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Chronique de la quinzaine - 14 février 1844

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Chronique no 284
14 février 1844
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 février 1844.


Les deux chambres ont entamé la discussion des affaires sans que l’opinion se soit encore détournée du problème politique resté sans solution. La pairie a vu revenir devant elle cette éternelle loi du roulage, qui constate tout ce qu’il y a d’incertain et de contradictoire dans les données de la science pour les applications les plus usuelles. À en juger par les affirmations opposées qui se sont produites dans ce débat, par les faits inconciliables invoqués dans l’intérêt de chaque système, il demeure évident que la loi laissera beaucoup à faire au hasard et à l’expérience, et que les élémens de la bonne conservation des routes ne sont pas moins problématiques que les effets de la traction elle-même.

La loi principale de la session, celle qui détermine les conditions assignées à la liberté de l’enseignement secondaire, a été portée à la chambre des pairs, et les hommes les plus éminens de cette assemblée ont aspiré à faire partie de la commission destinée à l’examiner. Dans la chaleur même qui a signalé, dit-on, les discussions préparatoires, il y a des gages assurés du soin scrupuleux avec lequel seront pesés toutes les prétentions et tous les intérêts. Le projet, à peine connu, a suscité dans toute la presse des attaques dont la vivacité ne doit pas surprendre après l’excitation si malheureusement imprimée à la polémique depuis plusieurs mois. Quant à nous, nous attendons la discussion solennelle du Luxembourg et les éclaircissemens de la tribune avant d’exposer notre opinion sur une loi en butte en ce moment aux reproches les plus contradictoires, et nous nous bornerons à remercier M. le ministre de l’instruction publique d’avoir saisi de cette brûlante question un pouvoir qui, par sa nature même, offre de précieuses garanties de lumières et d’impartialité.

Le projet sur la chasse, qui s’élabore si péniblement au Palais-Bourbon au milieu d’une grêle d’amendemens, est une preuve de plus du danger de codifier certaines matières. Les difficultés de principes naissent en foule, parce qu’on a voulu présenter un grand ensemble alors qu’il aurait suffi de quelques dispositions de détail contre le braconnage de nuit et la vente du gibier après la clôture légale de la chasse, fixée par arrêté préfectoral. Quoi qu’en ait dit M. Maurat-Ballange, cette loi ne nous fera pas rétrograder jusqu’au XIVe siècle, et ne mettra pas la France dans le cas de regretter la rigueur des prescriptions féodales sur la matière ; mais elle a le tort de créer des pénalités évidemment exagérées, de préparer, par la suppression du bénéfice des circonstances atténuantes, une injustifiable dérogation au droit commun ; elle a le tort plus grand d’investir les préfets d’un pouvoir qui paraîtrait toujours exorbitant en principe, alors même que ces magistrats se trouveraient par le fait dans la constante impossibilité d’en faire usage. Ces vices du projet, universellement reconnus, ont placé le cabinet dans l’alternative de voir sa loi rejetée ou de consentir à la laisser refaire. Il a prudemment agi en prenant ce dernier parti.

