Abrégé de l’histoire romaine (Florus)/Livre IV

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(63 av. J.-C. à 9 ap. J.-C.)
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qui avaient alors par hasard des députés à Rome ; et la fureur des conjurés se serait répandue au-delà des Alpes si, par une seconde trahison de Vulturcius, on ne détenait pas la lettre du préteur. Par l’ordre de Cicéron, on met sur-le-champ la main sur les Barbares. Le préteur est convaincu en plein sénat. On délibère sur le supplice des conspirateurs ; César conseille la clémence, eu égard à leur dignité, Caton, la rigueur, à cause de leur crime[1]. Cet avis réunit toutes les voix, et les parricides sont étranglés dans leur prison.

Quoique la conjuration soit en partie étouffée, Catilina ne se désiste cependant pas de son entreprise : il déploie, du fond de l’Etrurie, l’étendard de la rébellion, marche contre Rome, rencontre l’armée d’Antoine, et est vaincu. On apprit, après la victoire, avec quel féroce acharnement elle avait été disputée. Pas un des rebelles ne survécut à cette bataille. Chacun d’eux, en rendant le dernier soupir, couvrait de son corps la place qu’il occupait dans le combat. Catilina fut trouvé loin des siens, au milieu de cadavres ennemis ; mort glorieuse, s’il eût ainsi succombé pour la patrie !

II. — Guerre de César contre Pompée. — (An de Rome 703-709.) — Presque tout l’univers était en paix, et l’empire romain désormais trop puissant pour qu’aucune force étrangère pût le détruire. C’est alors que la fortune, jalouse du peuple-roi, l’arma contre lui-même. La rage de Marius et de Cinna, concentrée dans Rome, avait été le prélude et comme l’essai des guerres civiles. L’orage excité par Sylla avait grondé plus loin, mais, néanmoins, dans la seule Italie. Les fureurs de César et de Pompée enveloppèrent Rome, l’Italie, les peuples, les nations, enfin toute l’étendue de l’empire, comme dans un déluge ou un vaste embrasement. On ne peut donc appeler justement cette guerre ni civile ni même sociale ; et cependant ce n’est pas une guerre étrangère ; c’est plutôt un composé de toutes celles-là, et quelque chose de plus qu’une guerre (3).

Veut-on, en effet, considérer les chefs ? tout le sénat prit parti ; les armées ? on voit onze légions d’un côté[2], dix-huit de l’autre, toute la fleur, toute la force du sang italien (4) ; les secours fournis par les alliés ? ici ce sont les levées de la Gaule et de la Germanie ; là, Déjoratus, Ariobarzanes, Tarcondimotus, Cotys, les forces réunies de la Thrace et de la Cappadoce, de la Cilicie, de la Macédoine, de la Grèce, de l’Italie, en un mot de l’Orient tout entier. Quant à la durée de la guerre, elle fut de quatre ans, court espace pour l’étendue de ses ravages (5). Veut-on savoir enfin quels lieux et quels pays en furent le théâtre ? Ce fut d’abord l’Italie ; de là elle se détourna contre la Gaule et l’Espagne ; puis, revenant de l’Occident, elle accabla de tout son poids l’Épire et la Thessalie, d’où elle s’élança tout à coup sur l’Égypte ; puis, après avoir menacé l’Asie, elle s’acharna sur l’Afrique ; enfin, elle se replia sur l’Espagne, et y expira. Mais la fureur des partis ne s’éteignit pas avec celle des combats. La haine des vaincus ne s’apaisa qu’après s’être assouvie dans le sang du vainqueur, versé au sein même de Rome, et au milieu du sénat.

La cause d’une si grande calamité fut la même qui avait produit toutes les autres, l’excès de la prospérité. Sous le consulat de Quinctus Métellus et de Lucius Afranius, tandis que la majesté romaine éclatait dans tout l’univers, et que Rome chantait, sur les théâtres de Pompée (6), ses victoires récentes, et ses triomphes sur les peuples du Pont et de l’Arménie, le pouvoir illimité de ce général excita, comme c’est l’ordinaire, l’envie des citoyens oisifs Métellus, irrité d’avoir vu diminuer l’éclat de son triomphe de Crète ; Caton, l’adversaire des hommes puissants qu’il traversait toujours, ne cessaient de décrier Pompée et de censurer ses actes. De là le ressentiment qui poussa celui-ci contre ses ennemis, et le contraignit à chercher des appuis pour soutenir son crédit.

Crassus brillait alors par l’éclat de sa naissance, par ses richesses, par son influence ; avantages qu’il aurait cependant voulu augmenter encore. Caius César puisait dans son éloquence, dans son courage et dans le consulat, qu’il venait d’obtenir, de hautes espérances. Toutefois, Pompée s’élevait au-dessus de l’un et de l’autre. César aspirait donc ainsi à fonder, Crassus à accroître, Pompée à conserver sa puissance ; et tous, également avides d’autorité, s’accordèrent sans peine pour se saisir de la république. Aussi, se prêtant, pour leur élévation particulière, le mutuel appui de leurs forces, ils s’emparent, César de la Gaule, Crassus de l’Asie, Pompée de l’Espagne ; ils disposent de trois grandes armées, et cette association donne à trois chefs l’empire du monde.

Cette domination dura dix ans parce qu’ils restaient unis par une crainte mutuelle. A la suite de la mort de Crassus chez les Parthes, et de celle de Julie, fille de César, qui, mariée avec Pompée, avait maintenu, par ce mariage, la concorde entre le gendre et le beau-père, et leur jalousie éclata tout à coup. Le crédit de César était déjà suspect à Pompée, et l’autorité de Pompée insupportable à César. Celui-ci ne voulait pas d’égal, celui-là, de supérieur (7). Dans leur criminelle rivalité, ils se disputaient la première place, comme si la fortune d’un empire aussi vaste n’eût pu suffire à tous les deux (8).

Sous le consulat de Lentulus et de Marcellus, le premier lien de cette conjuration contre la république étant brisé, le sénat, c’est-à-dire Pompée, délibéra sur le remplacement de César[3]. Celui-ci ne refusait pas un successeur, pourvu qu’on tînt compte de lui dans les prochains comices. Le consulat, que les dix tribuns lui avaient naguère, grâce à Pompée, décerné en son absence, le même Pompée intriguait alors sourdement pour l’en écarter. On exigeait qu’il vînt, selon l’antique usage, solliciter en personne. A ces prétentions, il ne cessait d’opposer le décret rendu en sa faveur (9). « Il ne congédierait son armée, qu’autant que ce décret serait fidèlement exécuté. » On le déclara donc ennemi public. Outré de ces rigueurs, il résolut de défendre les armes à la main ce qu’il avait acquis par les armes.

Le premier théâtre de la guerre civile fut l’Italie, où Pompée n’avait mis dans les places fortes que de faibles garnisons (10). La brusque impétuosité de César lui soumit tout. La trompette sonna d’abord à Ariminum (11). Aussitôt Libon fut chassé de l’Etrurie, Thermus, de l’Ombrie ; Domitius, de Corfinium ; et la guerre était terminée sans effusion de sang, si César eût pu prendre Pompée dans Brundisium[4], dont il avait commencé le siège (12) ; mais, franchissant les digues qui devaient former le port, son rival s’échappa pendant la nuit. O honte ! le premier des sénateurs, l’arbitre de la paix et de la guerre, fuyait alors dans un vaisseau délabré et presque désarmé, sur une mer où il avait triomphé (13).

L’abandon de l’Italie par Pompée n’était pas plus déshonorant que l’abandon de Rome par le Sénat. César entre dans cette ville, que l’épouvante avait rendue presque déserte, et se fait lui-même consul (14). Les tribuns tardant trop à lui ouvrir le trésor sacré (15), il ordonne d’en briser la porte, et ravit, avant l’empire, les revenus et le patrimoine du peuple romain. Après l’expulsion et la fuite de Pompée, il jugea bon de régler les affaires des provinces avant de le poursuivre. Il occupa, par ses lieutenants, la Sicile et la Sardaigne, pour assurer les subsistances. Aucune hostilité n’était à craindre du côté de la Gaule ; lui-même y avait établi la paix. Mais, comme il allait combattre les armées que Pompée avait en Espagne, Marseille osa lui fermer ses portes. Ville infortunée ! elle ne désirait que la paix ; et la crainte de la guerre la précipita dans la guerre ! Comme elle était défendue par de fortes murailles, il ordonna qu’en son absence on la réduisît en son pouvoir. Cette colonie grecque, qui, malgré son origine, ne connaissait pas la mollesse (16), osa forcer les retranchements des assiégeants, incendier leurs machines, attaquer leur flotte. Mais Brutus, chargé de cette guerre, vainquit, dompta ces ennemis sur terre et sur mer (17). Ils se rendirent bientôt, et tous leurs biens leur furent enlevés, excepté celui qu’ils préféraient à tous les autres, la liberté.

