Auguste Comte et Célestin de Blignières d’après une correspondance inédite

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Auguste Comte et Célestin de Blignières d’après une correspondance inédite
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 115-134).
AUGUSTE COMTE
ET
CÉLESTIN DE BLIGNIÈRES
D’APRÈS UNE CORRESPONDANCE INÉDITE

La pensée d’Auguste Comte était arrivée, vers le milieu du XIXe siècle, à sa dernière évolution. Les peuples civilisés, enseignait-il, avaient accompli leur développement historique. À la période théologique avait succédé la période métaphysique, à celle-ci la période scientifique. Le moment était venu où une religion nouvelle, la religion de l’Humanité, ayant son grand prêtre, ses apôtres et ses missionnaires, devait embrasser tout l’Occident dans l’adoration du Grand-Être. C’était, en réalité, l’homme qui s’adorait lui-même, ou, comme disait Hegel, l’homme avait fini par créer Dieu.

C’est alors que Comte entra en relations avec un disciple qui depuis longtemps le suivait de loin, et qui n’attendait que le jour où il pourrait s’approcher de lui. Célestin de Blignières avait reçu, comme son maître, une éducation très religieuse dans l’enfance. Son père, élève de l’abbé Gaultier, dirigeait une pension pour des jeunes gens qui suivaient les cours du collège Bourbon : c’était un vaste emplacement, qui s’étendait de la rue de Clichy à la rue d’Amsterdam. Célestin, né en 1823, était le second de cinq enfans, trois fils et deux filles. Une affection particulière l’attachait à son frère Auguste, professeur au collège Stanislas, auteur d’un remarquable Essai sur Amyot, et surtout à sa sœur aînée, Gabrielle de Saint-Clair, morte à vingt-trois ans, dont il parle souvent dans sa correspondance, et à laquelle il a dédié son Exposition abrégée et populaire de la Philosophie et de la Religion positives. Célestin de Blignières fut d’abord l’élève d’Auguste Comte à l’institution Laville, qui préparait pour l’École Polytechnique, et ensuite à l’École Polytechnique même. Déjà vaguement épris des idées philosophiques du maître, il alla le trouver, et, comme il s’excusait de la hardiesse de sa démarche, Comte lui répondit : « Je regrette seulement que vos camarades ne fassent pas comme vous. » Comte sentait que l’élève allait devenir un disciple.

Dès lors, en effet, Blignières se met à étudier, quoique sans préparation suffisante, le Cours de philosophie positive. Sorti de l’École en 1845, comme sous-lieutenant d’artillerie, il est successivement en garnison à Metz et à Bourges. A la fin de 1848, à la suite d’une chute de cheval, il obtient un congé de convalescence d’un an, qu’il vient passer à Paris. Il se fait admettre alors parmi les membres de la Société positiviste, et il assiste régulièrement aux réunions qui se tiennent dans la maison du fondateur, rue Monsieur-le-Prince. Mais son adhésion au positivisme lui crée une situation difficile vis-à-vis de sa famille ; il est hautement blâmé par sa mère ; il sait qu’il ne pourra plus compter désormais que sur ses propres ressources. A l’expiration de son congé, en 1850, il est attaché à l’arsenal de Rennes. C’est alors que commence la correspondance ; elle dure jusqu’au moment où le disciple refuse de se plier à la soumission absolue que réclame le maître, et se range parmi les positivistes indépendans.

Aux approches du nouvel an, Célestin de Blignières écrit à Auguste Comte pour lui offrir ses vœux et lui exprimer sa reconnaissance. Il se propose d’étudier à fond et avec suite le Cours de philosophie positive. Mais il lui faudra tout un travail préparatoire, qui sera long. « Quand on sait véritablement quelque chose, on ne se fait pas d’illusion sur ce que l’on ne sait pas. » Il veut se rendre compte de l’objet de chaque science, des moyens d’investigation qui lui sont propres, de son rang hiérarchique, de ses divisions et de sa composition effective. Quant à prouver ses sentimens pour la doctrine positive en général, et pour la personne du fondateur, ce sera, dit-il, l’objet de sa vie entière.

Comte répond qu’il a reçu dans le courant de l’année beaucoup d’adhésions semblables, venant surtout de jeunes gens qu’il est fier d’être le chef spirituel d’une si noble élite, et qu’il ne conserve plus aucune inquiétude sur le prochain avenir d’une doctrine qui détermine de telles convictions et inspire de tels dévouemens. Ensuite il conseille à Célestin de compléter son noviciat par la « culture esthétique. »


Apprenez l’italien en lisant Dante, Arioste et Manzoni, puis l’espagnol en lisant de même Calderon et Cervantes : laissez dormir vos langues du Nord pendant quelques années. Mais habituez-vous surtout à ne jamais lire que des chefs-d’œuvre, que vous vous rendrez familiers par un recours périodique : si vous lisiez des médiocrités, votre initiation esthétique avorterait. Comme transition aux lectures morales, je vous recommande la pratique journalière de l’Imitation, dans l’original et dans Corneille. Voyez-y un admirable poème sur la nature humaine, et lisez-le en vous proposant de remplacer Dieu par l’Humanité. Cela deviendra une source féconde de nobles jouissances et d’intimes améliorations. Vous sentirez aussi combien est moralement dangereuse l’étude scientifique, quand on n’y voit pas un simple moyen et qu’on veut l’ériger en but. Les émancipés sont maintenant assujettis à parvenir à l’amour par la foi réelle, c’est-à-dire démontrée ou démontrable. Mais soyez certain que votre noviciat philosophique ne sera pas conduit jusqu’à son vrai terme normal s’il ne vous amène point à l’amour. Pendant ce trajet, la digne fréquentation du sexe, affectif vous aidera beaucoup à atteindre le but raisonnable et saint de toute cette longue initiation, l’incorporation morale et mentale à l’Humanité. Je ne saurais mieux terminer que par ce double conseil, sur lequel je reviendrai si vous m’y donnez lieu. Salut et Fraternité.


Aux yeux de Comte, le couronnement de son œuvre devait être la fondation d’une religion nouvelle, dépôt sacré et désormais intangible de toutes les conquêtes de l’esprit humain pendant les âges précédens. L’état théologique, qui explique les phénomènes de la nature par l’intervention d’êtres surnaturels, l’état métaphysique, qui ramène ces phémonènes à des concepts abstraits et à des entités fictives, étaient considérés comme révolus et relégués dans le passé. L’état scientifique, qui se borne à observer et à classer, durait encore ; mais il n’était qu’un intermédiaire, un moyen pour arriver à une synthèse définitive, pouvant servir de base à la réorganisation sociale. Les trois états distingués par Comte répondaient, selon lui, aux trois âges de l’homme, l’enfance, la jeunesse et l’âge viril ; l’homme devait revenir maintenant à son enfance, mais riche de toutes les acquisitions de son adolescence et de sa virilité ; ou, pour parler sans images, à la foi révélée ou spontanée des temps primitifs devait se substituer une « foi démontrée, » c’est-à-dire un ensemble de vérités contrôlées par les gens compétens et universellement adoptées.