La commission du budget a été nommée après un débat dans les bureaux qui paraît avoir eu une assez grande portée. Quoique la majorité des membres de cette commission appartienne aux diverses nuances du parti conservateur, on peut tenir pour assuré que le terrain de l’année dernière ne sera pas déserté, et que les commissaires résisteront énergiquement à toutes les dépenses dont la nécessité ne serait pas démontrée. L’effectif demandé de 344,000 hommes subira une notable réduction, si l’on s’en rapporte aux dispositions manifestées dans les bureaux. Le ministère en est, dit-on, tellement convaincu, qu’il annonce déjà l’intention de ne pas livrer cette année une lutte sur l’issue de laquelle il ne saurait entretenir de doute. La commission du budget rencontrera donc des voies en quelque sorte préparées et des dispositions faciles dont elle ne manquera pas de profiter. Le budget de l’exercice 1845 est sans doute en équilibre ; n’oublions pas pourtant qu’il ne se balance que par une somme de 800,000 francs, en admettant même que certains articles de recette ne soient pas exagérés. Or, comment croire que, dans le cours de dix-huit mois, des crédits supplémentaires n’absorberont pas une somme fort supérieure à celle-là, et qu’aucune éventualité ne viendra déranger une telle balance ? L’opinion des hommes compétens, qui rendent d’ailleurs une éclatante justice aux efforts et aux combinaisons financières de M. Lacave-Laplagne, est que, dans les conditions les plus favorables, l’exercice prochain se soldera par un découvert de 12 à 15 millions au moins, somme qu’il importe de retrouver par une diminution de l’effectif de la guerre et une meilleure administration des services de la marine. On peut affirmer, sans crainte d’être démenti par l’évènement, que telles seront les conclusions qu’aura mission de soumettre à la chambre le futur rapporteur du budget ; et pour qui connaît la situation parlementaire du cabinet, son adhésion peut être d’avance considérée comme obtenue. On assure même que les amis les plus dévoués du ministère ont laissé sur ce point pressentir très clairement ses intentions.

La proposition de M. de Rémusat fournira bientôt une occasion nouvelle aux débats politiques. La question des incompatibilités, qui touche au sein de la chambre à un si grand nombre d’intérêts privés, n’était peut-être pas la plus favorable que l’opposition pût choisir, et la portée plus limitée de la proposition introduite l’année dernière par l’honorable M. de Sade lui aurait donné des chances plus assurées. Celle-ci, n’exerçant aucun effet rétroactif sur les membres de la législature actuellement revêtus de fonctions publiques, faisait tomber l’objection sinon la plus grave, du moins la plus spécieuse, celle de rendre une dissolution inévitable. Nous croyons que le cabinet n’a pas été bien inspiré en faisant dans les bureaux d’aussi grands efforts pour s’opposer à la lecture, car cette première manifestation l’oblige à combattre à outrance la prise en considération, et donnerait dès-lors à celle-ci, si elle venait à être prononcée par la chambre, une portée difficile à mesurer. Cette discussion, fixée par la chambre à mercredi prochain, sera, du reste, dominée par le grave incident relatif à M. de Salvandy. Or, les faits qui s’y rapportent sont encore trop imparfaitement connus pour qu’il soit possible de préjuger sur ce point les dispositions de l’assemblée. On assure que, si l’épreuve est favorable au ministère, il s’empressera de présenter la demande des fonds secrets ; il fera bien d’en agir ainsi dans l’intérêt de sa consolidation.

Les fautes accumulées pendant le cours d’une semaine fatale, les conséquences immédiates de ces fautes mêmes, quant aux hommes et quant aux choses, ont créé pour le ministère et pour la chambre une situation qui rend urgente l’épreuve d’un débat parlementaire et d’un vote d’adhésion. Les affaires sont, à bien dire, suspendues par l’incertitude des esprits, et cette position n’est pas moins mauvaise pour le parlement, qui hésite dans sa confiance, que pour le pouvoir, qui ne puise sa force morale que dans la perspective de sa durée. Le vote sans amendement du dernier paragraphe de l’adresse a, dans le sein de la majorité la plus sincèrement dévouée à la monarchie de 1830, contrarié beaucoup d’instincts et compromis un assez grand nombre de situations électorales. Le résultat numérique de ce vote lui-même et les chances imprévues qu’il a révélées ont d’ailleurs rendu les convictions plus flottantes et les dévouemens moins chaleureux. C’est dans cet état de choses que la démission donnée et maintenue par M. de Salvandy est venue inquiéter des consciences, susciter des scrupules, donner enfin une force grande et soudaine aux argumens de l’opposition contre le grand nombre de fonctionnaires députés. L’hostilité de l’ancien ministre du 15 avril serait déjà un fait sérieux, car il compte au sein du parti conservateur quelques amis fort connus, qui ne sauraient l’abandonner lorsqu’il se trouve atteint pour un vote auquel plusieurs d’entre eux ont pris part. Cette scission serait par elle-même un danger, et il suffit, pour en avoir la certitude, de se rappeler les efforts que le cabinet fit l’année dernière pour l’empêcher de se produire. Combien ce danger n’est-il pas plus grave lorsqu’un tel fractionnement au sein du parti conservateur ne résulte plus d’une combinaison qu’on pourrait croire peut-être calculée dans un intérêt d’ambition, et qu’il a été provoqué par une violence morale ! Une telle complication, qui serait une difficulté dans toutes les hypothèses, ne devient-elle pas un péril lorsqu’elle a été rendue nécessaire par le devoir de conserver sa liberté et son honneur ?

