Béhanzigue/01

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LES OPINIONS DE BÉHANZIGUE


Ariste-Martial, baron de Béhant, plus connu dans le Tout-Paname sous le sobriquet de Béhanzigue, aspira comme un long breuvage l’air de la liberté. Ce n’est pas que la prison où il venait de passer quelques semaines pour vagabondage fût beaucoup inconfortable ; mais ça manquait d’espace. Aujourd’hui, c’était la rue qui sonnait sous ses pas, la rue large et presque déserte, ouverte sur le hasard, tandis que souriait, tout autour de lui, comme un visage d’enfant, le matin blond, bleu et rose.

Il venait, à la sortie, de toucher quelque argent, et se jugeait en outre assez élégamment vêtu. Le fait est qu’il avait fallu, à la prison, le rhabiller de pied en cap, vu l’état où il s’y était présenté. Il portait aujourd’hui un complet gris de fer, des souliers si larges du bout qu’un cordonnier américain les aurait vendus au poids de l’or, une casquette à losanges héliotrope, et une chemise de nuit brodée en rouge. Mais il se rappela soudain qu’on n’y avait pas joint de cravate et se mit en quête d’un chemisier sur les boulevards, où ses pas l’avaient insensiblement conduit. Justement le célèbre Krodebin venait d’ouvrir : Béhanzigue entra.

L’unique et jeune commis, tout bâillant encore, qui se trouvait là, eut l’air un peu bien réticent quand ce client bizarre demanda à voir des cravates : « tout ce qui se fait de mieux ». Il finit par apporter quelques boîtes de « rossignols », », et Béhanzigue par y découvrir une soie bronze et or, dont jusque-là sans doute tous les clients avaient eu peur. Aussi bien était-elle d’une si étrange beauté qu’il fallait, pour s’en oser, servir, être poète ou milliardaire, vivre dans les étoiles — ou sur un yacht en bois des îles, aux agrès d’argent fin. Béhanzigue n’était pas milliardaire.

— Combien, demanda-t-il.

— Quinze francs. C’est une occasion.

Il paya, se fit donner une épingle de nourrice, et commença à se bâtir, devant une glace, un des plus glorieux plastrons qui aient jamais, d’un poitrail humain, fait une aile de scarabée.

Et il sortit. Ce fut pour prendre le Pigalle-halle aux vins. Devant le Moulin-Rouge, il s’entendit appelé :

— Béhanzigue !

— Tiens. Chantepouille, comment va ?

Chantepouille était un couvreur de ses amis, avec qui, jadis, il avait fait son service et qui était aujourd’hui l’époux d’une assez jolie blonde, de qui Béhanzigue goûtait la conversation.

— Et d’où sors-tu avec cette cravate tout en or ?

— J’étais en déplacement… Trois mois pour vagabondage.

— C’est donné. Et je paie dix que tu allais de ce pas au Zanzi des Cœurs ?

— Tu as gagné une verte que je t’offre sur le fruit de mes sueurs.

— Ça colle. Et puis on ira déjeuner chez moi.

Au Zanzi des Cœurs, la compagnie n’était pas très nombreuse encore. Béhanzigue, qu’on y sentait populaire, serra quelques mains :

— Bonjour, Eulalie. Bonjour, la Raqueuse. Père Zanzi, deux tomates !

Ces boissons furent suivies d’un vermout Expor’ pour Chantepouille, et d’une autre absinthe pour son compagnon.

— Hélas ! disait-il — et les deux jeunes femmes étaient suspendues à ses lèvres — hélas ! tout n’est que décadence, abaissement. Les prisons elles-mêmes ont perdu leur charme avec leur imprévu. Personne n’y cultive plus de fleurs dans les préaux ; et qui comprendrait aujourd’hui, parmi ces âmes prosaïques, ce que c’était naguère que la fille du geôlier ?

— La fille du geôlier ? demanda la Raqueuse, à qui ces mots rappelaient des titres de romans-feuilletons. Vous l’avez connue ?

