aime à se voir dans le passé comme dans un miroir, et, chose bizarre, son plus vif plaisir ou sa plus douce consolation est d’y retrouver ses laideurs. C’est une satisfaction qu’on peut se donner en lisant l’ouvrage de M. Dezobry.

L’auteur de Rome au siècle d’Auguste nous présente, un jeune Gaulois venu de la petite ville des Parisi, de la pauvre Lutèce, misérable amas de masures renfermées dans une île de la Seine et qui doit être un jour Paris. Le jeune voyageur arrive à Rome au commencement du règne d’Auguste ; la république vient de finir, l’empire commence. Rome conserve, sous un despotisme hypocrite, les formes de la liberté ; c’est le bon moment pour la visiter. On peut l’admirer encore : il faut se hâter, il est vrai. Brutus et Cicéron viennent de mourir, mais Tibère va régner. Ce pauvre Gaulois tout naïf ne fait point un pas dans la ville impériale sans y trouver un sujet de stupéfaction. Il fait part de ses impressions à un ami resté en Gaule. Nous autres, ses descendans, un peu plus dégourdis sans doute, nous qui croyons avoir moins de droit de nous étonner, suivons-le un peu dans Rome : les motifs d’étonnement ne nous manqueront pas plus qu’à lui.

Ce qui nous étonnera le moins, c’est l’aspect physique de Rome, ses immenses amphithéâtres, ses quatorze régions toutes peuplées d’admirables monumens, son forum pacifié, mais toujours plein de tragiques souvenirs. Il y a, dit-on, encore à Rome quelque chose qui ressemble à des élections ; voyons un peu ce qu’étaient alors les manœuvres électorales. Nous reconnaîtrons que nos pauvres scandales sont des misères insignifiantes à côté de la corruption organisée de Rome ancienne, et que nos plaintes à ce sujet feraient pâmer de rire quelque Romain d’alors, Asinius Pollion par exemple (un de ces conservateurs indépendans qui blâmaient toujours le gouvernement impérial, et concluaient invariablement en votant pour lui). Nous devrons reconnaître ici notre infériorité, et confesser qu’en ceci, comme en beaucoup d’autres choses, les Romains seront toujours pour nous des modèles décourageans.

Le mécanisme électoral reposait surtout sur la bienveillance mutuelle, les devoirs réciproques des cliens et des patrons. Les devoirs du patron ou de l’éligible envers ses cliens ou ses électeurs étaient de deux sortes. D’abord il devait les protéger dans tous leurs intérêts. Il ne s’agissait pas de leur procurer des places. Depuis la chute de la république, les fonctions civiles, conférant fort peu de puissance, étaient peu recherchées. L’édilité, à Rome, par exemple, fonction qui correspondait à peu près à celle de préfet à Paris, était évitée comme un fléau, et, comme personne ne voulait plus s’en charger, Auguste fut obligé de faire tirer au sort parmi les anciens tribuns ou questeurs, et d’en condamner quatre à l’édilité. Nous n’en sommes pas réduits là. Il est vrai qu’à Rome ces fonctions pénibles et dispendieuses étaient gratuites, comme presque toutes les fonctions publiques ; c’est ce qui explique le désintéressement des Romains à cet égard.

Les services que le patron devait rendre à ses cliens étaient d’une nature toute personnelle ; il devait être prêt à les assister dans leurs procès par son éloquence, s’il était orateur, ou tout au moins par sa présence ; il ne pouvait témoigner contre eux en justice, la loi même l’en dispensait. Manquer de parole à un client, le tromper par de fausses promesses, c’était un scandale inoui ; c’était perdre un électeur, mais de plus l’opinion publique était très rigoureuse à cet égard, et cela même allait si loin, que le doux Virgile met tout simplement dans les enfers ceux qui manquent à leurs engagemens avec leurs cliens (aut fraus innexa clienti ). Aujourd’hui que tant d’honnêtes gens font à leurs électeurs des promesses qu’ils ne peuvent tenir, cette fiction poétique serait intolérable ; le nombre des coupables suffit pour éloigner toute idée d’un pareil châtiment ; la sombre imagination de Dante lui-même s’en effraierait.

A cela se bornaient les devoirs du patron sous la république : c’était en défendant en justice ceux qui avaient besoin de son assistance que Cicéron s’était fait une nombreuse clientelle, qu’il avait mérité le surnom de patron de tout le monde (optimus patronus omnium) et obtenu le consulat. Plus tard, le patron fut obligé à des services d’un autre genre. Il lui fallait nourrir perpétuellement tout ce peuple d’électeurs, en admettre quelques-uns à sa table, et leur faire distribuer chaque jour la sportule, c’est-à-dire des rations de vivres de toute espèce. C’était, si l’on en croit Juvénal, un spectacle à voir, que cette armée de cliens stationnant le matin devant la porte du patron, chargés de leurs batteries : de cuisine pour y placer leurs rations. Et comme le client recevait autant de portions que sa famille comptait d’individus, il traînait après lui les siens, souvent même amenait dans une litière sa femme en couches ; Il arrivait aussi que tel misérable, forcé d’appeler la ruse au secours de son appétit, se faisait suivre d’une litière entièrement vide, les rideaux fermés : sa femme y était censée couchée. Il demandait deux portions à l’esclave chargé des distributions. Ma femme Galla est là-dedans, lui disait-il en lui montrant du doigt la litière bien close ; expédiez-moi promptement. Puis, remarquant un signe d’incrédulité sur la figure de l’intendant : Comment ! vous ne me croyez point ? Allons ; Galla, mets ta tête à la portière. La portière n’avait garde de s’ouvrir. Voyons, ne la tourmentez pas ; elle dort. Et il s’en allait avec ses deux portions.

Quelques patrons, au lieu de payer leurs cliens en nature, les soldaient en argent. Le prix varia. Sous les mauvais empereurs, dont le despotisme rendit tout-à-fait inutile le dévouement des électeurs, la générosité des patrons se ralentit d’autant ; ce n’était plus qu’un beau luxe, une tradition de grand seigneur. À cette époque, selon Martial, quelques-uns ne recevaient que 10 sesterces par mois (2 fr. 65 cent.), mais d’autres recevaient jusqu’à trois deniers par jour (3 fr. 20 cent.). C’étaient les cliens un peu influens ou ceux qui avaient su se mettre dans les bonnes graces de l’esclave favori. Les ambitieux donnaient de plus à leurs frais des réjouissances publiques ; il fallait d’immenses richesses pour subvenir à cette continuelle dépense. Les grandes fortunes n’étaient pas rares à Rome ; comme dans toute société mal organisée, on y voyait quelques riches et une infinité de misérables. D’ailleurs, le patron comptait bien s’indemniser un jour, s’il arrivait au gouvernement d’une province, grace au dévouement intéressé de ses électeurs : Alors il se dédommageait en épuisant la province par tous les moyens possibles ; puis il revenait dépenser à Rome le produit de ses rapines ; engouffrer les richesses acquises dans cet abîme sans fond, acheter de nouveau les suffrages, et il repartait pour une autre province, qu’il appauvrissait par les mêmes procédés. On volait pour acheter le droit de voler encore.

