Charmide (trad. Cousin)

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Œuvres de Platon,
traduites par Victor Cousin
Tome cinquième
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CHARMIDE,
ou
DE LA SAGESSE.


[153a] SOCRATE.

J’ÉTAIS arrivé la veille au soir de l’armée de Potidée, et m’empressais, après une si longue absence, de revoir les lieux que j’avais l’habitude de fréquenter. Je me rendis donc à la palestre de Taureas[1], vis-à-vis le temple du portique royal ; là je trouvai beaucoup de gens, quelques-uns qui m’étaient inconnus, mais la plupart de ma connaissance. Aussitôt qu’ils [153b] m’aperçurent, comme ils ne s’attendaient guère à me voir, tous de loin me saluèrent. Chérephon[2], toujours aussi fou qu’à l’ordinaire, s’élance du milieu de sa compagnie, et courant à moi, me prend par la main et me dit : O Socrate ! comment t’es-tu tiré de ce combat ? En effet, peu avant notre départ de l’armée, nous avions eu un engagement dont on venait de recevoir ici la première nouvelle.

Mais comme tu vois, lui répondis-je.

Tout ce qu’on nous a annoncé ici, reprit-il, c’est que l’affaire a été très vive, [153c] et qu’il y a péri beaucoup d’hommes connus.

Et cette nouvelle est très vraie.

Tu as sans doute été à la bataille ?

J’y étais.

Viens donc ici, me dit-il, assieds-toi, et raconte-nous la chose ; car nous ne savons encore aucun détail. — Là-dessus, il me conduisit et me fit prendre place près de Critias, fils de Calleschros. Je m’assis, et mes amitiés faites à Critias et aux autres, je me mis à leur donner des nouvelles de l’armée : [153d] il me fallut répondre à mille questions.

Quand ils furent tous satisfaits, je voulus savoir à mon tour où en étaient ici la philosophie et les jeunes gens ; si quelques-uns s’étaient fait remarquer par leur instruction ou par leur beauté, ou par l’un et l’autre avantage en même temps. Alors Critias, tournant les yeux [154a] vers la porte, et voyant entrer quelques jeunes gens riant ensemble, et après eux beaucoup d’autres, me répondit : Quant à la beauté, Socrate, tu vas, je pense, à l’instant juger toi-même ce qui en est, car voici les précurseurs et les amans de celui qui jusqu’à présent du moins passe pour le plus beau. Sans doute lui-même n’est pas loin et va se rendre ici.

Qui est-ce donc, lui demandai-je, et de quelle famille ?

Tu dois le connaître ; mais avant ton départ il n’était pas [154b] encore parmi les jeunes gens. C’est Charmide, mon cousin, fils de mon oncle Glaucon.

Oui, par Jupiter ! je le connais, m’écriai-je, il n’était déjà pas mal alors, bien qu’il ne fût encore qu’un enfant ; mais ce doit être aujourd’hui un jeune homme tout-à-fait formé.

Tu vas voir, reprit-il, ce qu’il est devenu. Et comme il parlait, Charmide entra.

À dire vrai, mon ami, on ne peut guère là-dessus s’en rapporter à moi, qui suis bien la plus mauvaise pierre de touche pour apprécier la beauté des jeunes gens, car presque tous à cet âge me paraissent beaux. Celui-ci donc [154c] me parut d’une figure et d’une taille admirables ; et il me sembla que tous les autres étaient épris de lui, tant ils furent émerveillés et troublés lorsqu’il entra ; et parmi ceux qui le suivaient, il avait encore beaucoup d’amans. Que pareille chose nous arrivât, à nous autres hommes, il ne faudrait guère s’en étonner ; mais je remarquai que les enfans mêmes n’avaient des yeux que pour lui, et que, jusqu’au plus jeune, tous le contemplaient comme une idole.

Alors [154d] Chérephon s’adressant à moi : Eh bien ! Socrate, comment trouves-tu ce jeune homme ? N’a-t-il pas une belle figure ?

La plus belle du monde, lui dis-je.

Et cependant, reprit-il, s’il voulait se dépouiller de ses habits, tu conviendrais toi-même que sa figure n’est rien, tant ses formes sont parfaites ! Et comme tous répétaient ce qu’avait dit Chérephon : Par Hercule ! m’écriai-je, comment résister à un pareil homme, s’il possède encore une seule petite chose !

Laquelle donc ? demanda Critias.

[154e] Je veux dire s’il a aussi la beauté de l’âme ; et l’on doit s’y attendre, Critias, puisqu’il est de ta famille.

Son âme, répondit-il, est aussi très belle et très bonne.

Dans ce cas, lui dis-je, pourquoi ne commencerions-nous pas par mettre à nu celle-ci, et par l’examiner avant les formes de son corps ? D’ailleurs il est d’âge à soutenir une conversation.

Et très bien même, dit Critias, car il a du goût pour la philosophie ; [155a] et, s’il faut s’en rapporter aux autres et à lui-même, la nature l’a fait poète.

C’est un avantage, mon cher Critias, qui vous appartient déjà d’ancienne date, par votre parenté avec Solon. Mais ne pourrais-tu appeler ce jeune homme, et me le présenter ? Fût-il même plus jeune, il ne serait pas inconvenant à lui de se mêler à nos entretiens devant toi, son tuteur et son cousin.

À merveille, reprit Critias, je vais l’appeler à l’instant ; et [155b] s’adressant à l’esclave qui l’accompagnait : Appelle Charmide, et dis-lui que je veux le faire parler à un médecin pour le mal dont il se plaignait à moi dernièrement. Puis se tournant vers moi, il me dit : Il y a quelque temps qu’il se sentait la tête lourde, le matin en se levant. Qui empêche que tu te donnes à lui pour connaître un remède contre les maux de tête ?

Rien, lui dis-je, pourvu qu’il vienne.

Il viendra, reprit Critias.

Ce qui eut lieu en effet ; Charmide s’approcha, et causa une scène assez [155c] plaisante : chacun de nous qui étions assis poussa son voisin, en se serrant pour faire de la place, afin que Charmide vînt s’asseoir à ses côtés, si bien que des deux qui occupaient les extrémités du banc, l’un fut obligé de se lever, et l’autre tomba par terre. Lui s’assit entre Critias et moi. Dès ce moment, mon ami, je me sentis embarrassé ; je perdis toute assurance, et la liberté d’esprit avec laquelle je comptais lui parler. Mais après, quand Critias lui dit que j’étais celui qui connaissait le remède, et quand lui, d’une manière que je ne puis dire, tourna sur moi [155d] ses yeux comme pour m’interroger, et tous ceux qui étaient dans la palestre formaient un cercle autour de nous, alors, ô mon ami, mon œil pénétra sous les plis de sa robe, et je me sentis brûler ! Et dans le trouble qui me saisit, je compris que Cydias se connaissait en amour, lorsque, faisant allusion à la beauté, il dit : « Garde-toi, daim timide, de paraître à la face du lion, [155e] de peur qu’il ne te déchire ». Pour moi, je me crus bien cette fois entre ses griffes. Pourtant à la question qu’il me fit si j’avais un remède contre le mal de tête, je pus encore, bien qu’avec peine, lui répondre que j’en connaissais un ; et comme il demanda ce que c’était : C’est proprement une plante, continuai-je ; mais chaque fois qu’on s’en sert, pour que le remède opère et guérisse, il y a une sentence qu’il faut avoir soin de prononcer, sans quoi la plante n’aurait aucune vertu.

[156a] Eh bien ! reprit-il, je vais écrire cette sentence.

Je la dirai si tu m’y engages, ou le ferai-je sans cela ?

Alors se prenant à rire : Assurément, dit-il, je t’y engage, Socrate.

Soit, répondis-je ; mais tu connais donc mon nom ?

Et ce serait mal à moi de ne pas le connaître, car il n’est pas peu question de toi entre nous autres jeunes gens ; d’ailleurs, il m’en souvient, étant encore enfant, je t’ai vu ici avec Critias.

