Chronique de la quinzaine - 30 août 1905

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Chronique n° 1761
30 août 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



30 août.


La paix est faite ! La nouvelle nous en arrive au dernier moment ; le temps nous manque pour mettre tout à fait à jour les observations qui suivent. Elles n’ont plus, au moins partiellement, qu’un intérêt rétrospectif ; mais l’incertitude qu’elles témoignent sur le dénouement des négociations de Portsmouth servira du moins à montrer l’importance de la victoire diplomatique remportée par la Russie. Elle la doit au sang-froid et à la fermeté de son gouvernement, et aussi de son négociateur, M. Witte, qui a justifié les espérances qu’on avait mises en lui. Elle le doit encore davantage, s’il est possible, à M. le président Roosevelt, dont ce qu’on peut dire de mieux est qu’il a bien mérité de l’humanité. La paix ne se serait pas faite sans lui. Son caractère hardi, résolu, généreux, lui avait déjà attiré bien des sympathies : il en a singulièrement accru le nombre et la chaleur par les initiatives qu’il a prises au cours des négociations de Portsmouth. Lui seul peut-être était en situation de faire ce qu’il a fait, comme il la fait. Il a été en cela l’interprète éloquent, à la fois souple et fort, des sentimens de tous les peuples et de tous les gouvernemens. Ces sentimens cherchaient une voix ; il leur a donné la sienne. L’honneur en restera attaché à son nom.

Nous ne parlons pas ici en « pacifistes » doctrinaires : on sait bien que nous ne le sommes pas. Mais lorsqu’une guerre a déjà duré longtemps, sa continuation ne peut se justifier que s’il y a une espérance raisonnable d’en changer le cours. Cela peut toujours arriver sans doute ; la guerre est un jeu de hasard presque autant que de force ou d’adresse, et on a vu parfois se produire les retours de fortune les moins vraisemblables. Mais rien n’est plus rare, et jouer sur une carte aussi incertaine les intérêts les plus graves est une imprudence, qui le plus souvent coûte très cher. Nous en savons, hélas ! quelque chose. N’avons-nous pas nous-mêmes, en 1870-1871, prolongé la résistance au-delà de ce qu’exigeaient l’honneur et les intérêts nationaux ? N’aurions-nous pas pu traiter à meilleur compte si nous l’avions fait plus tôt, avant que toutes nos ressources militaires fussent épuisées ? Les plénipotentiaires russes ont dit, à Portsmouth, que la Russie avait été battue, mais qu’elle n’était pas vaincue, et cela est vrai, plus vrai même qu’on ne le croyait généralement, puisque le Japon, en cédant sur les dernières difficultés pendantes, a implicitement reconnu qu’il ne pouvait plus prolonger longtemps la lutte. Mais c’est parce qu’elle pouvait la prolonger encore que l’occasion de traiter était encore bonne pour la Russie. Que serait-il arrivé si le malheur continuant de s’acharner contre sa vaillance, de nouveaux désastres étaient venus s’ajouter à ceux qui se sont déjà accumulés ? Ce qui a justifié de notre part, en 1870-1871, une résistance poussée jusqu’aux dernières limites du désespoir, c’est que l’ennemi était sur notre territoire, qu’il en avait envahi une partie considérable, et qu’il s’agissait pour nous de perdre définitivement ou de récupérer peut-être des provinces qui faisaient partie de notre chair. La situation n’était pas la même pour la Russie en Extrême-Orient. Elle pouvait faire des sacrifices, c’est-à-dire renoncer à quelques avantages récemment acquis. Elle restait intacte dans l’immensité de son territoire. Ce n’est pas la perte de la moitié de Sakhaline qui la diminuera sensiblement.

