Bélinde/27

La bibliothèque libre.
Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IVp. 57-105).


CHAPITRE XXVII.

UNE DÉCOUVERTE.


Nous allons continuer l’histoire de Virginie, et en épargner la peine à Clarence,

Au lieu de la familiarité enfantine et franche avec laquelle Virginie recevait Clarence Hervey, elle ne le voyait plus qu’avec embarras et réserve. Frappé de ce changement dans sa manière, et alarmé de la profonde tristesse qu’elle essayait en vain de dissimuler, il demanda avec vivacité à mistriss Ormond la cause de cette altération.

Les réponses de mistriss Ormond et le récit qu’elle lui fit de ce qui s’était passé pendant son absence augmentèrent son inquiétude. Il fut indigné de l’insulte que Virginie avait reçue de la part des étrangers qui avaient escaladé les murs du jardin. Tous les efforts pour découvrir leur nom furent inutiles ; mais, de crainte qu’ils ne répétassent leur visite, il fit quitter Windsor à Virginie, et la mena directement à Twickenham. Il y resta quelques jours avec elle et mistriss Ormond, afin d’observer par lui-même la vérité et la justesse des remarques de mistriss Ormond. Jusqu’à ce moment il était persuadé que le sentiment de Virginie pour lui était plutôt l’effet de la reconnaissance que de l’amour ; avec cette opinion, il crut n’avoir sérieusement aucun reproche à se faire d’avoir trahi aussi imprudemment le penchant invincible qui l’entraîna vers elle dans le commencement de leur liaison. Il s’était flatté que, quand même elle eût su discerner ses intentions, son cœur n’aurait point murmuré d’un changement dans ses sentimens ; et comme alors son bonheur n’aurait point souffert, Clarence Hervey croyait que, sans blesser l’honneur, il pouvait être inconstant ; — mais tout était changé. — Quoique bien peu disposé à le croire, il ne put en douter plus long-temps. — Virginie ne pouvait plus rencontrer ses yeux ou lui parler sans une sorte d’embarras qu’elle ne pouvait cacher : elle tremblait toutes les fois qu’il s’approchait d’elle ; et, s’il avait l’air sérieux ou distrait, ses yeux se remplissaient de larmes. Dans d’autres momens, malgré l’indolence naturelle de son caractère, elle s’efforçait de lui plaire par une conversation vive et animée ; elle apprenait tout ce qu’il voulait ; tout ce qu’il lui disait paraissait l’intéresser. Clarence s’imagina d’abord que ses momens de mélancolie étaient causés par un secret desir de connaître le monde dont elle avait été jusque là séparée. Il essaya un jour de pénétrer sa pensée sur ce sujet ; mais elle trompa son attente en paraissant n’avoir aucune envie de quitter sa retraite. Elle lui dit qu’elle était persuadée qu’aucun des amusemens dont il lui avait fait la description ne pourrait lui plaire, et qu’elle ne desirait nullement d’entrer dans le monde.

Pendant le temps de sa passion pour elle, Clarence avait fait peindre son portrait sous le nom de Virginie de Saint-Pierre. Il était dans la chambre où ils causaient alors, lorsqu’elle lui parla de son goût pour une vie retirée ; les yeux de Clarence se fixèrent par hasard sur le portrait, et ensuite sur l’original. Elle détourna la tête, — soupira profondément ; et, quand il lui demanda d’une voix tendre si elle était malheureuse, elle cacha son visage dans ses mains, et ne fit aucune réponse.

Hervey ne put être insensible à sa douleur, et à la délicatesse de ses sentimens ; il voyait sa fraîcheur se ternir et son caractère perdre sa gaieté ; son existence semblait devenir un fardeau pour elle. Il craignit alors que ce ne fût l’effet de sa propre imprudence.

Il se reprocha de l’avoir tirée de son obscurité, dans laquelle elle aurait pu trouver le bonheur.

J’ai fait naître, se disait-il, de fausses espérances dans son cœur, et à présent elle est malheureuse ! j’ai gagné sa tendresse, son bonheur dépend entièrement de moi ; et je l’abandonnerai ! Mistriss Ormond m’a dit qu’elle était convaincue que Virginie ne survivrait pas d’un jour à mon mariage avec une autre ; je ne suis pas disposé ordinairement à croire que les femmes meurent d’amour ; et je ne suis pas assez fat pour supposer que le sentiment qu’on a pour moi peut aller jusqu’au désespoir : mais cette jeune fille est d’un caractère naturellement mélancolique, elle a beaucoup de sensibilité, toutes ses affections sont concentrées, et rassemblées sur un seul objet ; au milieu de sa solitude, une même pensée l’occupe sans cesse, et son imagination exaltée peut la porter aux dernières extrémités. Ah ! pourquoi n’ai-je point connu Bélinde avant Virginie ? —

La délicatesse, la pitié et la générosité, déterminèrent Clarence Hervey à ne point abandonner cette infortunée ; quoiqu’il sentît, chaque fois qu’il la voyait, combien il lui préférait Bélinde. Ce combat de l’amour et de l’honneur produisait en lui cette apparente irrésolution qui impatientait tant lady Delacour, et tourmentait Bélinde. Cette mèche de cheveux charmans qu’il laissa tomber si maladroitement aux pieds de Bélinde était de Virginie ; il allait les porter chez le peintre, afin qu’il en pût imiter la couleur. Il faut expliquer à présent pourquoi ce portrait fut exposé aux regards du public.