Mais quels seront ces gens compétens ? Qui déterminera leur compétence ? Et cette compétence une fois reconnue, comment les vérités sanctionnées par eux entreront-elles dans l’esprit des non compétens, de manière à devenir pour ceux-ci une règle de conduite ? Comte passe sur ces difficultés ; il les voit bien, mais il pense qu’elles s’aplaniront d’elles-mêmes. Il se plaît à supposer que la masse des ignorans s’inclinera devant l’autorité de ses chefs spirituels. C’est la part d’illusion et de parti pris, propre à tous les systèmes.

La religion future dressera ses autels à l’Humanité ; elle portera son adoration aux pieds du Grand-Être. Mais il va sans dire que l’Humanité, dans le système de Comte, n’est pas, selon le sens ordinaire du mot, l’ensemble des êtres humains qui ont peuplé la surface de la terre, ni même, d’une manière générale, la suite des nations qui se sont transmis de main en main l’œuvre de la civilisation occidentale : l’Orient est complètement en dehors de son horizon historique. L’Humanité se compose seulement des hommes qui ont réalisé dans leur personne le plus haut idéal de l’espèce humaine, qui ont fait prédominer en eux l’élan sympathique sur le penchant égoïste, qui ont subordonné tous leurs actes au principe suprême de la morale sociale : vivre pour autrui. L’Humanité est ainsi la réalisation progressive, à travers les siècles, de toutes les virtualités d’intelligence et de bonté que contenait la nature humaine et qui relevaient au-dessus de l’animalité. Tout homme qui a contribué à l’avancement de la science, ou qui a préparé les voies à une meilleure organisation de la société, est reçu au sein du Grand-Être ; il fait partie intégrante de ce dieu collectif et impersonnel, et y trouve son immortalité. Et comme la conduite de chacun ne peut être jugée qu’après sa mort, « l’Humanité est faite de plus de morts que de vivans. » Quant à ceux qui n’ont vécu que par les fonctions animales, ils meurent, inutile fardeau de l’espèce, avec la poussière dont ils sont formés.

Les premiers sont les saints du nouveau culte. Ils président aux mois, aux semaines et aux jours. On sait, en effet, que Comte partage l’année en treize mois d’une durée égale de vingt-huit jours, et dont les dénominations symbolisent les progrès de l’humanité depuis l’enfance jusqu’à l’âge viril, depuis Moïse et Homère jusqu’à Descartes et à Bichat. Chaque mois, chaque semaine, chaque jour est placé sous l’invocation d’un grand nom, et doit nous inspirer « le désir d’éterniser à notre tour notre existence par notre incorporation au Grand-Etre[1]. »

La religion de l’Humanité devait mettre un terme à l’« anarchie intellectuelle, » cause première des déchiremens politiques. Comte avait applaudi à la révolution de 1848 ; mais il était trop arrêté dans ses principes, trop peu porté aux concessions, pour s’entendre avec aucun des partis qui prétendaient au gouvernement. Dans sa seconde lettre à Célestin de Blignières, datée du 16 Moïse 63 (16 janvier 1851), il lui annonce qu’il va constituer le positivisme en un parti distinct, également opposé aux socialistes, aux conservateurs et aux républicains purs.


Ce parti positiviste ne doit pas ménager davantage les rouges que les blancs et les bleus, et seulement s’efforcer de rallier tout ce qu’il y a d’honnête et de sensé dans ces trois factions, toutes trois à peu près également anarchiques et rétrogrades à la fois. Son caractère propre consiste dans la conciliation fondamentale entre l’ordre et le progrès, pour terminer la révolution par une construction décisive, fondée sur la religion de l’Humanité.


Blignières venait d’être attaché à l’arsenal de Douai. Comte lui donna une lettre de recommandation pour une dame de la ville, favorable au positivisme, un de ces apôtres féminins sur lesquels il comptait beaucoup pour l’expansion de sa doctrine. Dans sa lettre, il présentait de Blignières comme l’un de ses meilleurs élèves d’autrefois, devenu l’un de ses principaux disciples ; et il ajoutait : « Une rare combinaison du cœur avec l’esprit et le caractère vous offrira, j’espère, chez lui, sous un excès de réserve, une de ces belles natures que votre sexe apprécie mieux que nous et perfectionne davantage. » Comte ne cessait de dire à son disciple que son dernier perfectionnement ne lui viendrait que d’un commerce assidu avec « le sexe affectif. »

L’auteur d’une rénovation sociale qui devait mettre fin à « la longue insurrection de l’esprit contre le cœur » ne pouvait manquer de réserver, dans son œuvre, un rôle important à la femme. À l’en croire, il aurait même senti dès le début de sa carrière « combien l’essor des affections tendres importait non seulement à son bonheur personnel, mais aussi à la plénitude de son action sociale[2]. » Lamennais le définissait « une belle âme qui ne sait où se prendre. » Sa première tentative pour s’attacher et se prendre n’avait pas été heureuse. Il s’était marié civilement, le 29 février 1825, avec Caroline Massin, qui tenait un petit commerce de librairie dans la rue de Vaugirard. Il se sépara d’elle au mois d’août 1842. Ils en étaient venus, dit-il, à un état de « duel domestique, » Mme Comte insistant pour qu’il ménageât sa situation matérielle, compromise par ses démêlés avec ses collègues, lui, de son côté, accusant sa femme de pactiser avec ses ennemis. Trois ans après, il fit la connaissance de Clotilde de Vaux, mal mariée comme lui, nature fine et distinguée du reste, et qu’une certaine ingénuité native soutenait au milieu des dures expériences de sa vie. Leur correspondance dura moins d’un an ; elle commence le 30 avril 1845 ; Clotilde mourut le 5 avril de l’année suivante, à l’âge de trente et un ans. On sait que Comte lui voua un culte mystique, et continua de vivre avec elle, par-delà la mort, « en parfaite union, » comme avec son « éternelle compagne. » Il trouvait dans cette union le repos de l’âme, et il engageait ses disciples à suivre son exemple.