Quant aux devoirs des cliens, ils consistaient d’abord à bien voter ; c’est-à-dire en faveur du patron ; mais les élections n’avaient lieu qu’à de longs intervalles : que faire pour le patron pendant le reste du temps ? Il fallait l’aller saluer chaque matin et défiler processionnellement devant lui. Dans cette visite, on devait être en toge, pour lui faire honneur ; la tunique seule eût été inconvenante ; la toge était l’habit noir des Romains. De plus, les cliens escortaient le patron quand il sortait, car un grand de Rome se reconnaissait à la longue suite de gens qu’il traînait après lui. Enfin on devait partout chanter ses louanges et lui prodiguer les plus plates flatteries ; c’était tous les jours la répétition des mêmes bassesses ; il fallait être doué d’une vanité robuste pour subir sans dégoût cette monotonie d’adulation, mais il paraît qu’on y résistait. On sait que Zadig entreprend de guérir la vanité de l’itimadoulet de Médie en apostant des gens chargés de s’écrier, chaque fois qu’il ouvre la bouche : Il va avoir raison, — il a raison, — il a eu raison. Il semble que ce moyen curatif aurait mal réussi à Rome, et je sais, à Paris, des gens sur lesquels il est sans efficacité. L’itimadoulet de Médie fut radicalement guéri de sa vanité, à ce que prétend Voltaire ; j’ai peine à le croire, et je crains que, dans cette occasion, Voltaire n’ait eu trop bonne opinion de la nature humaine ; c’est peut-être la seule fois que cela lui soit arrivé.

On voit que, si le métier de patron était dispendieux, celui de client était un peu rude. Et tout cela, dit amèrement Juvénal, qui revient souvent sur la misère des cliens, tout cela pour un méchant dîner ! C’est ici qu’il faut s’écrier avec Napoléon : C’est le ventre qui fait mouvoir le monde[1] ! Cela était plus rigoureusement vrai à Rome qu’à Paris. Ce n’était pas qu’on n’eût souvent protesté contre ces scandales ; on avait fait des lois contre la vénalité, mais ces lois étaient impuissantes. Virgile, qui, comme Dante dans son Enfer, fut un assez bon justicier de tous les crimes publics, n’a-t-il pas dit dans son énumération des coupables :

Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem
Imposuit ; fixit leges pretio atque refixit.


« Ce damné a vendu sa patrie, et lui a donné un maître ; il a fait et défait des lois par intérêt. » Néanmoins le courant des mœurs publiques était plus fort que la voix des sages. D’ailleurs, l’or était depuis long-temps en grand honneur à Rome ; les vieux Romains, Caton l’Ancien tout le premier, avaient toujours eu un goût très prononcé pour ce métal. Cela tenait un peu à l’éducation ; il ne manquait pas de parens utilitaires qui, pour toute maxime de morale, répétaient à leurs fils : Enrichis-toi[2]. Horace se plaint que de son temps de jeunes Romains fussent déjà de grands calculateurs, très forts sur l’intérêt de l’argent ; il oppose sur ce point, à ses compatriotes, les Grecs, nation vaniteuse, mais essentiellement artiste, plus avide de gloire que de tout le reste[3].

Cette Rome si pompeuse était un singulier mélange de luxe et de misère, d’orgueil et d’avilissement. Sur treize cent mille habitans qu’elle renfermait, deux cent mille recevaient le blé pour rien, aux frais de l’état, indépendamment des vivres que la sportule leur procurait. Au milieu de cette population si mélangée fourmillait une foule d’industries étranges ; on peut voir dans l’ouvrage de M. Dezobry de curieux détails sur le charlatanisme des petits marchands. L’industrialisme y florissait. Il y avait des gens qui affermaient les entreprises publiques : celles des pompes funèbres, des boues de Rome, des vidanges, etc. Ceux-là amassaient d’immenses fortunes, et, selon Juvénal, devenaient de gros seigneurs, fort insolens comme de raison.

Une industrie plus relevée était celle des médecins ; c’étaient en général des Grecs, gens habiles, beaux parleurs et passablement charlatans. La plupart s’ingéniaient à trouver un système original, un remède unique, qu’ils appliquaient dans tous les cas. Rome avait ses hydropathes, seulement on les divisait en deux classes : ceux qui tenaient pour l’eau chaude, et ceux qui ne guérissaient que par l’eau froide. Asclépiade était à la tête de ces derniers. Ce qui contribua le plus à son succès fut l’aplomb imperturbable avec lequel il s’engagea à être déshonoré s’il éprouvait jamais la moindre indisposition. Ce qu’il y a de bizarre, c’est qu’il tint parole, et mourut, fort vieux, d’une chute dans un escalier, sans avoir jamais été indisposé. Il est vrai que, si les médecins réussissaient assez bien à se conserver, ils étaient quelquefois moins heureux avec leurs malades. Caton l’Ancien, qui les avait vus arriver à Rome, et qui les détestait et comme Grecs et comme médecins, Caton les accusait d’homicide avec préméditation : la médecine était, suivant lui, un assassinat politique, une conjuration des Grecs contre Rome, un projet formel de détruire les barbares, de consoler ainsi la Grèce par l’extermination en détail des Romains, enfin une manière perfide de venger l’univers vaincu. Aussi, parmi les innovations corruptrices que dans ses instructions à son fils il lui recommandait d’avoir en horreur, Caton n’oubliait pas la médecine : Mon fils, lui disait-il gravement, mon fils, je t’interdis les médecins !

Parmi les institutions moins honnêtes, il y en a une que nous ne trouvons pas chez nous au XVIIe siècle, qui ne fait que commencer au XVIIIe, mais qui semble avoir atteint, de notre temps, son plus haut point de développement ; je veux parler de ce qu’on nomme la claque en argot de théâtre. Nous serions tenté de croire que c’est là une de nos conquêtes ; chez nous jadis, le public était souverain maître et seigneur, et il ne se serait guère laissé imposer ses opinions par une troupe d’approbateurs gagés, d’enthousiastes à vingt sous. Aujourd’hui, il est d’une patience admirable à cet égard ; aussi la claque s’est-elle répandue partout : qu’on l’appelle puff, réclame, charlatanisme, camaraderie, elle pénètre ostensiblement en tous lieux, impose partout les décisions les plus bizarres, avec une autorité qu’on ne brave pas impunément ; je n’ose dire où elle se trouve : c’est proprement la puissance du siècle. Si Virgile représentait aujourd’hui la Renommée, il ne lui donnerait plus seulement cent yeux, cent oreilles et cent bouches, il lui donnerait encore cent mains en souvenir de l’usage immodéré qu’elle fait de cet organe. Eh bien ! la claque est d’origine romaine, et nous n’avons pas même la gloire de cette invention. Ce fut, selon Pline[4], un certain Licinius qui le premier à Rome eut cette idée féconde, et organisa cette formidable machine de la claque romaine, auprès de laquelle la nôtre est quelque chose de bien mesquin. O Licinius, que dirait votre grande ame, si vous voyiez nos applaudisseurs d’aujourd’hui ? Savent-ils varier habilement leurs bravos, ménager leurs transports, et modifier la monotonie de leur optimisme salarié ? Vous, vous aviez fait une science du bel art d’applaudir pour de l’argent, et cette science avait sa classification. Il y avait le bombus ou bourdonnement, applaudissement sourd et prolongé, qu’on obtenait en frappant l’une contre l’autre les mains arrondies et formant un creux ; les testa ou les pots, claquement clair et éclatant comme le bruit de la vaisselle qui se casse ; enfin les imbrices ou les tuiles ; c’était le dernier terme de l’enthousiasme, roulement continu et sonore comme celui de la grêle sur une toiture[5]. Voilà de l’art ; aussi saviez-vous mieux que personne allumer une salle[6] (car nous vous avons volé jusqu’à cette expression). Dans les lectures publiques, combien de fois fîtes-vous réussir les poètes modestes, qui se défiaient de leurs moyens, en plaçant habilement cette encourageante interruption : σοφώς (très bien !). L’empereur Néron lui-même, — un philanthrope long-temps méconnu, auquel plusieurs de nos historiens commencent à rendre plus de justice, — l’empereur Néron, artiste habile, vous dut une partie de ses succès au théâtre ; il vous avait organisés comme une milice ; vous n’étiez, pas de ces pauvres claqueurs qu’on payait avec un repas, laudicoeni, enrôlés par un misérable entrepreneur (manceps, redemptor) ; vos chefs[7] portaient le beau nom de μεσοΧοροι (placés au milieu du chœur, chefs d’orchestre) ; ils étaient choisis parmi les jeunes chevaliers, et vos masses chorales étaient formées de cinq mille plébéiens d’une jeunesse robuste, robustissimœ juventutis, dit Suétone ; pour eux, une tenue élégante était de rigueur ; ils portaient une longue chevelure, un anneau d’or à la main gauche. Ce devait être un beau concert, un magnifique ensemble, que ces cinq et six mille paires de mains applaudissant, comme un seul homme, dans un vaste amphithéâtre ! D’ailleurs, je laisse à penser si les sénateurs et le peuple qui remplissaient le reste de la salle vous laissaient applaudir seuls ; on sait que l’empereur Néron ne badinait pas sur ce point. Et nous autres, pauvres hères, nous nous flattons d’avoir perfectionné quelque chose, même le ridicule et le scandale ! À Rome, au moins, le scandale était grandiose, le ridicule avait des proportions magnifiques ; il y a là de quoi nous humilier.