Dans le même temps où l’esprit de M. Hervey était agité et troublé par les circonstances dont nous venons de parler, il arriva un incident qui parut devoir adoucir un peu sa position pénible : M. Moreton, ce ministre qui venait lire des prières tous les dimanches en présence de mistriss Ormond et de Virginie, manqua un jour à sa visite accoutumée : le lendemain matin, il alla trouver M. Hervey, avec un visage qui annonçait qu’il avait quelque nouvelle importante à lui communiquer.

J’ai des espérances, mon cher Clarence, dit-il, je crois avoir trouvé le père de votre Virginie. Hier, un de mes amis, qui est musicien, me persuada d’aller avec lui entendre l’orgue à l’église de l’asile des enfans à saint-George fields. Je vis un homme de trente à quarante ans passer en revue une pension de jeunes filles, et demandant avec beaucoup de curiosité et d’inquiétude leurs âges et le nom de leurs parens. Cet étranger tenait dans sa main un portrait, dont il cherchait à trouver la ressemblance parmi ces jeunes personnes. Je n’étais pas assez près de lui, continua M. Moreton, pour voir distinctement le portrait ; mais ce que je pus en appercevoir me parut ressembler à Virginie, quoique la figure parût être celle d’un enfant de quatre ou cinq ans. J’imagine que ce monsieur se trouvera encore dimanche prochain dans cette église ; je lui ai même entendu exprimer le desir de voir celles des jeunes personnes qui se trouvaient absentes ce jour-là.

Savez-vous le nom de cet étranger, et où il demeure ? dit Clarence.

Je ne sais rien de lui, répliqua M. Moreton, je lui ai seulement entendu dire qu’il était fou de la peinture, et que ce portrait avait fait depuis long-temps son bonheur.

Impatient de voir cet homme, qu’il croyait être le père de Virginie, Clarence Hervey se rendit le dimanche suivant à l’église ; mais l’étranger ne parut pas ; et la seule chose qu’il apprit de lui, fut qu’il avait fait beaucoup de questions à l’un des administrateurs de l’hospice, dans l’espérance de retrouver sa fille parmi les jeunes orphelines, et qu’il avait donné une demi-guinée à l’une d’elles, en lui disant qu’elle ressemblait un peu à sa Rachel.

À ce nom, Clarence, ne doutant pas qu’il fût le père de Virginie, se désola d’avoir manqué l’occasion de lui parler ; et, après avoir fait de nouvelles tentatives, toutes inutiles, pour le rencontrer, il se rappela ce que M. Morton lui avait dit sur le goût de cet étranger pour la peinture, et il résolut de faire exposer publiquement le portrait de Virginie, dans l’espérance qu’il pourrait lui faire découvrir celui qu’il cherchait. Le jeune artiste qui avait peint Virginie, et qui avait beaucoup d’obligation à Clarence, lui promit de se trouver tous les matins à Sommerset-House, tant que l’exposition durerait, et de faire une attention particulier à tous ceux qui regarderaient son ouvrage. Il promit d’informer M. Hervey si quelqu’un le questionnait relativement à ce portrait.

Justement le jour où lady Delacour et Bélinde se trouvaient à l’exposition, le peintre appela Clarence, et l’informa qu’un homme venait de lui demander avec beaucoup d’empressement si le tableau de Virginie était un portrait. Cet homme n’était point l’étranger qui avait été vu à l’Asilum, c’était un fameux bijoutier. Il dit à M. Hervey que sa curiosité avait été excitée en voyant ce tableau par sa ressemblance avec une miniature qu’on l’avait chargé de remonter. Elle appartenait à M. Hartley, qui a fait une fortune considérable aux Indes occidentales ; c’est le portrait d’une fille unique dont la perte le met au désespoir. Clarence s’informa avec vivacité où il pourrait trouver M. Hartley ; mais le bijoutier l’ignorait, et lui dit seulement que son domestique en lui remettant la miniature, lui avait dit que son maître venait de partir à la hâte pour Portsmouth, où la flotte des Indes occidentales devait bientôt mettre à la voile.

Clarence se détermina à le suivre immédiatement à Portsmouth. Il n’avait pas un moment à perdre, et il quitta Bélinde et lady Delacour avec une précipitation qui les étonnèrent.

Il savait bien que cent fois, devant lady Delacour, son amour pour miss Portman s’était trahi ; mais il ne pouvait espérer d’être payé de retour, tant que sa conduite aurait une apparence si mystérieuse. Le seul espoir qui lui restât était fondé sur le changement qui pouvait s’opérer dans la fortune de Virginie, s’il parvenait à trouver son père. Il croyait alors que son sentiment pour lui s’affaiblirait à mesure que sa fortune lui donnerait plus de moyens de briller dans le monde. Il espérait que Virginie environnée de plaisirs et d’adorateurs, oublierait peu-à-peu celui que le malheur et la solitude lui avait fait aimer. Quand elle aura des objets de comparaison, son cœur se détachera de moi, se disait-il ; alors je serai libre de suivre l’impulsion de mon cœur, et je pourrai déclarer ma passion pour Bélinde.

La tête pleine de ces idées, il se hâta de courir à la recherche du père de Virginie. Lorsqu’il fut arrivé à Portsmouth, il demanda si la flotte pour l’Amérique était prête à partir.

Non, c’est demain à une heure du matin qu’elle met à la voile.

