Les Vignes folles/Aurora

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Les Vignes follesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 10-12).
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Aurora.



Je t’aime et je t’adore, ô corps harmonieux
Où vivent les contours des antiques statues,
Marbre fort et serein, colosse glorieux
Aux jambes de blancheur et de grâce vêtues ;

Car ton front rayonnant, de cheveux embrasés
Se couvre, comme un mont couronné par l’aurore ;
Sur tes seins, aux lueurs du soleil exposés,
Ma lèvre retentit avec un bruit sonore.

Pour ton nez droit et pur et tes regards emplis
De calme, pour ta bouche aux haleines de myrrhe,
Pour tes bras aux combats nocturnes assouplis,
Enfin pour ta beauté, je t’aime et je t’admire ;

Pour ta seule beauté, je ne veux rien de plus !
Contemplateur ravi, je m’assieds devant elle ;
En elle j’ai fixé mes vœux irrésolus,
Et je puise a te voir une ivresse immortelle !

Que m’importe la fleur de la virginité ?
Que me fait le buisson où ta blanche tunique
Resta, piteux lambeau, sali, déchiqueté,
Épouvantai ! tordu par le vent ironique ?



Ô vase merveilleux, coupe où le ciseleur
A fondu, réunis aux riches astragales,
Les pampres où se pend le faune querelleur,
Et sous les frais gazons tes agiles cigales !

Je ne veux pas savoir si tes flancs arrondis
Renferment le vin pur a l’onde étincelante,
Ou bien les noirs poisons qui dorment engourdis,
Comme dans un marais la fange purulente.

Victorieuse blonde, ô fille de Scyllis,
Souveraine, déesse, ô forme triomphante,
Corps fait de pourpre vive et de neige et de lis !
Par la joie et l’amour que ton aspect enfante,

Ne crains pas que jamais mon regard indiscret
Poursuive tes pensers dans leur sombre retraite ;
Devant moi si ton cœur de lui-même s’ouvrait,
Pour ne pas regarder, je tournerais la tête !

Qu’importe ce qui vit derrière le rideau,
Quand dans ses larges plis l’or éclate et foisonne ?
N’arrachez pas encore a mes yeux leur bandeau,
Rien ne saurait valoir tout ce qu’il emprisonne.

L’idéal, c’est ta lèvre et ses joyeux carmins,
Tes regards aveuglants qu’un soleil incendie ;
La vertu, c’est ton bras si flexible et tes mains ;
La pudeur, c’est ta gorge insolente et hardie !



Épuise, s’il te plaît, toutes les voluptés ;
Fais, en levant ton front à la foudre rebelle,
Fuir au loin dans le ciel les dieux épouvantés ;
Sois Messaline, sois Locuste, mais sois belle !

Sois longtemps belle, afin que je t’aime longtemps ;
Sinon, quand la vieillesse à la dent vipérine
Aura bien racorni tes genoux tremblotants
Et creusé des sillons dans ta noble poitrine ;

Quand ton bras sera maigre, et lorsque, répandu
En longs filets, l’argent teindra ta chevelure ;
Lorsque tu marcheras comme un vaisseau perdu
Qui vogue à tous les vents sans rame et sans voilure,

À peine si ton nom me parlera de toi,
Et je te frôlerai, toi maintenant si fière,
Ainsi que le passant côtoie avec effroi
Un temple dont l’idole est tombée en poussière !