Achim d’Arnim/01

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Achim d’Arnim
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 986-1016).
II  ►

NOUVELLES ET ROMANS. — BETTINA ET LA GÜNDERODE.
Arnim’s Werke, herausgegeben von Wilhelm Grimm (Œuvres d’Arnim, publiées par Wilhelm Grimm), Berlin 1850. — II. Studien für eine Geschichte des Deutschen Geistes (Études pour servir à une histoire de l’esprit allemand), par Moriz Carrière, Leipzig 1851. — III. Die Günderode, von Bettina d’Arnim, Berlin.

Il y a dans un passé encore bien près de nous certaines physionomies intéressantes au plus haut point, et qu’il faut se hâter de saisir, de fixer, si nous ne voulons courir le risque de les voir à tout jamais disparaître. De droit, le présent nous attire, et ses tendances menacent d’absorber tout ce que nous avons dans l’esprit de forces vives. Réglons donc de notre mieux nos comptes avec le passé, et ne repoussons pas une occasion, quand il s’en présente, de mettre en lumière d’aimables noms autour desquels, dans leur propre pays, l’obscurité se fait déjà. Le vieux Goethe, avec sa haute clairvoyance, reconnaissait que dans le monde des esprits il y avait des formes et des aspirations en dehors de son domaine. C’est en ce sens qu’il appelait Beethoven une nature démoniaque, Beethoven, le maître par excellence de ces formes et de ces aspirations qui restèrent toujours des phénomènes incompris pour l’adorateur né de l’harmonie classique ! Si chez Goethe toute beauté ressort de l’union de l’esprit et de la nature, si chez Schiller l’esprit, en son élan irrésistible, entraîne trop souvent la nature, comment nier qu’il existe dans les profondeurs de la vie de l’âme un coin mystérieux où la nature à son tour subjugue l’esprit, l’étourdit par les vapeurs de l’ivresse, et profite de sa captivité momentanée pour donner libre vol aux démons du monde élémentaire ? Là est, selon moi, tout le secret de la musique des Allemands, de leur philosophie de la nature, et aussi de leur romantisme. Qu’on mette des paroles en musique, cela se voit tous les jours ; Arnim, lui, semble avoir eu pour tâche de mettre la musique en paroles, et de donner l’être à cette symphonie confuse de la vie somnambulique, à ces hymnes insaisissables qui traversent le cerveau du visionnaire. Achim d’Arnim en un mot, c’est presque Beethoven, avec cette différence que ses symphonies sont des romans, — ses opéras et ses cantates des contes et des nouvelles. À ses yeux, le réel n’est qu’une apparence, et lorsque tant d’autres, pour croire, ont besoin de toucher, ce qu’il voit et touche n’existe à ses yeux qu’à l’état de symbole du surnaturel.

Veut-on avoir une idée de son œuvre ? Qu’on se figure un monde comprenant le côté nocturne et chaotique de la vie humaine. Là s’agitent les forces démoniaques, là se cherchent et se combattent les génies protecteurs et les kobolds, là s’enchevêtrent les événemens, se heurtent les péripéties, se précipitent les catastrophes au gré d’une destinée capricieuse dont les ricanemens frappent l’écho. Spectres voilés et femmes nues, elfes et larves, Ariels et Calibans, comment tous les nommer, les personnages de cette comédie étrange et merveilleuse qui choisit pour théâtre les profondeurs de l’âme, nous en révèle les passions enfouies, et dont la sublimité égale parfois la folle invraisemblance ! Nous sommes loin, comme on voit, de cette réalité habilement mise en lumière, qui fait le charme et l’idéal de la poésie classique. Du sein de ces ténèbres mystiques je ne sais quel vague pressentiment d’un monde ultérieur se dégage, qui tantôt nous frappe d’épouvante, tantôt doucement éveille en nous l’émotion religieuse, et, pour le détail, la verve humoristique remplace les facultés plastiques dont dispose le peintre de la vie réelle. Aussi que d’imagination dans ces accouplemens bizarres, que d’inépuisable fantaisie dans ces arabesques moitié oiseau et moitié fleur ! Chez Arnim, le symbole est partout, le symbole d’un monde inconnu et lointain, et la réalité ne lui montre qu’une sorte de transfiguration de substance, de même qu’aux yeux du chrétien le pain et le vin cessent d’être le pain et le vin pour devenir le corps et le sang d’un être éternel et mystique partout présent et partout caché. À ce compte, Arnim et Novalis sont bien les deux maîtres de l’école romantique allemande. Chez Novalis, ce qui prédomine, c’est l’ivresse, l’extase de l’être absorbé dans la contemplation d’une nuit bienheureuse ; Arnim est plus homme, et porte jusqu’en ses tendances une force suprême de concentration et de réalisme.

I. – PROFIL DE L’HOMME ET DU POETE.

En tête des œuvres complètes d’Arnim, publiées il y a quelques années par Wilhelm Grimm, figure le portrait du poète, noble et gracieux type ou l’expression mâle de Schiller semble s’unir à l’élégance aristocratique de Byron. Cet œil intelligent et pur qui plonge dans l’océan de la nuit comme pour en scruter les profondeurs, ce nez d’aigle dont les narines se dilatent au souffle de la jeunesse et de la vie, cette bouche où s’épanouissent la franchise et la bienveillance, ce front ouvert et loyal où se dressent d’épais cheveux noirs, — sont autant de traits qui répondent à l’idée qu’on se fait de cette nature fiévreuse et tourmentée qu’une incessante aspiration dévore. Ces strophes que je vais essayer de traduire me livrent le secret de son âme, et Arnim lui-même y caractérise son état :

Lys superbe, lys superbe,
Avec l’air d’un jeune roi,
Tu te balances dans l’herbe ;
Lys superbe, lys superbe,
Nul n’est plus brillant que toi !

Cèdre grand, cèdre sublime,
Tu montes jusques aux cieux ;
Mais au-dessus de ta cime,
Cèdre grand, cèdre sublime,
Plane l’aigle aventureux.

Nue épaisse, nue hardie,
Tu passes l’éclair au flanc,
Et promènes l’incendie,
Nue épaisse, nue hardie,
Sur le bois et sur le champ.

Flamme sainte, flamme altière,
Que de lys jetés à bas,
Que de cèdres en poussière !
Flamme sainte, flamme altière,
Sais-tu toi-même où tu vas ?

« Que ne donnerais-je pas, disait-il souvent, pour posséder le don de saisir mes sensations au vol, et de fixer en rhythmes à l’instant tout ce que je perçois ? Il me semble que j’écrirais alors des poésies qui remueraient le monde ; mais, hélas ! avec la peine qu’il me faut prendre pour la retourner tant bien que mal, je suppose que le meilleur de ma pensée s’en ira avec moi sous la terre. » Impossible de mieux se définir. Pour Arnim, en effet, la poésie ne fut guère qu’une source vive jaillissant du cœur dans un élan spontané. Le travail austère et contenu par lequel l’esprit se rend maître d’un sujet, et qui finit par consommer l’union intime de la pensée et de la forme, lui demeura toujours quelque peu étranger. Il est vrai aussi d’ajouter que les temps où vécut Arnim ne se prêtaient guère à ce développement normal, bien difficile à certaines époques où mille questions se partagent le monde, où le poète, au milieu des apparitions multiples qui l’obsèdent, ne sait plus à laquelle entendre. Il est très rare alors que, même dans les œuvres les mieux réussies, quelque défaut de cohésion ne se laisse pas sentir en dépit de tout ce que la raison a pu faire après coup pour réparer ce manque d’harmonie première. Arnim d’ailleurs n’aime pas ces replâtrages, et n’a que faire d’y perdre son temps. Aussi que de transitions brusques et de soubresauts, quelle étrange confusion de couleurs et de styles ! Vous étiez en pleine comédie bourgeoise, en pleine poésie pastorale ; vous aviez affaire aux sentimens les plus ordinaires, aux mœurs les plus simples et les plus innocentes, et vous voilà soudain transporté de l’étude d’un greffier aux pics les plus sauvages du Brocken, sans que le machiniste ait seulement pris la peine de vous avertir, par un coup de sifflet, d’un changement de décor que rien ne motive. Les mêmes personnages qui tout à l’heure parlaient raison et vivaient de la vie commune s’agitent maintenant et se trémoussent dans des espaces fantasmagoriques. Tel dont les sentimens montraient de l’élévation vous semble un somnambule ; tel autre, empêtré dans un matérialisme grossier, trahit sa nature élémentaire, et vous apparaît sous la forme d’une mandragore, comme ce petit M. de Cornélius dans le conte de la Heine d’Égypte. Il y a plus, la phrase, naguère d’un accès facile, ce grand style que traverse je ne sais quelle senteur forestière qui porte en soi comme un arrière-goût de la musique de Weber, tout cela s’alambique et s’embrouille, et libre à vous de déchiffrer, si vous pouvez, l’hiéroglyphe !

« Quelle main tisse les fils de mon cerveau ? La même qui suspend le soleil au firmament et règle la course des étoiles. » Mainte fois cette parole d’Arnim m’est revenue à la mémoire au moment où j’allais fermer le livre de dépit, et j’avoue qu’en ranimant mon courage, elle m’a souvent aidé à trouver la lumière. Il faut, je crois, se défier beaucoup de ce premier mouvement d’orgueil et de paresse qui nous porte à repousser, comme entachées d’obscurité, certaines conceptions dont le sens commence par se dérober à notre vue. Pour moi, quand il m’est bien prouvé que j’ai affaire à un homme de génie, j’y mets plus de persévérance, et ne me laisse point si facilement décontenancer. De Beethoven composant la symphonie avec chœurs, d’Arnim livrant l’écheveau de sa pensée à celui dont la main règle le cours des astres, ou de ces braves gens moitié désœuvrés, moitié pédans, qui s’arrogent à si peu de frais le droit de prononcer sur tout, qui a raison ? Le public, dira-t-on ? Mais ce même public qui se récrie aujourd’hui sur l’obscurité de la symphonie avec chœurs jugeait impénétrables, il y a trente ans, la symphonie en ut mineur, la symphonie en la, et tant d’autres chefs-d’œuvre dont la lumière l’éblouit désormais. C’est le métier du public de se montrer toujours quelque peu retardataire, c’est la vocation du génie de devancer son temps. À ce compte, le public et le génie sembleraient faits pour ne jamais s’entendre, et c’est ce qui, je le suppose, arrive d’ailleurs assez souvent, surtout avec les hommes qui, comme Arnim, ne font pas de concessions, et, se sachant incomplets par certains endroits, se donnent le plaisir hautain d’amalgamer dans la même œuvre, dans la même page, leurs qualités et leurs défauts, afin de s’épargner tout commerce avec le profane, et de ne se voir fréquenter que par les gens dont les rapprochent de natives affinités.