Cédant à d’augustes insistances, M. de Salvandy avait, dit-on, consenti à retirer sa démission. Ce fait écartera donc du débat toute la première partie de cette affaire. Il ne permettra plus à personne d’atteindre même indirectement un pouvoir dont l’inviolabilité est l’essence, et que tous les amis de la constitution couvriraient à l’instant de leur silence et de leurs respects, si on osait jamais le traduire à la tribune. La démission que l’ambassadeur près la cour de Sardaigne aurait adressée au roi est un fait que la chambre n’a pas la faculté de discuter, et qui échappe au contrôle de ses investigations constitutionnelles. Que restera-t-il dans le débat ? Une question toute nouvelle et d’une portée immense, celle de savoir si un ministre a le droit de contraindre, sous peine de révocation, un fonctionnaire député à retourner sur-le-champ à son poste, soit pour le punir d’un vote émis, soit pour prévenir un vote à émettre dans une discussion prochaine. On ne saurait arguer ici des nécessités du service, qui rendraient le droit manifeste à tous les yeux : nul ne viendra à la tribune soutenir que des évènemens graves et imprévus avaient rendu tout-à-coup la présence de l’ambassadeur nécessaire à Turin : une telle affirmation tomberait sous le coup de l’appréciation morale de la chambre, et l’on peut assurer d’avance qu’elle ne sera pas produite. C’est donc pour son vote, et à cause de son vote seulement, qu’un fonctionnaire s’est trouvé placé dans le cas d’opter entre un départ immédiat et une honorable démission.

Que la tranquillité publique soit menacée dans le ressort d’une cour royale, qu’une procédure compliquée se poursuive ou se prépare, le devoir du garde-des-sceaux est d’ordonner au procureur-général de prendre la poste pour retourner à son siége ; que le débordement d’une rivière intercepte les communications ou menace d’inondations les propriétés riveraines, le ministre des travaux publics devra enjoindre à l’ingénieur de quitter à l’instant le Palais-Bourbon pour retourner dans son département. Que celui-ci appartienne à la majorité ou à l’opposition, il ne pourra se dispenser d’obéir, et s’il porte la question devant la chambre, ce grand pouvoir, appréciant les faits et la mission de l’autorité publique, sanctionnera sans nul doute par son approbation morale la conduite et les prescriptions du ministre. Mais si la tranquillité est profonde, et qu’aucun intérêt ne soit en souffrance dans la résidence du fonctionnaire député ; s’il n’y a en question que l’existence d’un cabinet ou le sort d’une mesure politique, la chambre ne souffrira pas qu’un départ précipité par ordre vienne punir un vote consciencieux ou le rendre impossible. Ceci est vrai pour le fonctionnaire le plus modeste comme pour celui d’un ordre élevé, et l’inviolabilité législative du substitut est protégée par le même principe que celle de l’ambassadeur.

Il n’est pas étonnant qu’une question aussi redoutable dans ses conséquences, et qui atteint directement un tiers de l’assemblée, ait vivement agité les esprits. Cette affaire est assurément l’une des plus délicates qu’un cabinet pût rencontrer sur son chemin, et l’on ne saurait comprendre qu’il ait pu se créer gratuitement un embarras de cette nature et d’une telle portée. Il est impossible de pressentir l’effet d’un débat engagé sur ce terrain, mais nous n’hésitons pas à dire que, selon nous, il ne s’en est jamais rencontré de plus glissant et de plus dangereux pour un cabinet.