La Russie a obtenu gain de cause sur la question de l’indemnité, et nous l’en félicitons sincèrement. Mais, s’il faut l’avouer, nous n’aurions pas compris que les négociations fussent rompues à ce sujet, comme elles ont failli l’être. Que la Russie se soit refusée à payer une indemnité, ou qu’elle en ait débattu le chiffre avec une énergique ténacité au nom d’intérêts matériels assurément très respectables, soit : mais qu’elle ait introduit là une question d’honneur, c’est ce qui nous a étonné. En vérité, l’honneur n’avait rien à y faire. Il y avait, dans les premières revendications japonaises, des clauses dont on pouvait dire qu’elles portaient atteinte à l’honneur moscovite, aussi le Japon y a-t-il renoncé : ce sont celles qui se rapportaient à la limitation des forces maritimes russes en Extrême-Orient et à la cession des navires de guerre qui s’étaient réfugiés dans des ports neutres et y avaient été désarmés. Cette dernière clause, en particulier, semblait d’autant plus vexatoire qu’elle était, croyons-nous, sans précédens. Quant à la limitation des forces maritimes de la Russie dans les mers jaunes, il y en avait sans doute ; mais la prétention qu’on y apercevait d’enchaîner définitivement l’avenir aux fatalités du présent devait paraître intolérable à la Russie. En lui enlevant quelques vaisseaux, en l’empêchant d’en envoyer d’autres dans ces mers lointaines, le Japon ne lui aurait pas porté un préjudice matériel bien considérable ; mais le préjudice moral n’en aurait été que plus grand. C’est là qu’il y avait une question d’honneur. La question de l’indemnité pécuniaire appartient à un autre ordre d’idées. Un vieux proverbe français dit que plaie d’argent n’est point mortelle. C’est une plaie qui guérit ; c’est une perte qui se répare. Mais à quoi bon insister ? La Russie conserve ses milliards ; le Japon en a fait son deuil ; tout est bien qui finit bien.

Dans son infatigable persévérance en faveur de la paix, le président Roosevelt avait essayé de résoudre la difficulté par une combinaison qui, sans doute, ne devait rien changer à la réalité des choses, mais qui semblait de nature à ménager les sentimens de la Russie. Elle partait de l’hypothèse que l’île Sakhaline était définitivement et totalement tombée au pouvoir du Japon. Après tout, cette île n’était pas essentiellement un territoire russe ; elle ne l’avait pas été toujours ; elle pouvait cesser de l’être. Elle est très froide, et ni les Japonais autrefois, ni les Russes depuis eux n’avaient su en faire grand’chose. Ce qu’elle vaut, personne ne le sait au juste. Elle contient — peut-être — des richesses minières : n’est-ce pas ce qu’on dit de tous les pays qu’on ne connaît pas, ou qu’on connaît mal ? En tous cas, elle n’a guère servi jusqu’à présent qu’à la pêche. Les Japonais, qui n’ont pas encore peuplé complètement l’île de Yéso parce que le climat en est trop rigoureux, ne devaient probablement pas tirer grand parti de l’île Sakhaline qui est encore plus au Nord. Ils n’ont intérêt qu’à en conserver la partie méridionale pour s’assurer la liberté du détroit qui sépare les deux îles. Mais en admettant que l’île Sakhaline appartînt aux Japonais par droit de conquête, M. Roosevelt s’est demandé si les Russes ne pouvaient pas leur en racheter la partie septentrionale. Combien ? Nous ne savons pas exactement le prix que les Japonais en auraient éventuellement demandé. M. Witte s’est contenté de dire, dans ses confidences à la presse, qu’il serait supérieur à deux milliards et demi, ce qui est beaucoup. Le gouvernement russe a vu dans le rachat qui lui était proposé un déguisement dissimulé de l’indemnité qu’il avait déjà refusé. Il a maintenu son refus et a déclaré que, sous une forme quelconque, il ne paierait pas un kopek. La combinaison de M. Roosevelt était ingénieuse et paraissait très sage. L’obstination des Russes qui semblait l’être beaucoup moins, l’a été finalement davantage. Le succès a tout justifié.