« Je voudrais sérieusement prémunir la jeunesse contre la funeste influence qu’exercent trop souvent sur elle certains esprits maussades qui, de ce que l’expérience de la vie a été pour eux difficile et rude, se croient en droit de tout calomnier et de tout flétrir. Faites vos expériences vous-mêmes, et ne prenez pas les lunettes d’autrui pour mesurer la perspective ouverte devant vous. Défiez-vous de qui se fait le centre du monde entier et vous dit imperturbablement : Tels sont les hommes, telles les femmes ; ainsi se comporte la vertu, ainsi le vice ; — tout cela, d’après les renseignemens recueillis dans le cercle étroit et borné de sa propre carrière ! L’observation, éteinte et morte en lui, ne lui montre plus qu’à travers un verre obscurci par le malheur ce monde qui, de génération en génération, n’en va pas moins se perfectionnant toujours, et dont il n’aperçoit plus que les déchiquetures. Respect à ce brave homme, et que sa leçon serve à nous rendre plus attentifs ! mais ne manquons jamais de tout observer par nous-mêmes, car rien d’identique ne se reproduit dans le monde, qu’il s’agisse de vice ou de vertu, et cet homme glacé qui vous parle a déjà sa place marquée sous la terre qu’il foule encore du pied, mais comme un somnambule. À vous, noble et chère jeunesse, le travail et l’action, à vous l’expérience et la conquête ! Croissez donc, et vous bâtissez un palais plein de roses et de lis, aussi longtemps que les lis et les roses fleurissent. »

Tel est Arnim. L’obscurité dont s’enveloppe sa pensée n’est jamais si opaque et si ténébreuse qu’on n’y puisse trouver de quoi s’édifier et s’instruire. Moraliste à la fois et poète, s’il parle beaucoup à l’imagination, il parle infiniment à l’âme, et ce n’est guère sans avoir mis à profit pour lui-même son observation de la vie humaine qu’il la traduit en œuvres littéraires.

Je me représente ainsi l’étudiant allemand des beaux jours de la guerre de l’indépendance, avec son patriotisme fougueux, ses idées libérales, son noble cœur ouvert à toutes les sympathies, à tous les enthousiasmes, si heureux d’exprimer fièrement tout ce qui le pénètre, si heureux de gagner le large toutes voiles dehors, comme un de ces fins navires armés en course, et dont nul bagage incommode ne ralentit l’élan. « Avec Dieu, pour la liberté ! » cette belle devise servirait au besoin d’épigraphe à la vie entière d’Arnim comme à ses œuvres. Qu’il s’agit de trinquer entre amis ou de se battre, il la retrouvait au fond du verre ou sur la lame de son épée. Chez une nature aussi irrésistiblement portée à l’expansion, on devine quels orages dut soulever le patriotisme à l’époque de la domination française en Allemagne. Arnim était gentilhomme, et la noblesse n’était à ses yeux qu’un motif de plus de se lever pour l’indépendance de son pays. Aristocrate par le cœur et les façons, il avait une manière de comprendre la naissance appropriée aux idées modernes. « La noblesse, écrit-il, est la consécration du temps dans l’histoire, le baptême du sang, le bonheur historique d’avoir inscrit au front, dès le berceau, le signe d’une force particulière de vie et de fécondation. Son vrai diplôme, c’est l’action. Sans porter nul préjudice à la noblesse, souveraine entre toutes, des sentimens et de l’intelligence, la noblesse du sang donne à celle-ci la base d’une poétique prédestination. » L’abaissement de son pays le trouve plein de vaillance et de décision. Comme Théodore Koerner, comme ce grand et mélancolique Henri de Kleist, Achim d’Arnim appartenait à cette phalange sacrée d’étudians chevaleresques aux yeux de qui le romantisme apparaissait comme un symbole de la nationalité, et qui devaient poursuivre jusque sur les champs de bataille l’idéal de gloire et de liberté entrevu dans les rêveries universitaires. « Celui-là ne mérite ni la fortune ni la liberté qui ne sait point se les conquérir lui-même par l’action, » a dit Goethe. Arnim avait au fond du cœur cette maxime, et son inspiration, quand les événemens vinrent la solliciter, fulmina d’éclatantes paroles où vibre comme un écho des sauvages hourras de Weber : « A nous autres Allemands, les vertus ne nous manquent pas. Il en est une cependant que nous aurions grand besoin de pratiquer, et que nous ignorons : je veux parler de la vengeance. Souvenons-nous combien ce fut jadis un instrument terrible aux mains mêmes de la piété, et proclamons que la vengeance n’est point un vice, comme il plaît aux moralistes de l’appeler, mais bien plutôt, alors qu’elle est brandie par qui de droit, l’épée du justicier suprême, forgée au feu de l’éternel amour, passée au fil de la raison souveraine et consacrée par des douleurs immenses. Celui-là renie Dieu qui renie la sublimité de cette passion. »

D’illustres penseurs l’ont dit avant nous : l’humanité se meut en spirale, en avançant toujours ; rien n’est perdu de la substance organique qui se développe et s’étend dans toutes les directions : l’arbre reste le même, et les branches nouvelles qu’il ne cesse de pousser élèvent toujours plus haut vers le ciel sa couronne. Ce sens religieux du passé, uni aux tendances les plus libérales, aux plus militantes aspirations vers l’avenir, donnent, selon moi, à la physionomie d’Arnim une sérénité lumineuse qui le fait ressembler à cet Apollon grec chez lequel se confondent les attributs des deux plus beaux âges de la vie. Il voit crouler le moyen âge et tomber les anciennes institutions sous les coups de la révolution française ; pour lui, ce cataclysme annonce l’ère d’une poésie nouvelle, et les faits qui se déroulent ne sont à ses yeux que des transformations de la même idée. « Étrange prétention, de vouloir que tout périsse, parce que nous appartenons à la race humaine, qui ne fait elle-même que passer ! De ces formes que les révolutions emportent, ne reste-t-il donc rien ? De ce que nous devons mourir un jour, s’ensuit-il que nous n’ayons jamais vécu ? Avoir fait un, ne fût-ce qu’un instant, avec ce monde, qui demeure éternel et se régénère sans cesse, — ce n’est point là un simple symbole de l’éternité, mais bien l’éternité même, et cela seul suffit pour combler tous mes pressentimens de jeunesse, de printemps et d’amour. » Que l’esprit des temps nouveaux éclaire le passé et fasse pénétrer jusque sous le plus humble toit la liberté et l’abondance, sa poésie ne rêve pas d’autre âge d’or. Elle ne voit d’autre cité divine que ce monde « dont le tombeau du Christ occupera le centre, bien loin de ceux qui n’auront gardé que les tendances du passé dans leurs âmes, semblables à une cave où les décombres tiendraient la place d’un vin généreux. » Inutile d’ajouter que le sentiment religieux proprement dit trouve au besoin dans Arnim un interprète éloquent et convaincu, et que ce rare esprit, même en ses imaginations les plus fantasques, ne se laisse jamais distraire du point de vue qu’il se propose, à la recherche de la vérité humaine ou révélée. Je n’en veux d’autre exemple que ce passage qui termine un de ses romans : « Pensée auguste, être éternel, invisible soleil, en qui les actions mûrissent, en qui, de printemps en printemps, les évolutions s’accomplissent, ne nous diras-tu pas quel est ton siège et quelle est ta source, rayon partout présent qui règnes à la fois sur les hauteurs dorées, et brilles sur les mers et dans la profondeur des abîmes ? Ce corps fragile et périssable est le signe que tu revêts, signe divin sans doute, mais qui ne saurait être sans toi, car tout ce qu’il fait de bon vit en Dieu, et toutes ses pensées généreuses sont des émanations de Dieu, qui se révèle ainsi à tous, et, comme la chaleur, pénètre cette froide terre, l’appelant à une nouvelle alliance. »

C’est un fait digne de remarque que les trois maîtres de l’école romantique, Arnim, Novalis et Tieck, ont dû le jour à l’Allemagne du nord, comme si le génie, par ses contradictions avec le sol natal, par cette lutte avec la vie sociale qui l’entoure, aimait à se poser de ces difficultés capables de mieux faire ressortir son énergie et sa puissance. Nés à Berlin, au cœur même du protestantisme, Arnim et Tieck échappaient, il est vrai, de bonne heure à son influence en allant vivre dans cette Allemagne méridionale, de tout temps si favorable, on le sait, aux organisations douées du sens nerveux. Arnim séjourna longtemps à Heidelberg, dont l’atmosphère aida singulièrement à développer le côté mystique, je dirai presque musical de son tempérament. Il est d’autres conditions qui devaient aussi beaucoup influer sur la nature de son génie, je veux parler de son mariage avec Bettina Brentano. Peut-on, en effet, rêver une association plus conforme à la destinée du personnage, à ses plus intimes tendances intellectuelles ? Le jour où le hasard poussa vers Arnim ce démon féminin, il unissait deux imaginations assorties et dignes de s’entendre. Avant d’être mari et femme en ce bas-monde, Achim d’Arnim et Bettina Brentano étaient déjà frère et sœur dans le royaume des esprits. J’énonce le fait, mais Dieu me garde d’en vouloir rien conclure au point de vue des félicités conjugales ! Tout se passe ici tellement en dehors de la vie ordinaire, qu’on peut croire que le rêve continue même au sein des réalités les plus bourgeoises du ménage, et que ces gens-là ont vécu comme ils écrivaient, en véritables somnambules. Se figure-t-on ce mari, ce poète dont la femme est connue du monde entier, non à cause de lui, grand et noble esprit que la foule ignore, mais par des chants d’extase et des hymnes d’amour entonnés au pied de l’autel d’un autre grand poète ? Il me semble qu’il y aurait là le sujet d’une étude psychologique des plus saisissantes. Quant à moi, je m’en tiens au point que j’ai touché, et me borne à constater la part visible et très originale que Bettina, — en tant que figure fantastique, — aurait à revendiquer dans le décaméron du Boccace allemand, et quelles étranges vibrations ont passé du cerveau de la femme dans l’œuvre du mari, cercle de résonnance où vous retrouvez les mille échos des symphonies dont Bettina sans doute ne se souvient plus, et qui chantaient en elle aux beaux jours d’école buissonnière.