Quelle que puisse être l’issue de la discussion qui s’engagera bientôt sur la proposition de M. Rémusat et l’affaire de M. de Salvandy, nous formons des vœux pour que ce débat raffermisse la position du ministère, ou qu’il mette sans retard la couronne en mesure d’aviser.

Les situations provisoires sont les plus funestes aux intérêts permanens du pays, et ne contribuent pas peu à fausser le mécanisme du gouvernement représentatif. C’est dans des circonstances analogue que s’établissent et se répandent ces maximes, qu’on peut laisser vivre un cabinet sans lui prêter de la force ; qu’il est loisible d’être de l’opposition dans toutes les questions d’affaires, en restant ministériel dans toutes les questions de cabinet : maximes fausses et dangereuses qui entament de plus en plus l’unité si long-temps compacte du parti conservateur.

Nous comprenons à merveille qu’au sein de cette grande opinion il s’établisse une dissidence sincère sur la question de savoir s’il convient de soutenir énergiquement le ministère du 29 octobre, ou s’il ne vaudrait pas mieux le renverser. Des motifs graves peuvent être allégués de part et d’autre, et rien de plus légitime que l’hésitation d’un honnête homme dans une telle alternative. On peut dire, d’un côté, que le cabinet a contribué à assurer la paix du monde, et qu’il réunit dans son sein un ensemble de talens et de lumières assez difficiles à remplacer ; on peut établir, de l’autre, qu’il est dangereux de faire reposer si long-temps le pouvoir sur une base étroite et exclusive, au risque de rejeter une partie de la chambre dans une opposition qui dépasserait les limites de la constitution elle-même, si cette portion du parlement se voyait systématiquement déshéritée de toute participation au pouvoir ; on peut enfin mettre en regard du talent des hommes les difficultés de leur position personnelle, et aspirer, sans cesser d’être conservateur, à voir d’autres instrumens appliquer avec plus de liberté une pensée politique non moins conservatrice. De ces deux partis à prendre, il n’en est aucun qui ne puisse se défendre par des motifs graves et des considérations vraiment politiques. Mais une troisième opinion tend à s’établir dans les rangs de la majorité et nous n’en savons pas de plus contraire à l’esprit du gouvernement représentatif, de plus dangereuse dans la situation que les circonstances ont amenée.

Selon cette opinion, représentée dans la presse par un organe fort répandu, le cabinet actuel serait condamné à une impuissance dont le concours de la majorité ne parviendrait pas désormais à le relever. Cette majorité doit donc se créer dans le pays et dans la chambre une position à part et distincte de celle du ministère, pour constater qu’elle ne s’inféode point à lui, et qu’elle n’est pas responsable d’une politique sans nationalité au dehors et sans initiative au dedans. Cependant elle doit le laisser durer et lui prêter assez de force pour vivre, tout en lui refusant l’énergique adhésion nécessaire pour gouverner. On convie, en un mot, la portion indépendante du parti conservateur à maintenir jusqu’aux élections prochaines, par une sorte de concours négatif, une situation provisoire et de plus en plus affaiblie.

