Clara d’Ellébeuse

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Le Roman du LièvreMercure de France (p. 65-147).

CLARA D’ELLÉBEUSE
OU L’HISTOIRE
D’UNE ANCIENNE JEUNE FILLE

À CLARA D’ELLÉBEUSE


Au fond du vieux jardin plein de tulipes, ô mémoire pure qui consoles ma vie cruelle, repose.

Je ne t’ai jamais trahie et tu ne m’as jamais trompé. Tu es morte avant que je fusse né, parce qu’au ciel il y a d’admirables roses.

Ô mon enfant, ô mon amie, j’évoque en ce moment le jour où, par une blanche tombée d’automne, tu tiens un petit arrosoir sur des buis que tu arroses.

J’évoque aussi la cour des récréations taciturnes où tu sembles, en habit de communiée, je ne sais quel encensoir de corolle éclose.

Assiste-moi toujours. Lorsque je suis broyé, quand je traîne sous les ormeaux de la petite ville, aux heures bleues de l’angelus nocturne, mon doute et mon orgueil, pose ta main sur mon front qui bourdonne, ta blanche main… pose…

Prends ce petit livre. Il est fait sans art. Mais je souris parce que je l’aime à cause de toi, et que tu n’as jamais su, ô cueilleuse de papillons, pas plus que moi, selon quelle formule il faut aimer en vers, il faut pleurer en prose.

Je te donne mon âme. Jette-la aux pieds de Dieu. Je ne sais pas ce qu’elle vaut. En te parlant, mon sourire sanglote. C’est toi qui es venue à moi sur les lilas de ma douleur. Dis à Dieu, ô mon aimée, que je ne veux plus me souvenir de la Terre morose.




I

Clara d’Ellébeuse s’éveille sous ses boucles et bâille contre son bras nu. Elle est blonde et ronde, et ses yeux ont la couleur du ciel quand il fait beau temps.

Le soleil de ces anciennes grandes vacances fait bouger, sur les rideaux transparents d’indienne à ramages, à la fenêtre de l’Est, l’ombre du tulipier.

Il est huit heures. La pure lumière se glisse dans la chambre, éclairant, contre la tapisserie bleue et gaie, le portrait de Joachim d’Ellébeuse, le grand-oncle de Clara.

Et la petite jeune fille bâille encore, s’étire et songe :

Comment était-il, l’oncle Joachim d’Ellébeuse ? Est-ce que la maison de la Pointe-à-Pitre où il est mort était belle ?… La petite miniature que grand’mère m’a montrée, et qui est dans le tiroir d’en bas, est celle de sa fiancée. Elle se nommait Laure. Elle était bien jolie, avec des boucles de cheveux très noirs, un collier de corail et un corsage de mousseline blanche rayée de vert… Est-ce qu’elle est enterrée près de l’oncle ?… Il avait eu un duel. C’est M. d’Astin qui l’a dit… Est-ce que Laure était plus jolie que maman ?

Clara d’Ellébeuse s’habille, puis fait sa prière. La maison s’éveille. L’escalier grince. Le ramage des canaris monte du vestibule. Elle descend à la salle à manger et prend dans le compotier un raisin dont les grains luisent à ses doigts légers.

— Neuf heures déjà, se dit-elle. Maman se sera arrêtée en revenant de la messe…

Neuf heures sonnent au trumeau qui représente une église entourée d’ormeaux. Le timbre de la petite pendule encastrée dans le joli clocher peint à l’huile est rauque et doux. À midi et le soir, il imite l’angelus. Sous les arbres, il y a une bergère, un berger et des moutons.

Clara d’Ellébeuse considère la bergère et le berger.

— Ils causent, pense-t-elle, et se marieront dans la chapelle du tableau. Auront-ils du bonheur ? Je souhaite que oui. Mais, puisque c’est dans un tableau, ils ne se marieront pas….

Elle met son grand chapeau de soleil orné de reines-marguerites et de narcisses, et va sur le perron. Sur la pelouse brillante, le paon ondule lentement.

— Le paon, songe-t-elle, est l’image de l’orgueil. Moi, je suis orgueilleuse. C’est monsieur l’aumônier qui me l’a dit. Mais tout le monde ne porte pas le nom d’Ellébeuse. Voici maman qui arrive.

— Mon enfant, dit Mme d’Ellébeuse à sa fille après l’avoir baisée au front, il vous faudra mettre aujourd’hui la robe que vous a donnée tante Aménaïde. M. d’Astin s’est fait annoncer. Il arrivera vers midi. Mais ce sera bien à temps de vous habiller vers onze heures.