Plus je relis Arnim et plus je demeure frappé de cette consanguinité intellectuelle. Que de réminiscences du génie et du caractère de Bettina éparpillées dans les portraits et les arabesques de cette galerie ! Tout le côté musical, évaporé, bohême de l’enfant s’y retrouve. Qu’on prenne par exemple cette merveilleuse histoire des premières amours de Charles-Quint, Isabelle, reine d’Égypte. Comment nier l’air de famille qu’emprunte à Bettina l’Egyptienne Bella, type charmant et romanesque, adorable création à laquelle semblent avoir coopéré Dante et Goethe ? car si pour la grâce idéale et la céleste pureté qui la décorent cette aimable figure tient de Béatrix, elle a de Mignon l’humeur sauvage et pittoresque, et comme Mignon dansant parmi les œufs et les épées, vous la voyez, svelte et fringante, aller et venir à travers toutes les dépravations d’un monde abominable, sans que l’innocence paradisiaque de son âme en soit ternie, sans que la moindre éclaboussure rejaillisse sur sa robe. « Il existe de tout temps, dit Arnim, un monde mystérieux plus digne de nos observations que celui que l’histoire nous livre. » C’est ce monde qu’il évoque à nos yeux avec une puissance surnaturelle, confondant à plaisir la fantasmagorie avec le drame, accouplant le réel à l’imagination, le grotesque au sérieux, l’ironie à toutes les fêtes, à toutes les pompes de l’existence, donnant à l’empereur Charles-Quint un chambellan fait d’une mandragore, animant toutes les forces élémentaires de la nature, puis, après se les être ainsi soumises, les abandonnant à la fatalité qui les entraîne, et bientôt renvoie à la fange d’où il fut tiré le gnome difforme et sensuel dont les évolutions bizarres ont toujours leur moralité. S’imagine-t-on le vainqueur de Pavie, le futur moine de Saint-Juste, devenant le héros d’un conte de bohémiens, et se conduisant, au milieu de ce tohu-bohu de sorciers, de bandits, d’entremetteuses et de mandragores, en véritable personnage historique auquel M. Mignet lui-même n’aurait rien à reprendre ? Voilà en effet un de ces incroyables tours de force du génie où Arnim excelle ; jamais les mœurs de ces hordes sorties des steppes asiatiques ne furent reproduites avec plus de furie et de réalité ; on dirait le pinceau de Rembrandt. Et ce n’est pas, je pense, un spectacle ordinaire que le sens historique et la fantaisie se rencontrant de la sorte sans rien abdiquer de leurs droits respectifs. Ce curieux assemblage dont je parle se retrouve à un égal degré dans les Kronenwaechter (les Gardiens de la tour), roman chevaleresque emprunté à la période des Hohenstaufen, et aussi dans la belle légende dramatique intitulée le Coq de Bruyère.

Si dans Isabelle d’Égypte l’histoire se marie au conte fantastique, dans les Héritiers du Majorat, l’une des plus originales inventions d’Arnim, le fantastique règne seul. L’héritier du majorât, principal personnage de cet intermède nocturne où foisonnent les vampires, les chauves-souris et toutes les difformes ébauches du cauchemar, — l’héritier du majorat est une de ces organisations somnambuliques dont raffole notre poète et qu’il s’entend à faire vivre. Familier avec toutes les aspirations de l’autre monde, confident de ses mystères et de ses épouvantes, ce bizarre individu, bien qu’il marche et se meuve en plein soleil, n’a d’autre existence que celle du rêve. Ce milieu de pressentimens, de visions, de phénomènes surnaturels, dans lequel ses journées s’écoulent, est pour lui tout ce qu’il y a de vrai ici-bas et de réel. À côté de cette physionomie maladive, empruntée aux régions des fantômes, figurent des tableaux de genre touchés à la manière des Flamands, toute une galerie de baroques peintures qu’un amateur de rococo paierait à prix d’or. Qu’on en juge par ce curieux portrait de vieux gentilhomme.


« Devant cet hôtel, résidence abandonnée du chef de la famille, lequel vivait avec sa mère en pays étranger, tous les jours, au coup de onze heures, passait, en prenant du tabac d’un air rempli de dignité, un cousin du propriétaire actuel, cousin plus élevé en âge de quelque trente années au-dessus de celui-là, mais, hélas ! fort au-dessous aussi quant à la fortune. Personne, tant auprès des jeunes que des vieux, n’était plus connu de toute la ville que le ponctuel gentilhomme au nez incarnadin, et qui, pareil au Jacquemart de l’horloge, enseignait, avant qu’elle n’eût sonné, l’heure aux gens par le seul fait de sa sortie, de telle façon qu’en le voyant, les enfans reprenaient le chemin de l’école, et leurs pères réglaient leur pendule. Ce personnage avait différens noms, selon les diverses classes qui le désignaient. Ainsi, chez les gens de la haute, il s’appelait le cousin, à cause de sa parenté avec les premières familles du pays et du crédit que ce titre lui valait ; parmi la bourgeoisie, on le nommait le lieutenant, du grade qu’il avait occupé durant ses jeunes années, et dont il portait encore l’uniforme. Sans aucun doute, la coupe des babils avait quelque peu varié depuis tantôt six lustres ; mais, pour lui, il ne semblait pas s’en être aperçu le moins du monde. Ses vêtemens, par le simple tissu qu’ils montraient aux coutures, témoignaient clairement qu’on travaillait jadis le drap beaucoup plus solidement que par le temps qui court : son collet rouge avait pris par l’usure des teintes vernissées, et ses boutons affectaient la couleur cuivrée de son nez. Telle était à peu de chose près la nuance de son chapeau à trois cornes et à plume blanche ; mais le plus beau de l’équipage était sans contredit le baudrier, auquel l’épée ne tenait plus que par un fil, semblable au fameux glaive suspendu sur la tête du tyran. Cette épée du reste avait fait le malheur du pauvre diable, en tranchant, à la suite de contestations amoureuses, le nœud de l’existence d’un rival à qui la cour voulait du bien, et cette affaire d’honneur, dans laquelle on ne pouvait certes lui rien reprocher, avait inexorablement coupé court à sa carrière militaire. Quelles ressources il s’était créées pour vivre depuis ce temps, on éprouve une sorte de pitié à le dire. Avec une héroïque persévérance et à force d’entretenir avec le monde entier d’infatigables correspondances, il était parvenu à se procurer une collection d’armoiries des plus complètes dont il exécutait en détail de nombreuses copies qu’il enluminait fort proprement et vendait ensuite à très bon prix par l’entremise d’un libraire, fournissant ainsi à l’éducation des hommes sérieux et aux récréations de la jeunesse. Il élevait en outre des pintades et autres volatiles et dressait des ramiers maraudeurs qui avaient pour industrie de lui ramener de leurs excursions tous les pigeons rencontrés dans le voisinage, gibiers errans dont il faisait benoîtement son profit. Dame Ursule, sa ménagère, l’aidait de son mieux dans ce petit négoce, dont, entre parenthèse, on eût été fort mal venu de lui parler. Avec ces minimes bénéfices et les quelques épargnes qui lui restaient, il avait acquis dans un des plus mauvais recoins de la ville, près du quartier des Juifs, une espèce de mauvaise masure d’un aspect borgne et pileux, meublée à l’intérieur de toute sorte de bric-à-brac, et dont il ne permettait à âme qui vive de franchir le seuil.

« Tous les dimanches, au sortir de l’église qu’il fréquentait assidûment, assistant aux offices dans un coin particulier réservé jadis à la sépulture de ses ancêtres dont il voyait l’écusson sculpté devant lui sur la muraille, — tous les dimanches, il se rendait chez une vieille dame devant l’hôtel de laquelle il se contentait les autres jours de passer en se rengorgeant et faisant battre sa brette entre ses jambes. C’était l’héroïne antique et respectable de cet infortuné duel qui avait tant marqué dans son existence, et l’auguste personne, frisée, poudrée, fardée, exerçait sur lui, au bout de trente ans d’esclavage et de tendres soupirs cruellement éconduits, la même irrésistible séduction. Rarement il laissait passer vingt-quatre heures sans rimer diverses strophes en son honneur, il inventait même des fictions dans lesquelles apparaissait la bonne dame sous les traits d’un personnage allégorique, mais sa témérité n’allait point jusqu’à lui soumettre les épanchemens de sa muse : il se méfiait, disait-il, de l’esprit de la belle, qui ne lui ménageait point l’épigramme. Et quand venait le dimanche tant souhaité, sa plus délicieuse joie était de caresser et de peigner sous ses yeux la toison d’un roquet aussi hargneux qu’ébouriffé, complaisance dont on le payait d’ordinaire par un de ces sourires ineffables pour lesquels tout vrai chevalier se déclare prêt à donner sa vie. Invariablement assise à son métier à tapisserie ou devant le miroir de sa toilette, la noble dame subsistait fort respectablement de rentes que lui avaient laissées deux altesses auxquelles elle survivait après les avoir servies l’une après l’autre en qualité de grande-maîtresse. Son salon était le rendez-vous des gens de la cour et des diplomates, et le plus souvent elle recevait son monde à sa toilette, prêtant l’oreille et répondant aux mille caquetages du jour, tandis que sa femme de chambre accommodait ses cheveux d’un œil de poudre, ou qu’elle avalait à petites gorgées un de ces électuaires fabriqués pour la conservation de la beauté. »


Arnim aime cette société frivole et caduque du XVIIIe siècle allemand, ce monde de bric-à-brac tel qu’il existait avant la révolution avec son attirail de préjugés et de perruques, d’habits de taffetas et de superstitions, véritable théâtre des magiciens charlatans à la Cagliostro. Il y eut de tout temps de ces esprits qui raffolent d’arabesques ; Arnim à mes yeux est de ce nombre. Tandis que Shakspeare et Molière étudient l’homme dans ce qu’il a de sérieux et de fort, Arnim semble s’adresser de préférence à ses hallucinations, à ses extravagances. L’histoire et la vie sont pour lui comme une immense maison de fous où parfois un être raisonnable se rencontre, et alors gare à lui ! car, l’atmosphère du lieu aidant, vous pouvez vous attendre à le voir bientôt déraisonner comme les autres. Chose étrange, ces gens-là sont vêtus comme tout le monde : ils ont des boucles à leurs souliers, des bas de soie très bien tirés, des jabots de dentelle et des habits d’une parfaite correction. Rien dans leur langage ou leur démarche ne trahit le moindre égarement, jusqu’à un certain chapitre où tout à coup la fusée éclate, et alors viennent les désappointemens. Vous commenciez par exemple à vous laisser prendre d’intérêt pour cet aimable gentilhomme de la maison de sa majesté l’empereur Charles-Quint, et voilà que ce jeune et spirituel chambellan, qui, bien qu’un peu arrogant et vantard, vous semblait réservé à de si hautes destinées, se trouve n’être, en fin de compte, qu’une ridicule mandragore. Vous vous imaginiez bravement causer théologie et jurisprudence avec un savant professeur de Gœttingue ou d’Iéna, et depuis trois quarts d’heure, ô détestable persiflage ! vous vous entreteniez avec un vieux perroquet dont une paire de besicles déguisait le bec à vos yeux abusés !

