Béhanzigue/02

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EULALIE, l’Entauleuse


Il était sur les trois heures : lui, un bon bourgeois, voire Luxembourgeois, venu se débrider un peu à Paris. Il la rencontra ; sous un platane défeuillé du boulevard Haussmann, et qui venait de vaquer à sa besogne dans un garno des environs. Elle l’emmena au bar de l’Anguille.

— Parce que, vois-tu, mon gros, dit Eulalie, c’est le dernier ouvert.

— Oui, mademoiselle, répondit l’homme du Grand-Duché.

Eulalie, qu’on appelle aussi la Papin, a dix-huit printemps, et un visage si ridé d’avoir eu faim pendant des années entières qu’il en porte presque le double. Mais les roses et les lys — et l’œillet — se jouent autour de ses membres polis : et elle prend encore tant de plaisir à son métier que, lorsqu’elle vient de le faire, ses yeux, tout brillants encore d’une chatouilleuse joie, la transfigurent. Que te manque-t-il, ô Eulalie, pour être un objet d’admiration et de délices ? Un peu de bonheur : un peu de linge. Et depuis un an que tu connais les joies de l’épargne te voici déjà presque jolie.

Longtemps Eulalie a couché de droite et de gauche : chez des peintres, sur un divan ; chez des amies qui l’enjambaient au matin, pour faire du chocolat ; chez des problocques redoutables qui lui volaient son linge. Aussi a-t-elle réduit celui-ci au strict : une chemise et des chaussettes. Les dames de la Nouvelle-Guinée en ont-elles autant ? Mais, aujourd’hui, elle a un domicile, dans une petite rue de l’autre côté de la Caulaincourt, une petite rue où il y a des poules. C’est là qu’elle habite avec son amant, Gustave-Alphonse, dit Dauphin, Dos-Fin ou Doffain, un joli blond aux yeux noirs, dont on n’a jamais bien su s’il était barman, reporter-cycliste ou voyageur ès-cartes postales. Pas féroce au demeurant : une frappe, voilà I Comme il y en a au sein des meilleures familles. On n’est pas fixé sur la sienne. Au moins ne l’avait-elle pas tout à fait laissé sans culture : et c’est lui qui, dans un moment de bonne humeur, en souvenir d’un pot-au-feu bien connu avait baptisé son amie : Mlle de Papin. Ce qui, obscurément, la flattait, à cause de la particule. Et peut-être en aurait-elle fait faire des cartes, si la rime ne lui avait paru de mauvais augure.

Gustave est même poète, à ses heures. On le voit, dans ses vers, s’élever, si on peut dire, au-dessus de sa condition et exprimer des sentiments très purs sous une forme un peu laborieuse. C’est alors qu’il chante le printemps, la mélancolie, et Eulalie surtout. Ecoute, lui dit-il :

Ecoute : parlons bas. Dis-les près de l’oreille, Les aveux frissonnants comme une aile d’abeille, Que l’amour et le soir t’inspirent ! Parlons bas.

…………………….

Mais il y a une chose que Gustave-Alphonse fait mieux que les vers, et qu’il aime à faire, comme tout ce qu’on fait bien : c’est la mayonnaise. Au moindre prétexte, il en fait une, et cela par les journées les plus chaudes. Tel Monsieur Ingres avait son violon, hélas, et Rodin sa plume. L’été, après sa sieste qu’il pousse jusqu’après cinq heures, Gustave traverse la rue en pantoufles, et s’en va prendre (car cette histoire est d’avant la Grande Guerre) son absinthe chez le père Manive au Zanzi des Cœurs Là, entre deux vertes, on cause. Il y a un bout de terrasse, et, comme la rue descend, on voit des arbres au loin, dans le bas, de pauvres arbres pâles qui auraient besoin d’aller à la campagne.

— Là ousqu’elle est donc, la Papin, lui demande le poteau Alexy, dit Courte-Lingue, dit la Semeuse.

— Au turbin, qu’elle est, dit Gustave, qui en prose s’exprime comme tout le monde. Penses-tu qu’elle gagne sa vie en faisant la quête dans les maisons ?

— Pas la quête, mais presque, et ça lui rapporte gros, de ce temps-ci ?

— Gros comme moi, toujours. J’en veux pas plus, ni plus mince non plus. Autrement, c’est atout, et atout.

Et il fait voir ses blanches mains, suspendues au bout de poignets minces. Mais Gustave-Alphonse se vante. Il est bien trop paresseux pour battre Mlle de Papin autant qu’il ait. II l’aime trop aussi pour cela — ou pas assez. Et puis il ne voudrait pas la fêler.

— Pour sûr, ajoute-t-il, que je ne lui demande pas de faire tous les jours un Alboche comme le d’il y a trois mois, qui a rapporté un Hercule, et plus. — Mais dites-moi, père Manivelle, est-ce que vous n’auriez pas deux œufs frais ?

— Oui, Monsieur Gustave. Et l’huilier aussi des fois ?

Dans un bol blanc, avec une moue d’attention qui lui colle sa sibiche au coin des lèvres, Gustave-Alphonse fait sa sauce, malgré les plaisanteries de l’auditoire (et lesquelles ! ). Enfin la voici prise, et jaune et brillante. Avec précaution, sa porcelaine à la main, il regagne le domicile conjugal. Presque aussi tôt, Eulalie rentre de son côté.

—— Eh bien ?

—— Nib, répondit la jeune fille, avec concision. La mouise.

Et, non sans appréhension, elle se tient près de la porte — Gustave a beau être une pâte, c’est son homme pas ? et pareil aux autres hommes.