C’est très bien, repris-je, mon cher Charmide ; j’en serai plus à mon aise pour causer avec toi [156b] sur la nature de cette sentence ; car je ne savais trop comment t’en expliquer la vertu. Elle n’est pas propre uniquement à guérir la tête. Ainsi, par exemple tu as peut-être déjà entendu dire à d’habiles médecins consultés pour une maladie des yeux, qu’il serait impossible d’entreprendre une cure exclusivement pour les yeux, et qu’ils étaient obligés, voulant [156c] guérir ceux-ci, de faire un traitement pour toute la tête ; que par la même raison, il ne serait pas moins absurde de croire qu’on pût traiter la tête exclusivement. Partant de là, ils composent leurs ordonnances pour tout le corps, et tâchent de guérir une partie en soignant le tout. Ne crois-tu pas que tel est leur raisonnement, et qu’il en est réellement ainsi ?

Oui, sans doute, répondit-il.

Tu admets donc ce raisonnement ?

Tout-à-fait.

[156d] Voyant alors qu’il était de mon avis, je repris courage ; les forces me revinrent peu-à-peu avec mon assurance première, et je poursuivis : Il en est de même de notre sentence, mon cher Charmide. Je l’ai apprise là-bas à l’armée, de l’un de ces médecins Thraces, élèves de Zamolxis, qui ont la réputation de pouvoir rendre immortel. Ce Thrace convenait que nos médecins Grecs avaient parfaitement raison dans ce que je disais tout-à-l’heure ; mais, ajoutait-il, Zamolxis, notre roi[3], qui est un dieu, [156e] prétend que si l’on ne peut entreprendre de guérir les yeux sans traiter la tête, ni la tête sans traiter le corps tout entier, on ne peut non plus guérir le corps sans soigner l’âme ; et il assure que c’est là pourquoi beaucoup de maladies échappent aux médecins grecs, parce qu’ils ne connaissent pas le tout dont il faut s’occuper, et qui ne peut aller mal sans que l’accessoire n’aille mal aussi nécessairement. L’âme, disait-il, est la source de tout bien et de tout mal pour le corps et pour l’homme tout entier ; tout vient de là, comme [157a] aux yeux tout vient de la tête. C’est donc à l’âme d’abord que sont dus nos soins les plus assidus, si nous voulons que la tête et le corps soient en bon état. Or, mon ami, on agit sur l’âme par le moyen de certains charmes, et ces charmes, ce sont les beaux discours. Ils y font germer la sagesse, et la sagesse une fois établie dans l’âme, il est facile de mettre en bon état et la tête et le reste [157b] du corps. Et lorsqu’il m’enseigna le remède et le charme, il me dit : Surtout, garde-toi de te laisser engager par qui que ce soit à guérir sa tête avec ce remède, si d’abord il ne t’a livré son âme pour la traiter au moyen du charme ; car c’est encore là, ajoutait-il, une grande erreur que d’entreprendre de se faire médecin séparément pour l’une des deux parties. Il me recommanda, avec instance, de n’agir jamais autrement, et de ne céder aux prières de personne, [157c] quelle que fût sa fortune, son rang, sa beauté. Je l’ai juré, je dois donc et je veux obéir. Pour toi, si, suivant la règle de l’étranger, tu consens à livrer d’abord ton âme, et à la soumettre au charme du médecin de la Thrace, je t’indiquerai le remède ; sinon, je ne saurais que faire pour toi, mon cher Charmide.

Critias, à ces mots, s’écria : Ce mal de tête, Socrate, serait une bonne fortune pour ce jeune homme, si, pour guérir sa tête, il se trouvait dans la nécessité de [157d] soigner son âme. Toutefois, je te l’assure, Charmide qui déjà semble se distinguer entre ses compagnons par la beauté, n’est pas moins favorisé du côté pour lequel tu prétends avoir un charme. Car c’est la sagesse dont tu veux parler, n’est-ce pas ?

Précisément.

Eh bien ! sache qu’il passe sans nul doute pour le plus sage des jeunes gens d’aujourd’hui, et que pour tout le reste il ne le cède à aucun autre, dans la mesure de son âge.

En effet, repris-je, il est juste, Charmide, que tu te distingues [157e] sous tous ces rapports ; car il n’en est pas, je crois, parmi nous, un second qui puisse compter deux maisons d’Athènes dont l’alliance promette un meilleur et plus noble rejeton que celles dont tu es issu. Du côté de ton père, nous voyons la famille de Critias, fils de Dropide, constamment célébrée par Anacréon, par Solon et beaucoup d’autres poètes, pour la beauté, [158a] la vertu, et tous les avantages dont se compose le bonheur. J’en dis autant du côté de ta mère. Jamais sur le continent on ne vit d’Athénien plus beau, d’un air plus noble que ton oncle Pyrilampe, chaque fois qu’il sortit de son pays pour aller remplir une mission auprès du grand roi, ou auprès de tout autre prince du continent ; et cette famille ne le cède en rien à l’autre : il est donc juste qu’issu de si bon lieu, tu sois le premier en toutes choses. D’abord ce qu’on peut voir de ta [158b] figure, ô cher enfant de Glaucon, n’est pas pour faire honte à aucun de tes ancêtres, et pour la sagesse et les autres avantages, si tu es aussi accompli que le dit Critias, alors, mon cher Charmide, tu es un heureux mortel. Voici donc l’état de la question : Si déjà tu possèdes la sagesse, comme le dit Critias, et si tu es suffisamment sage, il n’est plus besoin du charme de Zamolxis, ni d’Arabis l’Hyperboréen[4], et je puis te donner de suite le remède contre [158c] le mal de tête. Mais si tu crois qu’il te manque encore quelque chose, il faut alors te soumettre au charme, avant d’employer le remède. Dis-moi donc franchement toi-même, si tu es de l’avis de Critias, et si tu penses avoir assez de sagesse ou n’en avoir pas suffisamment.

Charmide rougit, et en cet état il semblait devenu encore plus beau ; car la modestie convenait bien à sa jeunesse ; ensuite sa réponse ne manqua pas de dignité. Il dit qu’il était embarrassant pour lui de se prononcer à l’instant [158d] pour ou contre ; car, si je nie que je sois sage, outre qu’il est absurde de porter témoignage contre soi-même, je donnerais par là un démenti à Critias et à beaucoup d’autres auprès desquels je passe pour sage, à ce qu’il dit ; et, d’autre part, si je suis de son avis et me loue moi-même cela pourrait indisposer contre moi ; si bien que je ne sais que te répondre. À cela, je lui dis : Rien n’est plus juste, Charmide ; en conséquence, il m’est avis que nous approfondissions la chose ensemble, [158e] pour éviter, toi d’avancer ce que tu ne voudrais pas avoir à dire, et moi d’entreprendre ta guérison sans un examen préalable. Si cela te convient, je veux bien, pour ma part, faire cette recherche avec toi ; sinon, n’en parlons plus.

Rien ne me convient davantage, dit-il ; et s’il ne tient qu’à cela, vois toi-même comment tu t’y prendras pour bien commencer.

Voici, repris-je, le meilleur moyen, à mon avis : Puisque tu possèdes la sagesse, [159a] nul doute que tu ne sois aussi en état d’en porter un jugement ; car si elle est en toi, elle doit y faire naître un sentiment d’après lequel tu peux juger ce qu’elle est, et en quoi elle consiste. Ne le penses-tu pas ?

Je le pense.

Eh bien ! ce que tu penses, continuai-je, tu peux, je suppose, sachant parler grec, nous l’exprimer comme ton esprit le conçoit ?

Peut-être.

Afin donc que nous puissions juger si elle est en toi ou non, dis-nous, qu’est-ce que la sagesse, selon toi ?

[159b] D’abord il hésita, et ne voulait pas trop répondre ; mais enfin il dit que la sagesse lui paraissait être de se conduire en tout avec décence, et de mettre une certaine mesure dans sa démarche, dans ses discours, dans toutes ses actions en général ; en un mot, dit-il, la sagesse est, selon moi, une certaine mesure.