Comme pour se dédommager de ces évocations grotesques qui l’obsèdent et sur lesquelles on le voit souffler la vie et la mort avec une égale ironie, Arnim s’entoure aussi parfois d’une légion d’oiseaux étranges, au plumage flamboyant, d’une collection de plantes et d’insectes exotiques dont Linnée renoncerait lui-même à décrire les variétés innombrables. J’ai dit que pour Arnim l’histoire et le monde étaient une vaste maison de fous ; je me le figure en effet comme une sorte de directeur de cet hôpital singulier, tantôt vivant au milieu de ces baroques pensionnaires qui, de toutes parts accourus autour du maître, le tirent par le pan de son habit et l’étourdissent de leur vacarme, — tantôt, pour échapper à la mélancolie qui le gagne, se réfugiant dans son jardin, où l’œil bleu de la fleur aimée s’ouvre et se balance sur sa tige, puis dans sa volière, où sous le grillage d’or chante l’oiseau divin qui fait tenir cent ans dans une matinée de mai. Il semble qu’on ne saurait écrire et penser ainsi qu’en Allemagne, au beau pays du Harz et de l’Oder, de l’Elbe, du Neckar et du Rhin, où tant de poésie riante et sombre se cache au cœur même de la nature : âpres forêts, pics sauvages, frais ruisseaux, édéniques vallons, où, tandis que le rossignol du printemps nouveau trille sa cadence au clair de lune, le passé balance gravement dans l’air la cloche des souvenirs suspendue au donjon tapissé de lierre de quelque burg croulant du voisinage ! Vous errez dans la sapinière immense ; un daim effaré fuit à vos pieds ; au-dessus de votre tête, le pivert sculpte l’arbre à coups de bec ; le chasseur passe sa carabine en bandoulière, un rameau de hêtre à son chapeau. À cette vue, Arnim tressaille, et sa prose vous envoie soudain comme une mâle bouffée de cette senteur forestière dont la musique de Weber est si puissamment imprégnée. Ou bien nous sommes en automne, toute la matinée la pluie a battu les vitres du château, les marronniers jonchent de leurs fruits mûrs les allées du parc : vers midi perce un rayon de soleil, la fin du jour s’annonce belle, vous croyez presque au retour de l’été ; mais déjà la feuille a pris ses teintes cuivrées, et les marbres silencieux, que ne protège plus l’épaisseur des bosquets, vous montrent de toutes parts leur mélancolie ! — Encore une impression que nul n’a jamais su rendre comme Arnim, surtout dans cet admirable martyrologe intitulé : Misère et grandeur, chute et repentir de la comtesse Dolorès. Pour citer un dernier exemple, vous visitez de nuit Heidelberg, la métropole par excellence du romantisme allemand ; la ville se réfléchit en ombres crépusculaires dans les flots murmurans du Neckar, des milliers de clartés scintillent sous la transparence liquide, un merveilleux spectacle en vérité, qui, pour la grandeur sans doute, ne vaut point Venise, mais qui n’en a pas moins son caractère mystérieux et fantastique ! Au loin, des voix d’hommes chantent en chœur ; à quelques pas de vous, un étudiant langoureux gratte un cistre ; partout un calme grave, je ne sais quelle morne sérénité, partout la poésie ! Je défie quiconque tant soit peu connaît Arnim de faire jamais ce beau rêve sans penser à lui.

J’ai dit qu’Arnim était passé maître dans cet art du clair-obscur particulier aux vieux conteurs italiens, et j’ai hâte de prouver mon dire en donnant la substance de quelqu’un de ses récits. J’évoque donc ces étranges figures du fond de l’océan qu’elles habitent, et dont il semble que le sourd mugissement les enveloppe jusque sur le sol des vivans, pareilles à ces coquillages qui, lorsqu’on les approche de l’oreille, vous donnent comme un écho lointain des symphonies marines.


II. – MELUCK-MARIA BLANVILLE.

Un vaisseau turc, chassé par une galère maltaise, filait à toutes voiles dans les eaux de Toulon. Déjà l’équipage musulman va tomber aux mains des chevaliers de la croix, lorsque soudain un coup de vent favorable le pousse dans le port, où presque en même temps entrent ses ennemis. Aussitôt l’épée et la hache reluisent au soleil ; mais au moment où le combat s’engage, une femme apparaît à bord du vaisseau turc, s’élance au milieu des deux partis, et d’une voix qui s’exprime dans le plus pur français demande grâce pour une pauvre âme qui n’a qu’un espoir en ce monde, — celui de se réfugier dans le sein de la religion chrétienne et d’y faire son salut. Par cet accent qui à la plupart d’entre eux rappelle le sol natal, les chevaliers se laissent désarmer. Saint-Luc, leur chef, après avoir rassuré la belle suppliante, consent à épargner le vaisseau turc, dont le capitaine entame avec lui à ce sujet une conversation à laquelle la noble inconnue sert d’interprète. Les chrétiens échangent des livres de piété contre des dattes, de l’huile de rose et d’autres produits du Levant ; puis Saint-Luc s’apprête à s’éloigner, non sans avoir fait à la belle missionnaire de paix une sorte de déclaration d’amour, déplorant, ajoute-t-il, du fond de l’âme le vœu solennel qui l’empêche à jamais de la posséder par droit de sentiment ou de conquête. Quant au navire turc, il reste en quarantaine.

Cependant cette histoire ne tarde pas à se répandre dans la ville, et chacun de commenter à sa manière l’acte héroïque de cette femme, d’attendre avec impatience le jour de son débarquement ; mais elle, trompant la curiosité générale, obtient du surveillant du port l’autorisation de descendre à terre avant l’expiration de la quarantaine, quitte la ville dans une voiture fermée, et ne laisse savoir à personne la route qu’elle prend. Deux mois après, elle se fait baptiser en grande pompe dans la cathédrale de Marseille, remplie d’une foule immense, et reçoit les noms de Melück-Maria Blainville, le premier à cause de son origine arabe, le second en l’honneur de la sainte mère de Dieu, à qui dévotement elle se consacre, et le troisième en mémoire de son directeur. Immédiatement après la cérémonie, la fervente catéchumène s’achemine vers le cloître de Sainte-Claire, qu’elle dote en y entrant d’un capital considérable, et où s’écoule dans le silence et le recueillement la première année de son noviciat.

Ainsi commence le conte, ou pour mieux dire l’anecdote (c’est ainsi que l’appelle Arnim) de la Prophétesse d’Arabie. Avant de se perdre vers la fin en la plus extravagante et la plus embrouillée des imaginations, cette histoire décrit de poétiques et charmans détours où nous essaierons de promener le lecteur, bien résolu d’avance à ne pas l’entraîner au-delà des oasis.

Au bout de quelques mois, Molück-Maria quitte le cloître en y laissant sa dot, et à peine rentrée dans le monde, on la voit se lier d’intimité avec une vieille comédienne nommée la Banal, qui passe pour lui donner des leçons de son art. — Bon ! disent les gens, sa piété et son baptême n’étaient, à ce qu’il parait, que le rôle du début. D’autres l’excusent plus volontiers par le plaisir qu’ils se promettent de la voir à la scène, et aussi par l’heureux prétexte que sa conduite leur donne de se divertir aux dépens des dévots. Quant à la question de savoir si elle a du talent, les habitués du salon de la vieille Banal lui prédisent d’avance le plus magnifique avenir de tragédienne. Bientôt les meilleures maisons se la disputent, et c’est à qui aura les premiers gages de cette inspiration, dont les préludes sont déjà des coups de maître. L’irrésistible charme de sa personne, sa beauté accomplie, ne tardent pas à faire de la bienveillance qu’elle s’est acquise un sentiment plus chaleureux. De toutes parts, les hommages lui arrivent, les cadeaux pleuvent sur elle ; elle reçoit les hommages avec dignité, et pour les cadeaux elle les accepte, mais à une seule condition, c’est d’y répondre par des présens d’une valeur plus grande, d’où l’on est pourtant bien obligé de conclure que ce n’est point la cupidité qui l’a poussée à monter sur la scène, et que l’appât de l’or ne saurait avoir aucune influence sur son cœur, chose assez rare d’ailleurs dans son nouvel état.

Il va sans dire que les amoureux ne manquent pas. Melück agrée les empressemens de son plus doux sourire, offre loyalement son amitié ; mais c’est là tout ce qu’on peut prétendre, et ceux qui veulent aller plus loin perdent leur peine. Alors les questions se posent, les conjectures vont leur train. Évidemment une pareille conduite ne saurait tenir que du parti pris. C’est sans doute un nouveau rôle qu’elle joue. Lassitude et chagrin de cœur, disent les bonnes âmes ; corruption ! s’écrient les libertins avec cette manie de se creuser la cervelle pour trouver le vice au fond des choses les plus simples. Sur ces entrefaites, le chevalier de Saint-Luc rentre en France, il revoit Melück-Maria, et le goût qu’il s’était d’abord senti pour elle se change en une véritable passion. Peu à peu l’amour-propre s’en mêle : piqué au jeu par ses amis, il fait le pari de réussir coûte que coûte, et le voilà mettant en œuvre tous les moyens, même les plus déshonnêtes, pour arriver à ses fins ; mais l’intrigue échoue et tourne à la confusion du chevalier, qui presque aussitôt quitte Marseille.

C’est un agréable métier que celui de grande coquette, seulement à la longue il devient monotone. Fatiguée du spectacle de tant de souffrances auxquelles il ne lui est point possible de compatir, un beau jour Célimène congédie de l’éventail tous ses adorateurs, et se livre sans plus de distraction à ses études théâtrales. Deux mois la séparent encore du moment de ses débuts, Iorsqu’arrive à Marseille un languissant jeune homme à qui des peines amoureuses ont rendu insupportable le séjour de Versailles. Forcé de fuir la cour et de courir le monde en chaise de poste pour échapper soi-disant au mal qui l’obsède, le tendre comte de Saintrée vit absorbé dans une seule image : il ne rêve, il ne voit que Mathilde, il ne saurait parler que de Mathilde, et tel est le culte superstitieux voué à cet aimable et charmant objet de son idolâtrie, qu’il porte toujours sur lui l’habit de taffetas bleu dont il était paré le jour de leur séparation. Sur ce frêle et chatoyant tissu, les larmes de Mathilde ont roulé comme des perles au moment des adieux. C’en est assez pour que notre mélancolique gentilhomme ne s’en dépouille jamais, fût-ce même parmi les ombres, auxquelles il compte bien aller rendre visite dans son habit de taffetas bleu, lorsque les rigueurs du destin qui l’accable l’auront enfin poussé sur l’autre rive du Cocyte.

Un soir, dans une compagnie, Melück entend raconter l’histoire du gentilhomme ; loin de s’en égayer, elle prend au sérieux cette légende d’amour et de constance, et quand, vers dix heures, on annonce M. de Saintrée, la belle jeune femme lui trouve un air si noble et si galant, qu’elle se le fait présenter. Le comte aime les beaux arts et parle du théâtre en connaisseur, en homme habitué à juger ce que Paris a de plus renommé. Aussi lui suffit-il d’exprimer un vœu pour que Melück accorde ce qu’elle avait deux heures auparavant refusé aux instances de la maîtresse de la maison, et commence une scène de Phèdre, qui en un moment passionne l’auditoire. Aux vibrations de cette voix mélodieuse et puissante, à cette flamme du désert dont le goût le plus pur soutient et modère l’ardeur, les murmures approbateurs se trahissent, et chacun de se tourner vers le comte, comme pour lui dire : « Eh bien ! qu’en pensez-vous ? eussiez-vous jamais imaginé que la province possédât un pareil talent ? » Mais Saintrée n’est déjà plus à ce qui se passe, et songe à une représentation de Phèdre à laquelle il assistait il y a quinze jours à peine avec sa divine Mathilde. Tout au plus, dans le peu qu’il lui a été donné d’entendre, a-t-il saisi au passage certains défauts ; quant aux sublimités qui provoquent un si magnifique enthousiasme, elles sont demeurées pour lui lettre close. Néanmoins, comme on doit obéir aux bienséances, il s’approche de Melück, glisse sur le chapitre des complimens, touche avec une délicatesse exquise aux petites imperfections, et, d’un ton de parfait savoir-vivre, lui débite la meilleure leçon de style théâtral qu’elle ait encore reçue ; puis, joignant l’exemple au précepte, il reprend l’un après l’autre les divers passages qu’il vient de critiquer. Il les récite et les nuance avec tant d’émotion et d’art, que Phèdre, en personne intelligente et vraiment supérieure, reconnaît à l’instant son maître et supplie le comte de ne pas lui ménager ses avis et de venir la voir chez elle aussi souvent qu’il le pourra.

