Béhanzigue/21

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(p. 149-160).

BEHANZIGUE À DIT

L’EVENTAIL

…………………….

Alors, je suis monté, derrière la piquante soubrette, qui m’a mené, à travers d’étonnants corridors, jusqu’à une chambre à coucher, où tout de suite je n’ai eu que ça à faire, y ayant été rejoint, au bord du lit, par une dame magnifîcente, mais simplement vêtue. Car elle n’avait qu’une voilette, qu’elle a même roulée ensuite sous son nez.

— Pourquoi faire, demande la jeune femme blonde, qui est vêtue de soie jonquille. (La jonquille, comme vous savez, est une espèce de jaune qui est vert dans les ombres.)

— Pour fumer, donc, dit Lœtitia : mais tu ne vois pas qu’il nous fait marcher.

— Il n’y a, a, répond Béhanzigue, que la vérité, là-dedans, qui marche ; — et aussi un peu la dame qui lui ressemblait. Ajouterai-je qu’elle avait des mains exquises, et de ces ongles polis qui, d’après un de nos gazetiers, « indiquent une femme amoureuse de sa personne ».

— Je croyais que c’était de la tienne.

— Ça n’a pas d’importance ; déjà nous ne faisions plus qu’un.

— Et à propos d’ongles, reprend la blonde, je connais une très bonne recette pour les polir. Ça vaut bien mieux que le corail : c’est la Pâte au Sabre, une espèce de savon dont les ménagères se servent pour l’argenterie. On mouille le savon, on s’en enduit les ongles, on laisse sécher et on passe au polissoir. C’est Luce de Romarin qui m’a enseigné ça ; elle le tenait de Nathan…

— Nathan, d’ailleurs, Nathan… jeta Béhanzigue.

—… Tu sais bien, ce petit qui est de Buda-Pesth…

— Ma chère.

— Lui, l’avait appris avec Bilikoff, qui le tenait de sa mère, qui…

— Pardon, si je vous coupe, comme disait le Grand Prêtre, mais, pour en revenir à ma conquête, le moment vint de nous quitter. L’on me remet aux mains de la femme de chambre, qui, au lieu de m’ouvrir la porte, se met à chercher dans sa poche, secoue la tête, et s’en va. Et là-dessus j’entends, dans une pièce à côté, la dame à la voilette qui me croyait parti sans doute, et disait à quelqu’un : « Eh bien, baron, qu’est-ce que vous pensez de mon petit cinématographe ? » À quoi une vieille voix toute cassée répondit : « — Ah ! les jeunes gens d’aujourd’hui manquent de nerf. Si vous aviez connu Gramont-Caderousse. » À ce moment, la soubrette revient en courant, ouvre la porte et me pousse en dehors en me mettant dix francs dans la main — oui, ma chère, en or ; et de ce coup-là, je suis resté sec.

— Menteur ! fais-les voir.

— Voilà, j’ai envie d’aller les jouer.

— Je vous le conseille, dit la blonde. Car si de l’argent comme ça ne porte pus bonheur, c’est à ne plus croire à rien. Et si vous gagnez un matelas, vous m’offrirez quelque chose dont je meurs d’envie : c’est un éventail de Leone Georges, celui où il y a deux chevaux qui ont l’air de se cabrer en musique.

— Tiens, moi, fit Béhanzigue, j’aurais préféré le miroir à main où il y a, contre un hermès, une dame en paniers, assise toute seule, et qui garde sur son visage le pli d’un plaisir déjà dissipé. C’est tout petit, tout petit, avec grand comme ça de paysage ; mais j’y ai cru respirer un instant une de ces belles soirées qui sentent le tilleul et la prairie.

— C’est joli ça, tu me l’écriras, dis ?

— Je te l’écrirai.

Et Béhanzigue monta jouer. Mais il ne gagna pas, et la dame n’eut pas l’éventail de Leone Georges

L’OMBRE DE L’HEURE

Ô vicomte, dit Béhanzigue, je suis né dans l’après-midi d’un beau dimanche fait de chaleur et d’immobilité. L’ombre de l’heure était semblable au revers obscur et vert de ce papillon qui hante la tombe des Empereurs d’Annam, et que, lorsqu’il se retourne, on pense fait de flamme et d’or. Il coûte très cher.