— Non, non, crie Eulalie, qui le voit toujours debout. Pas de bleus. Après, ils se fichent de moi, s’y me zyeutent en dessous.

— Ah, y se fichent de toi, grogne le jeune homme. Paraîtrait qu’y ont jamais corrigé leurs épouses, ces mectons à la mollasse !

Et au lieu de mieux faire, il se rassied. Un feignant quoi, ce Gustave-Alphonse.

— N’y a qu’à prendre, explique-t-il, quatre sous de pain, Avec la sauce.

Mais Eulalie n’a plus peur.

— Vas-y toi, dit-elle, pendant que je tire ma mordante.

La nuit est tout à fait tombée maintenant. On allume la lampe, Eulalie se met en camisole et jupon plat. Et tous deux près de la fenêtre, paisiblement, mangent leur mayonnaise en tartines. À travers les volets, on entend les bruits de la petite rue, un boutiquier qui cause sur le pas de sa porte avec des racoleuses — le pas régulier et sourd d’un sergot — les cris d’un enfant.

Eulalie est un peu lasse et se tait, tandis que son ami, d’un air langoureux fredonne une chanson à la mode dans son monde :

Je me suis fait décuscuter..

Ce n’est pas, au fond, qu’ils soient tout à fait démunis. Car ils ont de l’argent de côté, depuis un an environ qu’Eulalie s’est spécialisée dans l’entaulage, métier assez productif, encore que dangereux. Et c’est un cousin de Gustave-Alphonse, clerc d’huissier à Saint-Denis — un garçon très drôle — qui est chargé des placements. Il y apporte d’ailleurs beaucoup de prudence, préconise la première hypothèque, se méfie des valeurs minières, et ne demande jamais d’où vient l’argent. Mais, à cette heure-ci, on ne peut pourtant pas aller lui en demander.

Le Luxembourgeois qu’elle avait amené au bar de l’Anguille, voilà un chopin. À demi-mûr, quand elle l’avait cueilli, il le fut bientôt totalement.

— Moi, vois-tu, disait-il, je ne suis pas un vrai Parisien.

—Non ?

—… Mais il en faudrait quelques-uns pour me mettre sous la table. Personne ne peut se vanter d’avoir vu Vanderkorff pompette.

Puis il parla de sa femme et de ses enfants, et se réjouit de les devoir retrouver le lendemain soir à Trois-Vierges (par Ettelbruck).

— Elle ne se doute pas, ajouta-t-il avec un ris malicieux.

— Est-ce qu’elle te fait cocu, demanda Eulalie, du ton dont elle aurait dit : Où achètes-tu tes cravates ?

Les yeux de l’étranger s’arrondirent ; sa face aussi, qui passa du rouge au violet. Enfin il éclata d’un rire bruyant et volumineux.

— Comment tu dis ça… elle me fait… tiens.., regarde.

Il tira une photographie de son pot portefeuille (ce qui permit à Eulalie d’y apercevoir quelques billets bleus). C’était le portrait de Mme Vanderkorff, personne vêtue de velours, avec une grosse chaîne, et de qui la vertu semblait avoir multiplié les appas. Car tout abondait en elle : et les signes augustes de la maternité allaient chez Mme Vanderkorff jusqu’au débordement.

— C’est une belle femme, dis, n’est-ce pas ?

Eulalie, après l’avoir regardée, dit :

— À ta place, moi, je la débiterais.

Cependant Vanderkorff avait fini de boire son night cup. II payasse leva avec quelque difficulté ; et tous deux sortirent dehors, comme il titubait un peu, Eulalie le prit sous son aile, et lui fit faire, ayant son idée, un long détour du côté de la gare, avant de s’arrêter devant une triste maison de la rue de l’Arcade, où elle sonna :

Un garçon ouvrit en bâillant, et sans attendre de question :

— Y a le cinq, qu’est libre.

Vanderkorff vient de s’endormir, après avoir affirmé une fois de plus qu’il n’a pas le brillant du Parisien. Sa forte respiration emplit d’un flux et reflux de bruit la chambre rougeâtre. Eulalie se lève, et avec une silencieuse rapidité saisit le portefeuille de l’homme, dans la poche de sa redingote, au dos d’une chaise ; et cherche les billets bleus. Il y en a trois, et un billet de retour en deuxième de Paris à Ettelbruck.

— Purotin, va, songe l’entauleuse. Enfin avec les deux cigs qu’il m’a donnés, ça fait toujours 340 balles.

Et comme elle est bonne fille, elle remet le billet de chemin de fer : peut-être n’a-t-elle pas envie d’aller en Luxembourg. Déjà la voilà rhabillée, ou à peu près. Elle ouvre la porte, qui ne grince pas, et ses bottines à la main, s’engage dans l’escalier méphitique, obscur.

— Garçon, garçon, la porte.

Elle n’ose pas crier. Lui, ronfle de tout son cœur ; et il faut le secouer pour qu’il réponde.

— Quoi qu’y a ?

— Rien, la porte.

Le garçon se réveille un peu et se frotte les yeux. Il voit Eulalie débraillée, en train de passer ses bottines. Et de tout deviner, ça le réveille complètement.

— C’est vingt francs, la porte, dit-il.

— Vingt francs : vous êtes malade !

— Très malade, et je vais appeler le patron pour me soigner, si vous n’aboulez pas.

En soupirant, Eulalie aboule. La porte s’ouvre.

— Charogne, murmure-t-elle : Voleur !

Et elle se perd dans la nuit.