En es-tu bien sûr ? repris-je. On prend bien souvent, il est vrai, sagesse et mesure pour synonymes ; mais voyons, Charmide, si c’est avec raison. [159c] Dis-moi, la sagesse n’est-elle pas comprise dans l’idée du beau ?

Certainement.

Et maintenant, quel est le plus beau chez un maître d’école, d’écrire vite ou avec mesure ?

D’écrire vite.

De lire vite, ou avec lenteur ?

Vite.

Et ne vaut-il pas mieux jouer avec vitesse de la lyre, et faire tous les exercices du corps avec agilité qu’avec lenteur et mesure ?

Oui.

Et au pugilat, à la lutte, n’en est-il pas de même ?

Assurément.

Pour sauter, pour courir, et pour tous les mouvemens du corps, [159d] la beauté n’est-elle pas dans l’agilité et la vitesse, et le contraire dans la lenteur, la gêne et la mesure ?

Il paraît.

Il paraît donc, repris-je, que pour le corps du moins, ce n’est pas la mesure, mais l’agilité et la vitesse qui constituent la beauté. N’est-il pas vrai ?

Sans doute.

Mais la sagesse faisait partie de la beauté ?

Oui.

Ce n’est donc pas, du moins pour le corps, la lenteur, mais la vitesse qui serait plus sage, si la sagesse fait partie de la beauté.

Il semble.

[159e] Maintenant, continuai-je, le plus beau, de la facilité ou de la difficulté à apprendre ?

La facilité.

Or, l’une consiste à apprendre vite, l’autre avec lenteur et avec mesure ?

Oui.

Et instruire un autre avec promptitude et vitesse, n’est-il pas plus beau qu’avec mesure et lenteur ?

Certainement.

Et en fait de mémoire, quel est le plus beau, de la lenteur et de la mesure, ou de la force et de la vitesse ?

La vitesse et la force.

[160a] L’adresse n’est-elle pas un mouvement rapide de l’âme, et non un mouvement mesuré ?

Il est vrai.

Le mérite à comprendre les leçons du maître de langue ou de musique, ou toute autre chose, n’est pas dans la lenteur, [160b] mais dans la promptitude.

Oui.

Et dans la délibération et pour toutes les fonctions de l’âme, ce n’est pas, je crois, l’homme mesuré qui ne sait se décider et prendre un parti, qui obtiendra le plus d’estime, mais celui qui fait tout cela avec le plus de facilité et de promptitude ?

En effet.

Ainsi en toutes choses, Charmide, aussi bien pour l’âme que pour le corps, la beauté paraît unie à la rapidité et à la vitesse, plutôt qu’à la lenteur et à la mesure.

Il semble bien.

La sagesse ne serait donc pas, d’après cela, la mesure, ni une vie sage une vie mesurée, puisque enfin ce qui est sage doit être beau, et que jamais, [160c] ou dans bien peu d’exceptions, les actes lents et mesurés ne nous paraissent plus beaux que ceux qui sont empreints de vivacité et de vigueur. Et quand même, à toute force, il y aurait autant d’actes plus beaux par la mesure que par la vivacité ; alors, mon ami, la mesure ne serait pas encore de la sagesse plutôt que la vivacité, soit en marchant ou en lisant ; ni dans aucun cas, l’une ne serait [160d] plus sage que l’autre, puisque nous avons établi que la sagesse fait partie de la beauté, et que nous reconnaissons aussi bien le caractère du beau dans la vivacité que dans la mesure.

Ta remarque, Socrate, me paraît juste.

Eh bien ! repris-je, Charmide, penses-y de nouveau, cherche en toi-même comment la sagesse que tu possèdes agit sur toi, et ce qu’elle doit être pour te faire ce que tu es. Pense à tout cela, et dis-nous [160e] bravement ce qu’est la sagesse, selon toi.

Là-dessus, il réfléchit, et après avoir bravement pesé la question : il me semble maintenant, dit-il, que la sagesse rend modeste et réservé, et qu’ainsi la sagesse, c’est la honte.

Bien, lui dis-je, n’avouais-tu pas tout-à-l’heure que la sagesse est comprise dans l’idée du beau ?

Sans doute.

Et les hommes sages sont bons aussi ?

Oui.

Une chose peut-elle être bonne, qui ne rende pas bons ?

Non certes.

Et tu dis donc que la sagesse n’est pas seulement belle, qu’elle est bonne aussi ?

[161a] Je le pense.

D’après cela, tu ne crois pas qu’Homère a raison de dire :

La honte n’est pas bonne à qui est dans l’indigence[5]

Si fait.

Dans ce cas, la honte est bonne et mauvaise en même temps.

Il paraîtrait.

Mais la sagesse est bonne, puisqu’elle rend bons ceux qui la possèdent, sans jamais les rendre mauvais.

Assurément, je suis de ton avis.

La sagesse ne peut donc être la honte puisqu’elle est essentiellement bonne, [161b] et que celle-ci peut également être bonne et mauvaise.

Je conviens que tu as raison, Socrate, mais vois un peu ce que tu penses de ce que je vais te dire de la sagesse. Je me souviens à l’instant d’avoir une fois entendu dire à quelqu’un, qu’être sage, c’est faire ce qui nous est propre. Réfléchis, et dis-moi, s’il te semble que celui-là ait trouvé la bonne définition ?

Rusé que tu es ? m’écriai-je, c’est Critias qui t’a dit cela, ou [161c] quelque autre philosophe.

Ce sera donc un autre, dit Critias, car au moins ce n’est pas moi.

Au reste, reprit Charmide, qu’importe, Socrate, de qui je le tienne ?

Pas le moins du monde ; car il ne faut pas examiner qui a dit une chose, mais si elle est bien ou mal dite.

À la bonne heure.

Mais, par Jupiter ! repris-je, je serai bien surpris si nous pouvons découvrir ce que cela signifie, car c’est pour moi une vraie énigme.

Et pourquoi ?

[161d] Parce que celui-là sans doute n’a guère réfléchi à la signification des mots, qui a dit que la sagesse consiste à faire ce qui nous est propre. Ou bien, crois-tu que le maître de langues ne fasse rien quand il lit ou écrit ?

Je crois le contraire.

Et penses-tu que le maître de langues ne lise et n’écrive ou ne vous enseigne à l’école que son propre nom ? ou bien n’écriviez-vous pas les noms de vos ennemis tout aussi bien que les vôtres et ceux de vos amis ?

Tout aussi bien.

Mais, en le faisant, vous mêliez-vous de ce qui ne vous regardait pas, et étiez-vous [161e] des insensés ?

Non pas.

Cependant vous ne faisiez rien qui vous fût propre, puisque enfin écrire et lire, c’est faire quelque chose.

Cela est bien certain.

Et guérir, mon ami, bâtir, tisser une étoffe, travailler enfin dans un art quelconque, c’est assurément aussi faire quelque chose ?

Assurément.

Croirais-tu un état bien administré, où, par une loi, chacun serait tenu de tisser et de laver son propre manteau, de fabriquer ses sandales, son vase à l’huile, le bandeau de sa tête, et de même pour tout le reste ; [162a] chacun faisant et se procurant par son travail ce qui lui serait propre, avec défense de mettre la main à rien qui lui fût étranger ?

Je suis loin de le croire.

Tu m’avoueras que cet état serait bien administré, s’il l’était sagement.

Qui peut en douter ?

Alors ce n’est pas dans ce cas-là que la sagesse serait de faire ce qui nous est propre.

Non, évidemment.

Il parlait donc par énigmes apparemment, comme je le disais tout-à-l’heure, celui qui prétendait qu’être sage c’est faire ce qui nous est propre ; car sans doute il n’était pas assez simple [162b] pour l’entendre ainsi. Ou peut-être est-ce quelque pauvre tête qui t’aura tenu ce propos, Charmide ?

Pas du tout, reprit-il, c’est un homme qui me paraissait très sage.

Nul doute alors, je le répète, qu’il a voulu proposer une énigme ; car il est difficile de savoir ce que signifie, faire ce qui nous est propre.