— Ça, c’est rigolo, fit Lœtitia : Béhanzigue, marchand de papillons,

En se faisant la barbe, S’est coupé le menton…

—Tout le monde, petite gaufre, est marchand de papillons ; mais la plupart n’en vendent que de rebut, tels, et blancs, ceux qui sont, au jardin de ton père, nés de la fleur des choux…

— Genoux et pous.

—… Et que l’un et l’autre, dans l’air, on voit dessiner d’invisibles dentelles.

— Moi, reprit Fô, j’ai vu le jour à Yunnamsen…

— Ah, que la vie donc est éparse. De loin il me semble vous voir honorant l’autel des Ancêtres, aux grimaces d’or ; ou bien dans le jardin, vous aussi de M. votre père, où les dindes ont l’air de paons, l’horizon d’un éventail, et les arbres d’avoir la goutte. Dans l’étang, aux galets versicolores, où pêche à la ligne un mandarin du voisinage, et fait des vers à rimes inversées, un poisson jaune et noir joue de la flûte en laissant voir un gros ventre où pend une chaîne de montre ; cependant qu’une vierge dont le stable sourire a l’air de vous poser une question, contemple du soir les nuées rougir, et se farde elle-même de pudeur en songeant à l’épousé.

Fô qui soupirait, répondit par les vers bien connus d’Emile Augier :

Celle que j’aime à présent est en Chine Auprès du lac où sont les cormorans, Dans un palais de porcelaine fine…

— Pauvre Dohlia, songea-t-il, des cormorans, et sa mère. Ah, elle doit bien s’ennuyer sans moi. Qu’eût-il dit, s’il avait su qu’à cette heure même… mais n’anticipons pas sur les événements.

— Tandis que moi, reprit Béhanzigue, c’est dans le Béarn aux belles pierres que je vins au monde ; l’air y est si pur, que c’est une volupté, presque une souffrance parfois, rien qu’à le respirer qui descend des montagnes ; mais la fraîcheur de l’ombre, où l’on rêve et l’on se souvient, si subtile qu’on pense ne plus sentir le poids de ses os.

— Je vois : c’est comme de fumer du bon bénarès.

— Dans le silence et la lumière, la voix prend une espèce de forme substantielle. Par un jour d’été blanc comme du métal, désert et sans échos, seuls, des charretiers, au bord du Gave, crient après leurs chevaux en chargeant des pierres : d’en bas un juron monte vers le ciel comme une fusée, hésite, éclate, s’évapore. Seul demeure le vide immense, où la joie de vivre se dilate comme un parfum qui jouirait soi-même d’être infini.

— Ha là, hé, fit la jeune femme.

— C’est par un jour pareil, ô Jessica, que j’ai lui Rarahu. J’étais, sur mes quinze ans, et j’avais beaucoup de cœur.

— Vous jouiez au bridge, interrompt Lœtitia. Et l’on voit s’enfanter sur son visage le miracle de l’entendement.

— Tu es une gaufre, je le répète. J’étais sous la varangue d’un de ces châteaux-ferme du Béarn, qui sont pités sur une pène, en face des Pyrénées, mais si haut qu’un aigle qui se fût posé sur le toit, il aurait vu d’un regard celles qui volent autour du clocher d’Arudy.

Le vicomte de Fô hocha la tête. Il était allé aux Eaux-Bonnes, et en fait d’aigles, n’en avait vu qu’un, empaillé à la montre d’un apothicaire, où cet oiseau passait couramment pour venir d’Arequipa, tué à la manière de Vigny, par M. de Saint-Cricq, directeur du Muséum de Bordeaux, et plus connu sous le nom de Paul Marcoy.’

—— Et je ne pense pas avoir lu quelque chose qui vous monte mieux à la tête, ni d’un style, qui vienne moins interposer ses charmes ennuyeux entre les choses et le lecteur. Il y a des femmes comme cela, encore que rares, qui à moins d’étude elles sont vêtues, et plus soudain elles captivent le cœur, comme si le charme en étonnait mieux à travers un linge qui bâille.

— Parbleu, dit Lœtitia : c’est qu’il t’écoutait.

— Tu n’es… observa Béhanzigue ; mais je l’ai déjà dit.

