Béhanzigue/12

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(p. 90-100).

LE CARNET DE Mme DES CYPRES

Athénaïs-Hélène Tremblay, fille du Président Tremblay baron du Cerne, et d’Eléonore de Coucy-Saint-Quentin, épousa en 1691, Louis-Gabriel, marquis des Cyprès, Veuf de Marie-Hélène de Pompadour, la dernière fille de cette puissante maison.

Les fragments qui suivent étaient destinés à des Mémoire intimes, auxquels Mme de la Suze fait allusion dans une de ses lettres à Fontenelle. Mais la confidence en était trop vive pour qu’ils fussent de longtemps publiés, outre qu’ils sont apocryphes sans doute, autant que Mémoires au monde.

La mode est passé de porter fontanges, comme d’écrire son portrait. Aussi de moi ne dirai-je rien, sinon que je suis grande, honnêtement faite, non sans cambrure. Les deux du devant un peu écartées, et, pour finir, des yeux jaunes furieux tour à tour ou caressants, comme on en voit à ces chiennes qui aboient les carrosses à la porte des villages.

Mon mari, qui était plus galant sous le linge que ses airs de soudard ne laissaient croire, me disait parfois, et à pleines mains : « C’est incroyable qu’avec tout cela on ne puisse pas vous tirer un enfant ! »

Que j’eusse préféré le devoir à mon cher d’Armentières, presque aussi beau que ce beau Maréchal dont il était bâtard, et, certes, plus raffiné. Non qu’il ne fût de lettres médiocres et fort inégal d’esprit, comme il l’avouait lui-même, mais d’un goût exquis en tout ce qui est de vivre, qui brillait dans sa toilette, le détail de sa cuisine ou de ses équipages, comme à l’ordonnance d’une fête. Aussi apportait-il à ces choses, comme d’ailleurs à aimer, un air d’indolence et de laisser aller, qui les parait d’un naturel incomparable.

Ce n’est point qu’il y mît du calcul ni de la complication. On sait comment il répondit à l’abbé de Fontenelle le frère, qui lui demandait un jour comment il avait eu Mme de N…, une des plus difficiles de la cour, et jusque-là qu’elle prétendait avoir fait danser devant l’arche Monseigneur lui-même :

— Quoi donc, répondit-il nous étions seuls, je lui levai ses jupes.

Je le connus pourtant à mon égard d’une moins soudaine entreprise. La première fois que je le rencontrai, ce fut dans ce cimetière de Passy, où tout le monde courait voir de certaines fissures qui s’étaient ouvertes dans le sol, ce qu’on voulait faire passer pour sorcellerie. Nous y fûmes donc, Mmc de la S… et moi ; mais le grand feu de curiosité était déjà tombé, en sorte que nous n’y vîmes que peu de gens, et le chevalier, justement, que Mme de la S… me présenta.

Il était vêtu du meilleur goût sans profusion de rubans ni de dentelle, mais d’une exquise galanterie. Lui-même avait un de ces visages qui intéressent, le teint pâle plutôt que beau, les yeux les plus sombres, les plus vifs. Il me donna la main pour me guider à travers les tombes, et avec tant de noblesse que je ne me pouvais lasser d’admirer combien il avait bel air.

Comme ce lieu est plein de cyprès, il y en avait l’odeur autour de nous, qui est singulière et donne mal de cœur. Il s’y mêlait le parfum de ces roses languissantes qui persistent dans les frimas, et par là-dessus une odeur de cercueils peut-être : du moins je le crus, et que lui avec ses grandes narines palpitantes le respirait voluptueusement. Même il me dit :

— Je ne sais jamais si cela me donne plus envie d’être aimé ou d’être mort.

La S… par derrière me pinça, en murmurant comme je ne sais quel héros de comédie :

— Tu pleures, je pense.

Le fait est que j’avais envie de rire, et l’eus souvent depuis ; car c’est de ces choses surtout qu’il disait, qui n’ont point de sens, qui y prétendent, au plus raffiné même, et choquent je ne sais quoi au fond de nous.