Le lendemain, Saintrée vient voir Melück et commence naturellement par ne lui parler que de l’éternel et unique objet de ses préoccupations. Melück, loin de chercher à le distraire de son infortune, le laisse au contraire en épuiser tous les détails, et seulement alors amène la conversation sur l’art. Avec cette curiosité fiévreuse propre à certaines natures que le feu sacré dévore, et qui ont, comme disait Voltaire, le diable au corps, la jeune femme s’informe des grandes tragédiennes de la scène française et veut savoir, — touchant leur pantomime, leur diction, leur manière de comprendre et d’interpréter tel ou tel passage, — les moindres particularités. Un point surtout l’intéresse et l’attache : comment la célèbre Clairon porte le manteau de reine. En dilettante chaleureux, en homme versé à fond dans les secrets d’un art que les plus grands seigneurs de l’époque se faisaient gloire de patroner, le comte s’évertue à répondre aux questions qu’on lui adresse ; puis, s’animant par degrés et sentant que la parole ne lui suffit plus, il saisit sur un meuble un lambeau de pourpre qui traîne et se dispose à s’en draper à l’exemple de la Clairon, mais la chaleur qui règne est étouffante, et d’ailleurs son vêtement, trop étroit, contrarie ses gestes. « Otez donc votre habit, s’écrie Melück de plus en plus impressionnée ; ne voyez-vous pas qu’il gêne vos mouvemens ? » Saintrée s’excuse d’abord, puis obéit. Dans cette galerie, où Melück se livre d’ordinaire à ses études dramatiques, figure, entre autres bizarres objets, une de ces poupées articulées, comme on en voit dans l’atelier des peintres, et dont, en l’absence du modèle, ils se servent pour essayer l’effet d’une draperie. Le comte, ne sachant où poser son habit, imagine d’en revêtir le mannequin, qu’en outre il coiffe de son chapeau, afin, dit-il, d’avoir devant les yeux un judicieux critique dont la présence le tienne en respect pendant la scène qu’il va jouer. « Prenez garde, ajoute en souriant Melück, votre habit porte un charme. Il pourrait bien se faire qu’il animât à son contact mystérieux cette froide statue. »

Une fois le mannequin attifé, le comte revient à son manteau tragique, et, se drapant d’un air solennel dans la pourpre des rois, entame la dernière scène du cinquième acte de Phèdre, qu’il déclame avec une irrésistible inspiration et le visage tourné vers la poupée. Quand il arrive à ces deux derniers vers :


Détestables flatteurs, présent le plus funeste,
Que puisse faire aux rois la colère céleste,


Melück, émerveillée, s’élance pour le remercier de la leçon. Tout à coup un petit bruit sec et semblable au cliquetis de deux planchettes de bois frappant l’une contre l’autre se fait entendre. C’est le mannequin qui témoigne, lui aussi, de son approbation. Par trois fois les applaudissemens se renouvellent, puis on voit la statue ouvrir lentement les bras et les croiser sur sa poitrine dans l’attitude de quelqu’un qui, profondément ému à l’intérieur, chercherait à se donner au dehors l’apparence d’un impassible aristarque. D’abord Saintrée attribue cette espèce de sortilège à quelque plaisanterie de Melück, mais presque aussitôt, voyant pâlir la jeune femme, il est saisi d’une certaine épouvante ; il marche droit à l’automate, cherche à mettre en jeu ses articulations, tout à l’heure encore si souples. Chose étrange, aucun ressort ne se meut plus. Il veut reprendre son habit ; peine inutile, les bras se sont raidis, impossible de les détendre. Que devenir ? que faire, et comment s’en aller maintenant ? Sortir au beau milieu du jour, en manches de chemise, d’une maison si connue de toute la ville, ce serait courir au-devant du scandale. Melûck engage Saintrée à demeurer jusqu’à la nuit close, et l’on continue à s’entretenir du terrible prodige. En attendant, on transporte la fantastique poupée dans une pièce voisine, puis on revient s’asseoir sur de moelleux coussins, au bord d’une vasque de porphyre d’où jaillit un flot de cristal qui rafraîchit de ses rosées des arbustes en fleurs rassemblés là de toutes les parties du monde, car c’est un vrai palais de fées, un lieu d’enchantement et de délices, que cette galerie qui sert de retraite à Melück. La main dans la main, on rêve ensemble tout haut, on se rapproche. Saintrée se retrouve plus libre, plus ému, plus confiant ; on dirait qu’en dépouillant cet habit trempé des larmes de Mathilde, il vient de secouer le charme des premières amours. N’importe, l’heure est mystérieuse ; tant de parfums s’exhalent de ces fleurs, tant de volupté nage dans l’air ! Comment résister à l’ivresse ? Saintrée sent son cœur s’énerver et se fondre, comme un baume précieux, sous l’étreinte brûlante de Melück, qui triomphe dans sa défaite.

À dater de ce jour, une liaison s’établit entre le jeune comte et la belle magicienne ; mais dans cet attachement, où Melück se précipite avec toute la fougue orientale de sa nature, dans cette passion qui la domine corps et âme sans réserve, et dont la fiévreuse ardeur la fait vivre, Saintrée, lui, n’a pu engager que la moitié de son être. L’image de Mathilde, un moment effacée, n’a pas tardé à reparaître, et dès qu’il échappe pour quelques heures à la fascination qui l’enveloppe, il tombe en proie à cet indéfinissable malaise que causent les repentirs impuissans. Deux amours se sont partagé de tout temps le cœur de l’homme : l’amour idéal et l’amour physique. Entre ces deux aspirations, Saintrée se débat, mécontent, inquiet, tiraillé. Il commence à calculer comment il s’y prendra pour rompre sa chaîne, lorsque arrive une lettre de Mathilde elle-même, annonçant à son fiancé cette joyeuse nouvelle que le roi cesse de s’opposer à son mariage et n’y met plus qu’une condition, à savoir qu’elle et lui s’en iront vivre loin de la cour. Inutile de dire que ces lignes, tracées d’une main adorée, réveillent à l’instant dans l’âme du jeune comte tous les gazouillemens et toutes les efflorescences d’un printemps qu’il croyait évanoui, et qu’il y répond par des transports d’amour et de tendresse. Bientôt Mathilde fait savoir qu’elle arrive. Saintrée n’a plus un moment à perdre et s’apprête à rompre avec Melück ; mais ici se redresse l’énergique et vaillant caractère de cette femme, qu’on ne saurait aimer impunément. Melück a pour Saintrée une de ces affections profondes, indomptables, que rien n’abat ni ne décourage. À son indifférence elle répond par un amour plus effréné, à ses dédains par un plus acharné dévouement. Quoi qu’il en soit, le mariage a lieu, et les nouveaux époux, après être allés passer la lune de miel dans une terre de famille, reviennent à Marseille, où Mathilde rencontre bientôt des âmes charitables qui se font un devoir et un plaisir de la mettre au courant des beaux feux dont, au vu et au su de toute la ville, le brillant comte de Saintrée brûlait naguère pour la tragédienne Melück.

On devine le douloureux froissement que l’histoire de cette aventure cause à la jeune femme. Mathilde éclate en reproches ; Saintrée se défend de son mieux, il déclare qu’il est resté fidèle à ses sermons et n’a jamais aimé cette femme. — Soit, monsieur, reprend alors la comtesse, je ne demande qu’à vous croire, et je vais vous offrir l’occasion de me prouver la vérité de votre témoignage. Le monde du théâtre, vous le savez, se divise en deux camps également aveuglés par l’objet de leur prédilection. Il y a le parti de la Torcy et le parti de la Melück. Vous allez publiquement vous déclarer pour la Torcy, et je compte dès ce soir vous voir dans votre loge, et à mes côtés, appuyer par des marques non équivoques la cabale dirigée contre Melück.

Le comte a le courage de promettre cette lâcheté, et, le soir venu, il tient sa parole avec l’héroïsme du désespoir.

Tout m’afflige et me nuit et conspire à me nuire…


Au moment où sur ce vers, qui termine une période magnifiquement rendue, les applaudissemens les plus légitimes vont éclater, un chut imperturbable donne le signal aux dissidens, et le combat s’engage aussitôt sur toute la ligne. Melück, qui depuis son entrée en scène tient ses yeux attachés sur Saintrée, se croit d’abord le jouet d’un songe ; mais le comte, enhardi par l’excès de sa félonie, pensant d’ailleurs complaire à Mathilde, tourne la tête du côté de sa victime, comme pour la défier, et c’est alors que Phèdre, ou plutôt la magicienne, le foudroie d’un regard terrible et chargé de maléfices. En rentrant chez lui, Saintrée se sent pris d’un malaise général. Durant plusieurs jours, son état empire, aux convulsions succède une fièvre ardente, puis vient la prostration, l’anéantissement, et l’unique sensation qu’il semble percevoir encore est une atroce douleur dans la région du cœur, torture, contre laquelle échouent pendant six mois toutes les ressources de l’art. Abandonné par les médecins, le jeune comte voit donc chaque jour s’amincir le fil qui le rattache à l’existence, quand un matin il reçoit la visite d’un ami d’enfance, le docteur Frenel, quelque peu alchimiste et nécroman, et qui revient d’Égypte, où l’avait conduit son goût pour les sciences occultes. Frenel observe longuement, ausculte, interroge, puis, après s’être fait expliquer en détail les moindres circonstances : — Mon bon ami, dit-il au malade, le cas est grave, et je vous vois entre les mains d’une terrible magicienne occupée tout simplement à vous dévorer le cœur. Enfin nous essaierons de vous sauver, peut-être qu’il en est temps encore. — Là dessus, le docteur va trouver Melück.