En Espagne, la guerre contre les lieutenants de Cnaeus Pompée, Pétréius et Afranius, mêlée d’événements divers, fut indécise et sanglante. César entreprit de les assiéger dans leur camp établi près d’Herda[5], sur le Sicoris[6], et d’intercepter leurs communications avec la ville. Sur ces entrefaites, les pluies du printemps ayant fait déborder la rivière, empêchèrent l’arrivée de ses subsistances. La famine se fit alors sentir dans son camp et, d’assiégeant, il fut comme assiégé lui-même. Mais, dès que la rivière eut repris son cours paisible, et ouvert les campagnes aux courses et aux combats, César pressa ses ennemis avec un nouvel acharnement, les atteignit dans leur retraite vers la Celtibérie[7], les enferma dans des retranchements et des circonvallations, et, au moyen de ces travaux, les contraignit de se rendre, pour se soustraire à la soif. Ainsi fut réduite l’Espagne citérieure. L’ultérieure[8] ne fit pas une longue résistance ; car que pouvait une seule légion, après la défaite de cinq autres ? On vit donc, lorsque Varron se fut volontairement soumis, Gadès, le détroit, l’Océan, tout enfin reconnaître le bonheur de César.

La fortune, pourtant, osa en l’absence de ce général, se déclarer un moment contre lui, en Illyrie et en Afrique, comme si elle se fût étudiée à rehausser par quelques revers l’éclat de sa prospérité. Dolabella et Antoine, auxquels il avait donné l’ordre d’occuper l’entrée de la mer Adriatique, avaient leurs camps, l’un sur la côte d’Illyrie, l’autre sur celle de Curicta[9]. Mais Pompée étant maître de la mer, son lieutenant Octavius Libon les surprit et les enveloppa tous deux avec de grandes forces navales. La famine arracha seul à Antoine sa soumission. Des radeaux que Basilus envoyait à son secours, faute de vaisseaux, furent pris comme dans un filet, par l’adresse des matelots Ciliciens du parti de Pompée, lesquels avaient imaginé de tendre des câbles dans la mer. Cependant la force des vagues en dégagea deux. Un autre, qui portait les Opitergins[10], resta engravé dans les sables et périt, digne du souvenir de la postérité. L’équipage se composait à peine de mille hommes, qui, entièrement entourés par une armée, soutinrent ses assauts pendant tout un jour, et, après de vains efforts de courage, plutôt que de se rendre, finirent, à la persuasion du tribun Vultéius, par se frapper mutuellement et se tuer les uns les autres.

En Afrique aussi, l’infortune de Curion ne fut égale qu’à sa valeur. Envoyé dans cette province pour la soumettre, déjà il était fier de la déroute et de la fuite de Varus, lorsque, surpris par la subite arrivée du roi Juba, il ne put résister à la cavalerie des Alaures. Vaincu, le chemin de la fuite lui était ouvert ; mais l’honneur lui fit un devoir de mourir avec l’armée dont sa témérité avait causé la perte (18).

Mais déjà la fortune réclame la présence des deux athlètes dans l’arène (19). Pompée avait choisi l’Épire pour le théâtre de la guerre. César ne le fait pas attendre. Il met ordre à tout ce qu’il laisse derrière lui (20) ; et, bravant les obstacles que lui oppose la rigueur de l’hiver, il s’élance à la guerre, porté par la tempête. Il place son camp près d’Oricum[11]. Une partie de son armée, que, faute de vaisseaux, il avait laissée avec Antoine, à Brundisium, tardait à le rejoindre ; dans son impatience, il ose, pour hâter l’arrivée de ces soldats, se confier, au milieu d’une nuit profonde, à une mer agitée par les vents, se jette dans un frêle esquif, et essaie de passer seul. On connaît le mot qu’il adressa au pilote épouvanté de l’imminence du péril : « Que crains-tu ? tu portes César (21). »

Toutes les forces sont réunies de part et d’autre ; les deux camps sont en présence ; mais les deux chefs ont des vues différentes. César, naturellement ardent, brûle de terminer la lutte, et ne cesse de présenter la bataille à Pompée, de le provoquer, de le harceler. Tantôt assiégeant son camp, il l’entoure d’une tranchée de seize milles d’étendue ; mais en quoi ces travaux pouvaient-ils nuire à une armée à qui la mer était ouverte, et apportait toutes les provisions en abondance ? tantôt il essaie, sans plus de succès, d’emporter Dyrrachium[12], que sa seule situation rendait inexpugnable. En outre, chaque sortie des ennemis est pour lui l’occasion d’un de ces combats où brilla l’incomparable valeur du centurion Scaeva, dont le bouclier fut percé de cent vingt traits (22) ; d’autres fois, enfin, il pille et ravage les villes alliées de Pompée, Oricum, Gomphos[13] et d’autres places de la Thessalie.

Pompée, au contraire, diffère la bataille, temporise, dans le double but de ruiner, par le manque de vivres, un ennemi cerné de toutes parts, et de laisser se ralentir l’ardente impétuosité du chef. Mais il lui faut bientôt renoncer aux avantages que lui assurait ce système (23). Le soldat accuse son inaction ; les alliés ses lenteurs ; les chefs ses vues ambitieuses. Les destins précipitant ainsi sa perte, il prend la Thessalie pour champ de bataille, et remet aux plaines de Philippes (24) le sort de Rome, de l’empire, du genre humain. Jamais la fortune ne vit le peuple romain déployer tant de forces en un seul lieu, ni montrer tant de grandeur. Plus de trois cent mille hommes étaient en présence, non compris les auxiliaires fournis par les rois, ni le sénat (25). Jamais prodiges plus manifestes n’annoncèrent une catastrophe imminente : fuite des victimes, enseignes couvertes d’essaims d’abeilles, ténèbres au milieu du jour. Le chef lui-même, pendant la nuit, transporté en songe dans son théâtre, l’entendit retentir d’applaudissements qui avaient quelque chose de sinistre ; et, le matin, on le vit en manteau de deuil, funeste présage ! dans la place d’armes du camp (26). Jamais l’armée de César ne montra plus d’ardeur ni plus d’allégresse. De ses rangs partirent et le signal et les premiers traits. On a même remarqué que ce fut Crustinus qui engagea le combat en lançant son javelot. Il fut, bientôt après, frappé dans la bouche d’une épée qui y resta ; on le trouva en cet état parmi les morts ; et la singularité même de sa blessure attestait l’acharnement et la rage avec laquelle il avait combattu. Mais l’issue de la bataille ne fut pas moins remarquable que son prélude. Pompée, qui, avec ses innombrables corps de cavaliers, se flattait d’envelopper facilement César, fut enveloppé lui-même. Depuis longtemps on combattait avec un avantage égal, lorsque la cavalerie de Pompée courut, par son ordre, sur l’aile qui lui était opposée ; mais, tout à coup, à un signal donné, les cohortes des Germains se précipitèrent contre ces divers escadrons avec une telle impétuosité, qu’on eût cru voir des cavaliers se jetant sur des fantassins (27). Cette déroute sanglante de la cavalerie fut suivie de celle de l’infanterie légère (28). La terreur se répandit au loin, le désordre gagna tous les bataillons, et le carnage fut achevé comme par l’effort d’un seul bras (29). Rien ne fut plus funeste à Pompée que la multitude même de ses troupes (30). César se multiplia dans cette bataille, et fut tour à tour général et soldat. On a recueilli deux paroles qu’il prononça en parcourant les rangs à cheval, l’une cruelle, mais adroite, et propre à assurer la victoire : « Soldat, frappe au visage (31) » ; l’autre, proférée pour lui assurer la popularité : « Épargnez les citoyens, » tandis qu’il les chargeait lui-même.

Heureux encore Pompée dans son malheur, si la fortune lui eût fait subir le même sort qu’à son armée ! Il survécut à sa puissance, pour fuir honteusement à cheval à travers les vallées de la Thessalie, pour aborder à Lesbos[14] sur un chétif navire, pour être jeté à Syèdre, rocher désert de la Cilicie (32), pour délibérer s’il porterait ses pas fugitifs chez les Parthes ; en Afrique, ou en Égypte, et mourir enfin assassiné, sous les yeux de sa femme et de ses enfants, sur le rivage de Peluse[15], par l’ordre du plus misérable des rois, par le conseil de vils eunuques, et, pour comble d’infortune, par le glaive de Septimius, déserteur de son armée.

