Camille Roqueplan (Th. Gautier, 1855)

La bibliothèque libre.
Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 191-199).






CAMILLE ROQUEPLAN




Camille Roqueplan était élève d’Abel de Pujol et de Gros. Il ne ressemble guère ni à l’un ni à l’autre de ses maîtres : — à vrai dire, les gens bien doués n’ont d’autre professeur qu’eux-mêmes, et ils ne prennent à l’atelier que des recettes et des procédés matériels, qu’ils modifient bientôt à leur usage. Lorsqu’il sortit de l’école, — c’était le temps de la grande insurrection romantique : Eugène Devéria, qui, depuis, s’est retiré de la lice et se console dans la religion d’un chagrin inconnu, arrivait jeune et superbe avec sa Naissance de Henri IV et se posait comme un Paul Véronèse français ; Ary Scheffer, alors coloriste, précipitait les femmes du Souli du haut de leur rocher ; Louis Boulanger attachait Mazeppa au dos du cheval indompté ; E. Delacroix faisait mordre aux damnés les bords de la barque du Dante ; Decamps lançait la patrouille turque à travers les rues de Smyrne ; Bonnington rayait les vitres de Chambord avec le diamant de François 1er ; Poterlet brossait ses chaudes esquisses ; Barye hérissait la crinière de son lion ; Préault échevelait son beau groupe de la Misère. Il régnait dans les esprits une effervescence dont on n’a pas idée aujourd’hui : on était ivre de Shakspeare, de Gœthe, de Byron, de Walter Scott, auxquels on associait les gloires naissantes de Lamartine, de Victor Hugo, d’Alfred de Vigny, d’Alfred de Musset ; on parcourait les galeries avec des gestes d’admiration frénétique qui feraient bien rire la génération actuelle.

À l’étude des grands maîtres vénitiens et flamands, dédaignée sous le règne de David, on joignait celle de la nature ; on cherchait le vrai, le neuf, le pittoresque, peut-être plus que l’idéal ; mais cette réaction était bien permise après tant d’Ajax, d’Achilles et de Philoctètes. Camille Roqueplan, sans entrer dans aucun cénacle, épousa de cœur les nouvelles doctrines et se fit bientôt sa place au soleil. — Aux premiers moments de sa fureur contre le poncif classique, la jeune école semblait avoir adopté sa théorie d’art des sorcières de Macbeth sur la bruyère de Dunsinane : « Le beau est horrible, l’horrible est beau. » Roquelan ne prononça pas la formule sacramentelle et resta fidèle à la grâce, dont le romantisme, à ses débuts, fit peut-être trop bon marché. Quand tous voulaient être formidables, gigantesques et prodigieux, il se contenta d’être charmant. Là fut son originalité ; du reste, il se montra, autant que personne, nouveau, inattendu, plein de hardiesse. — Cet éternel moulin de Watelet, battant de sa roue une eau savonneuse au milieu d’un maigre bouquet d’arbres, ce fut Camille Roqueplan qui le démolit : il lui opposa le moulin de Hollande, à collerette de charpente, se dressant au milieu d’une plaine verte coupée de canaux, et se détachant sur un de ces ciels gris, si fins et si lumineux dans leur douceur, dont il eut tout de suite le secret ; nul, mieux que lui, ne sut faire fuir jusqu’à l’horizon les lignes plates des Campines, ou se dérouler la volute d’écume de la mer sur une plage sablonneuse.

Jusque-là, on n’avait rien vu de pareil, et il peut être regardé comme un des aïeux de notre jeune génération de paysagistes, si vraie, si forte, si variée, dont hier encore il était le contemporain : cela maintenant paraît tout simple, peindre des arbres, des terrains, des eaux, tels qu’ils sont dans la nature ; mais alors la nature n’était pas de bon goût ; les feuilles se découpaient sur un patron connu, les rochers avaient une coupe consacrée, les eaux tombaient d’une urne de pierre ; — on peut retrouver en province les vestiges de ce style dans les anciens papiers de salle à manger. Le moulin de Watelet, que nous citions tout à l’heure, semblait déjà un peu bien romantique à MM. Bidault et Bertin. Vous voyez ce qu’il fallait de courage et de talent pour rompre avec des habitudes si profondément enracinées. Par bonheur, à travers ses audaces, Camille Roqueplan gardait toujours le charme, et il fut le moins contesté de « nos jeunes modernes, » pour nous servir de l’expression de Sainte-Beuve dans les notes de Joseph Delorme.