Rome sous Auguste est le tableau le plus complet de toutes les turpitudes et de toutes les grandeurs de cette prodigieuse cité. On se plaint journellement que les grands ouvrages nous font peur : je ne sais si ceux qui se complaisent dans ces lamentations ont fait le relevé de tous les ouvrages consciencieux qui ont paru depuis plusieurs années. Le livre de M. Dezobry en particulier est le résultat d’un travail qui eût effrayé la patience d’un bénédictin ; il suffit d’y jeter un coup d’œil pour s’en convaincre. Quelle courageuse obstination n’a-t-il pas fallu pour chercher çà et là dans les auteurs anciens tout ce qui devait composer ce vaste ensemble ! Se rend-on compte de la patience qui est parfois nécessaire pour justifier une phrase, un mot ; des recherches longues et fatigantes qu’il faut entreprendre, pour aboutir, à quoi bien souvent ? A la suppression d’un fait erroné. Et quelle sagacité ingénieuse n’a-t-il pas fallu pour lier en un faisceau tous ces mille détails épars dans les historiens, dans les orateurs, dans les poètes, et pour ressusciter ainsi cette société disparue, mais si vivante et si animée dans ce livre, qu’en le quittant on croit vraiment, qu’on a pris logement à Rome et qu’on vient d’y séjourner !

Je ne reprocherai à M. Dezobry qu’un oubli. A peine a-t-il parlé d’une classe d’hommes qui console et repose l’ame fatiguée du spectacle des ignominies romaines : les philosophes. Sans doute, là encore, il y eut bien du mélange ; la philosophie a eu ses tartufes comme la religion, moins cependant qu’on ne se plaît à le croire, à Rome surtout sous les empereurs, où la philosophie fut presque toujours récompensée par l’exil ou par la mort. Ce serait un beau tableau à faire que celui du stoïcisme à Rome, de cette énergique et libre doctrine, qui a laissé une si forte empreinte sur le droit romain, qui trempa si vigoureusement tant de nobles cœurs et les mit à l’épreuve de la persécution. Quand vous lisez Tacite, c’est Helvidius et Thrasea qui vous soutiennent au milieu de ce récit d’infamies et d’horreurs ; ce sont eux qui consolent l’homme de l’avilissement de l’homme et lui rendent bonne opinion de son espèce. Il y aurait à étudier dans les détails de la vie commune le rôle du philosophe à cette époque. A-t-on assez remarqué que ces familles qui gardaient comme une tradition les vertus antiques avaient dans leur sein un stoïcien qui leur servait de conseiller, d’appui moral, de directeur de conscience ? On voit ces philosophes entretenir avec la famille qu’ils dirigent une correspondance sur les besoins journaliers des ames qu’ils guident, un commerce de lettres assez semblable aux correspondances spirituelles de Bossuet et de Fénelon avec les personnes placées sous leur direction. Bien plus, quand leur ami va à la mort, vous les voyez l’accompagner et le soutenir dans cette lutte suprême comme nos prêtres assistent le criminel sur l’échafaud[8]. Je sais que l’ouvrage de M. Dezobry ne va que jusqu’à la moitié du règne de Tibère, et que ce n’est pas encore le temps des grandes épreuves de la philosophie ; mais n’a-t-elle pas joué un rôle à la fin de la république et au début de l’empire ? N’est-ce pas à elle que-nous devons le spectacle de trois ames inégalement fortes, inégalement éclairées, mais toutes trois nobles et généreuses, Caton, Brutus et Cicéron ? C’est la philosophie qui les soutint dans ce suprême effort qu’ils tentèrent au milieu d’une société avilie, entre deux partis qui ne méritaient pas plus l’un que l’autre de triompher ; c’est elle qui les raffermit dans l’a plus décourageante épreuve que puisse subir une ame honnête, celle d’un mal immense, que nulle force humaine ne peut prévenir.

On n’ignore point qu’à Rome les femmes vivaient dans une véritable tutelle, qu’elles y étaient éternellement traitées comme mineures, et ne pouvaient prendre une détermination valable en justice, sans être assistées de leur père, de leur mari, ou bien, si elles étaient orphelines ou veuves, d’un tuteur légalement constitué. Comme dans toutes les sociétés possibles, elles regagnaient abondamment par leur influence personnelle tous les droits que leur déniait la législation, et, dans la comédie comme dans l’histoire, on voit assez de femmes, selon l’expression de La Bruyère, anéantir leurs maris. On sait l’influence de Térentia sur Cicéron, de Fulvie sur Antoine, et l’espèce d’effroi qu’elles leur inspiraient ; mais, outre cette autorité qu’elles devaient à la débonnaireté de leurs époux et à leurs séductions, la loi, qui les opprimait d’un côté, intervenait pour recommander à leur égard le respect le plus absolu. Un décret du sénat ordonnait de leur céder toujours le chemin ; une autre loi défendait d’employer la force pour les faire comparaître en justice ; enfin il était interdit de faire descendre, sous quelque prétexte que ce fût, un homme du char où il se trouvait avec une femme. Ce respect, les femmes le méritèrent long-temps par leurs vertus : il ne manque pas de gens qui sont tout désolés de trouver quelque part une vertu qui les condamne à l’admiration ; sur ce point, malheureusement, les témoignages sont formels et d’une affligeante uniformité ; aux beaux temps de la république, la femme romaine se montra digne d’avoir donné deux fois la liberté à sa patrie dans la personne de Lucrèce et de Virginie. Le respect pour le mariage était un sentiment général : l’opinion publique interdisait aux poètes de représenter sur la scène des passions adultères ; Plaute et Térence se sont soumis à cette défense ; le seul adultère de la scène romaine est la faute involontaire de la chaste Alcmène dans Amphitryon. Nous ne sommes pas si sévères sur ce point. Il est vrai que les Romains se dédommageaient avec les courtisanes ; c’était à elles que s’adressait l’amour libre, c’étaient elles qui figuraient sur la scène. Et encore ici que de nuances, que de degrés dans la corruption ! L’auteur des Études sur le théâtre latin, M. Meyer, a remarqué avec raison que, parmi ces pauvres filles dévouées à la débauche par leur naissance, on pouvait réellement distinguer deux classes : les courtisanes éhontées et les courtisanes honnêtes. Celles-ci vivaient avec un seul amant dans une sorte de fidélité toute conjugale ; et parmi les premières même, prostituées à de riches libertins, souvent par leur mère, combien relèvent leur métier infame par une délicatesse singulière, par une sorte d’innocence inattendue ! La courtisane amoureuse, celle à qui l’amour refait une virginité, le type étudié chez nous par La Fontaine et par M. Victor Hugo n’est pas rare dans la comédie latine. Voyez la jeune Philénia résistant aux ignobles conseils de sa mère, qui lui recommande de n’aimer que ceux qui paient pour être aimés ; voyez-la, ne pouvant la convaincre, la conjurer du moins de lui laisser pour consolation, au milieu de ses vénales amours, son amour désintéressé pour son pauvre Argyrippe : — « Le pauvre pâtre même, qui soigne les brebis d’autrui, en a une à lui, ma mère ; c’est elle qu’il distingue et qu’il aime au milieu des autres ; c’est son bien, elle console son espérance. Ma mère, laisse-moi ainsi n’aimer qu’Argyrippe, c’est lui que je veux pour mon cœur[9] ! »