Nous ne parlons pas des autres exigences du Japon : on y était d’avance résigné à Saint-Pétersbourg. C’est par là que la Conférence de Portsmouth a commencé : aussi ses débuts ont-ils été heureux, et tout semblait y marcher à souhait, sans que personne toutefois se fît illusion sur la suite. On savait bien que les véritables difficultés se présenteraient plus tard. La Russie reconnaissait le protectorat du Japon sur la Corée, et la Mandchourie faisait, au moins nominalement, retour à la Chine. Quant à la péninsule de Liao-Toung, où est situé Port-Arthur, on se rappelle que la Russie l’occupait en vertu d’un bail emphytéotique qui n’était autre chose qu’une cession déguisée. Le Japon a pris la place de la Russie comme sous-loueur : c’est lui qui désormais bénéficiera du bail. En somme, tout ce qui était l’enjeu de la guerre avant qu’elle s’ouvrît reste entre les mains nippones. La Russie reflue vers le Nord. La Mandchourie, qui sera plus ou moins restituée à la Chine, la presqu’île de Liao-Toung, la Corée tombent sous la dépendance du Japon. Ce sont pour celui-ci d’assez grands avantages pour qu’il ait pu se montrer, sinon généreux, au moins modéré sur le reste. Il avait lui-même grand besoin de la paix, peut-être autant, peut-être plus que la Russie pour réaliser ses bénéfices et arrêter ses dépenses qui commencent à dépasser ses ressources. L’impression générale était que, si les hostilités continuaient, il ne tarderait pas à se trouver, sinon à bout de forces militaires, au moins à bout de forces financières. L’argent, qui est, dit-on, le nerf de la guerre, aurait fini par lui manquer. Cette impression était exacte, comme l’événement l’a prouvé : il serait difficile d’expliquer sans cela les concessions finales du Mikado. Elles se sont produites à la manière d’un coup de théâtre, au moment où l’univers attentif et anxieux commençait à désespérer. Il faut louer le Japon de cet acte de sagesse qui ne le diminue nullement, bien au contraire. Après les victoires qu’il avait remportées sur son adversaire, il lui restait à en remporter une sur lui-même. Il y a au Japon une opinion exaltée qui déjà se déchaîne contre les conditions de la paix ; mais il y a aussi une opinion réfléchie, prudente, vraiment politique, et c’est cette dernière qui aura le dessus. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment les Japonais les plus exigeans fermeraient-ils longtemps les yeux sur les avantages obtenus ? Rarement dans l’histoire une guerre heureuse a été pour le vainqueur une aussi bonne affaire, sans parler du prestige moral qu’il en retire, et qui n’est pas d’un prix moins considérable au milieu de ce monde d’Extrême-Orient qui commence à se réveiller d’un long sommeil, avec des ambitions indéfinies et de redoutables appétits.

La situation de M. Witte a été difficile à Fortsmouth ; il s’en est tiré très habilement. Certains journaux l’ont accusé d’avoir trop parlé, de s’être trop abandonné au reportage, de n’avoir pas été un diplomate assez silencieux et mystérieux ; mais il n’a découvert aucun secret véritable et n’a rien dit, à aucun moment, qui fût de nature à compromettre le succès des négociations. Il a su y intéresser l’opinion. Sur cette terre d’Amérique où l’on ne s’embarrasse guère des traditions et des procédés de la vieille Europe, des allures très libres avaient plus d’avantages que d’inconvéniens. Ce qui a peut-être gêné M. Witte, — on l’a dit du moins, mais nous le répétons sous toutes réserves, et l’événement ne l’a pas confirmé, — c’est la différence des instructions avec lesquelles il est parti de Russie et de celles qu’il a trouvées en Amérique, en y arrivant. Les premières auraient été plus conciliantes que les secondes. Que s’était-il passé dans l’intervalle ? L’entrevue de Bjœrko, à laquelle l’imagination publique a une tendance à attribuer une influence excessive sur les événemens qui ont suivi. L’empereur Guillaume, toujours inquiet du péril jaune, aurait donné à l’empereur Nicolas des conseils belliqueux. Rien ne prouve qu’il en ait été ainsi : on ne peut faire que des suppositions sur les entretiens Bjœrko, et il serait à la fois puéril et dangereux d’en trop faire. La méthode des deux empereurs n’est peut-être pas meilleure que celle de M. Witte, mais elle est fort différente. C’est à minuit, au milieu des plus épaisses ténèbres, loin de tout et de tous, confinés dans un tête-à-tête sibyllin, qu’ils ont échangé quelques propos dont nul ne peut savoir s’ils ont eu une importance proportionnée à une mise en scène aussi soignée. Les choses ont continué de suivre leur cours normal jusqu’à l’heureux dénouement qui vient de se produire, et nous avons dit à quelles influences le bienfait et la surprise en sont dus.

Enfin, ce cauchemar de la guerre russo-japonaise cessera de peser sur le monde. La Russie, momentanément enlizée en Extrême-Orient, faisait défaut à l’équilibre de l’Europe, ce qui n’augmentait pas pour elle les garanties de tranquillité. Mais c’est la France, alliée de la Russie, que cette situation intéressait surtout, et quelle que soit la vivacité des sentimens que nous inspirait l’humanité souffrante et sanglante dans les plaines de Mandchourie, nous avions d’autres motifs encore de désirer la fin de la guerre. Elle est finie.