Qui n’aurait cru la guerre finie avec Pompée ? Cependant, des cendres de la Thessalie, on vit renaître un incendie bien plus terrible et plus violent que le premier. L’Égypte s’arma contre César, sans être pourtant du parti de son rival. Ptolémée, roi d’Alexandrie, avait commis le plus grand attentat de la guerre civile : il avait cimenté son traité d’alliance avec César, en lui présentant pour gage la tête de Pompée. La fortune, qui cherchait une vengeance aux mânes de ce grand homme, la trouva bientôt. Cléopâtre, sœur du roi, vint se jeter aux genoux de César, et réclamer sa part du royaume d’Egypte. Tout parlait en faveur de cette jeune princesse : et sa beauté, et, ce qui y ajoutait encore, l’injustice dont elle se disait victime, et la haine qu’inspirait le roi qui avait immolé Pompée à la fortune d’un parti et non pas à César, et qui n’eût pas craint sans doute de frapper de même ce dernier, si son intérêt l’eût exigé. César n’eut pas plus tôt ordonné que Cléopâtre fût rétablie dans ses droits, qu’il se vit assiégé dans le palais par les assassins même de Pompée ; et, bien qu’il n’eût qu’une poignée de soldats, il y soutint, avec un courage admirable, les efforts d’une nombreuse armée (33). D’abord, en mettant le feu aux édifices voisins, à l’arsenal et au port, il détourna l’attaque des ennemis qui le pressaient (34). Bientôt après, il se sauva tout à coup dans la presqu’île du Phare (35), d’où, forcé de s’enfuir par mer, il eut le rare bonheur de regagner à la nage sa flotte qui stationnait près de là ; et, dans ce trajet, il laissa son manteau au milieu des flots, soit par hasard, soit à dessein, pour offrir un but aux traits et aux pierres que les ennemis lançaient contre lui (36). Enfin, recueilli par les soldats qui montaient sa flotte, il attaqua les assaillants de tous les côtés à la fois, et immola ce peuple lâche et perfide aux mânes de son gendre (37). Théodote, gouverneur du roi, et l’auteur de toute cette guerre, Photin et Ganymède, ces monstres qui n’étaient pas même des hommes, errèrent en fugitifs, chacun de son côté, par mer et par terre, et moururent diversement. Le corps du roi lui-même fut trouvé enseveli sous la vase et on le reconnut à la cuirasse d’or qui le distinguait.

En Asie, de nouveaux troubles s’élevèrent du côté du Pont, comme si la fortune, acharnée à la ruine du royaume de Mithridate, eût, après avoir accordé à Pompée la défaite du père, réservé celle du fils à César. Le roi Pharnace, comptant plus sur nos divisions que sur sa valeur, était venu fondre sur la Cappadoce, à la tête d’une puissante armée. Mais César l’attaqua et l’écrasa dans un seul combat, qui, à dire vrai, n’en fut pas même un véritable (38) ; ainsi, dans le même instant, tombe, frappe et disparaît la foudre. César ne proférait donc pas une parole vaine en disant : « qu’il avait vaincu l’ennemi avant de l’avoir vu (39). »

Tels furent ses succès contre les étrangers. Mais, en Afrique, il eut à livrer à ses concitoyens des batailles plus sanglantes qu’à Pharsale. La fureur de la guerre civile avait, comme la vague, poussé sur ses rivages les débris du naufrage de Pompée ; que dis je, des débris ? c’était l’appareil de toute une guerre nouvelle. Les forces des vaincus avaient été plutôt dispersées que détruites (40). Leur union était devenue plus étroite et plus sacrée par le désastre même de leur chef. Il n’avait pas d’indignes successeurs dans les généraux qui le remplaçaient ; et c’étaient, après celui de Pompée, des noms qui sonnaient encore assez haut, que ceux de Caton et de Scipion.

Juba, roi de Mauritanie, unit ses forces aux leurs, comme pour étendre sur plus d’ennemis la victoire de César. Il n’y eut aucune différence entre Pharsale et Thapsus[16], si ce n’est que, sur un plus vaste champ de bataille, les soldats de César déployèrent une impétuosité plus terrible, indignés de voir qu’après la mort de Pompée la guerre eût grandi encore. Enfin, ce qui n’était jamais arrivé, les trompettes, sans attendre l’ordre du général, sonnèrent d’eux-mêmes la charge (41). Le carnage commença par les troupes de Juba. Ses éléphants, encore étrangers aux combats, et nouvellement tirés de leurs forêts, s’effarouchèrent au premier bruit du clairon. Aussitôt l’armée prit la fuite : les généraux n’eurent pas plus de courage ; ils furent entraînés dans cette déroute ; mais tous surent trouver une mort glorieuse. Scipion fuyait sur un vaisseau : mais, se voyant atteint par les ennemis, il se passa son épée au travers du corps. Quelqu’un demandant où était le général, il répondit ces propres mots « le général est en sûreté » (42). Juba se retira dans son palais ; il offrit, le lendemain de son arrivée, un repas splendide à Pétréius, compagnon de sa fuite, et, au milieu même de ce banquet, il lui demanda de le tuer. Pétréius tua ce prince et se tua lui-même ; et le sang d’un roi mêlé avec celui d’un Romain arrosa les mets à moitié consommés de ce festin funèbre (43).

Caton n’assista pas assisté à la bataille. Il campait près du Bagrada pour garder Utique, qui était comme la seconde cléf de l’Afrique. Dès qu’il apprend la défaite de son parti, il n’hésite pas, résolution digne d’un sage, à appeler, même avec joie, la Mort à son secours. Après avoir embrassé et fait retirer son fils et ses amis, il se coucha, lut pendant la nuit, à la lueur d’une lampe, le livre où Platon enseigne l’immortalité de l’âme, et se reposa ensuite quelques instants ; puis, vers la première veille, il tira son épée, découvrit sa poitrine et se frappa deux fois. Les médecins ayant osé profaner de leurs appareils les blessures de ce grand homme, il souffrit leurs soins, pour se délivrer de leur présence ; mais bientôt rouvrant ses plaies, d’où le sang jaillit avec violence, il y laissa plongées ses mains mourantes (44).

Cependant, comme si l’on n’eût encore combattu nulle part, le parti vaincu reprit les armes ; et autant l’Afrique avait surpassé la Thessalie, autant l’Espagne surpassa l’Afrique. Un grand avantage pour ce parti, c’était de voir à sa tête deux chefs qui étaient frères, deux Pompées au lieu d’un. Aussi jamais guerre ne fut plus sanglante ni victoire plus disputée.

Les lieutenants Varus et Didius en vinrent les premiers aux mains, à l’embouchure même de l’Océan ; mais leurs vaisseaux eurent moins à lutter entre eux que contre la mer ; et comme si l’Océan eût voulu châtier la fureur de nos discordes civiles, il détruisit l’une et l’autre flotte par un naufrage. Quel horrible spectacle que cette lutte simultanée des flots, des orages, des hommes, des vaisseaux et de leurs agrès flottants ! Ajoutez à cela ce que les lieux avaient d’effrayant : d’un côté les rivages de l’Espagne, de l’autre ceux de la Mauritanie, se tournant l’une vers l’autre pour s’unir, la mer intérieure et la mer extérieure[17], les colonnes d’Hercule dominant les flots, partout enfin les fureurs de la guerre jointes à celles de la tempête.

Bientôt après, de part et d’autre, on courut assiéger les villes ; et ces malheureuses cités furent cruellement punies, par les chefs des deux partis, de leur alliance avec les Romains.

Munda[18] fut la dernière de toutes les batailles de César. Là son bonheur accoutumé l’abandonna, et le combat, longtemps douteux, prit un aspect alarmant ; la fortune, incertaine, semblait en quelque sorte délibérer. César lui-même, avant l’action, avait paru triste, contre sa coutume, soit qu’il fît un retour sur la fragilité des choses humaines, soit qu’il se défiât d’une prospérité trop prolongée, ou qu’il craignît, après avoir commencé comme Pompée, de finir comme lui. Au milieu même de la mêlée, après des efforts longtemps égaux de part et d’autre, tout à coup, ce que personne ne se souvenait d’avoir vu, à toute l’ardeur du combat et du carnage succéda, comme s’il y eût eu concert entre les deux armées, le plus profond silence ; tous éprouvaient le même sentiment. Enfin (et ce prodige était nouveau pour les yeux de César), bien qu’éprouvé par quatorze années de combats, le corps des vétérans recula ; et s’il ne fuyait pas encore, il était cependant aisé de reconnaître que la honte le retenait plutôt que le courage. César alors renvoie son cheval, et court comme un furieux à la première ligne. Il saisit et rassure les fuyards, et vole de rang en rang, pour animer ses soldats des yeux, du geste et de la voix. On dit que, dans ce moment de trouble, il délibéra s’il mettrait fin à ses jours, et qu’on put lire sur son visage la pensée de mort qui le préoccupait. Dans ce moment couraient à travers les lignes cinq cohortes ennemies, que Labiénus avait envoyées au secours de leur camp qui était en danger ; ce mouvement avait l’apparence d’une fuite. César, soit qu’il crût qu’elles fuyaient en effet, soit qu’en chef habile il feignît de le penser, saisit l’occasion, les charge comme des troupes en déroute, relève le courage des siens, et abat celui de l’ennemi. Ses soldats, se croyant vainqueurs, mettent plus d’impétuosité dans la poursuite ; ceux de Pompée, persuadés que leurs compagnons sont en fuite, se mettent à fuir eux-mêmes. Quels ne furent pas le carnage des vaincus, la fureur et l’acharnement des vainqueurs ! On peut en juger par un seul trait : ceux qui se sauvèrent de la mêlée, s’étant enfermés dans Munda, et César en ayant aussitôt ordonné le siège, on forma un retranchement d’un amas de cadavres, joints ensemble par les dards et les javelots qui les avaient traversés (45) : action révoltante, même parmi les Barbares ! Les fils de Pompée désespérèrent enfin de la victoire. Cnæus, échappé du combat, blessé à la cuisse, et gagnant des lieux déserts et écartés, fut atteint, par Césonius, près de la ville de Laurone, se défendit en homme qui n’avait pas encore perdu toute espérance, et fut tué. Quant à Sextus, le fortune le cacha dans la Celtibérie et le réserva pour d’autres guerres après la mort de César.