— Si je l’ai connue ! Et cueillie… La dernière, ce fut dans ce château de Touraine d’où l’on voit un fleuve blond se recourber au loin et de ces peupliers au pâle feuillage, qui frémissent doucement aux approches du soir. Elle avait des yeux bleus, cette enfant, et riait sans cesse, comme mes vers lui en firent un jour reproche.

— Ah ! monsieur Béhanzigue, implora Eulalie, moi qui aime tant les poésies d’amour ! Dites-nous-la, voulez-vous ?

— Je ne sais si je me rappellerai, fit le buveur d’absinthe.

Toutefois, ayant assuré sa pose, il récita sans se faire prier davantage :

Toute allégresse a son défaut,
Et se brise soi-même.
Si vous voulez que je vous aime,
Ne riez pas trop haut.

C’est à voix basse qu’on enchante
Sous la cendre d’hiver,
Ce cœur pareil au feu couvert
Qui se consume — et chante.

La compagnie ayant applaudi discrètement :

— Hélas ! reprit le poète, que tout cela est loin ! Presque aussi loin, mon pauvre Chantepouille, que ces soleils de jeunesse où l’adjudant nous faisait balayer, pendant des heures, des cours plus propres que celle de Louis XIV.

— Ah ! le chameau ! grogna Chantepouille.

C’est de l’adjudant qu’il voulait parler.

Béhanzigue lui jeta un regard chargé de blâme.

— Ne pense pas, ô Chantepouille, que je sois antimilitariste devenu, ou pacifiste même. L’ombre innombrable des Béhant se lèverait en armures pour ne le souffrir pas. Ma mère elle-même me maudirait, ma pauvre et sainte mère. (Il soupira).

— Elle était en armure, aussi ?

— Elle était cuisinière, Chantepouille : ne te l’ai-je pas dit cent fois, et que M. le baron de Béhant épousa afin de ne lui plus payer ses gages ?

Il rêva un instant et reprit :

— Depuis qu’il me fallut, Chantepouille, embrasser étroitement la carrière de claquepatin, j’ai perdu bien des préjugés, bien des fiertés peut-être. Du moins, ai-je conservé intact le sentiment militaire. Certes, aux premiers bruits de guerre, on me verrait courir sous les drapeaux, et quoique — depuis ma fracture au genou — rien ne m’y oblige plus, faire voler sur les champs de bataille le nom de Béhanzigue. (Une autre verte, Zanzi, et, puisqu’il n’y a plus d’eau dans la carafe tu me donneras le kirsch…) Mais que dis-je, et pourquoi glorifier en moi le noir Dahomey ? Non, c’est Paris, et ma profession tout entière, que je veux illustrer au feu des combats. C’est sous le pseudonyme de Claquepatin que s’engagera Martial, baron de Béhant !

— Mon vieux, observa Chantepouille, tout ça est beau ; mais tu faisais pas tant ton mariolle à la caserne. En as-tu assez tiré, de ces jours de boîte, hein !

— Je m’entraînais… Je servais la patrie, comme doit faire tout homme… car, ajouta-t-il d’un voix hoqueteuse :

Opossum… Opossum, et nil humani…

— Qu’est-ce que c’est encore, encore, ce largonji-là ?

— Ça, c’est de l’Horace…

Et, se dressant tout à coup, il tendit le bras en s’écriant :

— De l’Horace, de l’Horace, encore de l’Horace !

Dangereux et dernier éclat d’un flambeau qui s’éteint. À peine Béhanzigue avait-il proféré ces fortes paroles qu’il s’affaissa et disparut sous la table, où, presque aussitôt, on l’entendit ronfler.

— Quoi qu’il a ? demanda la Raqueuse.

— T’occupe pas, va : c’est rien… Ç’é une paille.

— Pauvre Béhanzigue ; il a perdu l’habitude.

— Où donc qu’il est, Béhanzigue, s’informa le bel Alexy, qui venait d’apparaître.

Et l’on entendit tout à coup ces paroles mélancoliques, qui semblaient lui répondre de dessous terre :

— Où que j’suis ? J’suis dans les badianes.

EULALIE, L’ENTAULEUSE