Peut-être bien.

Que signifie donc faire ce qui nous est propre ? Peux-tu le dire ?

Par Jupiter ! s’écria-t-il, je n’en sais rien ; mais il serait possible aussi que celui même qui l’a dit n’en sût pas davantage.

Et en même temps il souriait et tournait les yeux vers son cousin.

[162c] On voyait depuis long-temps que Critias était au supplice. Jaloux de se montrer avantageusement en présence de Charmide et des autres assistans, il avait eu toutes les peines du monde à se retenir, et maintenant il en était tout-à-fait incapable. Aussi je fus bien persuadé que c’était à lui, comme je l’avais soupçonné d’abord, que Charmide avait entendu donner cette définition de la sagesse. Charmide, qui n’avait pas envie de plaider pour elle, et qui voulait en laisser le soin à son parent, [162d] tâchait de l’exciter et avait l’air de le regarder comme un homme battu. Critias n’y tint pas plus long-temps. Il ne paraissait guère moins irrité contre le jeune homme, qu’un poète contre l’acteur qui joue mal sa pièce, et il lui dit, en le regardant : Tu crois donc, Charmide, parce que tu ne sais pas ce qu’a dû penser celui qui a dit que la sagesse consiste à faire ce qui nous est propre, tu crois qu’il ne le savait pas lui-même ?

Mon cher Critias, repris-je, il ne faut [162e] pas s’étonner que lui, si jeune encore, ne le sache pas, mais on doit s’attendre que tu le sauras, toi qui es plus âgé et depuis long-temps livré à ces études. Si donc tu conviens que la sagesse est ce qu’il disait, et que tu veuilles prendre cette proposition pour ton compte, j’aime encore bien mieux avoir à examiner avec toi si elle est vraie ou non.

Sans doute, reprit-il, j’en conviens et me charge de le prouver.

Très bien. Et, dis-moi, accordes-tu aussi ce que je demandais tout-à-l’heure, que les ouvriers travaillent à quelque chose ?

Certainement.

[163a] Penses-tu donc qu’ils ne travaillent qu’à ce qui leur est propre, ou qu’ils travaillent aussi à ce qui est propre à d’autres ?

Ils y travaillent aussi.

On peut donc être sage, et ne pas travailler seulement à ce qui nous est propre.

Et qu’est-ce que cela fait ? dit-il.

Rien à moi, mais vois si cela ne fait rien non plus à celui qui d’abord prétendait qu’être sage c’est faire ce qui nous est propre, et qui convient ensuite qu’en faisant ce qui est propre à d’autres, on peut aussi être sage.

Suis-je donc convenu, dit-il, que ceux qui font ce qui est propre à d’autres sont sages, ou bien ceux qui travaillent à ce qui est propre à d’autres ?

[163b] Mais, je te prie, n’est-ce pas chez toi la même chose, faire une chose et y travailler ?

Point du tout, répondit-il, pas plus que travailler et s’occuper. J’ai appris cela d’Hésiode[6], qui dit : Il n’y a aucune honte dans l’occupation. Crois-tu que s’il eût entendu par s’occuper et faire, les choses dont tu parles, il aurait prétendu qu’il n’est honteux à personne de fabriquer des sandales, de vendre des poissons salés, d’être assis à une boutique ? Non, Socrate ; je crois bien plutôt qu’il mettait une différence entre travailler et s’occuper et faire, [163c] et qu’il pensait qu’il peut y avoir de la honte à travailler à une chose où le caractère du beau n’est pas, tandis que s’occuper n’est jamais honteux. Or, travailler dans un but utile et beau, voilà ce qu’il appelait s’occuper, et c’étaient les travaux de ce genre qui lui paraissaient des occupations, des actes. C’est là seulement ce qui lui semblait propre à chacun ; tout ce qui est nuisible, il le regardait comme étranger, et c’est dans ce sens qu’il faut croire qu’Hésiode, et tout homme sensé, a pensé que faire ce qui nous est propre, c’est être sage.

[163d] Ô Critias, me suis-je écrié, j’ai bien d’abord à-peu-près compris, dès les premiers mots, comment, par ce qui nous est propre, par ce qui est à nous, c’est le bien que tu voulais dire, et par actes, ce que font les gens de bien. Car j’ai entendu Prodicus faire mille distinctions de ce genre entre les mots[7]. Mais soit, donnons-leur le sens que tu voudras ; seulement explique-toi, et dis ce que tu entends par chacun des mots que tu emploies. Encore une fois donc, bien positivement, [163e] faire le bien ou y travailler, comme tu voudras l’appeler, est-ce là ce que tu appelles être sage ?

Oui, c’est cela.

Ainsi être sage, c’est faire le bien et non pas le mal.

Et toi, mon excellent ami, dit Critias, n’es-tu pas de cet avis ?

Qu’importe ? lui répondis-je, nous n’examinons pas encore ici ce que je pense, mais ce que tu dis.

Pour ma part, reprit-il, je nie que ne pas faire le bien, mais le mal, soit être sage ; et je soutiens qu’on l’est en ne faisant pas le mal, mais le bien ; oui, je reconnais ici positivement qu’être sage, c’est faire le bien.

[164a] Tu pourrais peut-être avoir raison. Toutefois je suis étonné que tu croies que des gens sages puissent ne pas savoir qu’ils sont sages.

Mais je ne crois pas cela, s’est-il écrié.

N’as-tu pas dit tout-à-l’heure, que rien n’empêchait un ouvrier d’être sage, même en faisant ce qui est propre à d’autres ?

Oui, mais à quoi tend cette question ?

À rien. Dis-moi encore, penses-tu que le médecin, en guérissant quelqu’un, fasse une chose utile pour lui-même et pour le malade ?

Je le pense.

Et en faisant cela, il agit convenablement ?

Oui.

Celui qui agit convenablement n’est-il pas sage ?

Sans doute il est sage.

Mais tout médecin doit-il nécessairement savoir quand il applique ses remèdes avec fruit, et l’artiste quand il peut ou non tirer du profit de l’ouvrage qu’il entreprend ?

Peut-être que non.

Ainsi, tout en agissant d’une manière utile ou nuisible, le [164c] médecin ne sait pas toujours lui-même ce qu’il fait ; et cependant, selon toi, s’il agit utilement il agit avec sagesse. N’est-ce pas ce que tu disais ?

Oui.

Donc, à ce qu’il paraît, il agirait, en certains cas, avec sagesse, car il agit utilement, et par là il serait sage, sans toutefois savoir de lui-même qu’il est sage.

Mais pourtant, Socrate, reprit-il, cela ne se peut absolument pas ; si donc tu penses que ce que je disais tout-à-l’heure conduise nécessairement à cette conclusion, j’aime encore [164d] mieux me rétracter en partie, et, sans rougir, avouer que je me suis mal exprimé, plutôt que de convenir jamais qu’un homme puisse être sage s’il ne se connaît pas lui-même. J’aurais même presque envie de dire, que se connaître soi-même, c’est là être sage, et je suis de l’avis de l’inscription du temple de Delphes. Elle est là, ce me semble, comme une allocution du dieu à ceux qui entrent, au lieu du salut ordinaire : Sois heureux ! comme si [164e] cette manière de saluer n’était pas fort bonne, et qu’il valût bien mieux s’exhorter à être sages. C’est aussi de la sorte que le Dieu accueille ceux qui entrent dans son temple, bien autrement que les hommes ne s’accueillent entre eux, adressant à quiconque le visite, telle fut du moins, je crois, l’idée de l’auteur de l’inscription, ce simple salut : Soyez sages, leur dit-il. À la vérité il s’exprime en termes un peu énigmatiques, en sa qualité de devin. Nous pensons donc, l’inscription et moi, que connais-toi toi-même, et sois sage, [165a] c’est la même chose. Mais il serait facile de s’y tromper, et c’est ce qu’ont fait, à mon avis, ceux qui ont gravé sur le temple ces autres inscriptions : Rien de trop ; ou, Donne-toi pour caution et tu n’es pas loin de ta ruine. Ils ont cru que connais-toi toi-même était un conseil et non pas un salut du dieu à tous venans, et voulant à leur tour donner des conseils non moins salutaires, ils ont tracé ces préceptes sur les murs du temple. Maintenant, Socrate, voici où j’en veux venir. Je t’accorde [165b] tout jusqu’ici. Peut-être avais-tu raison en bien des choses, peut-être moi aussi ; enfin il est certain que nous n’avons rien dit de bien net jusqu’à présent. Mais pour cette fois, je consens à te tenir tête, si tu ne veux pas admettre qu’être sage, c’est se connaître soi-même.