César revint victorieux dans sa patrie ; il remporta son premier triomphe sur la Gaule : on vit outre le Rhin et le Rhône, l’Océan représenté en or sous la forme d’un captif. C’était en Egypte qu’il avait cueilli son second laurier : dans ce triomphe parurent les images du Nil et d’Arsinoe, et celle du Phare, qui semblait étinceler de tous ses feux (46). Le troisième présenta devant son char Pharnace et le Pont. Le quatrième montra Juba, les Maures et l’Espagne deux fois soumises. Rien ne rappelait Pharsale, Thapsus, Munda, victoires bien plus grandes, dont il ne fit pas l’objet d’un triomphe (47).

Alors enfin on posa les armes. La paix qui suivit ne fut pas ensanglantée, et la clémence du vainqueur compensa les cruautés de la guerre. Il ne fit mourir personne, excepté Afranius (c’était assez de lui avoir pardonné une fois), Faustus Sylla (Pompée l’avait appris à craindre ses gendres), et la fille de Pompée, avec ses cousins-germains du côté de Sylla : il voulait assurer le repos de sa postérité. Ses concitoyens ne furent pas ingrats ; ils accumulèrent tous les honneurs sur sa tête privilégiée. Ses statues autour des temples, le droit de porter au théâtre une couronne entourée de rayons éclatants, un siège éminent dans le sénat, un dôme sur sa maison, son nom donné à l’un des mois que parcourt le soleil, telles furent ces distinctions (48). On y ajouta le titre de Père de la patrie et de Dictateur perpétuel. Enfin, le consul Antoine, peut-être avec leur consentement, lui présenta, devant la tribune aux harangues, les insignes de la royauté (49).

Tous ces honneurs étaient comme les ornements dont on charge la victime destinée à la mort. La clémence du prince ne put triompher de la haine de ses ennemis : le pouvoir même de leur faire du bien pesait à des hommes libres. Le moment de sa mort ne fut pas plus longtemps différé. Brutus, Cassius, et d’autres patriciens conspirèrent contre sa vie (50). Admirez la puissance du destin ! Le secret de la conjuration était répandu au loin ; le jour même de l’exécution, on avait remis à César un mémoire qui l’en informait ; sur cent victimes égorgées, aucune n’avait offert de présages favorables. Cependant il vint au sénat, méditant une expédition contre les Parthes. A peine fut-il assis sur sa chaise curule, que les sénateurs se jetèrent sur lui et on l’abattit de vingt-trois coups de poignard. C’est ainsi que l’homme qui avait inondé l’univers du sang de ses concitoyens, inonda enfin de son propre sang la salle du sénat (51).

III. — César Auguste. — Le peuple romain, après le meurtre de César et de Pompée, semblait avoir recouvrer son ancienne liberté ; et il l’eût recouvrée, si Pompée n’eût pas laissé d’enfants, ni César d’héritier ; ou, ce qui fut plus funeste encore, si Antoine, autrefois le collègue de César, et qui alors aspirait à succéder à sa puissance, ne lui eût pas survécu pour jeter le trouble et des brandons de discorde dans le siècle suivant. Sextus Pompée, en réclamant les biens paternels, répand la terreur sur toutes les mers ; Octave, pour venger la mort de son père, remue une seconde fois la Thessalie ; Antoine, esprit inconstant, tantôt s’indignant de voir dans Octave le successeur de César, tantôt se ravalant jusqu’à la royauté par amour pour Cléopâtre, réduit Rome à ne pouvoir trouver de salut et d’asile que dans la servitude (52). Toutefois, dans de si grandes agitations, on eut à se féliciter de ce que la puissance suprême tombât de préférence entre les mains d’Octave César Auguste, qui, par sa sagesse et son habileté, rendit le repos et l’ordre au corps de l’Etat si violemment ébranlé de toutes parts. Jamais, il ne faut pas en douter, ses diverses parties n’auraient pu se rapprocher, ni retrouver leur ensemble, s’il n’eût été régi par la volonté d’un seul chef qui en fût comme l’âme et le génie.

Sous le consulat de Marc Antoine et de Publius Dolabella, la fortune transférant dès lors l’empire romain aux Césars, il y eut des troubles variés et nombreux dans l’Etat ; et, comme dans la révolution annuelle du ciel les mouvements des astres s’annoncent ordinairement par le tonnerre, et leurs changements par la tempête, ainsi dans cette révolution du gouvernement de Rome, c’est-à-dire du genre humain, l’Etat trembla jusque dans ses fondements, et toutes sortes de dangers, des guerres civiles, continentales et maritimes, agitèrent tout le corps de l’empire.

IV. — Guerre de Modène. — (An de Rome 710-711.) — Le testament de César fut la première cause de ces nouveaux troubles civils. Antoine, son second héritier (53), furieux de ce que Octave lui avait été préféré, entreprit une guerre à outrance pour combattre l’adoption de ce jeune et redoutable rival. Il ne voyait dans Octave qu’un adolescent de dix-huit ans, que cet âge, encore tendre, exposait et livrait à l’injustice, tandis qu’il se sentait lui-même fort du crédit attaché au titre de compagnon d’armes de César. Il commença donc à déchirer, par ses usurpations, la succession de César, à poursuivre Octave de ses outrages, à employer des artifices de tout genre pour empêcher son adoption dans la famille des Jules. Enfin, il prit ouvertement les armes pour accabler ce jeune adversaire ; et, avec une armée qu’il tenait toute prête, il assiégea, dans la Gaule cisalpine, Décimus Brutus, qui s’opposait à ses desseins.

Octave, à qui son âge, l’injustice dont il était l’objet, et la majesté du nom qu’il avait pris, conciliaient la faveur publique, rappela aux armes les vétérans, et, quoique simple citoyen, il osa (qui le croirait ?) attaquer un consul. Il délivra Brutus assiégé dans Modène ; il s’empara du camp d’Antoine. Et même, dans cette occasion, il se signala par sa valeur. On le vit, couvert de sang et de blessures, rapporter sur ses épaules, dans son camp, une aigle que lui avait remise un porte-enseigne mourant.

V. — Guerre de Pérouse. — (An de R. 712.) — Le partage des terres que César laissait aux vétérans pour prix de leurs services, excita une seconde guerre. Fulvie, cette femme d’un courage viril, ceignant l’épée comme un soldat, animait Antoine, son époux, dont le génie était toujours porté au mal. Il soulève les colons chassés de leurs terres, et prend de nouveau les armes. Il est déclaré ennemi de la république, non plus par quelques particuliers, mais par les suffrages de tout le sénat ; César l’attaque, le contraint de s’enfermer dans les murs de Pérouse, le réduit aux dernières horreurs de la famine, et le force à se rendre à discrétion.

VI. — Triumvirat. — (An de Rome 710.) — Antoine seul était déjà un obstacle à la paix, un empêchement au bien de la république, lorsque Lépide se joignit à lui, comme un feu à l’incendie. Que pouvait Octave contre deux armées ? Il fut donc forcé de s’associer à ce pacte sanglant. Tous avaient des vues différentes. Lépide brûlait de satisfaire sa passion des richesses qu’il avait l’espoir de retirer du bouleversement de l’Etat ; Antoine, de sacrifier à son ressentiment ceux qui l’avaient déclaré ennemi de l’état ; César, de venger enfin son père, et d’immoler Brutus et Cassius à ses mânes indignés. Ce furent là comme les conditions de la paix qui fut conclue entre les trois chefs. Au confluent de deux rivières, entre Pérouse et Bologne (54), ils joignirent leurs mains et saluèrent réciproquement leurs armées. Imitant un exemple funeste, ils entreprirent de former un triumvirat ; la république, opprimée par leurs armes, vit le retour des proscriptions de Sylla. Le massacre de cent quarante sénateurs en fut la moindre atrocité (55). Des morts affreuses, lamentables, atteignirent les proscrits dans leur fuite par tout l’univers. Qui pourrait assez gémir sur l’indignité de ces forfaits ! Antoine proscrit Lucius César, son oncle maternel ; et Lépide, Lucius Paulus, son frère. On était déjà habitué dans Rome à voir, exposées sur la tribune aux harangues, les têtes des citoyens égorgés. Cependant la ville ne put retenir ses larmes en contemplant la tête sanglante de Cicéron sur cette tribune, le théâtre de sa gloire ; et ce spectacle n’attirait pas moins de monde qu’autrefois son éloquence (56). Ces crimes étaient marqués à l’avance sur les tables d’Antoine et de Lépide. Pour César, il se contenta de faire périr les assassins de son père. Il le fit aussi parce que le meurtre du dictateur aurait paru légitime s’il n’avait pas été vengé.