Au dedans, la situation de la Russie continue par malheur d’inspirer des préoccupations. Un peuple malheureux est toujours mécontent, et quand son malheur atteint certaines proportions, son mécontentement prend vite une allure passionnée. Il faut avouer, d’ailleurs, que la nation russe a de bonnes raisons de réclamer un changement radical dans un système politique qui a produit les résultats qu’on vient de voir. Si on juge de l’arbre par ses fruits, l’absolutisme doit être condamné. L’autocratie a pu être quelquefois, par hasard, provisoirement, une forme vigoureuse de gouvernement : c’est lorsqu’il y a eu un autocrate puissant par le génie et par la volonté. Mais ces rencontres sont clairsemées dans l’histoire, et ce n’est pas sur un homme, ni même sur une dynastie, qu’on peut faire uniquement reposer les destinées permanentes d’un pays. Il faut encore des institutions qui assurent à ce pays lui-même une participation au gouvernement de ses affaires, ou du moins à son contrôle, et cette participation a jusqu’ici totalement manqué à la Russie. Lorsque le souverain s’est appelé Pierre Ier ou Catherine II, la Russie a été grande parce que le maître l’était lui-même ; mais le caractère d’un homme, comme le disait Alexandre Ier à Mme de Staël, n’est jamais qu’un « accident heureux, » et rien à la longue ne supplée à des institutions où la liberté a sa place légitime à côté de l’autorité. L’empereur Nicolas il s’en est rendu compte. On peut lui reprocher d’avoir eu des hésitations, d’avoir procédé par des tâtonnemens en sens contraires, d’avoir avancé puis reculé, d’avoir quelquefois parlé dans un sens et agi dans un autre, enfin de n’avoir pas fait d’un seul coup tout ce qu’il convient de faire immédiatement ; mais nous ne sommes pas sûr que ceux qui le critiquent auraient mieux fait à sa place, et, dans la situation pénible où il se trouve, il faut lui savoir gré d’une bonne volonté qui, en somme, n’est pas restée sans effets. Il a donné à la Russie un commencement de constitution qu’il a lui-même qualifiée de perfectible. On ne s’en tiendra certainement pas là : on ne le pourrait pas quand même on le voudrait. Dans un temps peut-être prochain, il faudra marcher en avant ou revenir en arrière. Mais cela ne dépendra pas seulement de l’Empereur, bien qu’il continue de se proclamer autocrate : cela dépendra surtout de l’usage que la future « douma, » c’est-à-dire la future assemblée nationale, saura faire des pouvoirs qui lui ont été attribués.

Quoi qu’on en dise, ces pouvoirs sont considérables : le seraient-ils moins, que l’existence seule d’une assemblée délibérante élue est en Russie toute une révolution. La mauvaise foi elle-même ne peut pas le méconnaître entièrement. Chez nous, la presse radicale et socialiste s’est montrée fort sévère pour la Constitution due à l’initiative impériale, et encore plus pour la proclamation qui l’accompagnait. Peu importe la proclamation. Elle n’est pas bien bonne en effet, parce qu’elle fait trop de réserves et contient trop de réticences. La phraséologie en est longue et traînante. Il faut un autre accent pour se faire entendre d’une nation qui souffre et qui attend un remède à ses maux. Mais l’impression d’un manifeste est l’affaire d’un jour ; la Constitution seule est durable. Après avoir qualifié celle-ci de détestable, nos journaux les plus avancés finissent par déclarer tout comme nous que les conséquences en seront d’une portée incalculable, et que le jour où elle a été promulguée par ukase impérial sera peut-être le plus important de l’histoire de la Russie. La parole, en effet, a été donnée pour la première fois à un pays auquel on l’avait toujours refusée, et c’est là un fait immense. Sans doute le corps électoral est trop étroit et devra plus tard être élargi. Le droit de vote repose sur le cens, ce qui en exclut la presque-totalité des paysans et des ouvriers : mais n’aurait-il pas été d’une souveraine imprudence d’introduire brusquement et en masse dans la vie publique des classes qui n’y sont en rien préparées et qui s’y seraient montrées, ou lourdement conservatrices et dociles, ou dangereusement anarchistes ? Les classes rurales en particulier sont plongées dans la plus épaisse ignorance : elles ne sortiraient aujourd’hui de la soumission complète, absolue, envers l’Empereur, que pour s’abandonner avec toute la violence de l’instinct déchaîné aux emportemens du socialisme agraire. D’ailleurs l’empire russe est si grand, les provinces qui le composent sont si différentes les unes des autres, et quelques-unes sont encore sous le poids de fatalités historiques si redoutables, qu’il était impossible d’appliquer partout la même règle, à moins d’en restreindre beaucoup les conditions. L’idée d’introduire purement et simplement le suffrage universel en Russie ne peut pas se présenter, au moment où nous sommes, à l’esprit d’un homme sensé. Il faut laisser à l’avenir ce qui lui appartient. La politique, au total, est l’art des préparations et des transitions, et un pays ne serait pas digne de la liberté s’il ne savait pas la conquérir peu à peu, en justifiant toujours sa prétention à ce qu’il en réclame par l’usage qu’il fait de ce qu’il en a déjà obtenu.