Et Clara, tandis que Mme d’Ellébeuse entre dans la maison, se rend au verger. Elle longe les framboisiers obscurs et les pommiers coniques et luisants. Sur des roses il y a des cétoines. L’azur tremble sur les buis. Mais voici qu’à la sérénité de tout à l’heure succède, dans l’âme de la jeune fille, une sorte de tristesse pareille à celle de ce beau jour doré.

Soudain, et sans que rien de subit semble les avoir appelés, des scrupules intenses taraudent l’adolescente. Mon Dieu, mon Dieu, se dit-elle, ayez pitié de moi. J’ai eu de mauvaises pensées. Où irais-je, maintenant, si je venais à mourir. Suis-je prête à paraître devant Dieu ? J’ai eu des pensées impures au sujet du grand-oncle Joachim et de sa fiancée Laure. Je me suis demandé si elle s’asseyait sur ses genoux quand ils étaient fiancés…

Et cette peur du péché, torture que peut seule comprendre une âme catholique, bouleverse en ce moment l’âme douce de Clara. Elle arrive au bout du verger et, près de la tonnelle, elle ouvre la barrière verte et gagne la partie la plus ombreuse du parc. Là sont des vernis du Japon, des lauriers, de faux-pistachiers, des liquidambars et des érables. Sous la voûte de feuillages règne une espèce de nuit, même lorsque la canicule pose une lumière de silence aux cimes luisantes des arbres.

Bientôt la jeune fille quitte le parc, et franchit la grille où des initiales des d’Ellébeuse, dans une ferronnerie ovale, s’encadrent de fleurs de lys rouillées. Et, quittant le domaine, elle se trouve sur le chemin craquelé par la chaleur, entre les fougères des talus. Un bec choque une écorce, un lézard se glisse, une cigale se tait.

Ce chemin conduit à la chapelle ancienne et pauvre. Pour s’y rendre, Clara traverse le cimetière où sont des tertres ornés de yuccas, d’œillets, de buis, de violiers, de menthes poussiéreuses, et de ces plantes que l’on appelle cabarets-des-oiseaux à cause de leurs feuilles creuses où séjourne de l’eau.

Clara d’Ellébeuse entre dans la chapelle. Une impression glaciale la saisit. Il lui semble que des gouttes de pluie se glissent le long de son corps tiède, car sous son lierre et ses briques, sous l’azur torride, la chaumière de Dieu a fraîchi comme une cruche.

L’autel est pauvre et beau, à peine éclairé par deux fenêtres aux petits carreaux en losanges d’où tombe un tulle campagnard soigneusement empesé. De chaque côté du tabernacle, sont trois grands chandeliers dorés. À gauche, il y a une vierge dans une niche du mur et, à droite, dans une niche pareille, un saint Joseph. À leurs pieds de petits vases de loterie, si dorés et si verts qu’ils réjouissent le cœur, contiennent d’humbles fleurs artificielles. Au milieu de l’église, sur un fût brisé, une pierre creusée comme un calice renferme l’eau bénite pleine d’ombre. Sous la tribune, semblable aux crèches des étables, la grille du confessionnal est cachée par une lustrine verte, luisante et roide. Cet asile pacifique n’a point de nef, mais un plafond de bois que recouvre une chaux d’azur.

Clara d’Ellébeuse s’agenouille et prie.

Mon Dieu, murmure-t-elle, préservez-moi des mauvaises pensées. Je veux être une petite fille pure. Éloignez de moi la curiosité. Ne me donnez pas envie de lire dans le tiroir de bonne-maman les lettres de l’oncle Joachim. Je suis une âme tourmentée. Sainte Vierge, intercédez pour nous. Faites que je n’aille pas en enfer. Mon Dieu, que je suis malheureuse… J’ai peur d’être damnée. Mon Dieu, ne me séparez pas de maman ni de petit-père. Faites que nous soyons ensemble dans le ciel. Pardonnez-moi.

Elle fait une génuflexion devant l’autel, se signe, prend de l’eau bénite et sort.

Un moment, elle est éblouie par le jour. Au loin, par delà les coteaux d’ombre, les Pyrénées sont comme des cascades célestes.