Au milieu des grandes libertés du théâtre antique, adoucies, comme on le voit, par ces sentimens de tendresse et d’amour, ce respect inaltérable du lien conjugal pourrait donner à penser à ceux qui ne sont pas déterminés d’avance à prendre leurs opinions toutes faites et à ruminer éternellement les préjugés consacrés. En examinant à ce point de vue Plaute et Térence, peut-être pourrait-on conclure que le théâtre latin était à cet égard beaucoup plus moral que le nôtre. C’est l’opinion de M. Meyer, et ce paradoxe a tout l’air d’une vérité. Il est vrai qu’il faudrait alors renoncer aux interminables dissertations sur les influences qui ont pu modifier la moralité du théâtre moderne ; on y perdrait bien des tirades de haute éloquence, car on sait que cette question est un des lieux communs de la critique actuelle. Cependant, quelque douloureux que pût être ce sacrifice, si la vérité le commandait, il faudrait peut-être s’y résigner. Je remarquerai en passant, à l’appui de cette opinion de M. Meyer, que telle pièce du théâtre ancien, transportée sur le théâtre français, peut devenir beaucoup plus immorale, dès qu’aux courtisanes déjà perdues on substitue une femme ou une jeune fille honnête. L’Amphitryon français même est au fond beaucoup plus choquant que l’Amphitryon latin. La divinité de Jupiter est pour nous une fiction dont nous tenons à peine compte ; c’est tout simplement un amant qui trompe un mari et le trompe gaiement. Cette divinité, au contraire, était pour les anciens une réalité. Comme l’a fort bien remarqué Jean-Jacques, les fredaines de Jupiter ne tiraient pas à conséquence, et ses adorateurs ne se croyaient pas tenus à l’imiter ; inconséquence, si vous voulez, mais l’inconséquence n’est-elle pas le fond de la nature humaine ? Peut-être y avait-il dans Plaute une impiété de plus, mais il y avait aussi une immoralité de moins. Enfin l’Amphitryon français ne peut-il pas sembler l’apologie des faiblesses de Louis XIV, et le seigneur Jupiter ne semble-t-il pas dorer la pilule aux maris tentés de se fâcher comme M. de Montespan ? La première représentation de cette pièce fut égayée, dit Tallemant des Réaux, par un incident assez remarquable. Après la scène où Alcmène se retire avec Jupiter, au moment où le tonnerre se fait entendre, le Jodelet de la troupe s’avança, et s’adressant au public : Si toutes les fois qu’on fait un c… à Paris, on faisait aussi grand bruit, tout le long de l’année on n’entendrait pas Dieu tonner. Cela n’eût pu se dire sur le théâtre de Rome, et je crois d’ailleurs que le mot de Jodelet y eût paru moins vrai et moins plaisant.

Sans doute on peut répondre que ce respect pour la sainteté du mariage était une conséquence forcée des idées aristocratiques des patriciens romains ; que, là où règne le préjugé du sang, il faut que le mariage demeure respecté pour que ce préjugé soit un tant soit peu raisonnable, et que l’orgueil de caste n’est plus qu’une absurdité sans excuse possible là où l’adultère est excusé. Je le veux bien, mais au moins faudrait-il savoir gré aux patriciens de Rome d’avoir été sur ce point plus conséquens que beaucoup de grandes familles au temps de Louis XV, lesquelles, quoique fort entichées de leur préjugé de caste ; se montrèrent parfois assez indulgentes peur les scandales qui devaient nécessairement l’affaiblir, et semblèrent redouter beaucoup moins pour leur maison un adultère qu’une mésalliance. De plus, l’aristocratie romaine ne poussait pas si loin qu’on veut bien le croire le préjugé du sang, témoin l’idée qu’on se faisait à Rome de l’adoption. L’adoption y était infiniment plus fréquente que parmi nous ; elle avait un tout autre caractère, et l’enfant adopté devenait tout aussi rigoureusement le fils de celui qui l’adoptait que l’enfant de la chair et du sang. Sur ce point, les Romains étaient plus spiritualistes que nous.

Mais l’esclavage ? Oui, c’est là l’éternelle honte de l’antiquité. Nous devons le maudire, tout en nous souvenant avec modestie que nous portons encore cette plaie à notre flanc : si le christianisme a adouci l’esclavage, il n’y a pas cent ans que les derniers serfs ont été affranchis en France sous l’influence de la philosophie ; l’esclavage subsiste encore dans nos colonies, et le servage en Europe dans des pays qui ne sont pas musulmans. L’esclavage fut le crime de la société païenne, et la Providence voulut que, comme toute société qui le maintient, elle y trouvât son châtiment. Tant que le travail et l’agriculture furent en honneur à Rome, que l’esclave, véritable membre de la famille, travailla sous les yeux du père de famille et avec lui, son sort fut comparativement tolérable ; de ces rapports continuels de l’esclave et du maître naissait une autorité plus douce, et le travail s’en ressentait ; cette vie en commun était à la fois utile à l’esclave, au maître, à l’état. Mais, quand le travail dédaigné eut été abandonné aux races serviles, que les progrès du luxe eurent multiplié le nombre des esclaves, et qu’il se trouva des citoyens qui en possédèrent jusqu’à quatre mille, ces troupeaux de misérables devinrent étrangers à leurs maîtres ; le travail languit, l’agriculture fut négligée, et l’Italie, obligée de tirer sa nourriture des contrées lointaines, fut facilement affamée dès qu’on parvint à l’isoler du reste du monde, ce qui arriva dans la guerre des pirates, et plus tard lors des invasions. L’esclavage tua l’industrie comme l’agriculture en écrasant par une concurrence inégale les travailleurs libres, les pauvres plébéiens, qu’il réduisait à la mendicité ; il la tua également en la concentrant dans les mains de misérables qui l’exerçaient sans zèle, parce qu’ils l’exerçaient sans profit[10]. Aux époques florissantes de la république, on peut déjà signaler les symptômes précurseurs, les premiers indices de ce terrible châtiment ; lisez Plante et Térence, et voyez ces esclaves effrontés et lâches, menteurs et voleurs, ennemis domestiques du maître, même quand par intérêt ils servent et excitent ses passions : vous reconnaîtrez que l’esclavage avilit non-seulement les classes serviles, mais aussi les classes libres, en provoquant sans cesse le maître à la cruauté par la tentation d’abuser du pouvoir, à la débauche par les excitations intéressées de l’esclave, à l’oisiveté surtout, en les dispensant du travail qui moralise, et par là à toutes les dépravations.