Ici s’offre à nous une scène toute remplie de cette poésie du merveilleux dont Arnim a plus que personne au monde le génie, et qui répand comme un semis d’émail et d’or sur la feuille de vélin où s’ébat en ses mille caprices la plume chatoyante du conteur. — Aussitôt en présence du docteur, Melück la magicienne reconnaît un confrère en sorcellerie. « Vous étiez occupée, lui dit Frenel, à creuser le mystère des métamorphoses ; un brahme de ma connaissance a fait dernièrement à cet endroit d’assez curieuses découvertes, et je puis vous en donner tout de suite un échantillon. » À ces mots, l’adepte tire de sa poche une petite boîte de vermeil, et, frottant le bout de son doigt d’un baume qu’elle renferme, touche légèrement le dos d’une chenille enroulée autour de la tige d’un mimosa. Avant qu’une minute se soit écoulée, le prodige de la transformation s’est accompli, et de la chrysalide phosphorescente se dégage un radieux papillon. Melück sourit, et, tout en se jouant, lâche dans l’air un des oiseaux de sa volière qui, sans se le faire dire deux fois, court sus à l’insecte d’émeraude et le gobe. Frenel, médiocrement flatté de la plaisanterie, demande alors à Melück de lui montrer son savoir-faire. Une grenade est là qui pend aux branches du prochain arbuste ; le docteur la cueille et défie la magicienne d’en extraire le cœur sans toucher à l’écorce du fruit. Melück attache un regard sinistre et profond sur la grenade, et presque aussitôt la rend intacte au docteur, qui la partage et la trouve vide à l’intérieur. « Très bien ! murmure-t-il ; mais qui réussirait à rétablir le fruit dans son intégrité première serait peut-être plus habile encore. » Melück prend de sa bouche un des grains de la grenade, le place dans l’écorce vide qu’elle appuie sur son cœur, et en moins d’un instant il n’y parait plus : le prodige est fait.

Le docteur a désormais atteint son but et sait ce qu’il voulait savoir. Tout à coup sa figure devient menaçante et terrible, son geste commande, sa voix tonne, et Melück, à certaine formule qu’il prononce, s’aperçoit qu’elle a affaire à un sorcier placé très haut dans la hiérarchie cabalistique ; elle demande grâce, fléchissant le genou devant son maître. Frenel se montre inexorable et décidé à ne point lâcher prise jusqu’à ce qu’on ait assuré le salut de son ami. Au récit des souffrances du malheureux Saintrée, Melück fond en larmes et convient qu’en effet il est bien tard pour commencer la cure, mais qu’elle n’abandonne point tout espoir. Ainsi parlant, la magicienne ouvre un rideau, et le docteur se trouve face à face avec une poupée de bois représentant à s’y méprendre l’exacte image du comte de Saintrée aux beaux jours où les flammes de la vie et de la santé brillaient encore dans ses yeux. Voilà bien en effet son air tendre et sentimental, son sourire doux et mélancolique, son élégance un peu négligée comme il arrive chez les gens qu’une longue pensée d’amour préoccupe. Cette épée est la sienne ; en chapeau si galamment tourné, vous l’avez vu sur sa tête, et cet habit de satin bleu, cet habit dont les larmes de deux beaux yeux firent jadis un talisman, ne le reconnaissez-vous point ? Pas un galon n’y manque, il est tout neuf encore et tout pimpant ; seulement, si vous regardez bien, à la place qui recouvre le cœur, vous trouvez une déchiqueture.

L’automate est resté les bras croisés dans l’attitude que nous l’avons vu prendre le jour de la fameuse séance. Melück presse un ressort secret qui distend les membres et lui permet de reprendre l’habit qu’elle livre à Frenel. « Hâtez-vous, s’écrie-t-elle ; dans une heure il serait trop tard : le malheureux ne vit plus que des dernières fibres de son cœur. Mettez-lui cet habit, qu’il ne le quitte plus ! Peut-être ainsi retrouvera-t-il la santé, l’existence. Quant à son cœur, il ne saurait le retrouver qu’à mes côtés, car son cœur désormais est en moi. Dites-lui qu’il m’a rendue malheureuse, et que je ne réclame rien que sa présence ; que son être tout entier appartient à sa femme, mais qu’il sache bien qu’en moi est son cœur, que sans moi il ne saurait vivre, et que seulement autant que je vivrai, il vivra. »

Sans perdre une minute, le docteur revient chez Saintrée, qui, à la vue de l’inestimable trésor qu’il croyait perdu, sent renaître un vague rayon d’espérance. Immédiatement le charme opère. Saintrée renaît à la vie, à la jeunesse, à la santé comme par miracle, et cet habit, que l’attristante maigreur de ses membres faisait paraître le premier jour d’une largeur démesurée, lui sied bientôt comme jadis. Toutefois, au milieu de cette résurrection générale, le cœur continue à se taire ou plutôt à demeurer absent, et à l’endroit où il devrait battre, la main qui le cherche ne trouve qu’une lacune. Avec tous les signes extérieurs du bien-être physique, Saintrée n’éprouve qu’indifférence et lassitude. Egalement incapable de sympathie et de haine, toute initiative lui fait défaut, et le foyer générateur manque pour animer de l’étincelle électrique ces rouages qu’une impulsion machinale semble seule mettre en activité. Contre cette langueur misérable, il n’y a qu’un remède : la présence continue de Melück auprès du malade. Frenel en parle à Mathilde, qui, mettant de côté toute jalousie et ne songeant qu’au salut de son époux, va chercher elle-même la magicienne et l’installe sous le toit conjugal. Il va sans dire que Saintrée aussitôt sent se raviver son cœur, et qu’en même temps que ses pulsations, toutes les joies de l’intelligence, toutes ses aspirations se réveillent. À dater de ce jour, le ménage à trois s’organise sans que les lois de la morale aient à souffrir de la réunion de ces êtres que la destinée a liés entre eux inséparablement. Melück, qui désormais n’exerce sur Saintrée qu’une influence platonique, Melück prend soin des enfans de Mathilde, lesquels, chose étrange, ressemblent non pas à leur mère, mais à la belle magicienne, ce dont Mathilde ne conçoit d’ailleurs aucun chagrin, heureuse des beaux enfans que Dieu lui donna, et ne voyant dans ce phénomène qu’une bizarrerie de plus de leur énigmatique existence. Quant à la fameuse poupée, on l’a reléguée dans un des greniers du château où elle sert d’amusement aux bambins, mais seulement aux grandes occasions et en manière de récompense.

Ici pourrait s’arrêter l’histoire, et le lecteur bénévole aimerait à s’en tenir à ce tableau de félicité domestique ; mais Arnim n’est point l’homme des dénoûmens heureux : tel est au contraire son goût pour les catastrophes, qu’il les recherche au risque très souvent de mettre ses propres personnages en contradiction avec eux-mêmes et de troubler l’harmonie de toute sa composition. On dirait parfois un de ces bronzes dont les matériaux ont été habilement préparés à la longue et qui échouent dans la fusion. Le métal était pur, le mélange excellent ; mais quand vient l’opération, tout va à la diable, et voilà que du précieux ensemble il reste à peine quelques inutiles débris dispersés sur le sol.

Huit années se sont écoulées au sein de cette bienheureuse paix domestique lorsque la révolution française éclate. Avec cette habitude qu’il a de mêler ses idées historiques aux inventions en apparence les plus extravagantes de son cerveau, Arnim, comme on pense, ne laisse pas échapper une si belle occasion qui s’offre à lui de dire son mot sur les événemens. Qui le croirait ? ce conteur, ce mystique, ce poète d’ombres chinoises, quand il aborde les réalités humaines, devient tout à coup l’observateur le plus clairvoyant, le plus impersonnel, et cette supériorité, cette rectitude de jugement, ne se maintiendrait-elle que durant l’espace de quelques pages, vous fait songer malgré vous à Tacite, à Shakspeare et à Saint-Simon. On regrette, en lisant ce fier et mâle résumé, qu’Arnim n’ait point écrit une histoire de la révolution française. Il est vrai que pour nous consoler nous avons Carlyle. Arnim n’est ni royaliste ni républicain, il va sans dire en outre qu’il ne saurait être français comme le sont MM. Thiers, Mignet ou Lamartine ; mais ses préventions nationales, quand il en a, savent du moins s’exprimer avec modération. Aristocrate et élevé dans la religion monarchique, sa satire s’exerce également et contre la noblesse qui n’a point su mourir sur les marches du trône, et contre les rois coalisés qui perdent leur temps à rédiger des protocoles et s’imaginent qu’ils vont tuer à coups de parchemins l’ogre du sans-culottisme. Quant aux républicains, il ne leur pardonne pas d’avoir égorgé dans le berceau la liberté, son idole. En même temps que l’ironie, dont certaines muses grimaçantes ont tant abusé depuis, Arnim possède cette l’acuité de compassion qui n’appartient qu’aux grands esprits et qu’aux grandes natures, et que jamais personne au monde ne posséda comme Shakspeare. La dignité humaine, l’intrépidité dans le péril, l’héroïsme du dévouement, voilà ce qu’il admire et ce qu’il aime. Mme Roland sur la charrette infâme lui apparaît plus grande qu’une reine, et rien n’égale à ses yeux la sublimité de cette immolation silencieuse. La sibylle Melück, dans ce bizarre conte que nous allons voir se terminer en pleine terreur, Melück reproduira ce caractère de stoïcisme dans la mort qui a tant frappé le poète chez l’auguste femme du bourgeois Roland.

Un soir que Saintrée. Mathilde et Melück se promènent en mer, des chants de liberté se font entendre au loin sur le rivage : le comte et la comtesse, qui dès le début ont applaudi à la rénovation universelle et brûlé leurs parchemins de famille sur l’autel de la patrie, s’exaltent à ces électriques refrains que la brise marine leur apporte dans une bouffée de jasmins et d’orangers. Bientôt Saintrée y puise le texte d’une tirade philosophique qu’il débite dans le pathos du jour, en mettant la main sur son cœur à la manière d’un héros des romans de Jean-Jacques. Cette magnifique harangue se termine, selon l’usage, par une pompeuse période en l’honneur du règne de la raison, dont l’avènement ne doit pas tarder. À ces derniers mots, Melück, qui jusqu’alors est restée absorbée et taciturne, sort de sa rêverie, et d’une voix d’abord sourde que l’accent de l’inspiration bientôt anime : « Le règne de la raison ! s’écrie-t-elle, et comment la raison fera-t-elle pour fonder en un moment son empire sur ce coin du globe, elle qui dans les plus grands siècles de l’histoire ne fut jamais ici-bas qu’une étrangère qu’on n’écoute à peine qu’à la dernière extrémité, elle, le principal auteur de ces hiérarchies sociales, de ces degrés, de ces différences de tout temps jugés inévitables parmi les hommes, et contre lesquels vos niveleurs se déchaînent avec tant de rage ! Vous voulez que la raison gouverne, que sa force passe dans l’action, et sur qui comptez-vous pour cela ? Apparemment sur ceux que vous estimez les gens raisonnables par excellence, sur vos philosophes, lesquels, éternellement étrangers à toute espèce d’action, emploient le temps à spéculer et à se contredire ! En vérité, les gens que vous appelez raisonnables ont amené l’ère de la clémence, et cela non point seulement dans les idées, mais dans le monde de l’action, de l’action, au nom de qui tant de crimes vont se commettre contre la raison. » Insensiblement l’émotion la gagne, le démon du sens intime s’empare de cette nature de pythonisse africaine. L’abîme gronde sous ses pieds, au-dessus de sa tête s’étend l’immensité des deux. Melück ne parle plus, elle prophétise : « Leur sang a tous coulera sous la hache de la raison, dont ils s’évertuent à fonder le règne ! le sang du roi, le sang de la noblesse et le vôtre, cher comte, et le mien aussi. » Melück, en proie au dieu qui la possède, va poursuivre, lorsque Saintrée, voyant l’épouvante de Mathilde, saisit au bras violemment la malencontreuse sibylle, et coupe court à ses prédictions. Un instant après, l’embarcation touche au rivage, on monte en voiture pour regagner le château ; mais le comte et Mathilde, encore sous l’impression de cette étrange scène, gardent le silence, tandis que Melück, qui au sortir de son extase a perdu le souvenir de ses propres paroles, s’efforce inutilement de réveiller la conversation.