Nous tenons ce conseil pour l’un des plus funestes que puissent suivre des hommes politiques. Comment ne pas voir que rien ne serait plus propre à faire perdre au pouvoir le peu qui lui reste parmi nous de prestige et de force ? comment ne pas pressentir la redoutable influence sous laquelle s’opéreraient les élections préparées durant deux ou trois ans par une administration impuissante et tolérée ? Quels seraient les résultats d’une telle crise ? jusqu’où irait la réaction que cette crise devrait infailliblement provoquer ? Est-on bien assuré que le ministère actuel, disparaissant ainsi dans l’abîme ouvert par les élections générales, pourrait alors être remplacé par un cabinet offrant à la monarchie constitutionnelle et au parti conservateur les gages qu’ils ont droit d’attendre ? Les hommes du 15 avril, du 12 mai ou même du 1er mars suffiraient-ils aux obscures éventualités d’un tel avenir ? et qui oserait en prendre d’avance la redoutable responsabilité ? Si le cabinet tombait aujourd’hui, une autre administration se reconstituerait avec l’influence et le concours du parti conservateur ; en serait-il de même dans trois années ? peut-on l’espérer, surtout si, pendant cette longue période, loin de raffermir le pouvoir, on s’attache à le frapper de suspicion et à le représenter comme un cabinet de transition condamné à tomber devant une législature nouvelle ? Nous tiendrions une telle politique pour pleine de témérités et de périls.

Une seule alternative reste donc dans le cours de la session actuelle à la majorité conservatrice : se grouper énergiquement autour du cabinet en identifiant son sort et sa fortune avec ceux du ministère, ou s’en séparer sur une question décisive. Dans le premier cas, le pouvoir pourrait retrouver la force morale qu’il a perdue et qui est si nécessaire aux intérêts généraux du pays. Dans le second la couronne serait respectueusement mise en demeure de donner à la majorité constitutionnelle du parlement d’autres chefs et d’autres organes. Il est encore impossible de dire si la majorité prendra le dernier parti, mais il est permis d’affirmer qu’il lui répugne beaucoup, en ce moment, de se décider pour le premier, tant le débat de l’adresse a ouvert de blessures profondes, pour ne pas dire incurables.

Si l’on s’en rapporte, du reste, aux hommes les mieux placés pour bien connaître la chambre, on peut affirmer qu’à cette heure la majorité n’a encore pris aucune résolution définitive. Elle hésite, elle flotte, elle balance, pesant les inconvéniens du maintien et les hasards du changement, et attendant que l’imprévu vienne dessiner une situation qu’elle ne se sent ni assez de fermeté pour consolider, ni assez de décision pour changer par une initiative directe. Or, l’imprévu a joué un tel rôle dans les évènemens depuis quelques semaines, qu’il est naturel d’attendre encore bien des péripéties soudaines. L’action d’un autre pouvoir ne peut manquer d’ailleurs de réagir fortement sur la chambre, et les bruits les plus contradictoires circulent sur les dispositions dont la couronne serait animée. Le parti à prendre est assez sérieux pour que sa haute sagesse en pèse mûrement les conséquences.

Le contrecoup des débats parlementaires de la Grande-Bretagne ne s’est pas encore fait ressentir chez nous. L’Europe entière a remarqué avec quelle chaleur et quelle affectation l’alliance était célébrée de l’autre côté de la Manche par les hommes politiques de tous les partis, sans en excepter ceux qui ont personnellement contribué à la dissoudre. Les débats de Westminster sont ouverts après la clôture de ceux du Palais-Bourbon. La chambre n’a donc pas lieu de regretter la réserve, pour ne pas dire la froideur, avec laquelle elle a répondu aux expressions trop générales et trop emphatiques du discours de la couronne ; cette réserve et cette froideur même ont déterminé des avances plus marquées et des protestations plus vives. La paix avec la France est en ce moment le besoin le plus impérieux de l’Angleterre. Entre la ligue du repeal et celle des anti-corn-laws, entre M. O’Connell et M. Cobden, le gouvernement britannique ne saurait envisager sans une émotion profonde la perspective d’une collision ou même d’un désaccord sérieux avec la France. S’il a obtenu un verdict de condamnation d’un jury protestant, il sait fort bien que l’effet même de ce jugement sera terrible, et que sept millions d’hommes vont protester contre la sentence, comme ils l’ont fait contre la composition même du jury. O’Connell sous les verrous est une nationalité dans les fers, et ce peuple ulcéré lèvera chaque matin les yeux vers l’horizon pour saluer de loin le point noir d’où sortira la tempête.