Deux mois après la lettre précédente, le 14 Aristote (12 mars 1851), il écrivait à Célestin de Blignières :


Dans l’état actuel de votre évolution, la culture du cœur reste seule à régulariser familièrement, pour réparer un passé involontaire. Pourvu, comme vous l’êtes, d’un véritable ange gardien, par le souvenir de votre éminente sœur, vous cesseriez d’être excusable, si vous tardiez davantage à organiser son culte intime, maintenant que vous connaissez la théorie qui démontre la haute portée morale d’une telle institution privée. Le motif qui vous en a détourné jusqu’ici ne m’a pas semblé admissible. S’il fallait écarter ainsi les bons souvenirs par la crainte de ranimer les mauvais qui s’y lient, presque aucun culte réel ne serait possible. L’admirable privilège de la vie subjective consiste surtout à épurer la vie objective, en n’y puisant que les impressions dignes de persister. Avant de quitter le Purgatoire pour monter au Paradis, Dante boit d’abord l’eau du Léthé, qui efface tous les souvenirs. Mais, peu de temps après, il complète sa préparation en s’abreuvant dans le fleuve collatéral (l’Eunoé), qui lui rend seulement la mémoire du bien. Cette belle allégorie contient le germe anticipé de notre théorie positive sur l’institution de la vie subjective. Loin de reproduire vos tristes impressions d’enfance et d’adolescence, ce culte d’une digne sœur vous rendra moins amers les souvenirs de ceux dont vous avez à vous plaindre. Je puis vous en parler par expérience, au sujet de la famille qui méconnut mon immortelle amie. Si j’insiste à cet égard, c’est afin de dissiper entièrement votre fâcheuse hésitation sur une pratique très précieuse pour votre perfectionnement et votre bonheur. En y joignant une meilleure appréciation des femmes, et, par suite, des rapports plus complets et plus suivis avec elles, vous achèverez de réparer les lacunes essentielles de votre culture morale, dont votre essor intellectuel dépend beaucoup plus que vous ne pouvez le croire maintenant.

Envers celui-ci, vous tirerez un grand secours du volume inédit qui, malgré tous mes efforts et mes sacrifices, reste exilé depuis plus d’un an[3]. Car il contient une coordination sommaire de toute la philosophie naturelle, spécialement développée envers la biologie, qui dirigerait utilement vos études actuelles. Vous y trouverez surtout la constitution directe de la vraie logique positive d’après l’harmonie finale entre la méthode objective, qui seule fournit des matériaux solides, et la méthode subjective, qui seule dirige les constructions durables. Dans la tendance actuelle que vous me signalez à marcher alternativement du monde vers l’homme et de l’homme vers le monde, je vois l’aveu spontané du besoin fondamental de combiner ces deux méthodes également indispensables. Si la préparation du positivisme dépendit surtout de la première, la seconde doit désormais prévaloir pour le consolider et le développer, en l’appliquant aux questions principales, où l’ordre d’importance prévaudra maintenant sur l’ordre de dépendance.

Cette appréciation est très propre à lier intimement la partie morale et la partie mentale de votre culture actuelle. En effet, c’est le cœur qui doit surtout dominer la discipline subjective, comme ouvrant seul l’accès immédiat aux plus hautes spéculations. Vous sentirez bientôt cette éminente propriété, si vous fréquentez dignement le sexe aimant, toujours préoccupé directement des lois morales, tandis que le sexe agissant s’arrête trop aux lois physiques. C’est aussi pour cela surtout que je regrette votre suspension actuelle des lectures poétiques. Un vrai positiviste ne devrait pas laisser passer une seule journée sans y consacrer au moins le temps qu’exige un chant de Dante. Toutefois, en espérant que vous y reviendrez bientôt, je me félicite que vous commenciez à goûter l’Imitation, où je vous engage à joindre, comme moi, Corneille à Kempis. Mais vous feriez bien de lire d’abord l’ensemble du poème avant de revenir sur chaque livre. En effet, le principal défaut de cette admirable production consiste dans le défaut total de plan. Le quatrième livre a seul une véritable unité, et encore l’ordre des chapitres pourrait-il être interverti sans inconvénient. Partout ailleurs, chaque chapitre pourrait le plus souvent être transpose à volonté, même d’un livre à un autre. Cela ne détruit nullement l’éminent mérite de cet incomparable poème sur la nature humaine, où l’incohérence est surtout due aux croyances dominantes. Jusqu’à ce qu’il surgisse une autre suite de chants propres à diriger l’intime culture du cœur, cet informe chef-d’œuvre conservera toujours un prix infini, non seulement comme haute satisfaction esthétique, mais surtout pour l’amélioration morale.


Comte partage ses disciples, selon leurs facultés spéciales et leur degré de culture, en deux classes. La première est la classe spéculative, celle des penseurs, des savans et des artistes ; leur fonction est l’exposition de la doctrine. La seconde, celle des industriels, des commerçans et des agriculteurs, a pour sphère la vie pratique. Blignières, ayant obtenu un congé pour prendre les eaux de Vichy, rencontra, dans les environs de la ville, un fermier, Auguste Hadery, qui avait essayé de réaliser le type du patriarcat agricole selon la formule positiviste, « prélevant sur son revenu, avec une sage économie, ce qui était nécessaire à son entretien personnel, et employant le reste à améliorer le sort de ses agens et à perfectionner ses instrumens. » Hadery logea Blignières dans sa maison. « La maison est petite, écrit celui-ci, mais, comme dit le proverbe anglais, quand il y a place au cœur, il y a place dans la maison. » Il annonce qu’il restera là six semaines, occupant ses loisirs à des études sociologiques. Comte lui répond, le 27 Dante 63 (11 août 1851) :


Votre lettre de mercredi, quoiqu’un peu tardive, m’a tellement satisfait hier, que j’y aurais immédiatement répondu, si ce n’eût pas été le jour de ma séance hebdomadaire. A mesure que je vois se développer spontanément votre nature cérébrale trop comprimée jusqu’ici, j’apprécie davantage vos belles qualités de cœur, d’esprit et de caractère. Leur ensemble, très caractérisé, quoique implicitement, dans cette dernière lettre, soutient de plus en plus les espérances que j’ai d’abord conçues sur vous, et même commence à les élever au-dessus de leur sphère initiale. Tout ce qui me reste à désirer immédiatement pour votre intime essor, c’est une suffisante organisation et une pratique convenable du culte secret que vous devez à votre angélique sœur, plus une culture normale et assidue de vos goûts esthétiques, surtout poétiques, et même musicaux. Les autres parties de votre perfectionnement moral et mental me semblent déjà pouvoir être heureusement livrées au cours spontané de votre propre sagesse.

Je suis charmé que vous ayez réalisé votre excellent projet de cohabitation intime, quoique temporaire, avec M. Hadery. Cet heureux contact ne peut qu’être fort profitable à deux hommes distingués, presque du même âge, parfaitement dignes de s’apprécier mutuellement et dévoués à la même foi. Pour vous en particulier, ces six semaines vont m’offrir une précieuse donnée sur votre destination finale. Elle m’a paru flotter jusqu’ici entre la théorie et la pratique, quoique j’incline de plus en plus vers la première supposition. L’expérience spontanée que vous accomplissez maintenant achèvera de me décider en l’un ou l’autre sens…


Ensuite il lui rend compte d’une instruction qu’il vient de donner à ses principaux disciples en vue de la propagande.