Il fit sur-le-champ les perquisitions les plus exactes pour trouver M. Hartley. Personne de ce nom ne devait s’embarquer. Hartley était cependant bien le nom que le jouaillier avait prononcé. Ce fut en vain qu’il le demanda ; à la fin cependant le munitionnaire se rappela qu’il était venu sur son vaisseau, et qu’il lui avait parlé de retourner en Amérique sur le même vaisseau, si jamais il quittait l’Angleterre. Mais, ajouta-t-il, nous ne l’avons pas revu depuis.

Le diable m’emporte, dit un matelot qui se trouvait là, s’il n’est pas parti pour l’autre monde, il est sûrement enfermé à Bedlam, aux petites maisons de Londres, car sa tête était diablement timbrée. Jack, ne te souviens-tu pas de cet homme qui se promenait toujours sur le pont d’un air morne, et avec un petit morceau de peinture à la main, grand comme un écu de six francs ? Monsieur, il est inutile de le chercher ; vous pouvez être sûr que s’il n’est pas dans l’eau, il est dans la maison des fous.

Malgré ces discours, Hervey persista dans ses recherches, et il pensa que M. Hartley avait été arrêté en route par quelque accident, et qu’il arriverait sûrement à Portsmouth avant le départ de la flotte. Il attendit donc, mais ce fut vainement ; la flotte partit sans M. Hartley. Il resta encore quelques jours, et retourna enfin à Londres, désespéré du malheureux succès de son voyage. Il fit une tournée sur les côtes pittoresques de Dorset et de Dévonshire, et ce fut pendant cette absence qu’il écrivit à lady Delacour les lettres dont nous avons parlé. Il essaya de se distraire, mais toutes ses pensées se tournaient involontairement sur Bélinde.

Dans ses lettres, il osait à peine prononcer le nom de Bélinde ; il craignait de trahir son sentiment ; tous les conseils qu’il donnait à lady Delacour, étaient le résultat des conversations qu’il avait eues avec Bélinde. C’était elle qui lui avait appris à connaître lady Delacour ; et c’était avec Bélinde qu’il avait formé le projet de rappeler leur commune amie à la raison et au bonheur. Quoiqu’il regardât comme un obstacle invincible à ses desirs l’attachement qu’il avait inspiré à Virginie, sa surprise et son effroi furent extrêmes lorsqu’il reçut la lettre de lady Delacour, dans laquelle il apprenait la nouvelle du mariage prochain de M. Vincent avec Bélinde. Par un de ces hasards malheureux, l’arrivée de cette lettre fut retardée de quinze jours. Dès qu’il la reçut il se mit en route pour la capitale : son premier desir, sa première pensée fut d’aller sur-le-champ chez lady Delacour. Il partit cependant pour Twickenham, afin que Virginie décidât de son sort : il vit bien, d’après ce que mistriss Ormond lui dit, que l’absence n’avait produit aucun effet sur son cœur.

Mistriss Ormond était également sensible et faible ; elle aimait beaucoup Virginie, et son inquiétude sur le sort de cette jeune personne augmentait en raison de sa tendresse pour elle. Lorsque Clarence Hervey lui parla de son amour pour Bélinde, elle ne put retenir son émotion.

En vérité, M. Hervey s’écria-t-elle, il n’est plus temps de faire des raisonnemens ou d’hésiter ; personne ne peut être assez aveugle pour douter de l’amour de Virginie pour vous.

J’en suis vraiment peiné, dit Clarence.

— Pourquoi, pourquoi donc, M. Hervey, avez-vous oublié le temps où vous étiez si impatient de l’appeler votre femme ? — le temps où vous la trouviez la plus charmante personne du monde !

— Je n’avais pas encore vu Bélinde Portman.

— Eh ! plût à Dieu que vous ne l’eussiez jamais vue ; sûrement alors, monsieur, vous n’abandonneriez pas ma Virginie ! — Sa santé, son bonheur, sa réputation, vont donc être sacrifiés ?

— Sa réputation ! mistriss Ormond ?

— Oui, monsieur ; vous ne savez pas sous quel jour nous sommes considérées, et je ne le sais moi-même que depuis peu de temps ; mais je puis vous assurer que sa réputation est calomniée : on ne s’en cache plus ; on dit par-tout qu’elle est votre maîtresse. L’oiseau chéri de Virginie s’était envolé ; une femme me le rapporta, et elle me parla dans des termes qui m’ont mise hors de moi-même. Il est inutile que je vous donne les détails de notre conversation ; il me suffit de dire, d’après les informations que j’ai prises, que votre mariage seul avec Virginie peut sauver sa réputation ; ou — Mistriss Ormond fut interrompue par Virginie, qui entra dans la chambre à pas lents, les jeux fixés sur la terre, et ayant l’air d’être plongée dans une profonde rêverie.

Depuis mon retour, dit Clarence d’un ton embarrassé, je n’ai pas entendu parler de miss Saint-Pierre.

Miss Saint-Pierre ! — Il a coutume de m’appeler Virginie, dit-elle en se retournant du côté de mistriss Ormond. — Il est donc fâché contre moi ?

— Il vous appelait Virginie lorsque vous n’étiez qu’une enfant.

— Ah ! plût à Dieu que je fusse encore une enfant !

Puis elle s’approcha de M. Hervey, ouvrit un porte-feuille, et lui dit :

Si vous avez le temps, monsieur, je vous montrerai mes dessins. Je veux vous prouver que j’ai vaincu mon indolence, ma paresse accoutumée, comme vous m’en aviez témoigné le desir.