Si cette situation n’est pas un motif pour nous donner le droit d’abuser, elle nous autorise au moins à faire prévaloir, par une attitude ferme et modérée, nos justes réclamations. Tout le monde a remarqué les interpellations calculées de lord Brougham sur les conventions relatives au droit de visite, et les réponses non moins étudiées de lord Aberdeen. Lord Palmerston avait paru d’abord vouloir aussi accepter un rôle dans cette conspiration générale du silence et de l’équivoque ; mais l’âcreté de son humeur et les besoins de sa situation paraissent l’avoir emporté sur le dévouement patriotique. Le noble lord annonce des interpellations qui ne seraient probablement pas de nature à embarrasser beaucoup le cabinet de sir Robert Peel, si ce cabinet seul était en cause, et s’il était en mesure de dévoiler ses véritables intentions, mais qui ne peuvent manquer d’affecter d’une manière plus ou moins sérieuse le ministère français. Jusqu’ici, les débats du parlement britannique ne se sont pas écartés d’un programme strictement convenu des deux côtés de la Manche, et l’on a épuisé tout l’art des circonlocutions et des mots couverts pour persuader à la France qu’on tenait grand compte de ses vœux, tout en étant bien résolu à ne lui rien accorder de conforme à ses vœux mêmes : avec lord Palmerston, nous entrons dans le domaine de l’imprévu, dans la région des imprudences et des révélations compromettantes ; aussi de grands efforts sont-ils tentés près de l’ancien collègue de lord Melbourne pour le déterminer au retrait ou du moins à l’ajournement de sa malencontreuse motion.

Les bruits répandus dans le monde politique et répétés par quelques journaux accrédités de l’Allemagne méridionale, sur les négociations dont le principe est admis à Londres, sont d’une nature tellement singulière, que nous ne les répétons qu’avec la plus extrême réserve. D’après ces bruits étranges, le ministère anglais ne consentirait à reconnaître le grand principe de la protection exclusive par le pavillon national, et à renoncer au droit de visite en mer, que lorsque ce droit serait devenu complètement inutile par l’abolition même de la traite. Émanciper les noirs dans toutes ses colonies, tel serait pour la France le préliminaire obligé de toute négociation avec l’Angleterre sur une question de police et de suprématie maritime ; lier les deux questions de manière à les faire passer à la chambre l’une portant l’autre, tel serait le projet arrêté du cabinet français. Certes, M. le ministre des affaires étrangères est un grand orateur politique, et M. l’amiral de Mackau est un ministre aussi habile que respecté ; mais on peut les mettre hardiment au défi de réaliser un pareil plan, en admettant qu’ils en eussent un instant accepté la pensée.

Ce plan serait aussi impraticable en fait que contraire aux notions les plus élémentaires du droit. Le système adopté par la majorité de la commission dont M. le duc de Broglie a été l’éloquent organe propose de proclamer, comme on sait, l’émancipation générale et simultanée des noirs ; mais cette émancipation ne serait prononcée, aux termes de l’article 1er du projet, qu’après une période de dix années, consacrée au développement moral des esclaves et à la capitalisation d’une somme de 300 millions, destinée aux colons au moyen d’une rente de 6 millions en 4 pour 100 inscrite immédiatement au grand-livre de la dette publique. En admettant, ce qu’il n’est pas assurément permis d’espérer, qu’une loi aussi importante passât dans la session présente, ce serait en 1854 seulement que l’esclavage cesserait aux colonies françaises, et jusqu’alors le droit de visite continuerait à susciter la dangereuse susceptibilité de deux grands peuples. Ne serait-ce pas d’ailleurs compromettre une cause grande et sainte par elle-même que de présenter l’indemnité destinée aux possesseurs d’esclaves comme le prix de la rançon du droit de visite, et la France serait-elle disposée à payer argent comptant ce que les deux chambres ont réclamé comme un attribut inaliénable de la souveraineté ? Sérieusement dévoués à la double abolition de la visite et de l’esclavage, nous craindrions fort une association qui les compromettrait l’une et l’autre, et qui permettrait de présenter l’indemnité due aux colons comme une prime déguisée concédée aux vœux de la Grande-Bretagne.