Le positivisme doit s’adresser d’abord à ceux qui obéissent, pour ennoblir et adoucir leur condition nécessaire. Mais il doit maintenant s’appliquer surtout au petit nombre de ceux qui sont vraiment nés pour gouverner, afin de les tirer de la compression qu’ils éprouvent sous les médiocrités officielles que laisse seules surgir l’anarchie actuelle. Ce que Mahomet prescrivait à ses prédestinés, ce que Cromwell prêchait à ses saints, je dois le recommander encore mieux à tous les éminens positivistes, théoriques ou pratiques : emparez-vous du monde social ; car il vous appartient, non d’après aucun droit, mais suivant un devoir évident, fondé sur votre exclusive aptitude à le bien diriger, soit comme conseillers spéculatifs, soit comme commandans actifs. Il ne faut pas dissimuler que les serviteurs de l’Humanité viennent aujourd’hui écarter radicalement les serviteurs de Dieu de toute haute direction des affaires publiques, comme incapables de s’y intéresser assez et de les comprendre réellement, ainsi que je l’osai dire en ouvrant mon cours de cette année[4]. Ceux qui ne croiraient sérieusement ni en Dieu, ni en l’Humanité, sont moralement indignes, tant que dure leur maladie sceptique. Quant à ceux qui prétendraient, au contraire, combiner Dieu et l’Humanité, leur infériorité mentale est par cela même évidente, puisqu’ils veulent concilier deux régimes totalement incompatibles, de manière à prouver qu’ils ne sentent les vraies conditions d’aucun d’eux.

Ce hardi langage n’éloignera de nous que ceux qui sont déjà les ennemis irréconciliables du positivisme. Mais il nous attirera l’active adhésion des dignes ambitieux, qui ne peuvent aujourd’hui trouver autrement leur place sociale. Leur honnêteté une fois garantie, d’après une suffisante subordination de leur instinct privé à leur office public, tous les dangers que pourraient susciter leurs énergiques passions seront assez prévenus ou contenus par leur sincère croyance, d’ailleurs spontanée ou systématique, au principe fondamental de la politique positive, la division normale des deux puissances spirituelle et temporelle. Vous concevez combien il importe de ne pas présenter le positivisme comme hostile aux vrais ambitieux, qu’il vient autant exciter que régler.

Son essor politique doit suivre une tout autre marche que celui du catholicisme, qui, nullement social en lui-même, et surgissant sous un régime encore vigoureux, ne put parvenir au gouvernement qu’à force de pénétrer la société. Le positivisme, au contraire, directement relatif à la sociabilité, et survenu dans une profonde anarchie, ne prévaudra dans la société qu’après s’être emparé du gouvernement, tant temporel que spirituel, qu’il faut vraiment regarder aujourd’hui comme vacant. Ainsi, tout en continuant de nous adresser aux sujets pour achever de caractériser notre destination, nous devons, en particulier et même en public, avoir surtout en vue les chefs naturels, théoriques ou pratiques, de la régénération occidentale, et provoquer par toutes les voies honorables leur avènement politique, comme seul capable de concilier enfin l’ordre et le progrès.


Ainsi le positivisme s’imposera par d’autres voies que le catholicisme. Celui-ci a dû d’abord « pénétrer la société. » L’autre s’adressera directement aux « chefs. » Le catholicisme a procédé, pour ainsi dire, de bas en haut ; le positivisme agira par le haut. Comte, avec ce singulier mélange d’esprit scientifique et de chimère dont il était formé, pensa un instant mettre au service de son idée la dictature qui, en décembre 1851, se substitua au gouvernement républicain. Blignières lui écrit, dans les derniers jours du mois, que la nouvelle du coup d’Etat est arrivée à Douai, que les officiers de son régiment s’étaient attendus à être dirigés sur Paris, et que six d’entre eux avaient déclaré que, dans ce cas, ils n’obéiraient pas à l’ordre qui leur serait donné. Il ajoute que, dans l’incertitude des événemens qui se préparent, et en raison du trouble qui règne dans les esprits, le positivisme doit s’organiser en parti politique et se livrer plus que jamais à une propagande active. « S’il y avait, dit-il, seulement six ou dix apôtres du positivisme, vraiment préparés et dévoués, ayant plus ou moins de talent, mais surtout la foi et la grâce, dans un mois, j’en suis persuadé, il y aurait trente positivistes de plus. » Mais les visées de Comte vont plus loin et plus haut ; il répond (le 4 Moïse 64 ; 4 janvier 1852) :


La république française vient de passer de la phase parlementaire à la phase dictatoriale : voilà tout ce qu’il faut voir dans l’ensemble de la présente crise, en oubliant d’ailleurs les détails que dédaignera la postérité. Or, quoique ce changement ait été brusque, il se trouvait profondément motivé, comme correspondant à la vraie différence essentielle entre la première partie de la révolution et la seconde. La routine métaphysique conduisait à voir la république comme le triomphe du pouvoir parlementaire. Mais vous savez bien que j’e l’ai toujours représentée, au contraire, comme devant amener la prépondérance du pouvoir central, seule conforme au passé français, et seule adaptée surtout à la destination organique de la seconde révolution. Notre situation irrévocablement républicaine compromet l’ordre autant qu’elle garantit le progrès, en sorte qu’elle appelle doublement la dictature, qui seule peut y remplacer la royauté, suivant la sentence très remarquable attribuée au dictateur actuel : on ne détruit que ce qu’on remplace ; maxime que le positivisme adopte pleinement et applique souvent. Si la présente dictature avorte par rétrogradation, il en surgira quelque autre ; mais le règne des assemblées est irrévocablement fini, sauf de courts intermèdes possibles, qui feraient mieux ressortir les besoins dictatoriaux…

Quant au choix du dictateur, vous savez qu’on n’en fait point à volonté ; et je regretterais, comme philosophe, de voir perdue, pour le paisible essor de la régénération, la précieuse force publique résultée d’un concours inouï de volontés sur le même personnage, le seul peut-être qui le comportât aujourd’hui. A moins d’un aveuglement que rien ne m’autorise à lui supposer encore, il comprendra bientôt, s’il ne l’a déjà fait, que la république est au moins aussi nécessaire à la dictature que celle-ci à la république : car aucun monarque, impérial ou royal, n’aurait certainement pu se débarrasser ainsi d’une assemblée méprisable et d’une constitution anarchique, que le prolétariat parisien, dans son admirable instinct politique, a refusé de soutenir, et qu’il aurait probablement appuyées sous une monarchie quelconque…

Dans tous les cas, le prestige métaphysique est à peu près détruit ; le fétichisme de la loi se trouve essentiellement dissipé ; on ne peut plus nous endormir sous la fantasmagorie constitutionnelle qui durait depuis trente-six ans, quoique antipathique au génie français…

Quand il faut ainsi régulariser le présent, chacun sent la nécessité de connaître le passé et de comprendre l’avenir. Alors il n’y a pas de millions de voix empiriques qui puissent empêcher de voir qu’une telle besogne convient seulement à un philosophe ; ce que personne, au contraire, ne sait apercevoir clairement envers une cohue constituante, dont l’incompétence paraît plus équivoque. Or, ici, l’opération systématique se trouve d’avance accomplie, depuis trois ou quatre ans, par un philosophe évidemment compétent et d’ailleurs pleinement désintéressé dans un plan de gouvernement d’où il s’est dogmatiquement exclu. Vous voyez ainsi comment la phase actuelle nous achemine spécialement au régime positiviste, outre la tendance générale qu’elle présente en ce sens d’après son caractère antimétaphysique.

