La Légende des siècles/Changement d’horizon

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Changement d’horizon
La Légende des sièclesCalmann-Lévy2 (p. 125-128).


Homère était jadis le poëte ; la guerre
Était la loi ; vieillir était d'un cœur vulgaire ;
La hâte des vivants et leur unique effort
Était l'embrassement tragique de la mort.
Ce que les dieux pouvaient donner de mieux à l'homme,
C'était un grand linceul libérateur de Rome, Ou quelque saint tombeau pour Sparte et pour ses lois ;
L'adolescent hagard se ruait aux exploits ;
C'était à qui ferait plus vite l'ouverture
Du sépulcre, et courrait cette altière aventure.
La mort avec la gloire, ô sublime présent !
Ulysse devinait Achille frémissant ;
Une fille fendait du haut en bas sa robe,
Et tous criaient : Voilà le chef qu'on nous dérobe !
Et la virginité sauvage de Scyros
Était le masque auguste et fatal des héros ;
L'homme était pour l'épée un fiancé fidèle ;
La muse avait toujours un vautour auprès d'elle ;
Féroce, elle menait aux champs ce déterreur.
Elle était la chanteuse énorme de l'horreur,
La géante du mal, la déesse tigresse,
Le grand nuage noir de l'azur de la Grèce.
Elle poussait aux cieux des cris désespérés.
Elle disait : Tuez ! tuez ! tuez ! mourez !
Des chevaux monstrueux elle mordait les croupes,
Et, les cheveux au vent, s'effarait sur les groupes
Des hommes dieux étreints par les héros titans ;
Elle mettait l'enfer dans l'œil des combattants,
L'éclair dans le fourreau d'Ajax, et des courroies
Dans les pieds des Hectors traînés autour des Troies ;
Pendant que les soldats touchés du dard sifflant,
Pâles, tombaient, avec un ruisseau rouge au flanc,
Que les crânes s'ouvraient comme de sombres urnes,
Que les lances trouaient son voile aux plis nocturnes, Que les serpents montaient le long de son bras blanc,
Que la mêlée entrait dans l'Olympe en hurlant,
Elle chantait, terrible et tranquille, et sa bouche
Fauve, bavait du sang dans le clairon farouche !
Et les casques, les tours, les tentes, les blessés,
Les noirs fourmillements de morts dans les fossés,
Les tourbillons de chars et de drapeaux, les piques
Et les glaives, volaient dans ses souffles épiques !
La muse est aujourd'hui la Paix, ayant les reins
Sans cuirasse et le front sous les épis sereins ;
Le poëte à la mort dit : Meurs, guerre, ombre, envie ! —
Et chasse doucement les hommes vers la vie ;
Et l'on voit de ses vers, goutte à goutte, des pleurs
Tomber sur les enfants, les femmes et les fleurs,
Et des astres jaillir de ses strophes volantes ;
Et son chant fait pousser des bourgeons verts aux plantes ;
Et ses rêves sont faits d'aurore, et, dans l'amour,
Sa bouche chante et rit, toute pleine de jour.

                                *

En vain, montrant le poing dans tes mornes bravades,
Tu menaces encor, noir passé ; tu t'évades ! 
C'est fini. Les vivants savent que désormais,
S'ils le veulent, les plans hideux que tu formais
Crouleront, qu'il fait jour, que la guerre est impie,
Et qu'il faut s'entr'aider, car toujours l'homme expie
Ses propres lâchetés, ses propres trahisons ;
Ce que nous serons sort de ce que nous faisons.
Moi, proscrit, je travaille à l'éclosion sainte
Des temps où l'homme aura plus d'espoir que de crainte
Et contemplera l'aube, afin de s'ôter mieux
L'enfer du cœur, ayant le ciel devant les yeux.