D’ailleurs, comment défendre en droit une pareille stipulation ? à quel titre l’Angleterre subordonnerait-elle une concession internationale à un fait relatif au régime intérieur de nos colonies ? Est-ce que la traite se fait encore dans les possessions françaises ? est-ce qu’il serait possible d’en citer un seul exemple depuis dix ans ? Est-ce que des lois terribles ne l’ont pas heureusement rendue impossible ? Quelle corrélation prochaine ou éloignée existe-t-il dès-lors entre le mode d’émancipation de nos noirs et l’urgence de modifier des dispositions que la France repousse dans leur principe, et qu’elle serait certainement en droit de repousser dans leur exercice, sans sortir de la lettre même des traités, en refusant la délivrance des mandats annuellement exigibles ?

Si l’Angleterre disait à notre gouvernement qu’elle ne peut consentir à renoncer au droit de visite que lorsque la traite sera supprimée dans les possessions espagnoles et portugaises, que lorsqu’elle ne se fera plus sur aucun point du globe, ce langage serait plus impertinent peut-être ; mais il serait certainement beaucoup moins absurde. L’odieux trafic des esclaves se fait en effet à Cuba et au Brésil, tandis qu’il est de notoriété publique que les Antilles françaises sont depuis long-temps aussi désintéressées dans la question de la traite que le département du Nord ou celui du Pas-de-Calais.

Nous aimons à croire qu’il y a assez de lumières dans le cabinet pour qu’une telle faute ne soit pas commise au détriment de si grands intérêts, et qu’en lui prêtant de telles vues, les correspondans des feuilles étrangères calomnient la France et son gouvernement.

L’Espagne vient d’ajouter une page de plus à l’imbroglio de son drame révolutionnaire. Après les prononciamientos des carlistes, des progressistes et des modérés, nous avons ceux des contrebandiers, et l’on prend des pièces de coton pour insigne, après avoir mis en lambeaux tous les drapeaux politiques. Il serait assurément fort difficile d’expliquer ce que représente don Pantaléon Bonet, et à quelle opinion appartiennent les quatre cents carabiniers qui ont si glorieusement commencé leur carrière politique, sur la place publique d’Alicante. Ce triste mouvement, aussi obscur dans ses causes qu’impuissant dans ses effets, est-il un nouveau symptôme de dissolution et d’agonie sociale, ou faut-il n’y voir que la dernière tentative d’un parti vaincu, qu’une vaine protestation contre l’ordre qui tend à s’affermir ? Telle est la croyance des hommes qui connaissent le mieux la Péninsule, et nous sommes heureux de nous y associer complètement. Nous aimerions à voir dans la rapide compression du mouvement d’Alicante et de Carthagène un symptôme de force et un gage d’avenir. Débarrassée, par la mort soudaine d’une princesse trop célèbre, d’une difficulté de gouvernement des plus sérieuses, l’Espagne puiserait dans un éclatant triomphe sur l’anarchie une vie et une force nouvelles ; mais il se passe dans ce pays des choses tellement inattendues, et les hommes politiques y affectent des allures si singulières, que nous n’osons ni hasarder de conjectures, ni afficher de sympathies. Lorsqu’on peut être un ministère constitutionnel en chassant les chambres et en appliquant des lois par ordonnance, lorsqu’on peut s’appeler un ministère modéré en donnant des ordres dont le style a un reflet de celui de la convention, on est dans une position tellement exceptionnelle, qu’on ne saurait en conscience s’étonner de la réserve que gardent en de telles circonstances les modérés et les constitutionnels des autres pays de l’Europe. Il est évident qu’en Espagne les mots ont un sens tout particulier. C’est un dictionnaire politique dont nous ne sommes pas tentés de faire une étude fort approfondie. La reine Christine quitte Paris. Se rendra-t-elle à Madrid ? Des hommes bien informés en doutent. On parle d’une rencontre entre cette princesse et la reine sa fille dans une des villes du littoral de l’Espagne ; on ajoute que la question du mariage napolitain, objet de tous les vœux de la reine Marie-Christine, et dont la négociation rencontre à Madrid de sérieuses difficultés politiques, pourrait bien se trouver soudainement tranchée par un coup hardi d’autorité maternelle.