À cela, je lui répondis : Critias, tu agis avec moi, comme si je prétendais savoir ce que je cherche à apprendre, et comme s’il ne tenait qu’à moi de pouvoir être de ton avis. Mais il n’en est pas ainsi, et il faut que je cherche avec toi la solution du problème ; car je ne la sais [165c] pas encore. Quand j’y aurai bien pensé, je te dirai si j’admets ou non ce que tu avances, mais attends que je l’aie examiné.

Commence donc cet examen, dit-il.

C’est ce que je vais faire. Si la sagesse consiste à connaître quelque chose, nul doute qu’elle ne soit une science. Qu’en dis-tu ?

C’en est une, Socrate, la science de soi-même.

Et la médecine, n’est-ce pas la science de guérir ?

D’accord.

Si tu me demandais : La médecine qui est la science de guérir, à quoi sert-elle ? quel fruit en tirons-nous ? [165d] je te répondrais : Un fruit assez précieux, la santé ; et tu m’avoueras que ce n’est pas un médiocre avantage.

Je l’avoue.

Si tu me demandais ensuite à quoi nous sert l’architecture, la science de bâtir, je répondrais qu’elle nous procure des maisons ; et ainsi de tous les arts. Tu dois en pouvoir faire autant de la sagesse, qui est, dis-tu, la science de soi-même, si on venait te demander : Critias, la sagesse, [165e] qui est la science de soi-même, quel fruit précieux et digne en effet de son nom pouvons-nous en attendre ? Réponds un peu, je te prie.

Mais, Socrate, ton raisonnement n’est pas juste, car cette science est par sa nature bien différente des autres, qui elles-mêmes ne se ressemblent pas les unes aux autres, et tu pars de ce principe que toutes sont semblables. Dis-moi, où trouver des produits de l’arithmétique et de la géométrie, comme nous voyons dans une maison le produit de l’architecture, et dans un manteau celui de l’art du tisserand, et ainsi dans une foule d’ouvrages que nous devons à beaucoup d’arts ? [166a] Peux-tu également montrer des produits de ces sciences ? Non, sans doute.

Tu as raison, lui dis-je ; mais du moins, je te puis montrer de quoi chacune d’elles est la science, et qui est toujours autre chose que la science elle-même. Ainsi l’arithmétique est la science des nombres pairs et impairs, de leurs rapports et de leurs combinaisons, n’est-ce pas ?

Il est vrai.

Mais le pair et l’impair est assurément autre chose que l’arithmétique elle-même ?

Se peut-il autrement ?

[166b] La statique est la science de la pesanteur, mais la pesanteur n’est pas la même chose que la statique. Tu me l’accordes ?

Très volontiers.

Dis-moi donc de quoi la sagesse est la science, qui soit autre chose que la sagesse elle-même ?

Voilà le mal, Socrate : de question en question, tu arrives à voir comment la sagesse se distingue des autres sciences, et cependant tu cherches à lui trouver une ressemblance avec elles ! Loin de là, [166c] toutes les autres sciences sont des sciences de quelque chose autre qu’elles-mêmes ; la sagesse seule est la science et d’elle-même et des autres sciences. Il s’en faut bien que cette distinction te soit échappée ; mais quoique tu l’aies nié tout-à-l’heure, je crois que tu le fais exprès pour me contredire, et que tu ne veux pas aborder le fond de la question.

Comment ? lui dis-je, peux-tu croire que, si en effet je te contredis, ce soit par un autre motif que celui qui me ferait m’interroger moi-même [166d] sévèrement en pareil cas, je veux dire, la crainte de croire savoir ce que pourtant je ne saurais pas ! Et je te l’assure, encore, je ne cherche ici à éclaircir cette question, que pour mon propre bien et celui peut-être de quelques bons amis. Car n’est-ce pas un profit commun à tous les hommes, que la vérité soit connue sur toutes choses ?

J’en suis persuadé, Socrate.

Eh bien ! donc, mon ami, courage ; réponds à mes questions, et dis ce qu’il t’en semble, sans regarder auquel restera la victoire de Critias [166e] ou de Socrate, et ne t’occupe que de savoir comment nous mettrons fin à nos recherches.

Soit, reprit-il, j’y consens ; car ce que tu me proposes me semble raisonnable.

Dis-moi donc, repris-je, ce que tu entends au juste par la sagesse ?

Je pense, dit-il, que, seule entre toutes les sciences, la sagesse est la science d’elle-même et des autres sciences.

Mais si elle est la science de la science, ne le sera-t-elle pas aussi de l’ignorance ?

Assurément.

[167a] En ce cas, le sage sera seul capable de se connaître lui-même, de juger ce qu’il sait réellement et ce qu’il ne sait pas, ainsi que de reconnaître dans les autres ce qu’ils savent et croient savoir, comme ce qu’ils croient savoir et ne savent pas ; tandis qu’aucun autre n’en sera capable. En un mot, la sagesse, être sage, et se connaître soi-même, c’est savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. Est-ce bien là ta pensée ?

Parfaitement.

Encore une fois donc, et c’est la troisième fois, afin de compléter le bon nombre[8], commençons [167b] à examiner d’abord s’il est possible de savoir qu’un autre sait ou non ce qu’il sait et ne sait pas ; et ensuite, en supposant que cela soit possible, voyons à quoi il nous servirait de le savoir.

C’est ce qu’il faut chercher.

Viens donc, Critias, et tâche pour cela de trouver un meilleur parti que moi, car je n’en vois aucun. Mais veux-tu que je t’apprenne d’où vient mon embarras ?

Volontiers.

Si tout ce que tu as dit, est exact, la sagesse n’est-elle pas une science qui n’est la science d’autre chose [167c] que de soi-même et des autres sciences, et en même temps la science de l’ignorance ?

Oui.

Vois donc, mon ami, quelle chose singulière nous nous chargeons de défendre. Essaie de l’appliquer à d’autres objets, et tu ne croiras pas qu’elle soit possible.

Comment ! Socrate.

Par exemple, t’imagines-tu une vue qui ne verrait pas les objets qu’une autre vue aperçoit, mais qui ne verrait qu’elle-même et toute autre vue et même encore ce qui n’est pas vue ; qui enfin ne verrait [167d] aucune couleur, bien qu’elle soit une vue, et qui s’apercevrait elle-même ainsi que tout autre vue ; cela te paraît-il possible ?

Non, par Jupiter !

Ou une ouïe qui n’entendrait aucune voix, mais elle-même et toute autre ouïe, et même ce qui n’est pas ouïe ?

Pas davantage.

De même si tu passes en revue tous les sens, crois-tu qu’il y ait un sens des autres sens et de lui-même, qui pourtant ne sente rien de ce qu’éprouvent les autres sens ?

Non, certes.

[167e] Peut-il y avoir un désir qui n’ait pas pour objet un plaisir quelconque, mais lui-même et d’autres désirs ?

Jamais.

Une volonté qui se voudrait elle-même et d’autres volontés, et non pas un bien quelconque ?

Nullement.

Ou voudrais-tu soutenir qu’il y ait un amour qui ne se rapporte à aucune beauté, mais seulement à lui-même et à d’autres amours ?

Je n’y songe pas.

Aurais-tu vu déjà une peur qui s’effrayât de soi-même et [168a] d’autres peurs, sans avoir aucun objet d’effroi ?