Nous retombâmes dans le silence, et l’on n’entendit plus que nos pas sur le sol que le gel rendait sonore. Il nous expliqua toutefois avec sobriété, quand nous fûmes au but, que ces abîmes étaient une chose toute naturelle, et l’odeur infernale un peu de soufre, comme on en voit entr’ouvrir la terre, au royaume de Naples, prendre feu même.

En revenant, nous rencontrâmes ce cousin de Mme Sandwich, dont la famille a été exilée d’Angleterre pour avoir servi l’usurpateur Cromwell ; ce Mortebelle ou Mortibel qui est si laid et si noir, mais avec tant d’esprit que son visage et ses yeux sont comme reluisants de malice : au demeurant, qui passe pour une espèce de chien. Nous les fîmes monter tous deux dans notre carrosse, et lui, qui était au-devant de moi, prit aussitôt à toutes mains des privautés telles et si en avant que, sans être prude, je le dus avertir de cesser, d’abord avec les yeux, enfin par un coup de pied sur l’os de la jambe, qui lui faillit arracher un cri, et sans doute lui fit comprendre que toutes petites oies ne se laissent plumer sans crier. Je vis à ses regards qu’il se jurait la vengeance ; et aussi bien, a-t-il tenu parole.

Mais qui m’eût dit alors que de deux hommes seulement qui m’auraient, ce serait justement ces deux hommes-là, et qui me feraient souffrir le pire : l’un pour contenter sa colère, sa jalousie, tout son ennui qu’il fût si laid et moi si belle ; l’autre — je n’ai jamais bien su pourquoi.

Je ne pouvais non plus m’empêcher, tandis que nous roulions dans le faubourg, de comparer Mortebelle, petit, noir, mais plein d’énergie, semblait-il, à un grain de musc. Au lieu que le chevalier, on eût dit de quelque belle fraise, succulente plutôt que savoureuse, mais qu’on désire pour la fraîcheur de sa substance.

Ah ! les sanglantes petites fraises du Cerne, consumées et nourries de soleil, que, le matin, m’apportait cette grasse, joyeuse Alise, ma sœur de lait, qui m’aimait tant, à sa manière. Tandis que je les faisais cracher dans la crème leur parfum avec leur sang, cette folle, sous couleur de hâter mon lever, s’entêtait à me découvrir, si indiscrète enfin qu’il la fallait menacer tout de bon pour lui faire abandonner la partie. Alors, elle se rejetait sur la fenêtre, qu’elle ouvrait malgré mes cris, et s’en allait avec de grands éclats de rire que j’entendais décroître dans la spirale de l’escalier. Cependant le vent, comme il y en a toujours sur ce plateau du Cerne, surtout au comble où je perchais, faisait battre le volet qui, tour à tour, laissant voir ou voilant le soleil, tachait ma chambre d’une ombre et d’une lumière alternées.

Que tout cela est loin. Mais pour en revenir à d’Armentières, et au long temps qu’il mit à se déclarer, il a toujours soutenu que c’était de m’aimer trop qui l’avait rendu timide. Cela le prit enfin de se faire entendre à Beausemblay, un mois d’août. L’après-midi était si chaude que par-dessous une robe de chambre bien mince que je portais, on pouvait aisément deviner avec les yeux qu’il n’y avait tout de suite que moi toute nue. Tout d’un coup ce timide redevint cynique, comme il arrive, se mit à faire mille équivoques et un badinage grossier sur des choses que nous avons le plus l’habitude de tenir couvertes.

— Pourquoi, lui dis-je enfin, ne pas me dire tout simplement que vous m’aimez ?