J’espère donc que ces indications sommaires vont bientôt vous réconcilier suffisamment avec une telle situation, sans vous faire pourtant oublier les fautes et les atrocités qui l’ont inaugurée. Nous y pourrons davantage développer à la fois nos trois caractères connexes d’école, de parti et de secte, dont chacun pourrait surgir seul si la situation l’exigeait, mais qu’il importe beaucoup de combiner de plus en plus. Il n’y a de radicalement déplorable aujourd’hui qu’un excès de compression, qui toutefois me semble devoir bientôt cesser, pour laisser prévaloir, suivant nos mœurs et nos besoins, une raisonnable liberté d’exposition, je ne dis pas de discussion. Nous aurons à cet égard une prochaine épreuve, quand il s’agira de reprendre mon cours hebdomadaire, toujours annoncé, suivant ma coutume, comme devant se rouvrir le premier dimanche d’avril. Malgré la sotte pruderie de quelques positivistes, je n’hésiterai point à le faire encore dans la présente situation, si l’indépendance de mon langage y doit rester aussi complète qu’auparavant. Seulement, je prendrai cette fois des précautions spéciales à ce sujet, afin d’éviter loyalement toute méprise, et fort résolu de me taire entièrement en cas de restriction quelconque. Mais tant que l’autorité temporelle continuera de respecter mon privilège spirituel si péniblement conquis, je manquerais à mon devoir sacerdotal en suspendant mes prédications positivistes, même quand Paris retomberait au pouvoir des Cosaques.

Je serai d’ailleurs toujours disposé à donner mes conseils systématiques à tous ceux qui pourront les utiliser. Sans aucune vaine répugnance, j’irais m’entretenir respectueusement avec le dictateur actuel sur l’ensemble de la politique qui convient à la situation, si, par l’entremise de M. Vieillard, il pouvait devenir assez sage pour invoquer une telle consultation[5]. Je me rappellerais alors le noble exemple donné par le grand Carnot, quand, à dix mois de distance, il sut assez surmonter ses diverses antipathies les mieux fondées pour se rapprocher loyalement, tantôt de Louis XVIII, tantôt de Bonaparte. Le vrai républicain est toujours prêt à procéder ainsi. Mais n’allez pas croire pour cela que je m’attende à être mandé convenablement aux Tuileries, quoique quelques personnes y aient déjà pensé, en vue du grand bien qui pourrait résulter de pareilles conférences pour la France et pour tout l’Occident.


Il va sans dire que Comte ne fut pas mandé aux Tuileries. Il fit ses confidences à Vieillard, devenu sénateur ; mais elles n’allèrent pas jusqu’au prince président. Une seule satisfaction lui fut donnée par l’abolition du régime parlementaire ; mais, dans l’ensemble des mesures qui l’accompagnaient, il pouvait la regretter. Néanmoins il ne fut point découragé. Il était persuadé que tôt ou tard la France serait convertie au positivisme ; il avait, selon une expression de Célestin de Blignières, la foi et la grâce. A la veille de la proclamation de l’Empire (le 26 Frédéric 64 ; 30 novembre 1852), il écrivait :


Il n’y a vraiment rien de changé au fond. Les opinions et les mœurs ne sont pas devenues plus monarchiques, même chez ceux qui viennent d’accomplir le plus sincèrement un vote déplorable[6]. Il faut regarder la suspension actuelle de notre situation républicaine comme étant purement officielle, et nullement réelle. Tout consiste en ce que le dictateur est devenu mamamouchi, croyant avoir acquis l’hérédité d’après le vœu des paysans français, dont la décision n’est pas plus efficace que s’ils lui avaient voté deux cents ans de vie ou l’exemption de la goutte. Ce jeu à l’Empire sera sans doute fort dispendieux, et son issue sera tragique, mais sans qu’il en soit plus sérieux. La royauté française fut irrévocablement abolie le 10 août 1792, après un siècle de putréfaction croissante, et jamais elle ne fut rétablie ensuite, malgré les fictions officielles. L’illusion actuelle sera la plus vaine et la moins durable de ces apparences théâtrales. Si nous en devons être justement honteux, il faut surtout en reconnaître la source dans le manque total de foi sociale chez le prolétariat dirigeant. C’est donc à nous qu’il appartient de lui procurer enfin des convictions inébranlables et universelles, qui rendront ensuite impossibles de telles oscillations. Il pense maintenant davantage qu’il ne put le faire depuis soixante ans, et la parodie qui va momentanément trôner ne peut que le disposer mieux aux profondes réflexions sociales. Maintenant que la doctrine régénératrice est construite, et qu’il faut seulement la propager par des applications décisives, l’absence même de convictions qui constitue le mal doit faciliter le remède, en permettant aux hommes vraiment régénérés de prévaloir dans ce milieu passif, aussitôt qu’ils seront assez résolus, sans être même fort nombreux. Ne visons point à convertir la multitude, mais seulement mille personnages choisis, émanés de toutes les classes actuelles, et surtout du prolétariat. Parmi ceux-là, nous en trouverons deux cents propres à l’activité politique : or c’est là le nombre que j’ai toujours indiqué pour le fond essentiel de notre gouvernement préparatoire, dont les autres fonctionnaires seront de purs administrateurs, ainsi dirigés énergiquement. Quand le positivisme acquerra cette faible extension numérique, il s’emparera dignement de l’autorité en France, suivant la proclamation décisive que j’ai reproduite au début du Catéchisme[7]. Or, pour obtenir cela, le zèle et la persévérance chez de dignes apôtres importent davantage que les expositions solennelles dont nous allons être probablement privés sous le mamamouchat.


Quelle que puisse être l’efficacité de son intervention, Comte persiste dans son rôle de « conseiller systématique. » Y renoncer, ce serait trahir son « devoir positiviste. » Dans une lettre postérieure de près d’un an à la précédente, il précise davantage les attributions des pouvoirs publics, telles qu’il les entend. La dictature, dans la forme qu’elle s’est donnée, lui paraît un mensonge : elle prétend greffer une monarchie sur une situation réellement et irrévocablement républicaine.

La dictature doit donc reprendre promptement la forme républicaine qu’elle avait l’an dernier, et dont l’abandon fut une grande faute, source trop probable de prochaines catastrophes. Tel est le conseil que je vais prier M. Vieillard de proposer à son ancien élève : se proclamer dictateur pour dix ans, sans faire voter, en accordant une juste liberté d’exposition et de discussion, mais en complétant l’abolition du régime parlementaire par la réduction de l’assemblée élective au seul vote et contrôle du budget, les lois devenant, autant que les décrets, l’attribution du dictateur moralement responsable. Quoique je compte sur la fidèle transmission de cette proposition décisive, j’ai peu d’espoir qu’elle soit accueillie, du moins à temps pour éviter une crise que tout le monde ici prévoit et redoute, avec beaucoup de raison. Mais j’aurai du moins accompli dignement mon libre devoir de conseiller systématique, en tentant, en mars 1853, de rendre le progrès moins anarchique, et, en décembre, l’ordre moins rétrograde[8].