VII. — Guerre de Cassius et de Brutus. — (An de Rome 709-711.) — Brutus et Cassius, en immolant César, semblaient avoir chassé du trône un autre roi Tarquin. Mais ce parricide même, par lequel ils voulaient surtout rétablir la liberté, en consomma la perte. Après le meurtre, redoutant, non sans raison, les vétérans de César, ils s’étaient aussitôt réfugiés du sénat au Capitole. Ce n’est pas que la volonté de venger leur général manquât à ces soldats ; mais ils n’avaient pas de chef. D’ailleurs comme, selon toute apparence, cette vengeance devait être fatale à la république, on renonça à l’exercer et, du consentement du consul, il fut rendu un décret d’amnistie. Cependant pour ne pas avoir à supporter la vue de la douleur publique, Brutus et Cassius s’étaient retirés dans leurs provinces de Syrie et de Macédoine, dont ils étaient redevables à ce même César qu’ils avaient tué. Ainsi la vengeance de sa mort fut plutôt différée qu’abandonnée.

Les triumvirs, ayant de concert réglé les affaires de la république, moins comme elles devaient que comme elles pouvaient l’être, la défense de la ville fut laissée à Lépide, et César marcha avec Antoine contre Cassius et Brutus. Ceux-ci, après avoir rassemblé des forces considérables, étaient allés camper dans la même plaine qui avait été si fatale à Cnaeus Pompée. Cette fois aussi, des signes manifestes annoncèrent à ces généraux le désastre qui les menaçait. Autour de leur camp voltigeaient, comme autour d’une proie déjà sûre, des oiseaux habitués à se repaître de cadavres. Ils firent, en marchant au combat, la rencontre d’un Ethiopien, présage trop certain d’un malheur. Brutus lui-même se livrait, pendant la suit, à la lueur d’une lampe, à ses méditations accoutumées, lorsqu’un noir fantôme lui apparut ; il lui demanda qui il était – « Ton mauvais génie », lui répondit le spectre, en disparaissant à ses yeux étonnés.

Dans le camp de César, il y avait également des présages, mais de meilleurs ; le vol des oiseaux et les entrailles des victimes y promettaient la victoire. L’augure le plus favorable fut l’avertissement que le médecin de César reçut en songe de le faire transporter hors du camp, qui était menacé d’être pris, et qui le fut en effet. L’action s’étant engagée, on se battit quelque temps avec une égale ardeur, bien qu’aucun des deux chefs ne fût présent à la bataille ; l’un était retenu par la maladie, l’autre par la crainte et la lâcheté. Toutefois, l’invincible fortune de César et de son vengeur prit parti dans cette journée. La victoire fut d’abord incertaine et les avantages égaux de part et d’autre, comme le montra l’issue du combat. Le camp de César et celui de Cassius furent également emportés.

Mais que la fortune a plus de puissance que la vertu ! et qu’elle est vraie, cette dernière parole de Brutus mourant : « La vertu n’est qu’un vain nom ! » Une méprise donna la victoire dans ce combat. Cassius, voyant plier l’aile qu’il commandait, et jugeant, au mouvement rapide d’où revenait la cavalerie après avoir forcé le camp de César, qu’elle prenait la fuite, se retira sur une éminence. La poussière, le bruit, et l’approche de la nuit lui dérobaient le véritable aspect des choses ; de plus, un éclaireur qu’il avait envoyé à la découverte tardait à lui rapporter des nouvelles ; il crut son parti ruiné sans ressource, et présenta sa tête au glaive d’un de ceux qui l’entouraient. Avec Cassius, Brutus perdit son courage. Fidèle à l’engagement qu’il avait pris, (ils étaient convenus de ne pas survivre à leur défaite), il offrit aussi sa poitrine à l’épée d’un de ses affidés (57). Qui ne s’étonnera pas que des hommes aussi sages n’aient pas eux-mêmes terminé leurs destins ? Peut-être étaient-ils persuadés qu’ils ne pouvaient souiller leurs mains de leur propre sang, et que, pour l’affranchissement de leurs âmes si saintes et si pieuses, ils devaient, à leur avis, laisser d’autres le crime de l’exécuter.

VIII. — Guerre contre Sextus Pompée. — (An de Rome 715-718). — Les meurtriers de César étaient détruits ; restait la famille de Pompée : l’un de ses fils était mort en Espagne, l’autre n’avait dû son salut qu’à la fuite. Celui-ci avait ramassé les débris de cette guerre malheureuse et armé jusqu’aux esclaves ; il occupait la Sicile et la Sardaigne. Déjà même sa flotte dominait sur la Méditerranée. Oh ! que le fils différait du père ! l’un avait exterminé les pirates Ciliciens, l’autre les associait à ses desseins.

Le jeune Pompée fut accablé sans retour dans le détroit de Sicile, sous le poids d’une guerre formidable ; il eût emporté aux enfers la réputation de grand capitaine, s’il n’eût pas de nouveau tenté la fortune, bien que ce soit le signe d’une grande âme que d’espérer toujours. Voyant ses affaires ruinées, il s’enfuit et fit voile vers l’Asie, où il devait tomber entre les mains et dans les chaînes de ses ennemis, et, ce qui est le comble de l’infortune pour un homme de courage, périr à leur gré sous le fer d’un assassin. Jamais fuite, depuis celle de Xerxès, n’avait été plus déplorable. Maître naguère de trois cent cinquante navires, c’était avec six ou sept que fuyait Sextus, réduit à faire éteindre le fanal du vaisseau prétorien et à jeter son anneau dans la mer, portant de tous côtés des regards incertains et inquiets, et toutefois ne craignant pas la mort.

IX. — Guerre de Ventidius contre les Parthes. — (An de Rome 714-715). — Quoique César eût, par la mort de Cassius et de Brutus, anéanti le parti de Pompée, quoiqu’il en eût effacé jusqu’au nom par celle de Sextus, il n’avait encore rien fait pour la stabilité de la paix, puisqu’il restait un écueil, un nœud gordien, un obstacle qui retardait le retour de la sécurité publique : c’était Antoine. Du reste, cet homme hâta lui-même sa perte par ses vices. Se livrant à tous les excès de l’ambition et de la luxure, il délivra d’abord ses ennemis, ensuite ses concitoyens, enfin son siècle de la terreur qu’il inspirait.

Les Parthes, enorgueillis de la défaite de Crassus, avaient appris avec joie les discordes civiles du peuple romain ; et, prompts à saisir la première occasion, ils avaient envahi nos frontières, à l’instigation de Labiénus, que Cassius et Brutus – ô délire du crime ! avaient envoyé pour implorer le secours de ces ennemis de Rome. Aussitôt les Parthes, sous la conduite du jeune Pacorus, fils de leur roi, dissipent les garnisons d’Antoine, dont le lieutenant Saxa se tua de son glaive pour ne pas tomber entre les mains du vainqueur. La Syrie nous fut enfin enlevée ; et les Parthes triomphant pour eux-mêmes, sous le nom d’auxiliaires, le mal se serait étendu plus loin, si, par un bonheur incroyable, Ventidius, autre lieutenant d’Antoine, n’eût taillé en pièces les troupes de Labiénus, toute la cavalerie Parthe, et tué Pacorus lui-même, dans la vaste plaine située entre l’Oronte et l’Euphrate. Plus de vingt mille hommes périrent, dans cette défaite, qui fut due surtout à l’habileté de notre général. Feignant d’être effrayé, il laissa les ennemis s’approcher si près de son camp qu’il leur ôta ainsi l’espace nécessaire pour la portée du trait et le pouvoir de faire usage de leurs flèches. Leur prince périt en combattant vaillamment. Sa tête fut aussitôt portée dans toutes les villes qui avaient fait défection et la Syrie fut reprise sans combat. C’est ainsi que nous vengeâmes le désastre de Crassus par le sang de Pacorus.

X. — Guerre d’Antoine contre les Parthes. — (An de Rome 716-717.) — Les Parthes et les Romains, en mesurant leurs forces, s’en étaient donné, par la mort de Crassus et de Pacorus, des preuves mutuelles : pleins les uns pour d’un respect égal, ils renouvelèrent leur alliance, et ce fut Antoine lui-même qui signa le traité avec le roi des Parthes. Mais, ô immense vanité de l’homme ! ce triumvir, avide de nouveaux titres, et jaloux de faire lire au bas de ses images les noms de l’Araxe et de l’Euphrate (59), sans sujet, sans aucun plan, sans apparence même de déclaration de guerre, comme si la fraude entrait aussi dans la tactique d’un général, il quitte tout à coup la Syrie et se précipite sur les Parthes,. Cette nation aussi rusée que brave simulent l’effroi et fuient à travers leurs campagnes. Antoine les poursuivait, se croyant déjà vainqueur, lorsque, tout à coup, un corps d’ennemis peu considérable s’abattit à l’improviste, vers le soir, comme un orage, sur nos soldats fatigués de la marche, et couvrit deux légions de traits qui pleuvaient de tous côtés.