Cependant l’aspect des choses devient sinistre, la terreur se répand dans les provinces, l’émigration commence. Saintrée laisse partir les autres ; un sentiment généreux l’attache au sol de la patrie, et ce n’est qu’après avoir acquis l’intime conviction de l’inutilité de ses efforts pour le bien qu’il consent à se retirer, lui et sa famille, dans une de ses terres, où, loin de toute communication avec les hommes, il attendra que des jours meilleurs se lèvent, aimant mieux tout ignorer que d’avoir à maudire en détail les excès d’une liberté dont il a du fond du cœur salué l’aurore, et qu’il s’obstine à aimer en dépit des crimes commis en son nom.

Par une belle nuit d’été, le comte, la comtesse et Melück sont réunis dans le belvédère du château. On aperçoit à l’horizon divers points lumineux. Comme on est au mois de juin, le comte imagine que ce sont des feux de paille allumés çà et là dans la campagne par des enfans qui fêtent la Saint-Jean ; il se plaît à contempler ces constellations terrestres qui par cette nuit heureuse semblent lutter avec les astres d’éclat et de scintillement. La nuit est calme et sereine, une brise embaumée caresse le jardin d’où elle semble ne pouvoir se détacher, tant s’exhalent délicieusement les parfums des orangers, tant a de suave fraîcheur cette gerbe d’eau vive qui clapotte dans son bassin de marbre. Cependant, au sein de cette Arcadie, Melück, en proie à quelque morne pressentiment, baisse la tête et garde le silence, puis tout à coup, d’un geste convulsif, elle serre tour à tour la main de ses deux amis, comme s’il s’agissait pour elle de les encourager en présence d’un péril inévitable et suprême. Bientôt l’émotion de la prophétesse gagne Mathilde, qui, les yeux fixés sur l’horizon, tressaille et se sent défaillir. Etranges feux de joie en effet : on dirait la forêt tout entière qui flambe. Aux sinistres lueurs de l’incendie qui se rapproche, le tocsin mêle ses hurlemens. — Les momens pressent, et, tandis que le comte va cherchée à rassembler ses gens, Melück s’empare de la comtesse, elle l’entraîne, à travers les corridors du château, jusque dans la chambre obscure où la mystérieuse poupée est renfermée. Arrivée là, notre magicienne ordonne à Mathilde, sous peine de mort, de ne point bouger, et la précipite inanimée entre les bras de l’automate, qui se referment sur elle instantanément, comme ceux d’un squelette. Puis, cette incantation dernière une fois accomplie, Melück sort de la chambre, en retire la clé et s’éloigne, la tête et les épaules enveloppées dans le châle de la comtesse. Sur ces entrefaites, une bande de pillards vient d’envahir le château, que Saintrée, abandonné de ses domestiques, n’a pu défendre. Au moment où Melück traverse la cour, une servante que la jeune comtesse avait chassée naguère, croyant reconnaître Mathilde, la désigne à la sainte vengeance du peuple, qui, dans cette nuit d’orgie sanglante, n’a garde de laisser échapper une si belle occasion de mettre à bas une aristocrate de plus. Melück tombe donc sous le couteau des égorgeurs, et à la même minute le comte expire subitement à l’autre bout du château, sans blessure apparente, sans qu’on puisse constater le moindre désordre physique ; Saintrée meurt simplement du coup qui a tué Melück, car ils n’avaient à eux deux qu’une seule et unique vie, et ces deux natures liées fatalement dans l’existence devaient l’être aussi dans la mort.

Quanta Mathilde, délivrée des étreintes de l’automate par le docteur Frenel, vieil ami de la famille, elle échappe à la crise menaçante qui suit cette terrible nuit. Quelque temps après, nous la retrouvons paisiblement retirée en Suisse, avec ses trois beaux enfans, dont les traits lui rappellent Melück, cette noble et généreuse amie, cette âme voyante et fidèle en qui l’Orient aurait durant des siècles vénéré une de ses plus illustres pythonisses, et qui s’est contentée de prophétiser bourgeoisement le sort d’une maison à laquelle son affection l’avait unie.


III. – CAROLINE DE GÜNDERODE.

Cette romantique anecdote, que le poète est censé raconter pendant une promenade au clair de lune sur le Rhin, se termine par une sorte d’épilogue que je vais essayer de traduire et qui m’amène naturellement à dire quelques mots d’une personne avec laquelle Arnim et sa femme vécurent toujours en communauté d’intelligence.

« Je finissais à peine ce triste récit, que déjà nous touchions aux roseaux du Lord, et que le batelier amarrait la barque à un vieux saule ravagé par le temps. Nous descendîmes, et, sans rompre le silence, nous cherchâmes des yeux une langue de terre aujourd’hui disparue sous les flots. Là, une noble existence, et bien chère à la Muse, est venue échouer sous le poids de sa mélancolie, et le torrent a englouti et attiré vers lui la place consacrée, afin qu’elle ne fût pas profanée. Pauvre cantatrice ! Les Allemands de notre temps ne savent-ils donc que se taire et oublier ? Où sont tes amis ? pas un d’eux n’aura-t-il le courage de rassembler pour la postérité les traces éparses de ta vie et de ton inspiration ? Maintenant, pour la première fois, je comprends les mots inscrits sur ton sépulcre, ces mois presque entièrement effacés par les larmes du ciel ; maintenant je comprends pourquoi tu fais appel à la création tout entière, et n’exceptes de ta famille que les êtres humains. — Cherchant dans nos souvenirs cette inscription sacrée, nous nous la répétions l’un à l’autre : « O terre, toi qui fus ma mère ; éther, mon père nourricier ; sainte flamme, ma vraie amie ; torrent de la montagne, ô mon frère, recevez mes tendres adieux ! Avec vous j’ai vécu ici-bas, et de mon plein gré je vous quitte pour m’en aller vers d’autres mondes. Adieu donc, mon frère et mon ami ; mon père et ma mère, adieu ! »

Cette fille de l’éther lumineux, cette sœur du torrent qui semble avoir posé aux yeux du poète pour le personnage de Melück-Maria, n’est autre que l’infortunée Caroline de Günderode, dont Bettina d’Arnim, fidèle au vœu de son époux, devait, quelque vingt ans plus tard, publier la correspondance. Née en 1789, Mlle de Günderode quitta ce monde en 1806, et la fiévreuse chanoinesse, après avoir rimé d’aimables vers sous le nom de Tian, finit, en un jour d’incurable tristesse, par se précipiter dans le Rhin et mourir de la mort de Sapho. L’amour, dit-on, causa ce suicide, étrange amour, dont fut l’objet le célèbre philosophe Creutzer, l’un des savans les plus laids que l’Allemagne ait jamais produits. Aussi, quoi qu’en dise la légende, est-ce à une certaine maladie de l’âme, inconnue des anciens et particulière aux temps modernes, qu’il faut demander le secret de cette mort, empreinte d’un si douloureux mysticisme. On n’imagine pas quelle rage de se tuer avaient les femmes allemandes vers cette époque. C’était comme une épidémie à laquelle, je le crains bien, le romantisme ne resta pas étranger. Qu’est-ce que voulait en effet l’école romantique, sinon la suprême consécration du moi comme source de toute œuvre poétique, sinon le règne absolu de la subjectivité ? Or en pareil cas, pour les esprits supérieurs qui mènent la phalange, le danger n’est jamais bien grand ; ceux-là savent toujours maintenir l’équilibre, et si les bonnes raisons viennent à leur manquer, les uns, comme Novalis, invoquent la foi religieuse ; les autres, comme Arnim et Tieck, se tirent d’affaire, en gens d’esprit, avec un peu de scepticisme et d’ironie. Mais ce qu’on doit plaindre surtout, c’est cette foule de malheureux croyans, — cette foule d’âmes enivrées de l’idéal nouveau, et qui boivent complaisamment la mort dans le calice de la fleur bleue. Vous leur avez dit : Le moi est infaillible, le moi est dieu, et du jour où le désaccord se met entre ce miroir intérieur et le monde du dehors qu’il est censé réfléchir, de ce jour-là commencent ces rêves d’infini, ces aspirations maladives qui doivent fatalement aboutir au suicide.

Interrogez un Allemand tant soit peu au fait de l’histoire littéraire de son pays, et demandez-lui pourquoi la Günderode s’est tuée : il vous répondra tout simplement que c’est parce qu’elle n’a pu trouver le moyen de joindre ensemble l’idéal et le réel. Incompatibilité de la forme et du fond, telle fut aussi la cause de la mort de Charlotte Stieglitz, cet autre incroyable épisode de la vie littéraire en Allemagne. — D’un méchant rimeur qu’elle a pour mari, Charlotte rêve une nuit de faire un Dante, un Shakspeare, un Milton, et voici le raisonnement qu’elle se pose : « Pour réveiller ce génie qui dort, il ne faut qu’une commotion électrique, un de ces coups de foudre qui, dans l’ordre atmosphérique, inaugurent parfois les saisons nouvelles. Cet élément suprême d’inspiration, si je le lui créais à son insu, malgré lui ! si j’attachais à ses pas, en me sacrifiant, cette fatalité que la platitude bourgeoise des temps où nous vivons refuse à tout poète ! » Et là-dessus, la pauvre folle s’enveloppe dans ses voiles et se perce le cœur d’un stylet. — Une autre victime de la même maladie morale, Adolphine Vogel, avait pour ami de cœur Henri de Kleist, un vrai poète celui-là, un grand poète que l’Allemagne s’est amèrement reproché depuis d’avoir méconnu de son vivant. Adolphine et Kleist faisaient de la musique ensemble, se voyaient tous les jours, et devinrent bientôt indispensables l’un à l’autre. Était-ce amitié, était-ce amour ? Comment savoir le mot de pareilles liaisons où l’habitude tient une si grande place ? Un soir qu’Adolphine avait chanté avec une émotion plus rare et plus vibrante, Kleist, transporté d’enthousiasme, s’approche de son amie, et, lui serrant la main : — C’est beau, s’écrie-t-il, à s’en brûler la cervelle ! Adolphine attache sur Kleist un regard profond et garde le silence ; puis, quelques jours après, dans un moment d’intimité, elle lui demande si ses paroles étaient sérieuses, et s’il consentirait à lui rendre un tel service, qu’elle estime au-dessus de tous ceux dont l’amitié la plus dévouée pourrait s’acquitter envers elle. Kleist répond froidement qu’il le fera. — Très bien ! ajoute-t-elle. Ainsi vous me tuerez ? La vie me pèse, et je ne veux pas la supporter davantage… Mais en vérité je n’ose croire que vous aurez ce courage, les hommes sont si rares aujourd’hui ! — Je vous prouverai, moi, que j’en suis un, réplique son ami. Et il lui tient parole en se tuant avec elle.