En tous cas, une telle intervention développe l’infiltration du positivisme dans la politique actuelle, pour y préparer la conciliation normale entre l’ordre et le progrès, seule issue possible de la révolution occidentale. Une telle dictature, où les sympathies rétrogrades qu’exige aujourd’hui le maintien de l’ordre se trouvent assez contenues par une liberté raisonnable, constitue le seul gouvernement qui puisse paisiblement durer jusqu’à l’avènement, encore prématuré, de la dictature positiviste, destinée à terminer la crise française. Je persiste à penser que, si les positivistes ne deviennent pas, dans dix ans, les maîtres de la France, ce sera surtout leur faute, tant notre situation les appelle. Mais ils doivent recevoir dignement le pouvoir par la libre transmission des conservateurs, quand ceux-ci, vu l’essor spontané des théories et utopies subversives, ne sauront plus comment tenir tête à l’anarchie. Cette condition exige donc que, pendant la durée de sa préparation, la dictature positiviste se trouve précédée par la dictature monocratique ci-dessus caractérisée, et qui l’instituera graduellement…


Cependant l’attitude de Comte vis-à-vis du gouvernement impérial, et surtout l’approbation qu’il avait donnée au coup d’État, ne furent pas sans provoquer des résistances au sein même du groupe positiviste. Des adeptes jusque-là très dévoués et même enthousiastes refusèrent de participer désormais au subside imposé à tout membre de la Société, et qui constituait la ressource principale du maître depuis qu’il avait été exclu de l’École Polytechnique, « comme si, dit-il, le fondateur du positivisme avait mérité la misère en approuvant l’abolition du régime parlementaire[9]. » Littré se sépara pour des motifs à la fois politiques et religieux ; il trouvait contradictoire de demander la liberté de la presse à un dictateur, et la religion de l’humanité, ce prétendu couronnement de l’œuvre, lui paraissait simplement un retour à l’état théologique, une « rétrogradation. » L’école se scinda en deux camps, celui des orthodoxes et celui des indépendans. Quant à Célestin de Blignières, qu’une affection très réelle attachait à Comte, il n’aurait peut-être pas demandé mieux que de demeurer parmi les orthodoxes, sauf à ne pas s’enfermer dans une orthodoxie trop étroite ; mais ce fut Comte qui le désavoua, on va voir pour quelles raisons.

Comte se réservait l’exposition générale de la doctrine, et il pensait l’avoir donnée de main magistrale dans ses deux Cours et dans son Catéchisme, sans parler de ses autres écrits. Il abandonnait à ses disciples le développement de certains détails ou les applications pratiques. Il louait fort des traités comme l’Essai sur la prière de Lonchampt. Or Célestin de Blignières travaillait depuis des années à une Exposition abrégée et populaire de la Philosophie et de la Religion positives, qu’il fit enfin paraître au mois de juin 1857. Il eût été naturel, dit-il dans une lettre à Comte, qu’il lui envoyât le premier exemplaire d’un livre où il n’était question que de lui. Mais il sait que Comte désapprouve ce livre, qu’il a déclaré ne pas vouloir le lire. N’a-t-il pas dit : « Si M. de Blignières est dévoré du pédantesque désir d’écrire, qu’il écrive sur des sujets spéciaux, tels que le mariage des prêtres, la prière, les sacremens ! » A peine cette lettre est-elle partie, que Célestin de Blignières apprend par un de ses confrères que Comte a changé d’avis, qu’il consent à lire l’ouvrage, et même qu’il le désire. Il lui envoie aussitôt un exemplaire avec une dédicace et un mot très respectueux. Mais déjà Comte a répondu à sa première lettre :


Quoique je n’aie jamais tenu le propos que vous citez, j’ai toujours proclamé l’inutilité des expositions générales projetées par mes disciples quelconques, envers une doctrine dont le sommaire est suffisamment établi, sauf les explications orales qu’exige tout traité didactique, dans mon Catéchisme positiviste, succédant, à mon Discours sur l’ensemble du positivisme, et suivi de mon Appel aux conservateurs, ce qui constitue une trilogie capable de systématiser la propagande actuelle… Si vous m’aviez aucunement consulté, je vous aurais directement détourné d’un projet auquel vous êtes spécialement impropre, d’abord moralement, et puis comme radicalement dépourvu d’un vrai talent d’exposition, suivant l’indication résultée de votre inaptitude à parler, et confirmée par l’extrême médiocrité de vos deux lettres manuscrites sur le pouvoir spirituel. Faute d’obtenir votre renonciation, j’aurais peut-être gagné la réduction au tiers d’un volume dont l’étendue, plus que double de celle de mon Catéchisme, forme un étrange contraste avec les qualifications de abrégée et populaire que votre titre attribue à cette compilation.

Ma résolution de ne pas lire cet opuscule, par suite de mon régime cérébral, était formellement déclarée, avant que j’eusse définitivement conçu de vous la triste opinion intellectuelle, et surtout morale, que votre conduite, depuis trois ans, m’a graduellement inspirée[10]. Des écrivains, même non positivistes, qui connaissent des habitudes auxquelles j’ai rarement renoncé, m’ont souvent envoyé leurs livres, à titre d’hommages, quoiqu’ils n’eussent aucun espoir d’être spécialement honorés d’une telle exception. Vous seul, peut-être, étiez réellement incapable d’éprouver le besoin de m’adresser le premier exemplaire d’un travail émané de moi ; ce qui, d’ailleurs, devrait peu m’étonner, depuis que je sais qu’il fut entièrement exécuté dans un état continu d’exaspération personnelle contre le fondateur de la doctrine qu’on y prétend exposer. Néanmoins, par des motifs qui vous sont peu favorables, j’ai spécialement annoncé que, malgré mon régime, je perdrais vingt heures en sept séances à lire votre compilation, dont j’ai fait immédiatement acheter un exemplaire après la lecture de votre étrange lettre d’hier. Quand j’aurai scrupuleusement accompli cette corvée nécessaire, je vous adresserai, sur ce livre et sur vous-même, mon jugement définitif, que je saurais loyalement modifier si, contre mon attente, cet examen approfondi m’inspirait une opinion moins défavorable. Salut et Fraternité.