La Marée de l’équinoxe, tirée d’une scène de l’Antiquaire de Walter Scott, la Mort de l’espion Morris, empruntée aussi à un roman de l’illustre baronnet, l’Épisode la Saint-Barthélemi, sujet puisé dans la Chronique de Charles IX de Mérimée, furent à peu près les seuls tableaux dramatiques de Camille Roqueplan ; bien que ces trois toiles renferment d’éminentes qualités, elles sont peut-être les moins originales de l’artiste : il était peintre avant tout, à prendre le mot en sa plus rigoureuse acception : l’intérêt ne consistait pas pour lui dans telle ou telle anecdote plus ou moins adroitement mise en scène, mais bien dans la grâce de l’arrangement, dans l’harmonie de la couleur, dans le bonheur de l’exécution. Il faisait de l’art pour l’art : excellente doctrine, quoi qu’on en ait pu dire, et il ne se souciait de rien prouver, sinon qu’il était un maître.

Il le fut, en effet, en des genres bien divers : il peignit le paysage aussi bien que Flers et Cabat et avant eux ; la marine, comme Bonnington et E. Isabey, avec un accent particulier ; puis, comme ce n’était pas un de ces esprits qui répètent indéfiniment la formule une fois trouvée, il s’engagea dans plusieurs sentiers pris et quittés tour à tour, où sa trace est restée empreinte. Il se fit Hollandais avec Netscher, Metzu, Mieris, et se composa un de ces riches intérieurs aux portières de damas des Indes, aux tables à pieds tors recouvertes de tapis de Turquie, aux buffets et aux crédences sculptés, qu’aimait à caresser leur pinceau patient ; il entassa sur les rayons des porcelaines du Japon, des verres de Venise, des grés armoriés, des chopes d’ivoire, des groupes de bronze, des magots en jade et en pagodite, des idoles mexicaines, des missels à fermoirs de cuivre, tout le capharnaüm bizarre de la curiosité, et produisit ce chef-d’œuvre qu’on nomme l’Antiquaire et qui a été acheté 30,000 francs à la vente de la galerie du duc d’Orléans. Par exemple, aucun Hollandais n’aurait su comme lui, dans le Van Dyk à Londres, retrousser cavalièrement un feutre, arrondir une plume, fripper une jupe de soie, faire miroiter une veste de velours et sourire de roses visages entre des grappes de cheveux blonds. Quelle couleur heureuse, et gaie, et transparente ! quelle élégance facile malgré tout le soin de l’exécution ! Mettez au milieu du musée d’Amsterdam les Hollandais souscrivant en 1658 au profit des inondés, ils seront là chez eux et supporteront les plus dangereux voisinages.

Entre ces tableaux et le Lion amoureux il n’y a aucun rapport. — On dirait, sans la grâce qui le signe, l’œuvre d’un autre artiste ; c’est une peinture transparente, argentée, frappée de reflets lumineux, un prodige de clair-obscur qui tient de Prudhon et de Corrége : le sage le plus farouche tendrait ses griffes aux ciseaux de cette blonde, type charmant à joindre aux Omphale, aux Dalila et aux Hérodiade.

Roqueplan a peint aussi, dans cette manière, une Madeleine au désert. Elle est si jolie, si jeune, si fraîche, qu’elle doit être installée d’hier « in foraminibus petræ, in caverna maceriæ. » La pénitence n’a pas encore eu le temps de creuser ses belles joues et de flétrir ses formes attrayantes que laisse voir une draperie de velours glissée sur ses genoux ; l’aimable peintre ne pouvait prendre la sainte pécheresse qu’à ce moment-là ; Ribera nous l’eût montrée les yeux caves, la bouche noire, les pommettes saillantes, la poitrine décharnée, ravinée comme un lit de torrent par les macérations, n’ayant pour tout vêtement qu’une broussaille de cheveux incultes ou qu’un bout de sparterie effilochée. — C’eût été plus vrai sans doute et plus catholique ; mais nous préférons la Madeleine de Roqueplan.

Qui n’a lu et relu avec délices dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, l’histoire de mesdemoiselles Gallet, le passage du gué et la cueillette des cerises ? Roqueplan a traité ces deux sujets : les toiles de l’artiste valent les pages du prosateur, c’est tout dire ; rien n’est plus naïvement coquet, plus adorablement jeune. — Comme on comprend Rousseau, et qu’on voudrait jeter du haut de l’arbre ses lèvres, au lieu de cerises, sur le sein de ces belles filles ! Ici la façon est toute différente : l’huile prend une fleur de pastel.