Elle avait travaillé de mémoire : c’était l’hermitage de sa grand’mère. Ce dessin rappela tout-à-coup à Clarence les émotions qu’il avait éprouvées dans New-Forest. Il se représenta Virginie lui offrant une rose ; il se ressouvint de la voix sombre de la vieille femme, de ses dernières paroles, et de la promesse qu’il lui avait solennellement donnée.

Ce dessin ne vous plaît pas beaucoup, dit Virginie ; en voici un autre ; j’espère que vous l’aimerez mieux.

Celui-ci est charmant ! s’écria-t-il, il est fait à merveille !

Je savais bien qu’il en serait content ; je vous l’avais bien dit, miss, dit mistriss Ormond.

Vous voyez, dit Virginie, que si, depuis votre retour, vous n’avez pas entendu parler de miss Saint Pierre, elle n’a pas oublié, pendant votre absence, de suivre vos conseils. — Mais ne vous fatiguez pas à regarder plus long-temps ; je voulais seulement vous prouver que si je n’ai pas de talens, j’ai au moins le desir constant de vous plaire, et que Virginie n’est pas ingrate.

Oh ! j’en puis répondre, dit mistriss Ormond ; Virginie n’est point ingrate.

Ingrate ! répéta Clarence ; qui jamais eut cette pensée ? Pourquoi lui inspirez-vous de telles idées ?

Virginie, s’appuyant sur l’épaule de mistriss Ormond, se mit à fondre en larmes.

Vous avez exalté sa sensibilité de manière à nuire à son bonheur, s’écria Hervey d’un ton affligé. — Virginie, Virginie, écoutez-moi, lui dit-il en serrant tendrement sa main, ne me considérez pas comme un maître, — comme un tyran, — N’allez pas penser que je vous crois ingrate !

Virginie continua de pleurer.

Ma chère, dit mistriss Ormond, si vous vous livrez toujours à vos pensées mélancoliques, vous ferez votre malheur et celui de M. Hervey.

— Dieu m’en préserve ! le premier vœu de mon cœur est de…

Elle s’arrêta ; puis ajouta :

Je serais la femme du monde la plus coupable, si je le rendais malheureux.

— Mais comment peut-il être heureux s’il vous voit malheureuse ?

Eh bien, il ne le verra pas, dit-elle en essuyant ses larmes.

De penser que vous n’êtes pas heureuse et que vous nous le cachez, serait encore plus pénible, dit Clarence.

Mais comment le pourriez-vous penser ? répondit Virginie ; vous êtes trop bon, vous êtes trop aimable. N’allez pas vous imaginer que je ne suis pas heureuse. — Je le suis, je dois l’être.

Regrettez-vous votre hermitage ? lui demanda Clarence ; ces dessins prouvent que vous en conservez un souvenir bien vif.

Virginie rougit ; elle répondit avec embarras :

Est-ce ma faute si je ne puis l’oublier ?

Vous avouez donc que vous y étiez plus heureuse qu’ici ? dit mistriss Ormond.

Virginie ne répondit rien à cette question. Son silence attendrit Clarence ; et lorsque mistriss Ormond répéta la même demande, il tira d’embarras la tremblante Virginie, en disant :

Ma chère mistriss Ormond, vous savez bien que la confiance se gagne, mais ne se demande pas.

Il est vrai que je n’ai aucun droit à une confiance si grande, reprit mistriss Ormond ; mais cependant…

Je ne prétends pas vous rien cacher, mistriss Ormond ; mais je sais qu’une femme doit mettre des bornes à sa franchise avec… je veux dire… que… je ne sais pas ce que je veux dire, s’écria Virginie en se jetant sur un sopha, dans une extrême confusion.

Pourquoi vous plaisez-vous à la troubler ainsi, mistriss Ormond, dit M. Hervey ? Il jeta sur Virginie un regard si tendre, que mistriss Ormond ne se repentit pas d’avoir causé ce moment d’embarras.

— Ne croyez jamais que nous puissions soupçonner l’aimable et noble franchise de ma chère Virginie.

— Oh ! non, je n’ai pas cette crainte ; je vous connais trop bien pour avoir cette idée de vous. — Il est des sentimens qu’il faut taire ; — mais ce que je ne dois ni ne puis cacher, c’est que vous ne serez jamais malheureux par ma faute. — Ne pensez pas tant à mon bonheur, ajouta-t-elle avec un sourire forcé, je suis et je serai heureuse. — Ne me cachez seulement aucun de vos vœux et de vos sentimens, et je dirigerai les miens d’après les vôtres.

Aimable, charmante, généreuse fille ! s’écria Clarence.

Prenez garde, dit mistriss Ormond, prenez garde, Virginie, de promettre plus que vous ne pouvez tenir : des vœux et des sentimens ne se dirigent pas facilement.

Je n’ai pas dit, je crois, que cela fût aisé, répondit Virginie ; mais j’espère que ce n’est pas impossible.

J’en doute, dit mistriss Ormond. — Vous êtes et vous serez heureuse, dites-vous : chère Virginie, ne vous trompez pas vous-même, — ne vous trompez pas ; — je suis fâchée de vous faire rougir, mais…

C’est assez, madame, dit M. Hervey en l’interrompant d’un air sévère.

Mistriss Ormond, pour la première fois, continua malgré cet ordre.

Je vous demande à vous-même, ma chère Virginie, si vous étiez heureuse ce jour…

— Il est bien cruel à vous, mistriss Ormond, de me persécuter ainsi, dit Virginie en retirant brusquement sa main de celles de mistriss Ormond. Elle sortit en jetant sur elle un regard indigné.