Comte a pu être choqué de ne pas recevoir l’hommage d’un livre « émané de lui. » Mais, d’un autre côté, s’il avait voulu le lire sans parti pris, il n’y aurait pas trouvé la moindre trace de « l’état d’exaspération » dont il se plaint. Si, du reste, cet état avait réellement existé, il aurait transpiré dans la correspondance. Or, les lettres que Comte et de Blignières échangèrent dans les années 1855 et 1856 sont empreintes de la même cordialité que les précédentes. Le contenu en est peu intéressant ; elles se rapportent presque exclusivement à des affaires privées, aux projets de mariage de Célestin de Blignières, à ses changemens de résidence ou de domicile, aux ennuis de son métier ; mais c’est toujours, d’un côté, le conseiller paternel et affectueux qui parle, et, de l’autre, le disciple respectueux et dévoué. Le même ton règne dans le livre. L’auteur ne revendique d’autre mérite que celui d’une exposition claire et succincte, mettant la doctrine à la portée des non-philosophes. Tout ce qu’il réclame, c’est une certaine liberté d’interprétation, faisant ressortir tel ou tel point particulier, qui lui paraît plus important ou plus directement applicable à la vie[11]. C’est aussi en ce sens, mais avec plus de vivacité, qu’il répond à la dernière lettre de Comte ; blessé dans son amour-propre, il devient agressif à son tour :


Vous me dites que vous avez toujours proclamé l’inutilité des expositions générales projetées par vos disciples quelconques, et que vos grands ouvrages, le Discours, le Catéchisme et l’Appel, suffisent à tous les besoins. A cet égard, je suis d’un avis entièrement différent du vôtre, et je le suis avec tout le monde…

Non seulement une exposition générale du positivisme n’est pas actuellement inutile, mais elle est essentiellement le besoin du moment ; et telle est la pensée de tous, vous seul excepté. J’ai fait acheter votre Catéchisme aux trois personnes les plus intelligentes que j’ai rencontrées à Douai, toutes trois fort bien disposées, et dont deux étaient des médecins. Toutes m’ont dit la même chose : « Je n’y comprends rien… »

Quelles conversions a faites le Catéchisme ? Combien d’exemplaires en ont été vendus ? Quel accueil lui a fait le public ? Quel effet a-t-il produit sur les personnes les plus désireuses de connaître le positivisme, les plus intéressées à le connaître ? Surtout cela, tous vos disciples savent parfaitement à quoi s’en tenir. « Mais qu’est-ce que c’est que d’être positiviste ? m’a dit, en mai 1854, la mère d’un des plus dévoués d’entre eux, voilà ce que je demande à tout le monde, sans que personne puisse me répondre… »

Pour moi, croyant donc qu’une exposition générale était le besoin du moment, et ne voyant personne se mettre à un tel travail, j’ai senti qu’il était de mon devoir de l’entreprendre, et de l’entreprendre malgré vous…

Après m’avoir reproché de n’avoir pas éprouvé le besoin de vous envoyer le premier exemplaire d’un livre que vous aviez formellement déclaré ne pas vouloir lire, vous me parlez du temps que vous avez l’intention de consacrer à cette corvée nécessaire (sa lecture). Nécessaire, pourquoi ? Du moment que le livre paraît sans votre approbation, votre responsabilité n’est pas engagée. Et on a pu vous dire avec quel soin j’ai insisté, dans ma préface, sur cette considération : que je ne prétendais nullement d’une façon absolue expliquer le positivisme, mais ce que moi, M. de Blignières, j’avais trouvé de plus important dans le positivisme. Et je me promets bien de ne laisser échapper, dans mes ouvrages ultérieurs, aucune occasion de répéter cela même, ou l’équivalent, selon les circonstances.

Enfin vous m’annoncez votre jugement définitif sur moi-même et mon ouvrage. Je sais parfaitement que vos jugemens sont toujours ceux que vous dicte le cœur ; je sais aussi vos dispositions envers ceux qui ne vous sont pas complètement soumis, celles qui sont actuellement les vôtres : et vos dispositions à mon égard me disent assez, sauf les détails, ce que pourra être ce jugement. Il me trouvera donc tout préparé, quel qu’il soit. Vous devez être, maintenant, en train de lire mon livre, et je puis vous assurer que c’est bien plutôt pour vous que pour moi que je désire ardemment que cette corvée, puisque corvée il y a puisse être pour vous la source de quelque satisfaction. Salut et respect.


Le « jugement définitif » suivit de près les « vingt heures de corvée. » Jamais rien de plus violent n’est sorti de la plume de Comte. Il oublie en un instant les éloges qu’il a donnés à « l’un de ses meilleurs disciples, » les qualités de cœur et d’esprit qu’il lui a reconnues, les espérances qu’il a fondées sur lui : n’a-t-il pas pensé un jour qu’il pourrait le désigner comme son successeur[12] ? La lettre du 10 Charlemagne 69 (27 juin 1857) est un des derniers écrits de Comte, et peut-être, dans cette improvisation irritée, n’a-t-il pas toujours mesuré la valeur des expressions que son cœur blessé lui suggérait.


D’après la corvée exceptionnelle que j’ai scrupuleusement accomplie, je regrette de vous avoir qualifié d’avorté : l’expression était trop indulgente, car l’avortement suppose la fécondation, tandis qu’ici le mot vraiment convenable est finalement stérilité. Si, de votre lourde et prétentieuse publication, on écarte les nombreux passages que vous m’avez impudemment volés, il ne reste que de vulgaires tartines, où ne perce aucun aperçu secondaire qui puisse vous appartenir ; au lieu que les moindres écrits publiés sur le positivisme, depuis qu’il est complet, contiennent quelques vues accessoires effectivement propres aux auteurs correspondans.


Après ce préambule, Comte passe à l’émunération de tous les défauts du livre. Tous se ramènent, pour lui, à un vice radical : l’auteur a méconnu ou ignoré les derniers développemens du positivisme, il a lu trop tard, et quand déjà sa première partie était toute rédigée, le tome IV du Cours de politique positive. Quant à la Synthèse subjective, il peut se passer de la lire ; il ne la comprendrait pas. Il en résulte que son Exposition est « scandaleusement insuffisante. » Ensuite il a fait preuve d’une « monstrueuse ingratitude » en dissimulant à ses lecteurs que Comte avait déjà publié des ouvrages didactiques, où sa doctrine était mise à la portée de tout le monde. Enfin, ce qui lui manquera toujours, c’est la vie du cœur, la sympathie.