À ces études sur les femmes et les esclaves dans la comédie latine, M. Meyer a cru devoir en joindre une autre dont l’objet est beaucoup moins intéressant, les parasites : c’est un caractère propre à la comédie ancienne, surtout à la comédie latine. Les Romains avaient toujours été de nature fort matérielle ; on voit ici encore ce qui les distingue de la race grecque, race élégante et poétique ; le parasite grec est plutôt friand, le parasite romain est vorace et glouton. Peut-être n’était-il pas nécessaire de s’étendre si longuement sur un caractère assez monotone et presque toujours repoussant. Pour qu’un caractère, un vice même, soit vraiment digne de la comédie, il faut qu’il ait son côté poétique, si l’on peut s’exprimer ainsi ; il y a peu de vices qui n’aient une sorte d’idéal : le débauché, l’avare, l’intrigant, ont leur poésie relative, et Molière ne manque jamais de la leur donner ; le glouton n’est que rebutant. M. Meyer remarque que ce type a été peu exploité par les modernes ; cela aurait dû l’avertir d’y insister un peu moins. Après avoir énoncé cet axiome d’une trop incontestable vérité : « Supprimez l’appétit, il n’y a plus de parasites ou plutôt de gastronomes, M. Meyer cite, comme rapprochement avec Plaute et Térence, une trentaine de vers empruntés à des couplets de vaudeville et extraits du Gastronome sans argent ; il ajoute en note que M. Pique-Assiette est la dernière pièce française qui se soit spécialement occupée de ce personnage. Je n’aurai pas la témérité de parler d’œuvres que je ne connais pas ; mais j’incline à croire que M. Meyer aurait pu trouver des rapprochemens un peu plus littéraires. S’il voulait nous montrer chez les modernes le type du glouton, il me semble que le Gargantua de Rabelais et le Falstaff de Shakspeare prêtaient à une comparaison plus intéressante encore ; Diderot, dans le Neveu de Rameau, lui eût fourni un caractère de parasite vraiment moderne, tout à la fois matérialiste et spiritualiste, type complet et varié, très supérieur, ce me semble, aux créations du même genre, dans Rabelais et dans Shakspeare, et même, si j’ose le dire, aux poètes du théâtre des Variétés.

C’est encore la société romaine sous Auguste qu’a étudiée l’auteur d’un livre curieux publié sous ce titre : Rome, ses conservateurs, ses novateurs et la monarchie d’Octave-Auguste. L’ouvrage de M. Legris comprend quatre études intéressantes sur Lucrèce, Catulle, Virgile et Horace. Selon lui, ces noms marquent les phases successives de la lutte engagée entre les conservateurs et les novateurs du temps, de cette querelle sanglante qui aboutit à la monarchie d’Octave-Auguste.

M. Legris désigne avec raison par le nom de conservateurs les républicains attachés à l’ancien ordre de choses, par celui de novateurs les ennemis de ce même régime. Le titre de ce livre est bien choisi. D’ordinaire, on ne veut voir dans cette lutte que des aristocrates d’un côté, des démocrates de l’autre : elle eut long-temps ce caractère ; mais, après la mort de César, il est, ce me semble, assez difficile de voir autre chose dans cette querelle que des monarchistes et des républicains. Singuliers démocrates, en effet, que ceux qui inaugurèrent dans la personne d’Octave la plus absolue tyrannie qui fut jamais ! Il est vrai qu’il est assez difficile de s’intéresser beaucoup au parti vaincu : s’il vit avec effroi les excès de la vénale populace qui forma le noyau du parti césarien, s’il arriva à cette aristocratie de se trouver seule romaine dans Rome au milieu de ce ramas de vagabonds, d’affranchis, de gens sans aveu, c’est elle seule qu’elle en dut accuser. N’était-ce pas elle, en effet, qui, en épuisant dans des guerres continuelles le vrai sang plébéien, lui avait substitué cette foule sans patriotisme et sans honneur ? Ce n’est pas Rome non plus qu’il faut plaindre : quand une nation perd sa liberté, c’est qu’elle n’en est plus digne ; elle mérite toujours tout le mal qu’elle supporte ; c’est le châtiment de sa lâcheté. Ceux qu’il faut plaindre, ce sont les hommes vraiment vertueux que le sort jeta au milieu d’une foule d’ambitieux avides et corrompus ; innocens des crimes dont ils portèrent la peine, ils honorèrent par une noble fin la chute de leur parti. Ces hommes, il faut le dire, furent tous du parti conservateur ; car, si l’empire fut un progrès à quelques égards, ceux qui l’installèrent ne méritent guère notre sympathie, et il faut convenir qu’il est difficile de trouver dans l’histoire une plus hideuse figure que celle du lâche et sanguinaire Octave. Et pourtant son avènement fut un bienfait pour Rome. C’est une pitié de voir par quels hommes s’accomplit souvent le progrès de l’humanité, et quels êtres méprisables l’ont parfois condamnée à l’humiliation de reconnaître en eux ses bienfaiteurs.

Le livre de M. Legris porte l’empreinte d’une louable impartialité, qualité d’autant plus méritoire, que le titre même de son livre annonce un penchant assez naturel à voir dans l’histoire de cette lutte un sujet de rapprochement avec nos modernes débats. Un autre mérite assez rare dans les ouvrages de ce genre, c’est que l’écrivain semble ne pas s’être préoccupé outre mesure des commentaires qui surchargent et dénaturent le plus souvent la pensée des poètes, objets de ses études ; il a abordé directement l’examen de leurs ouvrages ; c’est même à cette étude sérieuse, approfondie, exclusive peut-être, qu’il faut attribuer quelques opinions de l’auteur, opinions originales sans doute, mais aussi un peu hasardées.

M. Legris a creusé si avant dans l’étude des ouvrages de Lucrèce et de Catulle, de Virgile et d’Horace, qu’outre le sens que tout le monde dorme à leurs poèmes, il lui est arrivé de leur prêter des intentions que personne n’avait soupçonnées ; il essaie d’assigner à leurs vers une portée politique, une influence sociale, peut-être exagérées. Je crains que M. Legris ne se soit fait illusion sur l’étendue d’action et d’influence qu’un livre pouvait avoir à Rome. Quel que fût le succès d’un livre, le nombre des copies que l’on en faisait était nécessairement assez restreint, et l’usage des lectures publiques ne s’introduisit généralement à Rome que sous les empereurs. Un ouvrage avait toujours très peu de lecteurs[11], surtout s’il traitait de matières sérieuses comme le poème de Lucrèce. Les Romains, même à cette époque, aimaient peu la philosophie, si l’on s’en rapporte à Cicéron, et la poésie, si l’on en croit Horace. Ce qui prouverait que le poème de Lucrèce ne put avoir beaucoup d’influence, c’est que nous avons sur ce poète fort peu de témoignages. Je comprends la popularité rapide de poèmes courts, faciles à copier, faciles à retenir, comme les odes d’Horace, ou ses épîtres même et ses satires ; c’est pour ces poésies, comme pour celles de Béranger, que se réalise dans sa rigueur la comparaison antique, musa ales (la muse est un oiseau) ; ce sont elles qui volent rapidement sur les lèvres des hommes. Mais des poèmes en six chants ou en douze, comme ceux de Lucrèce et de Virgile, ne pouvaient avoir qu’une action assez lente, assez bornée. Si cette réflexion se fût présentée à la pensée de l’auteur, peut-être l’eût-elle préservé d’un esprit de système, qui dans son livre a gâté, ce me semble, d’excellentes choses ; on sait qu’une fois engagé dans une voie systématique, tout ce que vous pouvez avoir d’érudition piquante, de ressources dans l’esprit, se tourne contre vous.