Dès qu’elle fut sortie, mistriss Ormond s’écria :

Mon Dieu, que je voudrais que miss Portman fût mariée ! — Jamais je ne me le pardonnerai. — Nous avons cruellement abusé cette pauvre Virginie ! — Elle vous aime à la folie. J’ai nourri sa passion ; je l’ai trompée. J’ai été assez insensée pour lui dire qu’elle serait certainement votre femme.

— Vous lui avez dit cela ! — Ne vous avais-je pas dit, au contraire, mistriss Ormond, de…

— Oui ; mais je n’ai pu me taire, lorsque j’ai vu ma pauvre Virginie languir pendant votre absence. — D’ailleurs, j’ai bien cru qu’elle s’en doutait depuis long-temps, d’après votre assiduité et toutes vos manières. Avez-vous déjà oublié vous-même combien vous l’aimiez, il n’y a pas encore un an ? Avez-vous oublié combien peu vous cherchiez à déguiser vos vrais sentimens ? Croyez-vous qu’elle ne se soit pas bien apperçue que vous la traitiez plus froidement ? Comment pouvez-vous donc la blâmer de ce qu’elle vous aime, et de ce qu’elle est malheureuse ?

Je ne blâme personne que moi, s’écria Clarence, je supporterai la peine que j’ai méritée. Je tâcherai de la rendre heureuse.

Il parcourut la chambre à grands pas. Au bout de quelques minutes il s’assit pour écrire à Virginie.

Lorsqu’il eut fini sa lettre, il la remit à mistriss Ormond.

— Lisez-la, — cachetez-la, et veuillez la lui donner. Vous adresserez la réponse chez le docteur X. rue de Chiffard.

Ah ! je reconnais-là M. Hervey, s’écria mistriss Ormond en jetant les jeux sur la lettre, qui demandait la main de Virginie. Elle voulait encore lui exprimer toute sa joie, lorsqu’elle s’apperçut qu’il était parti.

Une probité délicate prescrivait à Clarence de sacrifier son amour au bonheur de Virginie. Il avait fait un violent effort sur lui-même ; car plus il la voyait, plus il sentait qu’elle n’aurait jamais que son amitié. Il n’avait aucun doute sur la réponse qu’elle ferait à sa lettre : son sort était donc décidé ; et il résolut d’écrire aussitôt à lady Delacour pour lui en faire part ; car il sentait bien qu’il n’aurait pas le courage de lui parler. Il s’efforça d’éloigner Bélinde de sa pensée ; mais cependant il ne put résister au desir de savoir si elle était engagée irrévocablement à M. Vincent.

Il pensa que le docteur X. pourrait l’en instruire positivement ; et il prit le chemin de la ville. Le docteur n’était pas chez lui ; et son domestique dit à Clarence qu’il le trouverait sans doute chez mistriss Mangaretta Delacour. Hervey s’y rendit sur-le-champ.

Hélène l’apperçut la première. — Ma chère tante, voilà M. Hervey, s’écria-t-elle. — Justement nous desirions le voir.

M. Hervey, dit la vieille dame avec un sourire aimable, votre petite amie Hélène vous dit la vérité ; nous desirions votre présence. Je suis sûre que vous apprendrez avec plaisir, qu’enfin mon opinion sur lady Delacour est tout-à-fait changée ; elle vient d’abandonner toutes ces connaissances dangereuses ; elle s’est réconciliée avec son mari et avec ses amis ; Hélène va en fin aller habiter chez elle. — Je viens de recevoir d’elle un billet charmant ! Venez dîner ici jeudi prochain, vous y trouverez lady Delacour, et la réunion d’une famille heureuse. — Vous avez contribué à sa conversion, et c’est pourquoi je desire beaucoup que vous soyez avec nous jeudi. Vous voyez, M. Hervey, que je ne suis pas aussi entêtée que je l’ai d’abord paru ; et que je me rends à l’évidence. Pardonnez-moi la sévérité un peu exagérée avec laquelle je vous ai parlé la première fois que je vous ai rencontré chez lady Anne. Je reconnais avec plaisir que je m’étais tout-à-fait trompée sur votre compte. — Mais il me semble que la lecture du billet de lady Delacour vous rend stupéfait d’étonnement.

Il y avait effectivement dans ce billet quelques mots qui privèrent Clarence de l’usage de la parole. Les voici :

Ce que vous avez entendu dire est parfaitement bien fondé. Bélinde Portman va épouser M. Vincent. — Je le mènerai chez vous jeudi.

Heureusement pour M. Hervey, le docteur X. entra dans ce moment, et déroba ainsi à mistriss Delacour l’angoisse qu’il éprouvait. — Une autre personne entra avec le docteur X ; mais, dans la confusion où il était alors, Clarence n’y fit d’abord aucune attention. Le docteur X. s’approcha de lui, tandis que l’étranger tira des papiers de sa poche, et se mit à parler bas à mistriss Delacour.

Dites-moi maintenant, Clarence, si vous le pouvez, dit le docteur, quelle est celle de vos trois maîtresses que vous aimez le mieux ? Je vous ai donné quelques mois pour vous tirer de l’incertitude où votre cœur jetait votre esprit. — Seriez-vous encore dans ce pénible état ?

Non, lui répondit Clarence, toute hésitation est terminée, toute incertitude finie. Je vais me marier…

— Vrai ? — Mais vous me paraissez consterné ! — Puis-je vous demander, sans indiscrétion, quelle est l’heureuse femme qui va porter votre nom ?

— Virginie de Saint-Pierre. — Vous saurez son histoire lorsque nous serons seuls, dit M. Hervey en baissant la voix.