Caroline de Günderode, Charlotte Stieglitz, Adolphine Vogel, autant de victimes déplorables de ce sens nerveux particulier aux organisations modernes ! « La fantaisie, écrit quelque part Novalis, est sortie comme une flamme bleue du fourneau des alchimistes du moyen âge. » J’en dirai autant de cette faculté d’analyse et de navrante rêverie que le romantisme a sinon créée, du moins développée à l’excès, et qui, en multipliant en nous les vibrations de l’art, en mettant l’âme en plus directe sympathie avec la nature, introduit en elle je ne sais quelle électricité maladive, principe éternel de trouble et de confusion. De là le côté mystique de ces bizarres suicides, produits de la réflexion, de la mélancolie, et dans lesquels l’idée prévaut sur l’acte.

« De jour en jour, écrit à Brentano Caroline de Günderode, je sens grandir chez moi ce besoin passionné d’imprimer à mon existence une formule suprême et d’aller revivre avec les grandes âmes du passé. Cette communauté, à vrai dire, est tout ce que j’envie, l’unique église vers laquelle j’aspire du sein de ce monde. » Quel désordre d’esprit ! quelles paroles pour une chanoinesse ! Et cet appel à la délivrance finale, ce rêve transcendante de s’anéantir par la mort dans l’abîme de l’être, se trouve exprimé plus nettement encore dans les lignes apocalyptiques qu’on va lire : « Ce désir de remonter vers l’Océan, source de toute vie, m’a préoccupée dès l’enfance ; mais à mesure que je m’y adonnais avec plus d’entraînement, des nuages s’amoncelaient sur ma conscience, et bientôt tout me devint obscur et confus. Peu à peu cependant ces nuages se dissipèrent, et alors il me sembla que je n’étais plus moi, que je ne retrouvais plus les limites de mon être. La goutte d’eau naguère isolée était rendue au torrent. Je pensais, je sentais, je voguais dans la mer, je brillais dans le soleil et dans les étoiles, j’étais en tout, et tout était en moi. » Étrange chose ! la personne que nous voyons là se livrer à ces divagations effrénées était d’une excessive timidité, et il faut l’entendre elle-même parler de son manque absolu de caractère pour se rendre compte du rôle que peut jouer la faiblesse dans les résolutions en apparence les plus intrépides. « Je sais combien, hélas ! je suis timide, et que trop souvent je suis incapable de défendre ce que je tiens pour la vérité contre les argumens forgés par le mensonge. Je me tais alors et demeure confuse quand ce serait aux autres de l’être, et cela va si loin, que je suis prête à demander pardon aux gens de les avoir contredits. Quand deux personnes doivent s’entendre, c’est toujours grâce à un principe supérieur qui intervient ; aussi je considère notre existence comme un présent des dieux qui la dirigent et la gouvernent ; mais raconter mes propres sensations, exposer les argumens qui me viennent, voilà un talent dont Minerve aux yeux bleus ni Mars le grand polémiste ne m’ont donné le secret. J’avoue qu’il vaudrait mieux se conduire un peu plus en homme et mêler davantage à la pratique de la vie ce sens de l’être où je vis absorbée ; mais que voulez-vous faire de la timidité incarnée, d’une personne qui, en présence des autres dames, ne peut sans rougir dire tout haut la prière du réfectoire ? »

Cette incapacité de discussion, de sociabilité, la livrait pieds et poings liés au démon de son propre enthousiasme, et cette force d’expansivité, péniblement comprimée vis-à-vis du monde, reprenait ses droits dans la solitude. Ce fut ce qui la perdit, et cependant vous trouvez en cette aimable nature des éclairs de sagesse et de bon sens. Il est vrai que ce qu’elle en avait, au lieu de le garder pour son compte, elle le dépensait en conseils à ses amis, ne se réservant en propre que les extravagances. On pourrait extraire de sa correspondance tel passage qui restera comme la meilleure critique de ce sybaritisme intellectuel, de ce délicieux vagabondage sans rime ni raison qui fait le caractère des écrits de Bettina. « Ce qui te manque surtout, crois-moi, c’est la consistance ; il faut à ton imagination un sol quelconque, le terrain de l’histoire, par exemple, si rempli de sucs féconds et nourriciers auxquels l’arbre de tes idées emprunterait une force de végétation qu’il n’a pas. »

Ce terrain généreux de l’histoire, Arnim eut l’insigne mérite de savoir se l’approprier, et c’est là ce qui fait de lui, aux yeux des vrais lettrés, le conteur par excellence. « Il y eut de tout temps, écrit-il, dans ce monde un élément mystérieux, plus digne, par sa grandeur et sa puissance, de nous intéresser que tout ce que nous voyons sur la scène. Cet élément est d’ordinaire trop intimement uni à l’originalité de l’homme pour que les contemporains puissent s’en rendre compte ; mais l’histoire, en sa suprême vérité, livre aux générations qui leur succèdent des images grosses de pressentimens. Et de même que dans certaines marques creusées dans le granit le peuple croit voir l’empreinte des doigts d’une race antérieure de géans, de même ces signes de l’histoire nous révèlent l’œuvre oubliée d’intelligences qui jadis ont humainement appartenu à la terre. Cette révélation, qui n’a jamais pour théâtre un horizon complet et qui se passe dans le plus intime de notre être, cette révélation, quand nous y voulons à notre tour initier le public, se nomme poésie ; elle est le produit de l’esprit et de la vérité opérant du passé dans le présent. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il ne s’agit pas ici de cette vérité réelle qui se laisse prendre avec la main à la surface des choses, car s’il en était de la sorte, si la poésie pouvait entièrement appartenir à la terre, elle ne serait plus la poésie, ce grand principe mystérieux que nous recherchons et qui nous recherche, et qui a pour mission de rallier dans une éternelle communion les hommes que la terre a divisés. »

Telle est la théorie un peu métaphysique qu’Arnim a surtout mise en pratique dans les Kronenwaechter, peinture à larges traits, inégale parfois, mais toujours chaudement colorée, de la transition du moyen âge allemand à la période moderne. Le soleil des Hohenstaufen se couche à l’horizon, la liberté civile commence à naître, la bourgeoisie se fonde, et devant la noblesse du cœur et de l’esprit, affirmant leurs droits de plus en plus, s’efface la croyance jusqu’alors incontestée au privilège exclusif de certaines races, souches éternelles de toute puissance et de toute grandeur. Les personnages chargés par le poète de représenter cette crise de l’histoire sont tous accusés de main de maître, et vous voyez passer devant vous Luther, le duc Ulrich, Kunz de Rosen, et ce noble empereur Max, qui, dans sa fureur d’étreindre le monde, perd de vue sa chère Allemagne, écrase la chevalerie de la façon la plus chevaleresque, et semble toujours avoir en lui-même la pierre d’achoppement de toutes ses entreprises.

Du bloc de l’histoire habilement fouillé dégager le détail, le trait individuel anecdotique, Arnim, lorsqu’il traduisit les chroniques de Froissart, ne se proposait pas d’autre but ; car si on peut lui reprocher parfois d’être un historien trop plein de fantaisie, il faut aussi avouer qu’il sait mettre de l’histoire jusque dans ses ombres chinoises. Arnim voit les moindres choses en philosophe ; à ses yeux, rien ne meurt, tout se perpétue, et l’œuvre humaine si passagère lui apparaît comme un signe de l’éternité, vers laquelle nous tendrions en vain, si elle-même ne dirigeait notre activité terrestre et ne se montrait à notre foi du sein de cet enthousiasme sacré que produit le travail. On comprend ce qu’un pareil romantisme a de ferme, de positif, et combien peu lui reste à faire pour se rattacher définitivement au catholicisme ; aussi les Allemands l’appellent-ils le romantisme du passé. En opposition à cette église, qui fut celle de Novalis, ils ont imaginé le romantisme de l’avenir, religion flottante, ne s’inspirant que des pressentimens du cœur et des extases du cerveau, et qui pour grande-prêtresse eut Bettina, pour première néophyte, hélas ! Caroline de Günderode.

Nous voudrions, dans la première partie de cette étude, avoir fait comprendre le caractère général des récits d’Arnim, récits sans doute variés à l’infini, mais trop souvent restés à l’état de simples ébauches. Romancier, poète, philosophe, historien à sa manière, Arnim se manifeste toujours dans la plénitude ou dans la confusion de ses facultés qu’il n’a point pris la peine de débrouiller ; car de la différence des genres sa fantasque imagination n’en saurait tenir compte, et dans ses fragmens poétiques, dans ses moindres boutades, comme dans ses œuvres réputées les plus sérieuses, nous retrouvons tout l’homme. Dans la philosophie de la nature, Goethe fut son maître ; pour le reste, il ne s’inspira que de son romantisme inné et de cette corde de la tradition populaire dont la constante vibration se répercute dans tous les échos de ses chants, de ses récits et de ses drames. Après avoir débuté par une théorie des phénomènes de l’électricité, qui se rattache aux idées naturalistes de Kant sur la dynamique, et rompu sa première lance en se déclarant pour une force créatrice contre les partisans du mécanisme matérialiste, Arnim publie les Révélations d’Ariel (Ariel’s Offenbarungen), confidences ou plutôt effusions d’une âme dont le lyrisme déborde, et les Aventures amoureuses de Hollin (Hollin’s Liebeleben), qu’il devait reprendre plus tard pour en faire un des plus intéressans épisodes de la Comtesse Dolorès. Puis, l’histoire et la poésie le sollicitant à la fois, il va de Percy à Froissart, et en même temps qu’il traduit et commente notre vieux chroniqueur, il compose, avec Clément Brentano, son beau-frère, le Knaben-Wunderhorn, ce précieux reliquaire des plus rares joyaux de la vieille muse allemande, ce monde de poésie et de science où les générations nouvelles devaient recueillir tant de germes féconds dans les champs du passé. Je passe sur le Wintergarten, mélange de prose et de vers, sur la Vie de Jacob Boehm, puissante étude à la Rembrandt, et j’arrive à ses drames. — Mais ici, je m’arrête, car j’en voudrais parler tout à mon aise, puisque c’est là surtout qu’Arnim donne libre cours au torrent impétueux de son génie. Que d’autres occupent la plaine, que les Kotzebue et les Raupach établissent leur théâtre sur le champ de foire où s’attroupent les gens désœuvrés ! Il lui faut, à lui, le pic sauvage et désert, la forêt immense, pleine d’épouvante et d’harmonie, de périls et de fêtes, où la voix de la cascade en pleurs se mêle au bruit du vent, aux grondemens de la foudre, où l’abîme s’ouvre au pied de l’arbre que mille oiseaux enchantent de leurs concerts.


HENRI BLAZE DE BURY.