On se plaint encore que l’Empereur, en même temps qu’il a octroyé une constitution, ou un commencement de constitution à son peuple, ne lui ait pas donné avec largesse la liberté de la presse et le droit de réunion. On se plaint enfin qu’il n’ait pas accordé une amnistie générale. L’amnistie est désirable ; ce n’est toutefois qu’un incident passager. Les effets de la liberté sont permanens. Il vaudrait mieux, à coup sûr, que les électeurs pussent écrire, parler, se réunir, se concerter avant de nommer leurs représentans ; mais, quelle que soit l’assemblée qu’ils auront élue, on peut être certain qu’elle participera du caractère de toutes les assemblées du même genre. Elle réclamera les libertés laissées en souffrance, et elle saura finalement les obtenir. Qu’on se rappelle notre Corps législatif sous le second Empire. L’opposition, au début, était réduite à cinq membres ; deux ou trois d’entre eux savaient parler et cela a suffi. Qui peut mesurer l’effet que produira en Russie, le pays du silence, la première voix qui s’élèvera hardiment pour dénoncer les abus de pouvoir et la corruption administrative, et réclamer au nom du peuple la probité chez les gouvernans, la liberté chez les gouvernés, la justice pour tous ? Ce sera une innovation prodigieuse de voir une assemblée demander compte aux ministres et aux fonctionnaires de leurs actes, et établir leur responsabilité vis-à-vis d’elle, c’est-à-dire vis-à-vis du pays, alors que cette responsabilité n’a existé jusqu’ici que vis-à-vis de l’Empereur, ce qui la rendait le plus souvent illusoire. L’Empereur, en effet, quelle que soit sa bonne volonté, ne peut pas tout voir, ni tout savoir.

Enfin la Chambre discutera les lois et votera le budget. Il est vrai qu’elle n’aura que voix consultative dans la préparation des lois : le Conseil de l’Empire en décidera en fin de compte. Cela pourra donner une existence un peu plus réelle au Conseil de l’Empire qui, pour le quart d’heure, n’en a qu’une assez débile et fictive, mais cela ne lui donnera pas un prestige suffisant pour lui permettre, longtemps et souvent, d’arrêter une loi qui aurait l’opinion pour elle et que le pays réclamerait fortement. Si une lutte systématique et un conflit permanent s’établissaient entre le Conseil de l’Empire et la « douma » nationale, cette dernière finirait très probablement par l’emporter. Mais n’y aurait-il pas eu des inconvéniens très graves à donner le droit absolu et exclusif de légiférer, et cela en dernier ressort, à une assemblée unique qui d’ailleurs, quelles que puissent être son intelligence et sa bonne volonté, commencera par de l’inexpérience et devra faire sa propre instruction ? Les monarchies les plus parlementaires, comme l’Angleterre par exemple, ont deux Chambres dont l’une est élue par le pays et dont l’autre est l’émanation du souverain et représente les intérêts traditionnels du pays. Ce système a fait ses preuves. Celui des assemblées uniques a fait aussi les siennes, chez nous en particulier, mais elles ne se recommandent pas seulement par des bienfaits. L’idée d’une assemblée sans contrepoids, c’est-à-dire souveraine, ne saurait en Russie se recommander plus que celle du suffrage universel à l’esprit d’un homme politique raisonnable. Une assemblée d’une part, l’Empereur de l’autre et aucun intermédiaire entre eux formeraient une étrange constitution ! C’est alors qu’on pourrait accuser de déloyauté ceux qui l’auraient organisée. Le choc serait, en effet, inévitable et prochain entre deux forces dont aucune ne voudrait se soumettre à l’autre ; mais elles seraient si inégales qu’il est facile de prévoir laquelle des deux resterait maîtresse du terrain. Le duel ne serait pas long ; l’Empereur serait le maître. Le pays, dira-t-on, se soulèverait tout entier ; la révolution se déchaînerait ; la république s’installerait sur les ruines du trône renversé. Chimères que tout cela, et chimères qui n’ont rien de séduisant ! Nous voyons bien l’anarchie en Russie, mais nous n’y voyons pas la révolution. Le pays est désorganisé, et cette désorganisation se traduit par un grand nombre d’incidens locaux dont quelques-uns sont très graves : par contre ce souffle puissant qui unit tous les efforts, les pousse vers un même but et emporte tout avec lui, ne s’y fait sentir nullement. Il peut y avoir en Russie des conspirations, des révoltes, des violences partielles, dont quelques-unes frappent quelquefois très haut ; mais la révolution, qu’on la craigne ou qu’on l’espère, n’y est pas mûre, et les plus intelligens de nos radicaux le reconnaissent avec sincérité. C’est pourquoi il faut beaucoup attendre de la bonne volonté impériale et se garder de la décourager ou de la lasser par des exigences irréalisables. A procéder autrement, ce n’est pas la révolution, mais la réaction qui répondrait. On peut trouver insuffisant ce que l’Empereur a donné : qu’on s’en serve néanmoins, qu’on en fasse l’essai, qu’on s’y applique, et on verra bientôt qu’une constitution, même rudimentaire, ne saurait rester stérile lorsqu’elle désigne des électeurs, que ceux-ci élisent une assemblée, et que celle-ci a des droits politiques, même restreints. Là est la véritable révolution, et la seule qui soit possible en ce moment.