Vous pouvez, reprit le docteur, parler sans la moindre crainte : mistriss Delacour est trop occupée de ses affaires pour se mêler de celles des autres. Quant à M. Hartley, il est si…

M. Hartley ! dites-vous, s’écria Clarence en l’interrompant, et en se retournant vers l’étranger.

— Oui, c’est M. Hartley. — Qu’a donc ce nom qui doive vous étonner autant ? dit le docteur X. d’un ton calme. C’est un Américain : j’ai fait connaissance avec lui l’été dernier chez son ami M. Horton : il est très-bon et très-sensible. Dans ce moment il parle à mistriss Delacour d’une terre qu’elle possède près de celle de M. Horton : voilà tout ce que je sais de lui. — Votre curiosité n’est-elle pas satisfaite ?

Je veux savoir, dit vivement Clarence, si M. Hartley possède une miniature qui m’intéresse beaucoup. Présentez-moi sur-le-champ à lui, je vous en supplie…

Le docteur satisfit Clarence, qui, dans son impatiente curiosité, n’hésita pas à questionner l’étranger sur le portrait de sa fille.

M. Hartley soupira profondément et salua Clarence, en tirant de son sein un petit médaillon qu’il lui présenta.

— Hélas ! monsieur, je crains bien que vous ne puissiez me donner aucun renseignement sur l’original de ce portrait. — Je n’ai pas vu ma fille depuis son enfance, et j’ai perdu tout espoir de la retrouver.

Clarence reconnut bientôt tous les traits de Virginie ; mais au moment où il allait faire une exclamation de surprise et de joie, il regarda M. Hartley, et vit sur son visage l’émotion la plus vive ; il eut assez de force sur lui-même pour vaincre son premier mouvement, et pour lui dire d’une voix composée :

— Il serait trop cruel, monsieur, de vous donner de fausses espérances.

— J’en mourrais, monsieur, oh ! oui, j’en mourrais ! s’écria M. Hartley en mettant la main sur son front. — Mais dites-moi, je vous en prie, ce que signifiaient ce regard, cet étonnement, que j’ai remarqués lorsque vous avez jeté les yeux sur le portrait ? — Parlez, je vous en supplie, si vous avez pitié d’un homme dévoré d’inquiétudes. Connaîtriez-vous quelqu’un qui ressemblât à ce portrait ?

J’ai vu, je crois, dit Clarence, un tableau qui a quelque ressemblance…

— Ciel ! où donc ? Ne puis-je le voir ?

Le docteur voulut représenter qu’il n’était point raisonnable de se fier à de telles ressemblances. — Mais, dit Clarence, il est bon que monsieur voie le tableau dont je parle ; il est chez M. R., peintre, dans la rue de Newman : j’y accompagnerai M. Hartley quand cela lui plaira.

— Sur-le-champ ! si vous avez cette bonté : ma voiture est à la porte, et nous demanderons à mistriss Delacour la permission de…

Messieurs, dit-elle, point de complimens ; je vous laisse partir, à condition que vous n’oublierez point mistriss Mangaretta, et que vous lui ferez savoir le résultat de votre visite.

Il était si tard lorsqu’ils arrivèrent chez le peintre, qu’on fut obligé de prendre des lumières. M. Hartley, tremblant, s’approcha, pendant que Clarence éclairait le tableau.

Cette ressemblance est si frappante, dit M. Hartley en soupirant, que je puis à peine en croire mes yeux. Docteur X., regardez, je vous prie ; ma vue est tellement troublée… Qu’en pensez-vous, monsieur ? qu’en dites-vous, docteur ?

— Ma foi, je pense que la ressemblance est tout-à-fait frappante ; mais ce tableau est peut-être un ouvrage d’imagination.

D’imagination ! répéta M. Hartley avec anxiété ; pourquoi donc m’avez-vous amené dans ce lieu ?

Non, monsieur, c’est un portrait, dit Clarence ; et, si vous me promettez de calmer votre émotion, je…

— Je serai calme ; — dites-moi seulement — existe-t-elle encore ?

La femme dont voici le portrait existe, reprit Clarence Hervey en s’efforçant de conserver son sang froid, et vous la verrez demain matin.

— Pourquoi pas tout de suite ? Ne puis-je la voir ce soir ?

Il est impossible, monsieur, dit Hervey, que vous la voyiez aujourd’hui ; car elle est à plusieurs milles d’ici, à Twickenham.

Il est trop tard pour y aller, dit le docteur d’un ton ferme. M. Hartley obéit.

Clarence avait pensé très-à-propos qu’il fallait préparer à cette entrevue la pauvre Virginie, et il fit partir immédiatement un messager pour avertir mistriss Ormond de lui apprendre cette nouvelle avec prudence. Le lendemain, M. Hartley et Clarence partirent pour Twickenham. Pendant la route, Hervey convainquit M. Hartley que Virginie était sa fille, en lui racontant toutes les circonstances qu’il avait apprises de sa grand’mère, et de la fermière mistriss Smith. Le nom, l’âge, chaque détail, tout excitait son espérance et sa joie. Il y avait cependant une marque, légère, à la vérité, qui, disait-il, lui ferait reconnaître sa fille de la manière la plus évidente. Il se ressouvint que, lorsqu’elle était enfant, elle avait un signe au-dessus de la tempe droite.

J’ai regardé hier, dit-il, dans le portrait, et je ne l’y ai pas apperçu ; mais peut-être le peintre l’a-t-il omis comme un défaut ; et d’ailleurs, les cheveux, il me semble, descendaient assez pour le cacher.