Fô aspira une gorgée de Porto-fine Kulm, et dit, avec sort accent de Yunnam :

— Moi j’aime mieux un roman franco-chinois, d’un nommé Dagerche, et qui s’appelle : Insolata. J’aime mieux la France, et les femmes bien habillées. Un de vos poètes, celui-là qui, sous un ciel de perle ou au clair de lune, fait danser tant d’images sages, tendres et railleuses — comme, à coup d’éventails, un vol de papillons en papier, — savez-vous ce qu’il fait dire à Octave, quand paraît la notaresse…

— Et savez-vous, reprit Béhanzigue, ce que dit sa divine ingénue au neveu du marchand de draps, à propos de l’étoile des pauvres ?

— Et savez-vous, demanda Lœtitia, ce qu’alle vous répond la petite pomme d’api ?

— Je me demande, songea Béhanzigue, comment elle ta élevée, ta mère.

— Avec un martinet, donc. J’appartiens au monde de la petite bourgeoisie, mon cher.

— Oui, dit Fo, cette bourgeoisie laborieuse qui… enfin… oui. Ah, chez nous le peuple ne bat ses filles que lorsqu’elles sont grandes.

— Grandes non plus, elles ne sont pas toutes aussi sages que Musset. Mais c’est vrai, qu’il le fut comme personne en France, depuis Molière, et même Ecouchard-Lebrun.

— C’est vrai mais il buvait

— Ça ne se voit pas, objecta Béhanzigue. Au lieu que Saquespée — en anglais Shakspeare — je me demande toujours si c’est de génie qu’il est ivre, ou bien de litron.

—Tu n’as qu’à te regarder dans les glaces, après minuit, conclut Lœtitia ; et tu en verras deux… Mais mon Dieu, que c’est laid, cette mode de chaussures. Et les talons plats qui m’allaient si bien. Seulement, j’ai de jolis bas. Je me rappelle, quand j’avais mon Brésilien…

— Oui, ils ne sont pas mal, observa Fô, méprisamment.

— Pas mal ! protesta la jeune femme, qui, couchée sur le divan du Chinois, s’arqua sur les reins pour en montrer un peu davantage. La vérité, et l’histoire, c’est qu’ils étaient vert de gris, avec des baguettes d’or pâle.

— Et plus haut, il y a des pensées brodées, expliquait Lœtitia, en tirant toujours sur ses jupes.

— Je vois, dit le diplomate, en assujettissant son monocle : je vois où elles naissent.

— Acré ! s’écria le baron, gare à ton falzar, Lœtitia. Tu vois pas qu’il nous achète, le Tonquinois.

— Tonquinois, dit Fô, ça n’a rien à faire. Je suis de la Chine.

— Moi aussi, dit M. de Béhant. Mon grand-père maternel, qui était de Saint-Gaudens, rayonnait — le mot n’est pas trop fort — dans tout le pays pour vendre des mouchoirs de tête en foulard, et de ces jarretières, à boucles de melchior, dont les richards tentaient la vertu des filles.

— Porte-balle, quoi, il était.

— Et de mon avis, ô Béhanzigue, sur la toilette des femmes, qui doit être luxueuse. Quoi, si j’eusse été conquérant ; ce qu’à Confucius ne plaise, croyez-vous que j’aurais voulu piller des villages pauvres et sales, de ces bourgs prussiens qui n’abondent qu’en cochons. S’il est vrai que dans l’amour le plaisir suprême doit se désarmer, encore faut-il que cela n’aille pas sans dommage. Ô joie de retrouver quand la ville fut prise, de retrouver le beau chapeau de la dame changé en paillasson d’un grand âge ; et sa jupe plus pleine, Lœtitia, de faux plis que votre éducation. Mais si elle était venue en robe hollandaise et galure d’Oberammergau, quoi qu’en faire ?… Ah non, j’aime mieux la France.

— Ouais : si jamais nous découchons avec, fiez-vous que je mette des hardes de l’autre année.

— D’avant le Brésilien ? Eh bien, habillez-vous en dryade, et je me consolerai avec le paysage. La première fois que je fus à Paris, je vis le train traverser, au sortir de Marseille, je ne sais quelle oasis fraîche et fruiteuse, où l’on faisait les foins…

— Oui, dit Béhanzigue, je sais : ça finit en « elle ».