Ce n’était rien encore au prix du désastre qui nous attendait le jour suivant, si les dieux ne fussent intervenus par pitié pour nous. Un Romain, échappé à la défaite de Crassus, s’approche à cheval de notre camp, sous l’habillement d’un Parthe, et après avoir donné en latin le salut au général, afin de lui inspirer de la confiance, il l’informe des périls qui le menacent : le roi des Parthes doit bientôt paraître avec toutes ses troupes ; il faut que l’armée retourne sur ses pas et gagne les montagnes, précaution qui ne la dérobera peut-être pas encore à l’ennemi. Grâce à cet avis, elle fut moins vivement poursuivie qu’elle n’avait lieu de le craindre. Elle le fut cependant ; et ce reste de nos troupes allait être exterminé, si, accablés d’une grêle de traits, nos soldats, par une espèce d’inspiration, se laissant tomber sur leurs genoux, ne se fussent couvert la tête de leurs bouclier, posture qui fit croire qu’ils étaient tués. Les Parthes alors détendirent leurs arcs. Voyant ensuite les Romains se relever, ils furent frappés d’un tel étonnement qu’un de ces Barbares s’écria : « Allez, Romains, et retirez-vous sains et saufs ; c’est à bon droit que la renommée vous appelle les vainqueurs des nations, puisque vous avez échappé aux flèches des Parthes. »

Par la suite, les malheurs, sur le chemin du retour, ne furent pas moins importants que la défaite infligée par l’ennemi. D’abord, c’était une région où l’on souffrait de la soif ; puis, l’eau saumâtre des fleuves fut pour certains plus funeste encore ; enfin l’eau douce même devint nuisible, parce que nos soldats, dans l’état de faiblesse où ils se trouvaient, en burent avec avidité. Exposés bientôt et aux chaleurs de l’Arménie et aux frimas de la Cappadoce, le changement subit de ces climats si différents produisit sur eux l’effet de la peste. C’est ainsi que, ramenant à peine le tiers de seize légions, après avoir vu mettre en pièces, à coups de hache, son argenterie (60), et conjuré à diverses reprises son gladiateur de lui donner la mort, cet illustre général se réfugia enfin en Syrie. Là, par un incroyable aveuglement d’esprit, il se montra plus arrogant que jamais, comme s’il eût vaincu l’ennemi, quand il n’avait fait que lui échapper.

XI. — Guerre contre Antoine et Cléopâtre. — (An de Rome 722). — La fureur d’Antoine, qui n’était pas tombée devant le résultat de son ambition, trouva un terme dans son luxe et ses débauches. Détestant la guerre, après son expédition contre les Parthes, il s’abandonna à la mollesse ; et, captivé par les attraits de Cléopâtre, il se délassait, comme après tin triomphe, dans les bras de cette reine. L’Egyptienne demande, pour prix de ses caresses, l’empire romain à ce général ivre. Antoine le lui promet, comme s’il lui était plus facile de soumettre les Romains que les Parthes. Il prépare ouvertement ses moyens de domination. Il oublie sa patrie, son nom, sa toge, ses faisceaux ; et, pour le monstre de luxure qui l’asservit tout entier, il renonce à ses sentiments, à ses principes, à son costume. Il porte un sceptre d’or à la main, des poignards à son côté, une robe de pourpre agrafée avec de grosses pierres précieuses ; il ceint même le diadème, afin de jouir comme roi de cette reine.

Au premier bruit de ces nouveaux mouvements, César part de Brundisium pour aller au-devant de la guerre. Il place son camp en Epire et entoure d’une flotte formidable l’île et le promontoire de Leucade, et les deux pointes du golfe d’Ambracie. Nous n’avions pas moins de quatre cents vaisseaux ; les ennemis n’en avaient pas plus de deux cents ; mais l’infériorité de leur nombre était bien compensée par leur grandeur. Ils étaient tous de six à neuf rangs de rames, et surmontés en outre de tours à plusieurs étages ; on les eût pris pour des citadelles ou des villes flottantes ; la mer gémissait sous leur poids ; et les vents épuisaient leurs efforts à les mouvoir. L’énormité même de leur masse fut la cause de leur perte. Les navires de César n’avaient que trois ou, au plus, six rangs de rames ; propres à toutes les évolutions qu’exigeait leur service, ils attaquaient, se retiraient, se détournaient avec facilité, et, s’attachant plusieurs à une seule de ces lourdes masses inhabiles à toute manœuvre, les accablaient sans peine sous les coups réitérés de leurs traits, de leurs éperons et des machines enflammées qu’ils lançaient sur eux. Ce fut surtout après la victoire qu’apparut la grandeur des forces ennemies. Cette flotte immense, détruite par la guerre comme par un naufrage, était dispersée sur toute la mer ; et les vagues, agitées par les vents, vomissaient incessamment sur les côtes la pourpre et l’or, dépouilles des Arabes, des Sabéens et de mille autres nations de l’Asie[19].

La reine donne l’exemple de la fuite ; la première, elle gagne la haute mer sur son vaisseau à poupe d’or et à voile de pourpre. Antoine la suit de près ; mais César s’élance sur leurs traces. En vain ils ont préparé leur fuite sur l’Océan ; en vain ils ont pourvu par des garnisons à la défense de Parétonium et de Peluse, les deux boulevards de l’Egypte ; ils vont tomber aux mains de leur ennemi. Antoine se perce le premier de son épée. La reine, prosternée aux pieds de César, essaie sur les yeux du vainqueur le pouvoir des siens ; inutiles efforts ! Sa beauté n’égalait pas la continence du prince. Ce n’est pas au reste le désir de conserver une vie qu’on lui offre, qui agite Cléopâtre, mais celui de garder une partie de son royaume. Dès qu’elle n’espère plus l’obtenir de César, et qu’elle se voit réservée pour le triomphe, profitant de la négligence de ses gardes, elle va s’enfermer dans un mausolée, nom que les Égyptiens donnent aux tombeaux de leurs rois. Là, revêtue, selon son usage, de magnifiques ornements, elle se place sur des coussins parfumés, auprès de son cher Antoine ; et, se faisant piquer les veines par des serpents, elle expire d’une mort douce et semblable au sommeil.

XII. — Guerres étrangères sous Auguste. — (An de Rome 755-760.) — Ce fut là le terme des guerres civiles. Rome n’eut plus à combattre que les nations étrangères qui, pendant les troubles domestiques de l’empire, s’étaient soulevées dans les diverses parties de l’univers. La paix qu’on leur avait donnée était encore nouvelle ; et ces peuples orgueilleux, peu accoutumés au frein de la servitude, tentaient de rejeter le joug récemment imposé à leurs têtes altières.

Ceux qui habitent vers le septentrion se montraient les plus indomptables : tels étaient les Noriques[20], les Illyriens, les Pannoniens, les Dalmates, les Mysiens, les Thraces et les Daces, les Sarmates et les Germains.

Les Alpes et leurs neiges donnaient de l’audace aux Noriques, comme si la guerre n’eût pu franchir ces montagnes. Mais César pacifia entièrement tous les peuples de cette contrée, les Brennes[21], les Sénons[22], et les Vindéliciens[23], par les armes de Claudius Drusus, son beau-fils. Qu’on juge de la férocité de ces nations qui habitent les Alpes par celle que montrèrent les femmes : manquant de traits, elles écrasaient contre la terre leurs propres enfants et les lançaient ensuite à la tête de nos soldats.

Les Illyriens habitent aussi au pied des Alpes, dont ils gardent les profondes vallées, comme les barrières de leur pays ; des torrents impétueux les environnent. César dirige lui-même une expédition contre eux, et fait construire des ponts pour franchir ces torrents. La fureur des eaux et les efforts des ennemis jettent le trouble dans son armée. Arrachant le bouclier d’un soldat qui hésite à monter, il s’avance le premier ; ses troupes le suivent alors ; le pont chancelle et s’écroule sous une charge aussi pesante. César est blessé aux mains et aux cuisses ; le sang dont il est couvert et le péril qu’il a bravé le rendent plus imposant et plus auguste. Il taille en pièces l’ennemi qui fuit devant lui.

Les Pannoniens avaient pour rempart deux fleuves impétueux, la Drave[24] et la Save. Après avoir ravagé les pays voisins, ils se réfugiaient entre ces rivages. César envoya Tibère pour les dompter. Ils furent massacrés sur le bord de ces deux fleuves. Les armes des vaincus ne furent pas brûlées, selon l’usage de la guerre ; mais on les prit et on les jeta dans le courant pour annoncer ainsi cette victoire à ceux qui résistaient encore.