Pas encore.

Mais peut-être une opinion, qui fût une opinion d’autres opinions et d’elle-même, sans avoir aucun des objets des autres opinions ?

Pas du tout.

Et nous soutenons qu’il y a une science qui n’est science de rien en particulier, mais la science d’elle-même et des autres sciences !

En effet, nous le soutenons.

N’est-ce pas une chose bien extraordinaire, si elle est ainsi ? Toutefois ne nous pressons pas de nier qu’elle soit, et cherchons si elle est réellement.

[168b] Tu as raison.

Eh bien ! cette science est sans doute la science de quelque chose ; il faut bien qu’elle ait cette propriété, n’est-ce pas ?

Il est vrai.

Comme c’est la propriété d’un corps plus grand, d’être plus grand que quelque chose ?

D’accord.

Que quelque chose de plus petit, n’est-ce pas, puisque ce corps est supposé plus grand ?

Nécessairement.

Et si nous rencontrions un corps plus grand que d’autres plus grands et que soi-même, sans être plus grand que les choses que surpassent en grandeur celles qu’il surpasse lui-même, [168c] ne lui arriverait-il pas alors d’être à-la-fois plus grand et plus petit que lui-même, ne le crois-tu pas ?

Sans aucun doute, Socrate.

Et si une chose est le double des autres doubles et de soi-même, les autres doubles et elle-même ne sont que des moitiés relativement à elle, considérée comme double ; car il ne peut y avoir de double que d’une moitié.

C’est juste.

Elle est donc à-la-fois plus et moins qu’elle-même, plus pesante et plus légère, plus vieille et plus jeune ; et de même [168d] pour toute chose qui, ayant la propriété de se rapporter à elle-même, devra avoir en elle ce à quoi elle a la propriété de se rapporter. Je m’explique, l’ouïe n’entend que la voix, n’est-il pas vrai ?

Oui.

Si donc elle doit s’entendre elle-même, il faut qu’elle ait une voix, car autrement elle ne peut entendre.

Cela est incontestable.

Et la vue, mon cher, s’il faut qu’elle se voie elle-même, devra aussi avoir une couleur, car la vue ne peut rien apercevoir [168e] qui soit sans couleur.

Certainement non.

Ainsi donc, Critias, par tous les exemples que nous venons de parcourir, il paraît impossible ou très peu croyable qu’une chose puisse avoir jamais la propriété de ne se rapporter qu’à elle même. En effet, pour la grandeur, pour les nombres, et pour toutes les choses de ce genre, cela est impossible, n’est-ce pas ?

Oui.

Quant à l’ouïe, à la vue, au mouvement qui se ferait mouvoir lui-même, à la chaleur qui s’échaufferait elle-même, [169a] cela pourrait paraître bien difficile à croire, mais peut-être y en aurait-il qui l’admettraient. Il n’appartient, mon ami, qu’à un homme de génie de décider en général si rien ne peut avoir la propriété de ne se rapporter qu’à soi-même, ou si cette propriété doit être attribuée à certaines choses et non pas à d’autres, si enfin, dans ce dernier cas, on peut compter au nombre de celles qui ne se rapportent qu’à elles-mêmes, la science dans laquelle consiste selon nous la sagesse. Quant à moi, je ne me crois pas capable de trancher cette question, et par cette raison je ne saurais affirmer avec certitude s’il est possible qu’il y ait [169b] une science de la science ; et en supposant qu’elle existe, je ne puis encore convenir que ce soit là la sagesse, à moins d’avoir examiné d’abord si, étant telle, elle nous serait utile ou non ; car je soupçonne que la sagesse doit être quelque chose de bon et d’utile. Mais toi, fils de Calleschros, si comme tu l’affirmais, la sagesse est la science de la science ainsi que de l’ignorance, prouve-moi d’abord que [169c] cela soit possible, et ensuite que ce soit utile : peut-être ne m’en faudra-t-il pas davantage pour me convaincre que tu as bien défini la sagesse.

Alors Critias, qui me vit embarrassé, me parut comme ces gens qui, en voyant bâiller d’autres devant eux, ne peuvent s’empêcher d’en faire autant ; mon incertitude semblait l’avoir gagné. Accoutumé à ne recevoir que des éloges, il était tout honteux devant les assistans, et n’avait guère envie d’avouer qu’il était incapable de donner les preuves qu’on lui [169d] demandait ; il ne disait rien de positif et ne songeait qu’à celer son embarras. Cependant pour ne pas en rester là, je lui dis :

Eh bien ! Critias, si tu le veux, nous allons supposer pour l’instant qu’il peut y avoir une science de la science, sauf à chercher une autre fois si réellement il en est ainsi. Viens donc, et dis-moi, s’il se peut, comment il devient par là plus facile de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas ? Car n’avons-nous pas dit que c’est là se connaître soi-même et être sage ? n’est-il pas vrai ?

Sans doute, et c’est une conséquence naturelle ; car [169e] celui qui possède la science qui se sait elle-même, doit être comme ce qu’il possède. Il sera vif s’il a la vivacité, beau s’il a la beauté, savant s’il a la science. Et s’il a la science qui se sait elle-même, il devra aussi se connaître lui-même.

Je ne doute pas que celui qui possède ce qui se connaît soi-même, ne se connaisse lui-même aussi ; mais je demande si celui-là doit nécessairement savoir ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas.

[170a] Oui, Socrate, parce que c’est la même chose.

Peut-être, repris-je ; mais vois, j’ai bien l’air d’être toujours comme j’étais. Car déjà je ne comprends pas comment se connaître soi-même et savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, ce peut être la même chose.

Que veux-tu dire, demanda-t-il ?

Je veux dire : s’il y a une science de la science, sera-t-elle en état de discerner autre chose, si ce n’est que de deux choses, l’une est une science, l’autre n’en est pas une ?

Non, elle ne saura que cela.

Maintenant, est-ce une même chose, la science ou l’ignorance de ce qui est sain, [170b] et la science ou l’ignorance de ce qui est juste ?

Nullement.

Or, dans le premier cas, c’est la médecine, dans l’autre, c’est la politique, et il s’agit ici de la science.

Eh bien !

Celui qui ne connaît ni ce qui est juste ni ce qui est sain, mais seulement la science, comme il n’a la science que de la science, saura bien probablement de lui-même et des autres qu’il sait qu’il possède une science, n’est-ce pas ?

Oui.

Mais ce qu’il sait, comment le saurait-il par le moyen de cette science ? [170c] car il sait ce qui est sain par la médecine, et non pas par la sagesse ; l’harmonie, par la musique et non par la sagesse ; ce qu’il faut pour bâtir, par l’architecture et non par la sagesse ; de même enfin pour tout ; n’ai-je pas raison ?

Tout-à-fait.

Par la sagesse seule, si elle n’est que la science de la science, comment saura-t-il qu’il sait ce qui est sain, ou ce qui concerne l’art de bâtir ?

En aucune façon.

Celui qui ne sait pas cela, saura bien qu’il sait, mais non pas ce qu’il sait.

Il paraît.

[170d] Donc la sagesse et être sage ne serait pas de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, mais seulement, à ce qu’il semble, que l’on sait et que l’on ne sait pas.

Apparemment.

Avec cette science on ne sera non plus en état d’examiner dans un autre s’il sait réellement ou ne sait pas ce qu’il prétend savoir : tout ce dont on pourra s’assurer, c’est qu’il possède une science ; mais de quoi, la sagesse ne saurait nous l’apprendre.

Non, certes.

[170e] On ne pourra donc distinguer celui qui se donne pour médecin sans l’être, de celui qui l’est en effet, et de même en toutes choses l’habile de l’ignorant. Arrêtons-nous à ce point. Le sage, ou tout autre homme, pour reconnaître le véritable et le faux médecin, ne s’y prendra-t-il pas de cette manière ? Il ne l’interrogera pas sur la médecine ; car le médecin, disions-nous, ne connaît que ce qui est utile ou nuisible à la santé ; ou avons-nous dit autre chose ?