— Il y avait là de chantantes faneuses, dont les gestes s’harmoniaient au soir. Un ciel d’après couchant faisait les couleurs plus profondes. L’air était volubile et parfumé. Et toutes ces filles aux robes en fleur, on eût dit de ces nymphes, je vous dis, et chères aux Grecs, qui naissent de l’arbre ou de la source.

— Des fées, ça s’appelle observa la modiste honoraire.

— Au lieu que tous ces pays en tôle peinte, Ceylan, Capri, Saint-Sébastien où l’on s’enrhume…

— Si vous connaissiez, dit Béhanzigue, le pays de l’Entre-deux-mers, où je suis né, près de la Dordogne aux belles eaux, sous un ciel mouvant. Là, quand le printemps s’éveille, tout un peuple, dans ses vignes, épars, les poudre d’un azur étrange, tout en répétant le vers bien connu de Gregh :

Ils ont injustement parlé de moi, je soufre.

—Et moi aussi, dit Lœtitia. Mais c’est de faim.

— Si on irait chez Rumpel, dit Fô. J’aime les fournisseurs qui portent de ces vieux noms de France.

Et il se leva en fredonnant :

Orléans, Beaugency. Notre-Dame de Cléry

Il chantait encore dans la pâtisserie, quand une commise l’interrompit en lui présentant une carte :

— Il y a un Monsieur qui voudrait parler à Monsieur le vicomte.

— Faut-il que je me parisianise, s’écria le Chinois, flatté d’être reconnu. Voilà qu’on me traite comme tout le monde, maintenant, comme si je ressemblais à la Rubinstein, ou à Rapopor… et qui ne se ressemblent pas — non, heureusement.

— Mon cher, observa Béhanzigue, pour avoir l’air parisien, il faut y être né. Regardez-moi.

— T’es donc de Paname, à c’te heure ?

— Oui, Marie, 27 rue Cassette, au fond de la cour, où sont aujourd’hui les Missions. Au rez-de-chaussée, il y avait une brodeuse ; au premier, un général ; et, en face, un portail bâti par les ancêtres de ce gros bonhomme, et rien maous, qui est toujours raide. Tu ne connais que lui.

— Non. Et ce bristol, alors ?

— Hélas ! dit Fô, c’est un homme d’esprit. Ce qu’il va nous la tenir. Et comme il est devenu gros !

Mais l’homme d’esprit ne disait rien, comme on put s’en convaincre, quand Fô l’eût présenté sous le nom fleuri de M. Deviroflay. Béhanzigue le prit aussitôt en grippe, et, après l’avoir contemplé de son œil de sanglier :

— J’ai connu quelqu’un de votre nom, lui dit-il, qui faisait des chapeaux — affreux. Votre père, sans doute ? L’homme d’esprit fit non de la tête, et ajouta :

— Je ne m’appelle pas Deviroflay.

— C’est donc ça, s’écria le Chinois, que vous avez tant grossi.

— Mais j’avais sa carte dans ma poche. Vous comprenez… Moi, je m’appelle…

Et il se tût.

— Mais c’est très dangereux, ces trucs là, affirma le baron de Béhant, avec férocité.

Entre tant, l’autre, penché vers Lœtitia, lui demandait avec un air de doute :

— Est-ce vrai qu’il vient ici des gens de la Tour Pointue ?

La modiste, trop jeune pour en être encore à cet argot désuet, crut qu’il était question de ce restaurant des Quais, sinistre aux canards, dont le maître d’hôtel venait de se noyer pour en avoir accommodé en six mois 3.514 de suite, à la Rouennaise.

— Oh non, dit-elle, c’est trop loin.

Il eut un soupir de mélancolie, et, se tournant vers Béhanzigue, lui répondit d’une voix creuse :

— Très dangereux. Mais ça jette de l’imprévu. Ainsi, je me rappelle…

Et l’homme d’esprit se tût, mais d’un silence si escarpé, si opaque, si définitif, d’un silence qu’on sentait que rien ne lui ferait rompre, que Lœtitia, qui le regardait avec la bouche, comme elle-même disait, en poussa un léger sifflement d’admiration.