Les Dalmates vivent habituellement dans les forêts ; aussi ne se livrent-ils qu’au brigandage. Marcius, en brûlant Delminium, leur capitale, leur avait ôté leur principale force. Après lui, Asinius Pollion, le second des orateurs, les dépouilla de leurs troupeaux, de leurs armes et de leurs terres. Mais ce fut Tibère qui, par l’ordre d’Auguste, acheva de les soumettre. Il contraignit cette race sauvage à fouiller la terre, et à tirer l’or de ses entrailles ; recherche à laquelle cette nation, la plus cupide de toutes, se livre avec autant de zèle et d’activité que si elle devait le garder pour son usage.

On ne peut exprimer sans horreur combien féroces et sanguinaires étaient les Mysiens[25], ces barbares des Barbares. Un de leurs chefs, s’avançant hors des rangs, réclame le silence : « Qui êtes-vous ? nous dit-il. — Nous sommes, lui répondit-on tout d’une voix, les Romains, maîtres des nations. — Il en sera ainsi, répliqua-t-il, quand vous nous aurez vaincus. » Marcus Crassus en accepta l’augure. Aussitôt, les ennemis immolèrent un cheval en avant de l’armée, et firent vœu « d’offrir aux dieux les entrailles des généraux tués et de s’en nourrir ensuite. » Les dieux sans doute les entendirent, car les Mysiens ne purent même pas soutenir le son de la trompette. Le centurion Domitius, homme d’un courage brutal et extravagant, et digne adversaire de ces Barbares, me leur causa pas une médiocre terreur, en portant sur son casque une torche allumée, dont la flamme, excitée par les mouvements de son corps, semblait sortir de sa tête qui paraissait tout en feu.

Avant les Mysiens, les Besses, le plus puissant peuple de la Thrace, s’étaient révoltés. Ces Barbares avaient depuis longtemps adopté les enseignes militaires, la discipline, les armes mêmes des Romains. Mais, domptés par Pison, ils montrèrent leur rage jusque dans la captivité ; ils mordaient leurs chaînes avec une fureur qui portait avec elle-même sa punition.

Les Daces habitent des montagnes[26]. Toutes les fois que la glace avait uni les deux rives du Danube, ils descendaient de leurs demeures sous le commandement de Cotison, leur roi, et dévastaient les terres de leurs voisins. César Auguste crut devoir éloigner une nation dont l’accès était si difficile. Lentulus, envoyé contre elle, la repoussa au-delà du fleuve, et établit en-deçà des garnisons. Ainsi la Dacie fut non pas vaincue, mais reculée et sa conquête remise à plus tard.

Les Sarmates[27] sont toujours à cheval dans leurs vastes plaines. César se contenta de leur faire fermer, par le même Lentulus, le passage du Danube. Ils n’ont que des neiges et quelques forêts peu épaisses. Telle est leur barbarie, qu’ils ne comprennent pas l’état de paix.

Plût aux dieux qu’Octave eût attaché moins de prix à la conquête de la Germanie ! Elle fut plus honteusement perdue que glorieusement conquise. Mais, sachant que César, son père, avait jeté deux fois un pont sur le Rhin, pour porter la guerre dans cette contrée, Auguste voulut, pour honorer sa mémoire, en faire une province romaine ; et il y serait parvenu, si les Barbares avaient pu supporter nos vices comme notre domination. Drusus, envoyé contre eux, dompta d’abord les Usipètes, parcourut le pays des Tencthères et des Cattes[28]. Il étala sur un tertre élevé les riches dépouilles des Marcomans[29], dressées en forme de trophée. Il attaqua ensuite à la fois toutes ces puissantes nations, les Chérusques[30], les Suèves et les Sicambres[31], qui avaient brûlé vifs vingt centurions : ç’avait été comme le serment par lequel ils s’étaient engagés à cette guerre. D’avance ils s’étaient partagé le butin, tant la victoire leur paraissait certaine ! Les Chérusques avaient choisi les chevaux ; les Suèves, l’or et l’argent ; les Sicambres, les prisonniers. Mais le sort des armes en décida tout autrement. Drusus, vainqueur, distribua et vendit leurs chevaux, leurs troupeaux, leurs colliers et eux-mêmes. En outre, pour la garde de ces provinces, il borda de garnisons et de corps d’observation la Meuse, l’Elbe et le Véser ; il éleva plus de cinquante forts sur la rive du Rhin. Il fit construire des ponts à Bonn et à Gelduba[32] ; et des flottes pour protéger ces ouvrages. Il ouvrit aux Romains la forêt d’Hercynie, jusqu’alors inconnue et inaccessible. Enfin, une paix si profonde régna dans la Germanie que tout y changea, les hommes, le pays, le ciel même, qui semblait plus doux et plus serein qu’auparavant. Ce jeune héros y étant mort, ce ne fut pas par adulation, mais par une distinction bien méritée, et jusque-là sans exemple, que le sénat lui décerna le surnom de la province qu’il avait ajoutée à l’empire.

Mais il est plus difficile de garder des provinces que de les conquérir. La force les soumet, la justice les conserve. Aussi notre joie fut courte ; car les Germains étaient plutôt vaincus que domptés ; et ils avaient, sous un général tel que Drusus, cédé à l’ascendant de nos mœurs plutôt qu’à nos armes. Mais, après sa mort, Quinctilius Varus commença à leur devenir odieux par ses caprices et son orgueil, non moins que par sa cruauté ! Il osa les réunir en assemblée et leur rendre la justice dans son camp, comme si les verges d’un licteur ou la voix d’un huissier eussent été capables de réprimer l’humeur violente de ces barbares, qui, depuis longtemps, voyaient avec douleur leurs épées chargées de rouille et leurs chevaux oisifs. Dès qu’ils eurent reconnu que nos toges et notre jurisprudence étaient plus cruelles que nos armes, ils se soulevèrent sous la conduite d’Arminius. Varus cependant croyait la paix si bien établi que sa confiance ne fut pas même ébranlée par ce que lui révéla de la conjuration, Ségeste, l’un des chefs des Germains. Alors, ne prévoyant ni ne craignant rien de tel, il continua, dans son imprudente sécurité, à les citer à son tribunal, quand soudain ils l’attaquèrent, l’investirent de toutes parts, emportèrent son camp et massacrèrent trois légions (62). Varus, après ce désastre irréparable, eut le même destin et montra le même courage que Paulus, à la journée de Cannes. Rien de plus affreux que ce massacre au milieu des marais, au milieu des bois ; rien de plus révoltant que les outrages des Barbares, surtout à l’égard de ceux qui avaient plaidé les causes. Aux uns, ils crevaient les yeux ; aux autres, ils coupaient les mains. Ils cousirent la bouche à l’un d’eux, après lui avoir coupé la langue, qu’un barbare tenait à la main, en disant : « Vipère, cesse enfin de siffler. » Le corps même du proconsul, que la piété des soldats avait confié à la terre, fut exhumé. Les Germains ont encore en leur possession des drapeaux et deux aigles. La troisième, avant qu’elle tombât entre les mains des ennemis, fut arrachée de sa pique par le porte-enseigne, qui, après l’avoir enveloppée dans les plis de son baudrier, l’emporta au fond d’un marais ensanglanté où il se cacha. C’est ainsi que l’empire, que n’avaient pu arrêter les rivages de l’Océan, s’arrêta sur la rive du Rhin.

Ces événements se passaient au septentrion. Au midi, il y eut plutôt des tumultes que des guerres. César réprima les Musulaniens et les Gétules[33], voisins des Syrtes, par les armes de Cossus, qui en reçut le nom de Getulique. Il étendit plus loin ses triomphes. Il chargea Quirinius de soumettre les Marmarides et les Garamantes[34]. Ce général pouvait aussi revenir avec le surnom de Marmarique ; mais il fut plus modeste appréciateur de sa victoire.

En Orient, on eut plus de peine à soumettre les Arméniens. Auguste envoya contre eux l’un des Césars, ses petits-fils. Le destin ne leur accorda qu’une courte vie à tous deux ; et celle de l’un fut sans gloire. Lucius mourut de maladie à Marseille, Caius, en Syrie[35], d’une blessure reçue en reconquérant l’Arménie qui venait de se livrer aux Parthes. Pompée, vainqueur du roi Tigrane, n’avait assujetti les Arméniens qu’à un seul genre de servitude ; c’était de recevoir de nous leurs gouverneurs. Ce droit, dont l’usage avait été interrompu, Caius le recouvra par une victoire sanglante, mais qui ne resta pas sans vengeance. En effet, Domnès, à qui le roi avait confié le gouvernement d’Artaxate, feignant de trahir ce prince, et marchant avec effort, comme à peine guéri d’une blessure récente, remit à Caius un mémoire contenant, disait-il, l’état des trésors de Tigrane ; et, tandis que ce général le lisait attentivement, il se jeta sur lui. Le Barbare, poursuivi et enveloppé par les soldats irrités, se perça de son glaive, et courant se jeter dans un bûcher, satisfit d’avance aux mânes de César qui lui survivait.