Non.

Mais il ne sait rien de la science, car nous l’avons attribuée uniquement à la sagesse.

Oui.

Donc le médecin ne sait rien de la médecine, puisque la [171a] médecine est une science.

Il paraît bien.

Le sage, il est vrai, reconnaîtra bien que le médecin possède une science ; mais pour savoir quelle elle est, ne faudra-t-il pas chercher de quoi elle est la science ? Car chaque science se distingue non-seulement parce qu’elle est science, mais particulièrement parce qu’elle est telle science, c’est-à-dire la science de telle chose. Par exemple, ce qui distingue la médecine des autres sciences, c’est qu’elle s’occupe spécialement de ce qui regarde la santé.

Oui.

Donc, pour examiner quelqu’un sur la médecine, il faut [171b] l’interroger sur ce qui la concerne ; car ce ne sera pas, j’espère, sur des choses qui lui seraient étrangères.

Non, sans doute.

Pour bien faire, c’est donc sur ce qui a rapport à la santé qu’il faut examiner le médecin pour connaître son mérite.

Il me semble qu’oui.

Et ce sera en recherchant avec soin si tout ce qu’il dit ou fait est conforme à la vérité ou à la meilleure pratique.

Nécessairement.

Mais, sans connaître la médecine, quelqu’un pourrait-il suivre cet examen avec succès ?

Non, certes.

[171c] Ainsi personne autre qu’un médecin n’en serait capable, à ce qu’il paraît ; pas même le sage ; car, outre la sagesse, il faudrait encore qu’il sût la médecine.

En effet.

Donc, de toutes manières, avec la sagesse, si elle n’est que la science de la science et de l’ignorance, on ne saurait distinguer le médecin qui sait son art de celui qui ne le sait pas et qui s’imagine le savoir, ni dans aucun autre art reconnaître le mérite de chacun, excepté toutefois dans l’art que l’on pratique soi-même ; mais tous les artistes en peuvent faire autant.

Il est vrai, dit-il.

[171d] Eh bien ! Critias, quel fruit recueillerons-nous de la sagesse ainsi réduite ? Si le sage, comme nous le prétendions d’abord, pouvait savoir ce qu’il sait ou ce qu’il ne sait pas, je veux dire, s’il savait qu’il connaît telle chose et ne connaît pas telle autre, et s’il pouvait juger de même les autres hommes ; alors, j’en conviens, il nous serait infiniment utile d’être sages ; car nous pourrions passer notre vie sans faire de fautes, nous et tous ceux qui seraient sous notre influence. En effet, nous nous [171e] garderions de rien entreprendre que nous ne sussions pas bien, et allant chercher ceux qui le sauraient, nous leur en confierions le soin ; et nous ne laisserions faire à tous ceux dont nous pourrions disposer, que ce qu’ils sauraient bien faire ; c’est-à-dire les choses dont ils ont la science. Sous le régime de la sagesse une famille, un état, serait bien administré, toute chose enfin où présiderait la sagesse. [172a] Car là où les fautes sont évitées, où tout se fait bien, un tel gouvernement serait le règne de la justice et de la raison, qui produisent nécessairement le bonheur. N’est-ce pas là, Critias, ce que nous dirions de la sagesse, pour montrer quel précieux avantage ce serait de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas ?

Oui, sans doute.

Mais tu vois qu’une pareille science n’existe nulle part.

Je le vois.

[172b] Mais peut-être la sagesse, telle que nous l’avons définie, savoir, la science de la science et de l’ignorance, a-t-elle cela de bon, que celui qui la possède apprend plus facilement tout ce qu’il veut apprendre, et que tout lui paraît plus clair quand, à côté de tout ce qu’il apprend, il aperçoit la science ; et peut-être par là pourra-t-il mieux juger les autres sur tout ce qu’il a appris lui-même, tandis que ceux qui veulent le faire sans la sagesse ne porteront que des jugemens faux ou superficiels ? Est-ce là, mon ami, un des avantages [172c] que nous tirerons de la sagesse, ou avons-nous d’elle une plus haute idée qu’elle ne mérite, et lui cherchons-nous un prix qu’elle n’a pas ?

Cela peut être, répondit-il.

Peut-être, repris-je ; mais peut-être aussi avons-nous cherché quelque chose de tout-à-fait inutile. Je dis cela, parce qu’il me vient sur la sagesse des idées qui seraient tout-à-fait singulières, si elle était ce que nous pensons. Voyons, si tu veux. Admettons qu’il soit possible qu’il y ait une science de la science, supposons encore ce que nous disions d’abord de la sagesse, qu’elle consiste à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, [172b] et, sans combattre ce principe, examinons plutôt avec soin, si, avec tout cela, elle pourra nous être utile. Car ce que nous disions tout-à-l’heure, que la sagesse, si elle était telle que nous la supposions, serait un trésor précieux, et le meilleur gouvernement pour les familles et les états, cette assertion , Critias, ne me paraît pas très exacte.

Comment donc ?

C’est que nous sommes convenus plus haut que ce serait un grand bien pour les hommes si chacun faisait ce qu’il sait, et laissait à d’autres, mieux instruits, le soin de faire ce qu’il ne sait pas.

[172e] Et n’avons-nous pas eu raison ?

Il me semble que non.

Voilà, en effet, Socrate, de singulières idées.

Oui, je te jure, je suis moi-même de ton avis, et c’est à quoi je pensais tout-à-l’heure en disant qu’il me venait de singulières idées, et je craignais bien que nous n’eussions pas raisonné juste. Car, en vérité, quand même la sagesse serait tout ce que nous avons dit, il n’est pas encore [173a] prouvé pour moi qu’elle nous fasse aucun bien.

Comment ! Explique-toi, que nous sachions ce que tu penses.

Je crois bien, repris-je, que je suis en délire ; mais encore faut-il ne pas laisser passer légèrement et sans examen les idées qui nous viennent à l’esprit, pour peu que l’on s’intéresse à soi-même.

À merveille.

Écoute donc mon songe, et juge s’il est sorti de la porte d’ivoire ou de la porte de corne[9]. Quel que soit sur nous l’empire de la sagesse, en la supposant telle que nous avons dit, [173b] qu’en résulte-t-il après tout ? Qu’un homme, qui prétendrait être pilote sans connaître son art, ne pourrait nous abuser, non plus qu’un médecin, un général, qui se donneraient pour savoir ce qu’ils ne savent pas. En cet état de choses, aurions-nous d’autre avantage à espérer, si ce n’est une meilleure santé pour le corps, une garantie plus sûre contre les dangers de la mer et de la guerre, et une certaine perfection pour nos meubles, nos habillemens, notre chaussure, [173c] et toutes choses de ce genre, parce que nous nous servirions de vrais artistes. Même, si tu veux, prenons aussi l’art du devin pour la science de l’avenir, et que la sagesse nous serve de guide pour nous préserver des charlatans et nous faire découvrir les vrais devins, ceux qui lisent dans l’avenir. Je conçois bien que l’espèce humaine, [173d] ainsi gouvernée, pourrait vivre suivant la science ; car la sagesse, toujours attentive, ne souffrirait pas que l’ignorance vînt se mêler à nos travaux ; mais que, pour vivre suivant la science, nous devions vivre heureux, c’est, mon cher Critias, ce que je ne vois pas encore.

Alors, dit-il, je ne sais où tu trouveras mieux ce qui constitue le bonheur de la vie, si la science ne l’explique pas.

Apprends-moi encore seulement une petite chose, de quelle science veux-tu parler. Est-ce l’art de faire des sandales ?

[173e] Non, par Jupiter !

Ou de travailler le fer ?

Pas davantage.

Ou la laine, le bois, et toutes choses pareilles ?

Nullement.

Alors, ne nous arrêtons pas à ce principe, que celui-là vit heureux qui vit selon la science. Car ces artistes qui possèdent une science, tu ne veux pas convenir qu’ils soient heureux, et tu parais ne reconnaître comme tels, que ceux qui possèdent certaines sciences. Qui donc est heureux, celui dont je parlais tout-à-l’heure, qui connaît [174a] l’avenir, le devin ? ou serait-ce un autre ?