M. Hartley lui raconta, en peu de mots, son histoire ; il lui parla, dans le transport de sa joie, de sa conduite envers la mère de Virginie, et du repentir qui avait déchiré son cœur.

Elle avait, dit-il, à peine seize ans lorsque je l’enlevai de sa pension. J’étais alors un jeune officier étourdi, pétulant, et ne doutant de rien. Elle avait eu la tête tournée par la lecture des romans. Son père avait eu une petite place à la cour : il possédait peu de fortune ; il mourut, et laissa sa femme dans la plus grande détresse. Ce fut quelque temps après sa mort que j’enlevai sa fille. La bonne veuve en fut inconsolable. Nous nous mariâmes. Mes parens, irrités de cette union, m’obligèrent, deux ans après, de me séparer de ma famille, et de partir pour les îles. Mon mariage avait été fait secrètement ; mes amis le désavouèrent. Ma femme, après une longue maladie, succomba et mourut. Elle m’écrivit de son lit de mort, qu’elle me recommandait sa fille, et qu’elle m’envoyait son portrait, pour que je ne l’oubliasse jamais. Au bout de plusieurs années, je me mariai, à la Jamaïque, avec une femme très-riche. J’eus d’elle un fils, sur qui toutes mes affections se concentrèrent. Ma femme et mon fils me furent ravis par une de ces maladies épidémiques qui ravagent ces climats brûlans. Je crus alors que tout bonheur était perdu pour moi : je me ressouvins de ma fille, et je sentis qu’elle seule pouvait encore donner du charme à mon existence. Je partis pour le continent, et j’arrivai à Portsmouth.

Après beaucoup de recherches inutiles, je me décidai à retourner en Amérique ; une fièvre assez violente me retint. Cette maladie me fit connaître M. Horton, et ce fut lui qui me guérit. Le docteur X., que je vis chez lui, me présenta à mistriss Delacour, où j’ai eu le bonheur de vous trouver.

Tel fut l’entretien des deux voyageurs en approchant de Twickenham.

Mistriss Ormond, instruite par Clarence, prépara Virginie à son entrevue avec M. Hartley. Elle avait à peine vu son père ; mais elle se ressouvenait de tout ce que lui avait dit sa grand’mère ; elle pensait souvent à lui, et elle nourrissait en secret l’espoir de le revoir un jour.

Lorsque mistriss Ormond lui fit entendre que M. Hervey croyait avoir trouvé son père, elle fut transportée de joie.

Mon père ! s’écria-t-elle ; combien ce nom flatte agréablement mon oreille ! me reconnaîtra-t-il ? m’aimera-t-il ? me donnera-t-il sa bénédiction ? me serrera-t-il dans ses bras ? m’appellera-t-il sa fille, sa chère fille ? Oh ! combien je l’aimerai ! je veux consacrer toute ma vie à son bonheur.

Toute votre vie ? dit mistriss Ormond en souriant.

Non, non, dit Virginie, j’espère que mon père aimera M. Hervey. Ne m’avez-vous pas dit qu’il était riche ; je souhaite qu’il le soit beaucoup.

— C’est le dernier vœu que je me serais attendue à vous voir former, ma chère Virginie.

— Mais ne devinez-vous pas pourquoi je le forme ? c’est afin de pouvoir m’acquitter envers M. Hervey.

Chère enfant, dit mistriss Ormond, je reconnais là vos sentimens généreux ; mais n’allez pas cependant vous laisser égarer par votre imagination ; M. Hervey est assez riche.

— Je voudrais qu’il fût pauvre.

— Il ne vous en aimerait pas plus, ma chère, reprit mistriss Ormond.

Virginie soupira.

Si cet homme n’est pas mon père, dit-elle, que je serais cruellement trompée ! j’aimerais mieux que vous ne m’en eussiez jamais parlé.

— Je ne vous en aurais pas parlé, dit mistriss Ormond, si M. Hervey ne l’avait pas desiré ; et je crois qu’il n’aurait pas voulu vous donner un faux espoir.

— Mais il ne dit pas qu’il est certain, qu’il est parfaitement sûr que ce soit lui. Comment pourrait-il en être assuré ? — Ma grand’mère m’a souvent dit qu’il n’avait aucune tendresse pour moi.

— Votre grand’mère s’est donc trompée, car il vous a cherchée par toute l’Angleterre, à ce que dit M. Hervey ; et il est tombé malade de chagrin, d’inquiétude, et de remords.

— De remords !

— Oui, de remords de vous avoir si long-temps abandonnée ; il croyait que vous le haïssiez.

— Le haïr ! est-il possible de haïr son père ?

— Il tremble que vous ne lui pardonniez jamais.

— J’ai lu que des pères pardonnaient à leurs enfans ; mais jamais qu’une fille pût pardonner à son père. Non, je ne puis pas lui pardonner ; mais je sens que je puis l’aimer, et lui faire oublier tous ses chagrins.

J’aimerai mon père mieux que personne.

Je ne le crois pas, ma chère, dit mistriss Ormond en riant.

Que je le voudrais ! dit Virginie, mon bonheur en serait plus assuré. — J’aime M. Hervey ; mais son air froid me glace souvent.

Dans ce moment un carrosse s’arrêta près de la porte ; mistriss Ormond courut à la fenêtre. Virginie fut immobile, son cœur battit avec force.

Est-ce lui ? dit-elle.

— Il descend de voiture dans ce moment.