A l’Occident, presque toute l’Espagne était pacifiée ; il ne restait à soumettre que la partie qui touche aux extrémités des Pyrénées et que baigne l’Océan citérieur. Là, deux puissantes nations, les Cantabres et les Astures, vivaient indépendantes de notre empire. Les Cantabres furent les plus dangereux, les plus fiers, les plus obstinés dans leur rébellion. Non contents de défendre leur liberté, ils tentaient encore d’asservir leurs voisins, et fatiguaient de leurs fréquentes incursions les Vaccéens, les Curgioniens et les Autrigones. A la nouvelle de ces mouvements et de ces violences, César, sans confier à d’autres cette expédition, l’entreprend lui-même. Il se rend à Ségisama[36], et y place son camp ; puis, divisant son armée, il investit à un jour fixé toute la Cantabrie, et soumet cette nation farouche, en la cernant de toutes parts, comme des bêtes fauves qu’on veut prendre dans des toiles. Il ne leur laisse pas plus de repos du côté de l’Océan, et les attaque par derrière avec une flotte formidable. La première bataille contre ces Cantabres se livre sous les murs de Vellica, d’où ils s’enfuient sur le mont Vinnius, dont le sommet est si élevé qu’il leur semblait que les flots de l’Océan y monteraient plutôt que les armes romaines. Ils soutiennent vigoureusement un troisième assaut dans leur ville d’Arracillum ; mais enfin cette place est emportée. Assiégés sur le mont Edule que les Romains avaient entouré d’une tranchée de quinze milles de circuit, et dont ils pressaient l’attaque de tous côtés, les Barbares, se voyant réduits aux dernières extrémités, avancent leur mort, au milieu d’un repas, par le feu, par le fer et par un poison qu’ils expriment communément de l’if (65) : c’est ainsi que la plus grande partie de ce peuple se sauva de la captivité qui la menaçait

La nouvelle de ces succès, dus à Antistius, à Furnius et à Agrippa, lieutenants de César, lui parvint dans ses quartiers d’hiver à Tarragone, place maritime. Il alla tout régler en personne, fit descendre les uns de leurs montagnes, exigea des autres des otages, et vendit le reste à l’encan, selon le droit de la guerre. Ces exploits furent jugés, par le sénat, dignes du laurier, dignes du char triomphal ; mais déjà César était assez grand pour pouvoir dédaigner ces honneurs.

En ce même temps, les Asturien, formant une armée considérable, étaient descendus de leurs montagnes. Leur mouvement n’eut pas la téméraire impétuosité qui caractérise les Barbares : campés près du fleuve Astura, et divisés en trois corps, ils se disposaient à attaquer les trois camps des Romains à la fois. Contre tant d’ennemis si courageux, et dont la marche était aussi inattendue que prudente, la lutte eût été douteuse et meurtrière : et plût aux dieux que la perte fût demeurée égale de part et d’autre ! Mais les Asturiens furent trahis par les Brigécins. Averti par ces derniers, Carisius vint au-devant de l’ennemi avec son armée. C’était comme une victoire d’avoir détruit leurs projets, bien que ce fût encore au prix d’un combat sanglant. Les débris de l’armée vaincue furent recueillis dans la très puissante ville de Lancia. On se battit sous les murs avec tant d’acharnement que nos soldats, maîtres de la place, demandaient des torches pour l’embraser ; le général n’obtint qu’avec peine qu’ils épargnassent cette cité, « qui, conservée, servirait bien mieux qu’incendiée de monument à leur victoire. »

Tel fut le terme des exploits guerriers d’Auguste ; tel fut celui des révoltes de l’Espagne. Cette province montra depuis une fidélité à toute épreuve et jouit d’une paix éternelle ; effet, soit du caractère de ses habitants devenus plus amis du repos, soit de la politique de César qui, redoutant la confiance que leur donnaient les montagnes où ils trouvaient une retraite, les contraignit de fixer leurs habitations et leur séjour dans les cantonnements établis dans la plaine. On ne tarda pas à reconnaître la sagesse de ces mesures. Toute cette contrée est naturellement fertile en or, en vermillon, en chrysocolle et en autres matières dont on fait les couleurs. César obligea ces peuples à exploiter un sol aussi fécond ; et ce fut, en cherchant pour les autres leurs propres trésors et leurs richesses, cachés dans les profondeurs de la terre, que les Asturiens commencèrent à les connaître.

Tous les peuples étaient en paix à l’occident et au midi ; au septentrion, depuis le Rhin jusqu’au Danube ; à l’orient, depuis le Cyrus jusqu’à l’Euphrate. Ceux même qui n’étaient pas soumis à notre empire sentaient cependant notre grandeur et révéraient, dans le peuple romain, le vainqueur des nations. Ainsi l’on vit les Scythes et les Sarmates nous envoyer des ambassadeurs pour nous demander notre amitié ; et les Sères et les Indiens, qui habitent sous le Soleil même, nous apporter des perles et des diamants, et ajouter à ces dons des éléphants, qu’ils avaient traînés avec eux. Ils faisaient surtout valoir la longueur de leur voyage, qu’ils avaient mis quatre ans à achever. La couleur seule de ces hommes annonçait qu’ils venaient d’un autre hémisphère. Enfin les Parthes, comme s’ils se fussent repentis de leur victoire, rapportèrent d’eux-mêmes les étendards pris dans la défaite de Crassus.

Ainsi tout le genre humain fut réuni par une paix ou une alliance universelle et durable ; et César Auguste osa enfin, sept cents ans après la fondation de Rome, fermer le temple de Janus au double front ; cérémonie qui n’avait eu lieu que deux fois avant lui, sous le roi Numa, et après notre première victoire sur Carthage. Tournant désormais ses soins vers la paix, il réprima, par un grand nombre de lois sages et sévères, un siècle enclin à tous les vices et porté à la mollesse. Pour prix de tant de grandes actions, il fut proclamé Dictateur perpétuel et Père de la patrie. On délibéra même dans le sénat si, pour avoir fondé l’empire, il ne serait pas appelé Romulus ; mais le nom d’Auguste, jugé plus saint et plus vénérable, fut préféré comme un titre qui devait, pendant son séjour sur la terre, le consacrer d’avance à l’immortalité.


  1. V. leurs discours, Sall. Catil. c. 41-42.
  2. Du côté de César.
  3. Dans le gouvernement des Gaules.
  4. Brindes.
  5. Aujourd’hui Lérida, dans la Catalogne.
  6. Aujourd’hui la Segre.
  7. Castille et Aragon.
  8. Elle comprenait la Bétique et la Lusitanie.
  9. Ile située au fond du golfe de Venise, aujourd’hui Velia.
  10. Opitergium, ville de la Veuétie, aujourd’hui Operza.
  11. Ville d’Épire, située au dessous de Dyrrachium, sur le bord de la mer Adriatique ; c’est aujourd’hui Orico.
  12. Aujourd’hui Durazzo, en Épire.
  13. Cette ville, la première de Thessalie, en venant de l’Épire, s’appelle aujourd’hui Janina.
  14. Ile de la mer Égée.
  15. Ville d’Égypte, située sur une des sept bouches du Nil, à laquelle elle donnait son nom.
  16. Ville sur la côte d’Afrique, à droite de Carthage, et presqu’en face de l’ile de Malte.
  17. La Méditerranée et l’Atlantique.
  18. Ville qui porte encore le même nom, dans le royaume de Grenade.
  19. Le 4 septembre de l’année 31 av. J-C. (720 de Rome.)
  20. Peuple du pays qui répond à la partie méridionale de la Bavière et de l’Autriche.
  21. Peuple peu connu de la Rhétue.
  22. Celtes d’origine ; ils étaient répandus dans la Germanie, comme dans la Gaule et dans la Cisalpine.
  23. Ils habitaient une province voisine de la Rhêtie.
  24. Ces deux rivières se jettent dans le Danube.
  25. Plus communément appelés Mesiens. Ils habitaient une vaste contrée bornée au nord par le Danube, au sud par la Macédoine et la Thrace, à l’est par le pont Euxin.
  26. La Dacie étant au nord de la Mæsie, dont la séparait le Danube.
  27. Leur pays, au nord de la Dacie, répond à la partie orientale de la Pologne et à la Russie.
  28. Appelés par César les Suèves ; ils habitaient la Persse jusqu’à la Sala et la
  29. Peuple de la Germanie. Ils habitaient, dit Tacite, sur les bords de l’Elbe.
  30. Ils habitaient l’une et l’autre rive du Véser.
  31. Etablis sur la rive méridionnale de la Lippe.
  32. Gell, dont il est fait mention dans Tacite.
  33. Les premiers habitaient la partie méridionale de la Mauritanie Césarienne ; les seconds s’étendaient dans les déserts qui sont au sud de ce pays.
  34. Les Marmarides habitaient la partie de la Libye intérieur appelée Marmarique ; les Garamantes les déserts au sud de la Marmarique.
  35. Vell. Pat. l. ii c. 102 dit en Lycie.
  36. Ville dont la position est incertaine.