Nous arrivons à une époque décisive de la vie de l’artiste : déjà frappé du mal dont il est mort, il était allé demander des forces à l’air tiède du Midi. Ranimé pour quelque temps par cette atmosphère pleine de soleil et de souffles balsamiques, il reprit la palette, et son talent fit peau neuve.

Nous écrivions en 1847, en voyant les Espagnols des environs de Penticosa, le Visa des passe-ports, les Paysans de la vallée d’Ossau, le Ravin ; — « Ce changement complet de manière est un événement grave et singulier dans la vie d’un artiste, surtout lorsqu’il n’implique aucune décadence, aucune pente au maniérisme : arriver du coquet au simple, du spirituel au vrai, du pétillant au lumineux, du gracieux au fort, c’est un bonheur rare, et il est bien des peintres, dont le passé ne vaut pas celui de M. Camille Roqueplan, à qui l’on pourrait souhaiter bénévolement une bonne maladie qui les envoie passer deux ans aux Pyrénées, en tête-à-tête avec la nature. Avec cette intelligence parfaite du coloris, qui ne lui a jamais fait défaut, M. Camille Roqueplan se baignant dans les ondes de cette lumière aveuglante des pays chauds, a compris que ce n’était ni par du jaune, ni par de l’orangé, ni par des tons dorés et cuits au four qu’il parviendrait à rendre cet éclat tranquille, cette lueur implacablement blanche du ciel méridional. Il a eu le courage de ne pas rendre avec du roux ce qui était gris, et avec du bitume ce qui était bleuâtre, — chose bien simple en apparence, mais qui constitue tout un art nouveau. »

La Fontaine du grand figuier, la Vue de Biarritz, sont des chefs-d’œuvre de solidité, d’éclat et de lumière ; les murailles de Decamps n’ont pas une blancheur plus étincelante. Camille Roqueplan, tout en peignant des paysans au teint hâlé, aux vestes de gros drap, aux pieds chaussés d’alpargatas ; des paysannes portant des cruches sur la tête, ou traînant quelque marmot pendu au coin de leur tablier sait dégager de ces natures rustiques le côté élégant et gracieux ; il leur donne la beauté qui leur est propre ; il dessine sous le capuchon écarlate des têtes qui, pour être vraies, n’en sont pas moins jolies ; chez lui, les haillons ont même du charme.

Si ses forces ne l’eussent pas trahi, il eût fait de la grande peinture avec le même succès, c’était son rêve. Il regrettait de dépenser son talent en une foule d œuvres éparpillées, et ce fut pour lui un bonheur d’exécuter chez M. Darblay trois grands panneaux représentant des paysages animés de figures en costume Louis XV, pour la décoration d’une salle à manger. Il fit aussi quelques figures allégoriques au palais du Luxembourg, d’une couleur claire et mate, rappelant la douceur tranquille de la fresque et se soutenant à côté des peintures de Delacroix. Simple et modeste, tout occupé de son art, il ne sollicita jamais des travaux qu’on se fût empressé de lui accorder. Il obtint une seconde médaille en 1824, une première en 1828, la croix de chevalier de la Légion d’honneur en 1831, celle d’officier en 1852 ; récompense bien méritée ! Son dernier tableau, les Filles d’Ève, ne fait pas soupçonner que le pinceau allait échapper à la main qui peignait ces jeunes femmes coquettement costumées et mordant à belles dents aux pommes de l’arbre de science. Roqueplan laisse des cartons pleins d’études, d’esquisses, de dessins, de croquis, qu’il nous a été permis de feuilleter et qui témoignent de cet esprit chercheur, toujours en quête, toujours éveillé, oubliant la maladie par l’étude, et les défaillances du corps dans la contemplation de la nature.

En perdant Camille Roqueplan, l’École française a perdu un de ses coloristes les plus fins, les plus clairs, les plus lumineux ; un peintre charmant qui avait su, chose rare, introduire l’art dans la grâce et cacher un travail sérieux sous une facilité épanouie. Ces tableaux si gais, si vifs, si spirituels, si amusants pour l’œil, sont de vrais tableaux de maître, et la postérité les reconnaîtra pour tels.

1855.