On ne peut convenablement, écrire ou parler sur l’ensemble du positivisme sans avoir suffisamment subi l’influence féminine, à laquelle vous resterez toujours étranger. Faute d’une telle préparation continue, vous ne serez jamais pourvu de véritables convictions quelconques ; et. malgré votre langage public, votre secrète appréciation qualifiera de chimère sentimentale le principe fondamental où le positivisme érige la sympathie on unique source de la vraie synthèse. Une insurmontable infirmité cérébrale vous a fatalement relégué parmi ces prétendus positivistes qui, se qualifiant d’intellectuels, sont les moins intelligens de tous, d’après l’insuffisant essor des seuls sentimens propres à susciter, féconder et soutenir les vastes méditations…


Comte termine sa lettre en englobant dans une réprobation commune tous les dissidens de l’école, sans en excepter le plus il lustre de tous, Littré :


J’ai surtout accompli cette corvée inouïe parce que je regarde votre livre comme devant bientôt devenir, s’il ne l’est déjà, celui de l’incohérente coterie graduellement formée du concours spontané de tous les faux positivistes, nominalement groupés autour du rhéteur usé que le positivisme a passagèrement décoré d’une auréole de penseur[13]. Elle a pour programme secret, étourdiment divulgué dès 1854 par un complice bavard : Il faut développer (c’est-à-dire exploiter) le positivisme en dehors de (c’est-à-dire contre) son fondateur. Votre prétendue théorie du pouvoir spirituel lui convient parfaitement, en cachant au public que ce pouvoir existe depuis la terminaison de ma construction religieuse ; vous le représentez comme étant encore à fonder, et vous osez même insinuer qu’il doit finalement résider dans un comité, sans se condenser chez un pontife…

Tout cela vient trop tard : j’ai publiquement saisi le pontilicat qui m’était normalement échu ; loin d’exciter la moindre réclamation, cet avènement fit surgir, chez plusieurs de mes correspondais occidentaux, cette suscription extérieure : Au vénéré Grand Prêtre de l’Humanité : manifestation surtout décisive sous les armoiries papales, dans les lettres mensuelles que m’adresse de Rome votre ancien camarade de Polytechnique Alfred Sabatier, que vous n’oseriez aucunement, taxer de servilité, quoique vous ne puissiez pas sentir combien il vous surpasse de cœur et d’esprit. Dans une telle situation, je laisserai librement développer les intrigues et les déclamations des roués qui n’annoncent une nouvelle autorité spirituelle qu’afin de pouvoir impunément adresser au fondateur de la religion qu’ils feignent d’adopter des outrages analogues à ceux de vos ignobles lettres.

Signé : AUGUSTE COMTE.


Il semble que Comte, en écrivant cette diatribe où il associe Célestin de Blignières à tous les « faux positivistes, » ait eu le sentiment pénible que le pouvoir absolu qu’il prétendait exercer sur son école lui échappait. Il mourut le 5 septembre suivant, d’un cancer à l’estomac. On a pensé que sa rupture avec Célestin de Blignières avait pu hâter sa fin. Elle fut assurément aussi douloureuse pour le maître que pour le disciple. Lui-même attribuait l’origine de son mal à la fatigue qu’il avait éprouvée en suivant, par une journée très chaude, le cercueil du sénateur Vieillard jusqu’au Père-Lachaise. Le livre qui lui causa une si profonde irritation parut peu de jours après. « Ces deux causes furent fâcheuses, dit Littré, mais ne créèrent pas le danger ; quand bien même M. Comte ne se fût ni fatigué à suivre un convoi, ni livré à la colère, l’affection cancéreuse n’eût pas moins suivi un cours que rien n’arrête. Toutefois, il est vraiment douloureux que le hasard des circonstances ait fait coïncider une grave peine morale avec les souffrances physiques d’un mal incurable[14]. »


A. BOSSERT.

  1. Discours sur l’ensemble du positivisme, Paris, 1848 ; conclusion générale.
  2. Lettre à Clotilde de Vaux, du 5 août 1845.
  3. Il s’agit du tome premier du Système de politique positive. Le Discours préliminaire sur l’ensemble du positivisme datait de 1848, et l’Introduction fondamentale avait été terminée en 1850. Le volume ne put paraître qu’en juillet 1851, quand Joseph Lonchampt eut couvert les frais d’impression.
  4. Le Cours philosophique sur l’histoire générale de l’Humanité, professé dans une salle du Palais-Royal, tous les dimanches à midi, à partir du 6 avril 1851. L’entrée était gratuite ; le cours s’adressait spécialement aux « prolétaires ; » mais Comte se plaignit bientôt de ce que les prolétaires ne répondaient pas suffisamment à son appel.
  5. Narcisse Vieillard, ancien précepteur des fils de la reine Hortense, plus tard député sous le gouvernement de Louis-Philippe, membre de l’Assemblée constituante de 1848 et de l’Assemblée législative de 1849, passait pour être le confident de Louis-Napoléon.
  6. Le vote du sénatus-consulte soumettant à l’acceptation du peuple le rétablissement de l’Empire héréditaire.
  7. « Au nom du passé et de l’avenir, les serviteurs théoriques et les serviteurs pratiques de l’Humanité viennent prendre dignement la direction générale des affaires terrestres, pour construire enfin la vraie providence, morale, intellectuelle et matérielle ; en excluant irrévocablement de la suprémation politique tous les divers esclaves de Dieu, catholiques, protestans ou déistes, comme étant à la fois arriérés et perturbateurs. »
  8. Comte avait recommandé, dans sa circulaire du 1er mars 1853, « à tous les vrais républicains français » de faire tous leurs efforts pour compléter l’abolition du régime parlementaire, et pour aboutir à une dictature « sagement énergique, mais purement pratique, dont le caractère toujours progressif soit garanti par une pleine et inviolable liberté d’exposition et de discussion. »
  9. Cours de politique positive, préface du tome III.
  10. Son régime cérébral consistait à travailler sans interruption cinq jours de la semaine, du vendredi matin au mardi soir, à sortir le mercredi, et à consacrer le jeudi aux entrevues et à la correspondance. Il était alors occupé de sa Synthèse subjective, dont il ne put terminer que le premier volume.
  11. Voici comment Littré jugeait plus tard le livre de Célestin de Blignières : « Ce livre a donné à son auteur un rang parmi ceux qui s’occupent de philosophie, et est une pièce digne d’être consultée dans la mêlée publique où la philosophie positive commence à être engagée. (Auguste Comte et la Philosophie positive, Paris, 1863 ; p. 658.)
  12. « Je connais maintenant quatre jeunes positivistes éminens qui travaillent sérieusement à devenir prêtres de l’Humanité : ce sont MM. de Blignières, Lefort, Audiffrent et Foley. » (Lettre du 26 Frédéric 64 ; 30 novembre 1852.)
  13. Comte disait de Littré, avec plus de modération, en 1852, au moment de la rupture : « Il est désormais classé définitivement pour moi comme un très honnête homme et un éminent écrivain, qui continuera d’être fort utile à notre propagande, sans pouvoir jamais figurer parmi les hommes d’État positivistes. (Lettre du 4 Moïse 64 ; 4 janvier 1852.)
  14. Célestin de Blignières est mort à Neuilly-sur-Seine le 30 septembre 1905. Dans l’avant-propos d’une Lettre sur la morale, adressée à Mgr Dupanloup en 1863, il s’expliqua publiquement sur sa rupture avec Auguste Comte. « Dans la religion positive, disait-il, telle que je la comprends et que je l’admets, le schisme est de droit, et c’est ainsi qu’elle est compatible avec la liberté. Ce droit, on l’exerce évidemment à ses risques et périls ; mais il est absolument nécessaire pour garantir qu’une doctrine ne comprendra jamais que des vérités démontrables. »