L’initiative impériale n’a pas été tout à fait spontanée ; elle était sollicitée de toutes parts et les circonstances en faisaient une nécessité. Mais enfin l’Empereur a eu le mérite de la prendre et les amis de la liberté doivent lui en être reconnaissans. Il est, toutefois, regrettable que l’élection et la convocation de l’assemblée aient été remises au commencement de l’année prochaine. On a craint peut-être de faire concorder cette initiation au parlementarisme avec les inquiétudes de la guerre et avec les émotions inséparables des négociations pour la paix. Mais aujourd’hui que la paix est faite, pourquoi attendre davantage ? Il semble que l’heure soit favorable pour établir entre le pays et l’Empereur la collaboration que celui-ci a déclarée nécessaire, et c’est beaucoup de choisir le bon moment.


La question marocaine, toujours pendante entre l’Allemagne et la France, n’a pas fait un pas appréciable vers la solution. Les derniers incidens se rattachent à deux ordres de faits très distincts. D’une part, l’Allemagne négocie avec nous en vue d’une entente à établir sur le programme à soumettre à la future conférence ; de l’autre, elle travaille et intrigue à Fez en vue d’obtenir de la complaisance, de la faiblesse, ou de l’intimidation du Sultan, ce qu’il faut bien appeler des avantages particuliers. Ce double jeu n’est pas fait pour améliorer notre situation réciproque. Une note officieuse, émanant du ministère des Affaires étrangères, a paru, il y a quelques jours, dans la presse : elle rappelle qu’au moment où nous avons accepté de nous rendre à la conférence, il était ou il semblait entendu que la France et l’Allemagne s’abstiendraient également de rechercher au Maroc toute modification préalable du statu quo à leur avantage. Le gouvernement impérial ne le conteste pas : il se borne à dire que, si la construction du môle de Tanger a été concédée à une maison allemande, c’est en vertu d’une revendication qui avait été faite avant les derniers événemens à la suite de vexations dont un de ses sujets avait été victime, et que si le Sultan a conclu un emprunt de dix millions avec des banquiers allemands, il ne s’agit pas là à proprement parler d’un emprunt d’État, mais bien d’un emprunt fait par le Sultan à titre personnel. Il ajoute, ce qui contredit sa thèse, que tous les emprunts marocains, y compris l’emprunt français, seront confondus plus tard par la conférence dans un emprunt de liquidation au moyen de l’établissement au Maroc d’une banque internationale. On comprend que de pareilles explications soient loin de nous satisfaire. Si notre acceptation de la conférence devait avoir pour conséquence un arrêt immédiat dans les entreprises des deux puissances à Fez, il est évident qu’au moins d’un côté, cette condition n’a pas été remplie et que, dès lors, nous serions en droit de reprendre notre parole. Quant au programme de la conférence, le gouvernement allemand nous a priés d’en rédiger le projet. Nous l’avons rédigé et le lui avons transmis. Il l’a étudié alors à tête reposée pendant longtemps, et l’a enfin renvoyé au quai d’Orsay avec des observations qui, d’après une nouvelle note officieuse, s’appliquent à tous les points, non sans y introduire des élémens nouveaux. Nous saurons bientôt ce que cela veut dire au juste, et si les observations allemandes se contentent de proposer des modifications au projet élaboré par nous, ou si elles en changent totalement le caractère. Dans ce second cas non plus, la conférence ne serait pas sur le point de se réunir.