Il sembla tomber dans le doute, mais je ne l’y laissai pas longtemps ; et s’il est mal à moi de lui avoir accordé si vite ce dont la pudeur la plus ordinaire nous fait un devoir de suspendre l’abandon autant qu’il nous est possible, c’est plus mal encore sans doute de l’avouer aussi simplement. Car c’est une opinion constante que la tendresse de cœur fait le principal et la moelle même de l’amour. Aussi n’y voudrais-je point contredire, non plus qu’à tous les serments dont le chevalier m’assura que c’était mon âme, et l’Idée même de ma beauté qu’il adorait en moi. Et certes il ne faut point médire de la tendresse platonique. Une main mollement pressée, le brillant d’un regard que semble rehausser encore la douceur du paysage, l’automne qu’on regarde à deux derrière les vitres s’appesantir avec les feuilles blessées ; et ce bois encore où l’on entendait retentir, à travers la pluie lente sur les branches, la corne des chasseurs, tandis que, me tenant embrassée, il guidait mes pas sur un sol spongieux ; je sais que tout cela ne me saurait sortir de la mémoire qu’avec le souvenir même d’exister.

Mais les images les plus tendres du monde ne voilent pas d’autres instants plus vifs ; et il n’est si galant habit qu’on n’ait plaisir à le voir répandu sur le sol avec quelque autre linge, cependant qu’un homme vigoureux, et réduit pour attraits à ce que la seule nature lui en accorda, vous presse de toutes parts.

Trop heureuse sans doute si, à devenir familier, il était toujours demeuré caressant et n’eût jamais levé sur moi une main dont alors même je ne savais qu’admirer la force et la blancheur. L’avouerai-je, je ne fus pas longtemps sans ressentir combien ces violences étaient en quelque sorte salutaires à l’expression de son amour ; d’où je commençai à me mettre parfois dans le cas d’être battue ; et, encore que j’éprouvasse quelque honte à des traitements qui n’allaient pas sans indiscrétion, les plaisirs dont la suite nous en comblait tous deux, faillirent, à plusieurs fois, me faire partager cet étrange sentiment des femmes russes, dont on veut qu’elles se réjouissent en même temps (je rougis à l’écrire) d’être traitées comme si elles portaient encore jupes courtes, et comme si elles en étaient néanmoins du tout privées.

Et trop heureuse encore si les pires avilissements avaient pour toujours enchaîné mon cher d’Armentières. Ah ! pour quoi fallait-il qu’il me quittât, et pour ma meilleure amie pour cette même Mme de la S… qui avait assisté, pour ainsi dire, à nos premiers embrassements, et que j’en avais vue déjà toute frémissante d’un désir contenu.

Ils s’aimèrent ; bientôt je le sentis à mille signes. Armentières absent, tout ne lui était plus qu’ennui, et chaque instant d’une durée interminable, « long, disait-elle, comme un jour sans peine ». Apparaissait-il, tous deux couraient l’un vers l’autre comme pour s’annoncer les plus graves nouvelles Mais déjà ils ne savaient plus que se dire ; immobiles et l’air contraint, ils s’embarrassaient en de vaines paroles ; je ne devinais plus le sens caché de ces tremblantes voix qu’à l’amour qui leur criait par les yeux. Et jamais elle ne fut plus désirable que timide ainsi et vaincue, avec son pâle visage, et ces paupières basses qui battaient comme, sous la main, la gorge d’un oiseau captif.

N’aurais-je pas deviné leur trahison que les châtiments me l’auraient appris qu’il s’était mis tout de suite à lui infliger, — jusque dans la chambre à côté où le bruit éclatant de sa chair humiliée, et tous les pardons quelle implorait, ne m’en avaient laissé ignorer quoi que ce fût, et, entre autres choses, que ces traitements que je regrettais ne lui faisaient à elle aucun plaisir.

Au moins trouva-t-elle dans cette liaison de quoi satisfaire un goût étrange qu’elle avait de la tristesse.

Cet amour des larmes était chez elle naturel et vif. Quand elle se fit catholique, par crainte, disait-on, de se trouver dans le même paradis que son huguenot de mari, on dut lui réapprendre tout son catéchisme, dont elle savait moins qu’un enfant ; et à l’idée des saints et de l’éternité bienheureuse :

— Hélas ! dit-elle, et ne pleurent-ils donc jamais ?

Et elle disait encore, à propos des larmes, que la vie en doit être assaisonnée ; comme ces bonnes huîtres, où il reste un peu d’eau de la mer.