M. Legris nous montre d’abord la Grèce vaincue par les armes romaines, mais l’envahissant aussitôt par son génie et sa civilisation. Marcellus et Scipion, les premiers représentans de cet esprit novateur, deviennent odieux aux Romains de la vieille roche, et leurs services sont méconnus. Remarquons en passant, pour excuser un peu ici les conservateurs, que cette civilisation grecque n’était pas celle de Sophocle ou de Platon, mais celle de la Grèce dégénérée, et qu’elle ressemblait un peu à la corruption. Aux philosophes avaient succédé les sophistes ; on conçoit que Carnéade donnât une assez mauvaise opinion de la philosophie grecque ; il ne faut pas oublier non plus que Scipion, en dépouillant la rudesse des vieux Romains, sembla avoir adopté des mœurs d’une facilité un peu équivoque, et que sa probité fut très souvent soupçonnée avec raison[12]. Il y avait donc lieu à une défiance assez légitime de la part du parti romain. Quoi qu’il en soit, le parti de l’avenir était bien celui de la Grèce. Notons cependant qu’à l’époque de Lucrèce, la civilisation grecque, en ce qu’elle avait de bon, avait conquis tout aussi bien les conservateurs que les novateurs : Caton, Cicéron, Brutus, étaient fort versés dans les lettres grecques. Seulement les chefs du parti républicain adoptèrent la plupart le stoïcisme, qui, quoique d’origine grecque, semblait créé tout exprès pour le génie romain. L’épicuréisme, au contraire, sembla dominer chez leurs adversaires et triompher définitivement sous l’empire. Horace ne se proclame-t-il pas modestement un pourceau du troupeau d’Épicure, Epicuri de grege porcum ?

Lucrèce fut, à Rome, l’introducteur de cette philosophie, qui devait renverser la vieille religion, et avec elle aussi la morale. M. Legris a beau protester en faveur d’Épicure, rappeler que ses intentions ont été méconnues et travesties ; que, s’il donnait pour principe à sa morale le plaisir, il faisait consister ce plaisir dans la pratique de la vertu ; que ce sage ne vivait en tout temps que de pain et d’eau, de fruits et de légumes qui croissaient dans son jardin : cette frugalité fait honneur à Épicure ; mais ses disciples tirèrent du principe de sa philosophie des conséquences toutes différentes, et, il faut l’avouer, tout aussi rigoureuses. — Vous ne pouvez me démontrer que j’ai tort de prendre plaisir à une chose plutôt qu’à une autre, car ce plaisir est un fait qu’il dépend absolument de moi de constater. Vous, Épicure, vous trouvez plaisir à manger vos légumes, moi j’aime à manger des murènes que j’engraisse en leur jetant des esclaves à dévorer ; nos goûts diffèrent, mais nous appliquons exactement le même principe : vous aimez la vertu ? moi, j’aime le vice ; ou plutôt il n’y a plus ni vice ni vertu, mais seulement de la peine et du plaisir. — Quant au précepte d’Épicure de s’éloigner des affaires publiques et de vivre dans une philosophique indifférence à l’image des dieux, M. Legris trouve qu’au milieu de ces agitations politiques c’est de la sagesse ; je ne puis y voir qu’un égoïsme parfait le stoïcisme était préférable, quand il commandait au sage la vie active. L’erreur vaut mieux que l’indifférence, elle fait du moins plus d’honneur à l’espèce humaine, ou plutôt cette indifférence n’est-elle pas la plus grave de toutes les erreurs, puisqu’elle suppose ou que la vérité n’existe nulle part, ou que, si elle existe, on n’est pas obligé de la chercher ? Cette maxime d’Épicure est celle des lâches en temps de révolution ; grace à elle, on réussit à vivre comme Sieyès, mais c’est avec ce beau système que s’accomplissent tous les maux du monde. Il est à noter que, dans les grandes misères sociales, ce sont presque toujours les minorités qui écrasent la majorité ; les masses se composent d’insoucians, d’épicuriens sans le savoir. Il faut moins en vouloir à ceux qui font le mal qu’à ceux qui le laissent faire : les premiers ont souvent pour excuse la passion, le fanatisme ; les autres n’ont d’autre excuse que leur égoïsme et leur lâcheté.

L’épicurien Lucrèce est donc, selon M. Legris, un novateur déterminé. Il s’est chargé de détruire deux puissances souveraines, les augures et les courtisanes[13] ; c’est ainsi que commence le renversement du vieux monde romain. Pour les augures, soit ! C’était œuvre d’opposition politique que de les attaquer. Les fonctions sacerdotales, accessibles d’abord aux seuls patriciens, avaient été long-temps une puissance politique, grace aux augures, qu’ils interprétaient selon les intérêts de leur parti. On n’y croyait plus depuis long-temps, et ce n’étaient pas les plébéiens qui avaient donné l’exemple de l’incrédulité ; c’était Appius Claudius Pulcher, qui faisait jeter à la mer les poulets sacrés ; c’était Marcellus, qui partait pour la guerre dans une litière fermée, de peur d’être obligé d’apercevoir le vol des oiseaux et de modifier, selon ces auspices, ses résolutions. A Rome comme chez nous, l’incrédulité a commencé par les hautes classes ; je veux bien qu’elles se soient aperçues un peu tard que leur scepticisme avait terriblement ébranlé leur crédit politique : il n’en est pas moins vrai que c’est par elles que commença le mouvement anti-religieux. Accordons que Lucrèce, en attaquant les augures, se soit montré l’adversaire du patriciat ; mais les courtisanes appartenaient-elles à un parti plutôt qu’à un autre ? Est-ce que les novateurs Catilina, Clodius et César les évitaient ? Est-ce que les conservateurs Brutus, Cicéron et Caton les fréquentaient beaucoup ? En tout cas, Lucrèce a peu réussi dans sa tentative morale, car la puissance des courtisanes devait après lui s’augmenter de jour en jour. Et puis, où donc Lucrèce attaque-t-il cette redoutable institution ? Dans le quatrième livre, si l’on en croit M. Legris. Sur ce point, on ne pourrait répondre qu’en citant, le passage. Qu’on le relise et qu’on décide si, dans ces vers d’une énergie si libre et si brûlante, il est facile de voir autre chose qu’une peinture des caractères et des effets de la passion. Pour moi, j’ai peine à y reconnaître une intention de si haute morale, surtout une intention politique. Je me souviens d’ailleurs que, si l’on en croit ses biographes, Lucrèce n’était pas, dans sa conduite, fort ennemi des courtisanes, et qu’il mourut, dit-on, des suites d’un breuvage amoureux que lui fit prendre sa maîtresse Lucilia.

Ainsi Lucrèce est le représentant de la démocratie pour avoir attaqué les augures et les courtisanes. Qui représentera en face de lui l’aristocratie ? On sait qu’en ce temps d’histoire philosophique ou prétendue telle, pour composer quelque chose d’un peu distingué dans ce genre, la recette consiste à séparer les hommes en deux classes, l’une représentant le noir, l’autre le blanc ; pas de nuances, les teintes intermédiaires sont supprimées. Cela compose un antagonisme, un parallélisme, une antithèse ; vous appellerez cela comme vous voudrez. Les chefs, les hommes marquans, quelques variations qu’on puisse trouver dans leur conduite, quelque mobilité qu’on remarque dans leur caractère, seront dépeints comme n’ayant point dit un mot, point fait un pas qui ne fût dans le sens de l’idée dont ils sont les représentans. Ce sont autant de monomanes, attachés à une idée fixe qui marque de son empreinte tout ce qu’ils ont pensé, fait, ou dit. Nous avons découvert l’homme-principe qui représente la démocratie ; qui choisirons-nous pour symboliser la pensée conservatrice et républicaine ? Si nous prenions Catulle, faute de mieux ? — Quoi ! Catulle, ce charmant diseur de riens, le poète du moineau de Lesbie et des baisers, le charger d’un rôle politique dans cette lutte terrible, l’adjoindre comme auxiliaire à Brutus et à Caton ? — Oui, Catulle ; M. Legris convient qu’on n’a voulu voir en lui qu’un épicurien insouciant, un jeune voluptueux, ou (comme parle Dorat cité par M. Legris) un aimable fripon, un agréable vaurien. On n’a pas voulu voir le côté sérieux, politique, important, de la poésie de Catulle. « Personne, que nous sachions, n’a fait voir le rôle joué par Catulle, à l’opposite de Lucrèce, dans l’ancien drame du patriciat et de la démocratie, ou de la conservation et de la réforme ; il est temps d’y regarder. Nous venons, curieux, soulever un coin du rideau. »