Virginie resta les yeux fixés sur la porte. Arrêtez, dit-elle, à mistriss Ormond, que nous puissions entendre sa voix.

Elle osait à peine respirer.

Personne ne vient, dit-elle, en pâlissant. Son teint se ranima, lorsqu’elle entendit les pas de deux personnes sur l’escalier.

Entendez-vous ? Est-ce là mon père ?

Dans le même moment, M. Hartley parut.

Ma fille est l’image de sa mère ! s’écria-t-il. Il s’arrêta, et tomba évanoui.

Mon père ! — Elle se précipita à ses pieds.

C’est la voix de sa mère, dit M. Hartley, en reprenant ses sens : Ma fille ! ma chère et tendre fille ! depuis si long-temps que je ne l’ai vue ! Il essaya de la faire relever ; mais il ne put y parvenir : ses bras serraient ses genoux avec force ; et, quand il voulut l’embrasser, il la trouva sans connaissance.

Lorsqu’elle revint à elle-même, elle était dans les bras de M. Hartley ; elle pouvait à peine en croire ses yeux ; il écarta la boucle de ses cheveux, et découvrit le signe sur sa tempe.

— Ma chère enfant, unissez-vous à moi pour prier Dieu de me pardonner.

Ma grand’mère est morte sans me donner sa bénédiction, dit Virginie ; mais, à présent, j’ai le bonheur de recevoir celle de mon père. Heureux moment ! oh ! si elle pouvait en être le témoin ! si, de sa demeure céleste, elle pouvait en ce moment jouir du bonheur de sa fille !

À ces premiers transports succédèrent un silence expressif, et un langage muet qu’il est plus facile d’imaginer que de décrire.

Mistriss Ormond, dont la sensibilité n’était pas aussi vive, et dont le cœur n’était pas aussi ému, voyait avec peine que Virginie perdait un temps précieux, et que M. Hervey était sorti de la chambre.

Ma chère Virginie, dit-elle, M. Clarence est parti pour ne point vous gêner par sa présence ; — je vais aussi, me retirer ; — mais, parlez donc, vous êtes muette ? —

— Mon cœur est si plein, que je ne sais que lui dire.

— Je le conçois ; mais vous aviez tant de choses à dire à monsieur votre père avant qu’il ne fût arrivé !

— Oui, mais du moment que je l’ai vu, j’ai tout oublié pour ne penser qu’à lui.

À lui, et à M. Hervey, dit mistriss Ormond.

Je ne pensais pas à M. Hervey dans ce moment, répondit Virginie en rougissant.

Eh bien, ma chère amie, je vais vous laisser parler et penser comme bon vous semblera, reprit mistriss Ormond en sortant.

M. Hartley avait entendu parler au docteur X. de l’amour de M. Clarence Hervey pour miss Bélinde Portman. Ce qu’il venait d’entendre dire à mistriss Ormond, la rougeur de Virginie, et l’intérêt même que M. Hervey avait pris à sa fille, lui firent craindre que l’ingénue et tendre Virginie ne fût éprise de Clarence, et qu’elle ne fût pas payée de retour. Le bonheur de la revoir était déjà troublé par cette alarme ; il voulut lui peindre tous les plaisirs qu’une fortune considérable pourrait lui procurer dans le monde ; elle entendit cette longue énumération avec froideur.

Toute ma fortune est à vous, lui dit-il.

— Vous avez de la fortune !

— Oui, ma chère fille, elle est à vous.

— Ah ! que je serais heureuse de pouvoir reconnaître tous les bienfaits de M. Hervey !

Croyez-vous qu’il se contente de votre fortune, et qu’il ne veuille pas aussi le don de votre cœur ? — Ne rougissez pas, Virginie, et parlez avec franchise à votre père ; dites-moi, devrais-je lui refuser votre main s’il me la demandait ?

Je vois bien, dit Virginie, que les vœux de mon père seront toujours d’accord avec les miens ; mais, ajouta-t-elle en changeant de ton, ce n’est qu’hier que M. Hervey m’a parlé de mariage.

— Eh bien, qu’avez-vous répondu ?

Voici ma réponse, dit Virginie, en montrant la lettre suivante :

« Je serai heureuse si toute ma vie peut être consacrée à faire votre bonheur, et à vous prouver ma reconnaissance. »

M. Hartley approuva Virginie, et lui exprima le desir de jouir de la satisfaction de M. Hervey.

Je voudrais le voir content, s’écria Virginie ; mais, hélas ! il est toujours mélancolique avec moi, toujours distrait ; une peine secrète semble oppresser son cœur ; et ce n’est que lorsqu’il me croit triste qu’il me dit qu’il m’aime.

Ces paroles fortifièrent les craintes de M. Hartley, et il résolut de s’assurer des sentimens de Clarence, avant de lui remettre la lettre de sa fille ; mais mistriss Ormond avait déjà instruit M. Hervey du contenu de ce billet. Cette réponse positive fixait irrévocablement son sort. Pour soutenir son courage, il voulut être témoin de la préférence que Bélinde donnait à M. Vincent ; ce qui, peu d’heures avant, aurait causé son désespoir, devenait l’objet de ses desirs.

Déterminé à résister à son amour, il voulut l’ensevelir dans son cœur. Il recommanda le secret à mistriss Ormond, et il dissimula si bien ses sentimens, que M. Hartley ne douta plus qu’il ne partageât les sentimens de sa fille ; en lui exprimant sa reconnaissance, il le pressa de conclura l’union à laquelle il attachait le bonheur de sa vie.