Pour en revenir à d’Armentières, elle ne tarda pas à ressentir combien il était facile à se détacher. Une nuit qu’ils étaient tous deux près de s’abîmer en un mutuel abandon : « Vous me faites mal ! » dit-elle. Lui de s’excuser, de s’interrompre : « Ah ! s’écria cette femme belle et sensible, voilà que vous redevenez honnête, chevalier : vous ne m’aimez plus. »

Il lui fallut bien en passer par là, elle aussi, pardonner, comme j’avais fait ; et, peut-être le pardon n’est-il que la plus belle figure de la vengeance. Ils m’en auraient fourni une plus douce, si j’en avais eu le coût, quand je les vis jour par jour, se déprendre sous mes yeux, dans ce Beausemblay où j’avais cru naguère aux serments du perfide.

Ils troublaient aujourd’hui de leur querelle les mêmes appartements où j’avais goûté tant de fois à ses lèvres et rêvé près de lui ; ce salon, surtout, à rez-de-chaussée, d’où l’on découvre, à travers les branches, un étang ridé par des cygnes, Ma belle-fille, Hélène des Cyprès, pleine de caprices singuliers, les ornait de nœuds et de pompons jaunes, mais un tout noir, qu’elle appelait Alceste, de vert ; et puis les regardait ensuite en extase, durant des heures. Un jour elle en tua un, pour l’entendre chanter, ce dont le pauvre animal, paraît-il, ne voulut rien faire. Elle approchait alors de ses quatorze ans, déjà femme, et donnait force tablature à son père, qui s’en aurait voulu décharger sur moi. Je refusai toujours craignant que le mauvais vouloir qu’on porte malgré soi aux premiers enfants de son mari ne me fît un plaisir de son châtiment. Je n’en dirai pas plus long sur cette étrange personne, sinon qu’à la mort de M. des Cyprès je m’empressai de la marier. Ce fut à un de mes cousins Tremblay, ce marquis de Mary-Galande qui depuis s’est fait connaître aux armées. On connaît assez les goûts de sa femme, et cette réponse qu’il fit à M. de Louvois lui reprochant d’avoir amené Hélène dans un petit parti qu’il commandait du côté des Flandres : « Mais, Monseigneur, répétait ce bon gros Mary-Galande, puisqu’il n’y avait pas de vivandière ! »

L’abandon du chevalier ne m’avait pas tellement abattue qu’il n’y eût encore prise chez moi à quelque consolation. Ce fut cet étrange singe de Mortibel qui en eut l’honneur ; et je vis bientôt que j’étais tombée de Charybde en Scylla ; car celui-ci, à défaut d’user des coups, apportait à sa cruauté de bien autres raffinements, prétendant qu’il fallait créer de l’épouvante chez la femme au moment de l’amour, et qu’elle en devenait mille fois plus désirable à éprouver ainsi une émotion si vive, et que lui-même ne savait plus ressentir. Aussi s’ingéniait-il à me causer les plus grandes terreurs, et qui toutes n’étaient point sans causes ; persuadée qu’il m’a fait, par je ne sais quel sortilège, de l’accompagner dans un voyage qu’il fit à travers l’Europe. Il y parut uniquement occupé, par tous les risques où il nous jeta, à me rendre folle de peur : l’excès de sa joie alors le transfigurait, c’était une bête prodigieuse qui se jetait sur moi, ou plutôt la foudre ; et je ne sais quelle incomparable joie qui me pénétrait, pareille à la lumière, pour me laisser enfin dans un néant où je méprisais la mort.

…………………….

Cette pauvre la S…, quand le chevalier enfin la quitta, fut moins habile à se reprendre. Heureuse, je l’avais vue déjà plier son amour comme une fleur sous le poids d’une abeille. Abandonnée, elle ne fit que languir, et il nous fallut bientôt en désespérer. Ce fut M. de Fontenelle, le frère, qui la confessa. Comme il essayait de la consoler à son lit de mort, il lui échappa de dire, en réponse à quelques plaintes :

— Quoi, la vie ne vous a-t-elle pas été légère ?

— Oui, dit-elle, légère comme de la cendre.

Et peu après mourut.