M. Legris soulève donc ce voile qui a dérobé jusqu’ici Catulle à tout le monde. Au premier abord, il semble que cette opinion, qui fait de Catulle un représentant du patriciat, on pourrait la justifier à la rigueur en rappelant son amour pour le luxe, son goût pour les délicatesses raffinées de la civilisation, ses épigrammes contre César. Il y aurait loin de là à ce rôle de missionnaire des idées aristocratiques ; mais il ne faut pas y regarder de si près. Peut-être même, vous rappelant ce que l’auteur dit plus haut des courtisanes attaquées par le démocrate Lucrèce, pensez-vous que Catulle, qui n’eut jamais une aversion très prononcée pour les scorta et scortilla, se trouve en conséquence classé parmi les aristocrates. — Nullement, car maintenant, dans son étude sur Catulle, M. Legris semble avoir changé d’avis sur les femmes galantes ; il nous les donne comme dévouées à ceux qui veulent un changement, une réforme ; elles font de l’opposition à leur manière, et, pour narguer le vieux parti romain, s’abandonnent à des excès où peut-être y a-t-il encore plus de malcontentement que de libertinage. Dans le fait, c’est ici que M. Legris pourrait bien avoir raison l’austère Portia est du parti conservateur, et Clodia, la Lesbie de Catulle, la sœur du novateur Clodius, s’abandonne à de furieuses débauches, uniquement, je veux bien le croire, pour exprimer son malcontentement à l’égard du patriciat, et faire acte d’indépendance. Elle se montra, il faut en convenir, d’un radicalisme effréné.

Les femmes perdues étant naturellement de l’opposition, les sentimens conservateurs de Catulle ne venaient donc pas de son goût pour les malcontentes ; mais alors en quoi fut-il conservateur ? Je ne sais que M. Legris qui puisse répondre à cette question. Catulle fut conservateur parce qu’il défendit dans ses vers la religion, la famille, la propriété ! — « Louange et regret du bon vieux temps, rappel aux anciens us, amour et respect de la famille posée comme base de l’autorité absolue ; principes d’honneur et de vertu, leçons de piété, de morale ; pour les épouses, leçons de chasteté, de fidélité ; au résumé, voilà, l’eussiez-vous cru ? la poésie de Catulle. » - Oui, l’eussiez-vous cru, vous qui n’avez vu dans Catulle qu’un épicurien, parfois charmant, parfois obscène jusqu’au dégoût ? c’est là la poésie de Catulle, mais de Catulle converti, car il faut distinguer deux époques dans la vie de Catulle : l’une à laquelle se rapporteront ses poésies obscènes, l’autre où il deviendra le moraliste austère que nous venons de découvrir.

Dans la première époque, Catulle s’est ruiné par des débauches de toute espèce ; qui viendra l’assister dans sa détresse ? Manlius, un patricien illustre, et voilà Catulle dévoué au patriciat, déterminé à défendre la vieille austérité républicaine. Manlius lui a donné une maison et une femme, non pas une épouse légitime, non pas même une courtisane, mais, si nous en croyons M. Legris, une femme mariée qu’il convoitait. En reconnaissance de ce service, Catulle se met à vanter la sainteté de l’hymen et l’excellence de la chasteté ; on ne saurait se montrer plus conséquent. Le premier sermon que Catulle converti prêche en faveur du mariage, est l’hymne à Diane ; cet hymne est suivi de cinq autres : 1° l’Épithalame de Manlius et de Julie ; 2° le Chant nuptial (c’est proprement une leçon sur l’utilité du mariage, sur les avantages que procure une alliance bien assortie) ; 3° l’Épithalame de Thétis et de Pélée. Catulle a fait des épithalames comme Béranger a fait des couplets de noce ; donc c’est un partisan de l’hymen chaste et pudique. N’oublions pas non plus que dans ce dernier ouvrage, quand il représente Thésée quittant Ariane et rentrant chez lui pour y trouver son père mort et sa famille en deuil, Catulle (sans en avoir l’air) fait la leçon aux fils de famille qui, se laissant-aller aux séductions du célibat, désertent les noces : cela est évident. 4° Dans Atys et Cybèle, même esprit religieux, guerre au célibat. 5° Dans la Chevelure de Bérénice, pièce obscure que M. Legris comprend aisément, leçon d’amour conjugal et fraternel. Enfin, dans ses pièces sur Priape, Catulle plaide la cause de la propriété, car Priape est le dieu des propriétaires : il est bien encore autre chose, et l’on s’en aperçoit de reste à quelques expressions de Catulle ; mais, en lisant ces pièces, gardez-vous d’oublier qu’il est converti, et tâchez de prendre dans un bon sens les obscénités qui lui échappent malgré lui : c’est un vieux souvenir de ses habitudes d’autrefois.

Ainsi, dans les épithalames de Catulle, où nous n’aurions vu que des pièces de circonstance ou des fantaisies de poète, des inspirations passagères et sans conséquence, dans ses priapées même, nous devons reconnaître un cours de morale parfaite. Selon M. Legris, plusieurs des anciens camarades de Catulle le traitaient d’hypocrite, se moquaient de sa prétendue conversion : Catulle crut devoir leur répondre et se justifier dans une pièce où il leur prouve sans doute toute la sincérité de son amour pour la chasteté, mais dont les expressions sont trop libres pour que je la cite ici, même en latin. On ne peut dire combien, pour soutenir sa thèse, M. Legris a employé d’érudition et de ressources ingénieuses. Si c’était simplement un jeu d’esprit, ce serait peut-être charmant ; mais je crains que cela ne soit sérieux.

Il n’est guère permis d’en douter en lisant le second volume de cet ouvrage. La république est vaincue ; la monarchie d’Octave-Auguste est établie ; Horace et Virgile appuient le nouveau monarque de toute la puissance de leur génie. Quand le parti césarien eut installé le trône d’Octave au milieu de la mare de sang des proscriptions, les opposans de la veille devinrent les conservateurs du jour, et il fallut rappeler ces idées d’ordre, de religion, de morale, de propriété, qu’on avait un peu négligées jusque-là. Le rôle de Virgile et d’Horace dans cette réaction est beaucoup mieux attesté que celui de Lucrèce et de Catulle dans la période précédente. Il est fort probable, selon la tradition, que Virgile en cherchant à mettre à la mode le goût de l’agriculture, Horace en blâmant les parcs immenses qui envahissaient une partie de l’Italie et stérilisaient le sol, ne faisaient que se conformer aux intentions d’Auguste et de Mécène. Ils servaient encore plus directement le nouveau pouvoir, en plaçant le sanglant Octave au ciel, immédiatement au-dessous de Jupiter, au-dessus des autres dieux. M. Legris ne s’en tient pas là : il veut voir, dans Virgile par exemple, une suite d’allégories, ou, comme on dit maintenant, de mythes et de symboles. Pour la quatrième églogue, celle de Pollion, il l’explique comme M. de Maistre : « Chez nous, un sage a dit de ce chant prophétique « qu’il pourrait passer pour une version d’Isaïe. » L’auteur croirait-il donc que cette églogue est une prédiction de la venue du Christ ? Cette opinion a été plusieurs fois soutenue fort sérieusement ; mais je la croyais abandonnée. En examinant les Géorgiques et l’Énéide, M. Legris hasarde quelques assertions qui, je le crois, n’appartiennent qu’à lui seul, et, si je ne me trompe, lui appartiendront long-temps. Par exemple, l’épisode d’Aristée et des abeilles dans le quatrième livre des Géorgiques devient une leçon voilée de politique conservatrice : les abeilles ont un roi ; « les ruches, petites cités florissantes, indiquent assez que la monarchie est l’empire de l’ordre et de la règle, que la royauté est le support de l’état, et que, quand ce support vient à manquer, tout s’écroule, etc. » Cette explication est ingénieuse, mais peu naturelle. Celle de l’Enéide[14] est plus téméraire encore. Auguste est tour à tour le pieux Énée et Jupiter en personne ; Turnus, c’est Antoine ; « la fille de Saturne, sœur et femme de Jupiter, l’altière et vindicative Junon, si zélée conservatrice de la chose latine, c’est, nous l’avons dit, l’Aristocratie, fille du Temps, qui, par les hommes de labour, procède de Saturne ; l’Aristocratie, sœur, épouse du Pouvoir royal (de Jupiter), étant née du même principe que lui, pour exister conjointement avec lui, etc. » Ce passage nous rappelle que Chapelain aussi eut soin d’exposer, dans la préface de la Pucelle, le sens allégorique de son poème : « Je disposay, dit-il, toute la matière de telle sorte que la France devoit représenter l’ame de l’homme en guerre avec elle-mesme et travaillée par les plus violentes de toutes les émotions ; le roy Charles, la Volonté… L’Anglois et le Bourguignon, les divers transports de l’appétit irascible qui altèrent l’empire légitime de la volonté ; Amaury et Agnès, l’appétit concupiscible, etc., etc. » Chapelain est bien capable d’avoir eu toutes ces intentions profondes ; pour Virgile, cela me semble plus douteux.