Il est difficile de dire quelle portée ont de pareils bruits ; il est malheureusement beaucoup plus difficile encore de pressentir les résultats de l’union d’Isabelle avec le comte de Trapani. Ce mariage n’enlèvera-t-il pas à tout le parti carliste, jusque dans ses nuances les plus modérées, la seule chance de transaction qu’il puisse rêver encore ? Ne rendra-t-il pas irréconciliables les partisans de l’infant don François de Paule, et ne constituera-t-il pas cette branche cadette de la maison royale dans un antagonisme permanent contre le trône occupé par un prince étranger ? En s’appuyant à la fois sur son époux et sur sa mère, Isabelle II ne perdra-t-elle pas promptement, aux yeux des peuples, le prestige de cette irresponsabilité qui a jusqu’ici protégé sa jeunesse et son innocence ? Quel contingent de valeur personnelle et de force morale apportera à la monarchie constitutionnelle des Espagnes le jeune frère du roi des Deux-Siciles ? Ce sont là des problèmes dont l’avenir peut seul donner la solution, et nous n’avons garde de les devancer par nos conjectures.

La France s’est tellement désintéressée de la question espagnole depuis plusieurs années, que celle-ci ne paraît pas en mesure d’exercer une influence importante sur les actes de notre gouvernement et sur la marche de nos assemblées délibérantes. Il n’en est pas de même des évènemens parlementaires de la Grande-Bretagne. Ce qui se passe à Westminster, ce qui s’y dit, et surtout ce qui s’y cache, peut devenir un thème dangereux dont nous soupçonnons fort M. Billault d’être très disposé à profiter. Quoi qu’il en soit, là n’est pas le péril actuel pour le cabinet. Il est tout entier dans l’irrésolution manifeste de la chambre et peut-être aussi dans les dispositions de la couronne. Il est dans le contre-coup déplorable que des fautes récentes ont exercé sur l’opinion des départemens, il est enfin dans l’éventualité de cinq réélections qui auraient une signification si grave et si pénible pour tous les amis de la monarchie de 1830. Nous désirons vivement, dans l’intérêt du pays, que la question soit bientôt tranchée, et que chacun prenne un parti sans rien laisser au hasard de ce que la prudence commande de lui ôter.


On vient de remettre dans la publicité l’un des monumens les plus extraordinaires dus au génie d’une femme. Nous voulons parler de la Théorie des lois de la monarchie française, par Mlle de Lézardière[1]. Ce fut à la fin du règne de Louis XV que le plan de cet ouvrage si original et si vaste fut conçu au fond d’un château du Poitou, par une très jeune personne. La publication de ce livre causa une vive sensation, quoiqu’elle coïncidât avec la crise révolutionnaire, qui était alors dans toute sa violence. L’édition de 1792 est aujourd’hui d’une extrême rareté. Celle qui vient de paraître contient une troisième partie complètement inédite, qui embrasse l’intervalle compris entre le IXe et le XIVe siècle, entre Charles-le-Chauve et saint Louis. Les causes et les effets de l’institution féodale y sont envisagés sous un point de vue complètement neuf. Nous reviendrons sur l’œuvre de Mlle de Lézardière, que tous nos lecteurs connaissent d’ailleurs de réputation par une belle lettre de M. Augustin Thierry, insérée dans cette Revue.


  1. Quatre forts vol. in-8o au comptoir des imprimeurs-unis, quai Malaquais.