Celui-là et d’autres encore.

Lesquels ? serait-ce celui qui, avec l’avenir, connaîtrait le passé et le présent, et à qui rien ne serait inconnu ? Supposons qu’il existe un tel homme ; tu ne diras pas, je pense, que personne vive mieux suivant la science ?

Non, sans doute.

Mais il me manque encore une chose, c’est de savoir laquelle de toutes ces sciences le rend heureux, ou si toutes y contribuent également ?

Non pas également.

[174b] Laquelle donc, en particulier ? et que lui fait-elle connaître dans le présent, le passé et l’avenir ? Est-ce le jeu d’échecs ?

Ah ! le jeu d’échecs.

Ou l’arithmétique ?

Pas davantage.

Ou la médecine ?

Plutôt cela.

Mais enfin, celle qui principalement le rend heureux, que lui apprend-elle ?

Le bien et le mal, dit-il.

Ô méchant, repris-je, tu me fais tourner depuis si long-temps dans un cercle, sans me dire que vivre heureux, ce n’est pas vivre [174c] suivant la science en général, ni avec toutes les sciences réunies, mais suivant celle qui connaît le bien et le mal ? Au reste, dis-moi, Critias, si tu sépares cette science des autres, en serons-nous moins guéris par la médecine, moins bien chaussés par l’art du faiseur de sandales, moins bien habillés par le tisserand ? La science du pilote nous sera-t-elle moins utile sur la mer, et celle du général à la guerre ?

Non.

Mais, mon cher Critias, si cette science nous manque, [174d] toutes les autres sciences ne serviront point à notre bonheur.

Il est vrai.

Et cette science, à ce qu’il paraît, n’est pas la sagesse, mais la science dont l’objet est de nous être utile : car elle n’est pas la science de la science et de l’ignorance, mais celle du bien et du mal ; de sorte que si c’est elle qui nous est utile, alors la sagesse doit être pour nous autre chose qu’utile.

Comment ! dit-il, elle ne serait pas utile ! S’il est reconnu que la sagesse est la science de la science et qu’elle est à la tête [174e] de toutes les autres sciences, elle doit être au-dessus de la science du bien, et par conséquent nous être utile.

Est-ce elle, repris-je, qui nous guérit et non pas la médecine ? Et pour toutes les autres sciences, se charge-t-elle de leurs affaires, ou chacune n’a-t-elle pas les siennes ? D’ailleurs n’avons-nous pas depuis long-temps reconnu qu’elle est la science de la science et de l’ignorance, et rien de plus, n’est-ce pas ?

Il est vrai.

Elle ne saurait donc nous procurer la santé.

Non.

[175a] Parce que la santé est l’objet d’une autre science, tu en conviens ?

D’une autre science.

Donc, mon ami, elle ne saurait non plus nous procurer l’utile, puisque nous venons d’en faire l’objet d’une autre science, n’est-il pas vrai ?

J’en conviens.

Comment donc la sagesse peut-elle être utile, si elle ne nous procure aucune utilité ?

En aucune manière, Socrate, à ce qu’il semble.

Tu vois donc, Critias, combien j’avais raison de craindre pour moi, et de m’accuser d’avance de ne savoir rien tirer de bon de nos recherches sur la sagesse. Car sans doute ce qui paraît à tous le bien le plus précieux [175b] ne nous semblerait pas privé de toute espèce d’avantage, si j’étais le moins du monde habile à bien examiner les choses. Mais nous voilà battus de toutes parts, sans pouvoir trouver quel sens a pu attacher au mot sagesse celui qui l’a fait, et pourtant à combien de suppositions ne nous sommes-nous pas livrés sans pouvoir les prouver ! D’abord nous avons supposé qu’il y a une science de la science, quoique la suite de nos raisonnemens n’ait pu seulement nous en faire admettre l’existence ; ensuite , nous avons supposé gratuitement qu’elle embrassait les objets des autres sciences, [175c] afin de mettre le sage à même de savoir qu’il sait ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas. Et nous avons fait nos concessions assez libéralement, puisque nous n’avons pas considéré qu’il est impossible de savoir en aucune façon ce qu’on ne sait absolument pas. Car le principe que nous accordions supposait la possibilité de cette connaissance, et, à mon avis, rien n’est plus absurde. Mais pourtant avec toute notre complaisance et notre facilité, [175d] notre discussion n’a pu nous conduire à aucun résultat : au contraire, elle semble s’être jouée de la vérité, et, quoi que nous ayons supposé ou inventé pour définir la sagesse, elle a toujours fini par nous en prouver l’inutilité, avec une sorte d’orgueil insultant. Je n’en suis pas très affligé pour moi, mais à cause de toi, Charmide ; je souffre beaucoup de voir, qu’avec une telle figure et un esprit [175e] si sage, tu ne doives tirer aucun fruit de cette sagesse, et qu’elle ne puisse te servir à rien dans le cours de la vie. Mais ce qui m’afflige plus encore, c’est que je me sois donné tant de peine à apprendre cette sentence du médecin de la Thrace, pour finir par connaître une chose d’aussi peu de valeur. Non, je ne puis croire qu’il en soit ainsi : mieux vaut penser que je ne sais pas chercher la vérité ; que la sagesse est un grand bien, et que tu es très heureux [176a] si tu la possèdes. Vois donc si tu la possèdes en effet, et si tu n’as aucun besoin de la sentence ; car, si tu la possèdes, je t’engage plutôt à ne voir en moi qu’un rêveur, incapable de rien conduire à bien dans la conversation, et à te croire d’autant plus heureux que tu seras plus sage.

Alors Charmide : Par Jupiter ! dit-il, je t’assure, Socrate, que je ne sais si je la possède ou non. Et comment le saurai-je, si tous les deux vous n’êtes pas capables de trouver ce qu’elle peut être, [176b] comme tu le prétends de toi ? Pour ma part, je ne te crois guère, et je sens que j’ai pour moi un grand besoin de ton charme. Aussi ne tiendra-t-il pas à moi que je ne m’y soumette tous les jours, jusqu’à ce que tu me dises que c’est assez.

Très bien, s’écria Critias, fais-le, Charmide ; et je trouverai que tu la possèdes, cette sagesse, si tu t’abandonnes à Socrate pour subir son charme et si tu ne le quittes plus un seul instant.

Oui, dit le jeune homme, je veux le suivre et ne le point quitter. D’ailleurs [176c] ce serait mal à moi de ne pas t’obéir, à toi mon tuteur, et de ne pas faire ce que tu m’ordonnes.

Oui, certes, je te l’ordonne.

Aussi je le ferai, répondit Charmide, à partir d’aujourd’hui.

Eh bien ! repris-je, que tramez-vous là entre vous deux ?

Rien, dit Charmide, car la trame est toute ourdie.

Quoi ! la violence, sans me laisser aucun choix ?

Oui, la violence, et j’y aurai recours puisqu’il m’en donne l’ordre. Vois, pour toi, quel parti tu veux prendre.

[176d] Mais je n’en ai plus à prendre ; car si tu te mets quelque chose en tête, et menaces encore de violence, qui serait capable de te résister ?

Alors ne résiste donc pas.

Je m’en garderai bien.


Notes[modifier]

  1. Celui dont parle Plutarque dans la Vie d’Alcibiade.
  2. Voyez l’Apologie, tom. I, pag. 71.
  3. Voyez Walkenaer, sur Hérodote, IV, 94.
  4. Voyez Hérodote, IV, 36.
  5. Hom. Odyss, liv. XVIII, v. 347. Voyez le Lachès.
  6. Hésiode, les Œuvres et les Jours, v. 311.
  7. Voyez le Cratyle, l’Euthydème et le Protagoras.
  8. Le nombre trois était un nombre divin, et consacré à Jupiter Σωτὴρ, libérateur. Voyez le Philèbe.
  9. Hom. Odyss. liv. XIX, v. 562.