Mais un fait plus grave s’est produit, l’arrestation d’un de nos sujets algériens par le Sultan. Il met en cause, avec notre droit, celui de toutes les puissances civilisées dont les sujets au Maroc sont justiciables de leurs consuls. Notre cause, cette fois encore, est celle de tous sans exception, y compris l’Allemagne : le jour où un acte comme celui que le Sultan vient de se permettre serait toléré, il n’y aurait plus au Maroc la moindre sécurité pour les étrangers, à quelque nationalité qu’ils appartinssent. Le gouvernement de la République a fait ce qu’il devait faire. Il a demandé impérieusement la mise en liberté de l’Algérien interné, la punition du caïd qui l’avait arrêté et une indemnité qui irait en grossissant, d’une certaine somme chaque jour qui s’écoulerait sans que satisfaction nous fût donnée. En même temps, il a avisé les puissances signataires de la convention de Madrid de notre ferme résolution de nous faire rendre justice. Aucune ne pouvait faire d’objection, et l’Allemagne a reconnu la légitimité de notre réclamation en donnant pour instruction à M. de Tattenbach, après avoir contrôlé l’exactitude des faits qui l’ont provoquée, d’agir auprès du Sultan dans le même sens que M. Saint-René Taillandier. Cette affaire ne regarde que nous, et nous n’avons besoin du concours de personne pour la résoudre comme il convient ; mais il n’en faut pas moins apprécier l’attitude de l’Allemagne comme une reconnaissance spontanée et assurément très précieuse de notre droit.

Au premier moment, quelques journaux ont cru qu’elle avait pu encourager la provocation du Sultan : rien n’est plus invraisemblable, ni certainement plus faux. L’incident est arrivé, au contraire, fort mal à propos pour M. de Tattenbach qui, malgré son désir d’appuyer en toutes circonstances le Sultan contre nous, s’est vu obligé cette fois de le désavouer. L’acte était trop incorrect ; la mesure avait été trop dépassée. Mais si M. de Tattenbach n’est directement pour rien dans la maladresse que le Sultan a commise, n’a-t-il pas contribué à lui tourner la tête en lui versant avec une abondance imprudente le vin capiteux de la protection allemande ? Les nuances se sont alors effacées aux yeux d’Abd-el-Aziz qui s’est cru tout permis. Il verra bien le contraire, puisqu’il se refuse, parait-il, décidément à nous accorder la satisfaction que nous avons exigée de lui. Loin de nous l’intention de tirer parti de l’incident pour rien obtenir au-delà de ce qui nous est dû, mais nous ne resterons pas en deçà. Comment ne pas ajouter que c’est la première fois, au moins depuis de longues années, que le Sultan ose témoigner envers une puissance européenne d’un pareil dédain, nous allions dire d’un pareil mépris des privilèges que les traités et les traditions lui attribuent, sans conteste ? Il faut que la situation soit bien troublée pour que de pareils faits se produisent, et elle serait absolument perdue s’ils pouvaient le faire avec impunité. Le mal est si grand que les conseils mêmes de M. de Tattenbach n’ont pas eu jusqu’ici plus de prise sur l’esprit obstiné du Sultan que nos revendications les plus sérieuses. Nous avons voulu introduire un peu d’ordre, un peu de sécurité au Maroc. L’Allemagne n’a pas accepté nos procédés ; elle a cru en avoir de meilleurs, on voit les résultats. Il serait urgent de dénouer une situation qui se complique, s’embrouille et se tend chaque jour davantage. Par malheur, l’Allemagne n’a proposé jusqu’ici que la conférence, et elle ne prend pas le plus court chemin pour y arriver.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.