Je n’aurais pas si longuement insisté sur les défauts que je crois remarquer dans ces études, si de notre temps ces défauts n’étaient pas à la mode. Pour compenser ces critiques, il faudrait donner ici une idée du talent de l’auteur, du mérite de son ouvrage ; malheureusement cela n’est pas facile. Ce qui fait la valeur de ce livre, c’est le piquant des détails, l’érudition facile, la verve ingénieuse avec laquelle M. Legris défend ses opinions paradoxales. La lecture de ces études peut seule en faire sentir le mérite ; elle est attachante et instructive, malgré les erreurs de l’écrivain. Ne faut-il pas en effet beaucoup d’esprit et de science pour se tromper ainsi ?

Les travaux diversement remarquables de MM. Dezobry, Meyer et Legris nous font pénétrer plus avant dans la société romaine. Certes, les Romains y perdent un peu ; comme toutes les grandeurs de ce monde, ils ne gagnent pas à être regardés de trop près. Long-temps nous ne les avons vus qu’à travers Tite-Live ; Corneille leur a donné des proportions surhumaines. La critique moderne a nécessairement dissipé à cet égard quelques-unes de nos illusions. Sans méconnaître la grandeur de ces héros, nous connaissons trop bien aujourd’hui les misères et les ridicules de cette Rome si majestueuse : l’histoire a fait tort à la poésie ; peut-être faut-il s’en affliger. Quoi qu’il en soit, le poète qui tentera désormais de faire revivre Rome sur notre scène devra sans doute la peindre sous ses deux faces, et mêler dans une proportion judicieuse l’élément comique à la tragédie, s’il veut satisfaire aux exigences également impérieuses de la poésie et de la vérité.


EUGÈNE DESPOIS.

  1. « Tristan (le petit Montholon) est fort paresseux. Il avouait à l’empereur qu’il ne travaillait pas tous les jours. — Ne manges-tu pas tous les jours ? disait l’empereur. — Oui, sire. — Eh bien ! tu dois travailler tous les jours, car on ne doit pas manger si l’on ne travaille pas. — Oh bien ! en ce cas, je travaillerai tous les jours, disait vivement l’enfant. — Voilà bien l’influence du petit ventre ! disait l’empereur en tapant sur celui de Tristan ; c’est la faim, c’est le petit ventre qui fait mouvoir le monde ! » (Mémorial.)
  2. C’est là toute l’éducation que, dans l’admirable dialogue de Diderot, Rameau donne à son fils : « Au lieu de lui farcir la tête de belles maximes qu’il faudrait qu’il oubliât sous peine de n’être qu’un gueux, lorsque je possède un louis, ce qui n’arrive pas souvent, je me plante devant lui. Je tire le louis de ma poche, je le lui montre avec admiration, je lève les yeux au ciel, je baise le louis devant lui, et, pour lui faire entendre mieux encore l’importance de cette pièce sacrée, je lui bégaie de la voix, je lui désigne du doigt tout ce qu’on peut acquérir : un beau fourreau, un beau toquet, un bon biscuit ; ensuite je mets le louis dans ma poche, je me promène avec fierté, je relève la basque de ma veste, je frappe de la main sur mon gousset, et c’est ainsi que je lui fais concevoir que c’est du louis qui est là que naît l’assurance qu’il me voit. — On ne peut rien de mieux, reprend Diderot ; mais s’il arrivait que, profondément pénétré de la valeur du louis, un jour… - Je vous entends ; il faut fermer les yeux là-dessus. Il n’y a point de principe de morale qui n’ait son inconvénient. » On voit assez quels inconvéniens résultaient à Rome de ces principes de morale et de ce genre d’éducation.
  3. Romani pueri longis rationibus assem, etc.
  4. Lettres 11, 14.
  5. Sénèque, Quest. nat., 11, 28. — Suétone, Vie de Néron, 20.
  6. Nuntiat accensus plena theatra favor.
    Rutilius Nuinatianus.
  7. Suétone dit que les chefs avaient 40,000 sesterces d’appointeinent (6,617 fr.).
  8. Sénèque. (De tranquillitate). Remarquez l’expression philosophus suus.
  9. Plaute, Asinaria, v. 521.
  10. Voyez Histoire de l’esclavage ancien, introduction, par M. Wallon.
  11. Il faut prendre plus au sérieux qu’on ne le fait d’ordinaire l’habitude des anciens d’adresser leur livre à un ami, pour lequel l’ouvrage est censé avoir été entrepris. C’est qu’en effet les livres étaient parfois destinés à un très petit nombre de personnes, souvent même à une seule. Avant la découverte de l’imprimerie, depuis Socrate jusqu’à Abélard, l’enseignement oral fut le plus grand moyen d’influence dont disposât la pensée humaine. L’influence des livres ne dut être que secondaire. Aussi, pour arrêter la propagation des doctrines dangereuses, le plus sûr moyen, dans l’antiquité et au moyen-âge, était de tuer le philosophe ou l’hérétique : il était toujours le meilleur exemplaire de ses œuvres. Depuis Guttenberg, on a bien mis à mort quelques novateurs pour leurs livres : c’était prévenir la récidive ; mais, le livre déjà publié une fois lancé dans le public, rien ne le pouvait arrêter. L’auteur avait beau se rétracter, faire amende honorable, on pouvait le brûler, l’enfermer à jamais : la pensée pendant ce temps-là allait son train.
  12. Voir sur ce point le tome II de l’Histoire romaine de M. Michelet.
  13. Tome I, p. 92.
  14. Les jésuites, qui ont toujours été fort ingénieux à tourner toutes choses vers l’intérêt de leur ordre, ont fait un Virgilius christianus. (Paris, 1661.) Dans ce livre, tous les ouvrages de Virgile deviennent une suite de poèmes en l’honneur de la compagnie de Jésus. Les Églogues roulent sur des sujets de piété ; les Géorgiques prennent le titre de Psycuryicon sive de cultura animi ; enfin l’Énéide devient un poème dont saint Ignace est le héros, et où il remplace le pieux Énée (Ignatiados libri XII). On ne saurait dire dans quelles situations étranges l’imitation de l’Énéide place saint Ignace hâtons-nous d’ajouter qu’il s’en tire toujours à son honneur.