Clara repasse par le cimetière. Là est le tombeau des d’Ellébeuse : Bernard d’Ellébeuse, 1690. Jean d’Ellébeuse, 1715. Jean d’Ellébeuse, 1780. Élisabeth d’Ellébeuse, 1781. Tristan d’Ellébeuse, 1804. Amélina d’Ellébeuse, 1820. Et d’autres d’Ellébeuse…

À côté, se trouve une sépulture isolée près de laquelle a fleuri une touffe de ces fleurs de velours rose que l’on confond parfois avec la belladone officinale parce que leur nom est : Amaryllis belladonnæ. La pierre porte cette simple inscription :


Laura Lopez
1805



Et Clara d’Ellébeuse n’a jamais bien su qui fut cette personne. C’était une amie de la famille, lui a-t-on dit. Et elle aime cette tombe dont prend soin bonne-maman qui a planté là ces lys de feu, cette mémoire inconnue dont ne subsiste que le doux nom… Elle s’appelait Laura, c’est-à-dire presque Laure… comme la fiancée du grand-oncle Joachim.

Et l’enfant rêve encore :

Comment était-il, le cimetière de la Pointe-à-Pître où reposent l’autre Laure et son fiancé l’oncle Joachim ? Est-ce qu’il y a une église pareille à celle-ci ?… Moi, je me figure la Pointe-à-Pître à cause d’une gravure du Musée des familles… Il y a des forêts parfumées où les nègres se promènent. Comment était Laure ? Elle devait être grande et marcher lentement. Est-ce qu’ils s’embrassaient ?…

Et Clara soudain rougit et chasse la pensée. Sa grâce penche un peu vers le sol, cette grâce charmante et maladroite d’une enfant de seize ans. Par le verger, elle repasse et, remontant le perron, sourit au jardinier qui porte des laitues.

Bonne-maman travaille à sa tapisserie et petit-père, assis non loin d’elle, fume sa pipe. Et Robinson, le chien, dort sur la pierre en rond, le nez contre la queue.

— Bonjour, bonne-maman, bonjour petit-père.

Et l’on s’embrasse.

— Avez-vous été heureux à la chasse, petit-père ?

— Oui, ma chérie. Va voir à l’office. Mais fais vite. Tu sais que M. d’Astin ne tardera pas à arriver.

Et Gertrude montre à Clara deux jolies perdrix aux pieds rouges, dont les plumes ardoisées, rousses et noires, sont douces comme de la soie.

Clara d’Ellébeuse va dans sa chambre s’habiller. Elle refait ses boucles lourdes et dorées, les enroule et les lisse au moule de buis. Elle enferme son corps frais dans la robe de mousseline blanche que lui a donnée sa tante Aménaïde. Une ceinture d’un bleu céleste pend de la taille haute. Et, jusqu’à terre, le corps n’est qu’une ligne simple, presque nue. Une chaîne d’argent semble couler vers la gorge creuse. Les bras nus ont chacun une fossette qui semble sourire. Et la bouche sourit aussi, la lèvre inférieure écarlate, à peine un peu épaisse et fendue. Et le nez un peu large, très pur, à peine relevé. Et le front étroit et haut. Et les oreilles presque trop petites perdues sous les repentirs.

Sur le palier :

— Vous êtes jolie, mon enfant, dit Mme d’Ellébeuse. Il était temps que vous fussiez habillée. La cloche sonne ; c’est, je pense, M. d’Astin.

Elles sortent.

Il est midi. La canicule tombe des ormeaux bleus et noirs où éclate le cri d’une cigale. L’air tremble et sue. Un souffle chaud, empli d’âmes de fleurs lourdes, se traîne.

Clara d’Ellébeuse se tient droite sur le perron une jambe un peu en avant ; et cette grâce de couventine est si naturelle qu’elle en paraît puissante… On songe à quelque eau vive traversée de soleil, ou à une cerise mordue par un oiseau. Par l’allée d’anémones du Japon, la lente voiture de M. d’Astin s’engage, puis s’arrête au rond-point du tupilier qu’entourent les lianes des bignoniers d’où pendent ces longues corolles jaunes et rouges dont les enfants s’amusent.

M. le marquis d’Astin met pied à terre, péniblement, car il a une jambe de bois. Appuyé sur sa canne, il agite son chapeau. Il est très grand. Le flot dressé de ses cheveux ressemble à une tulipe blanche. Sa taille mince est serrée dans un habit qui, à la base, à la roideur d’une crinoline. Il gravit le perron au bras de M. d’Ellébeuse, salue ces dames qui l’attendent, et les suit au salon.

Sa voix est douce. Il dit en s’asseyant :

— Ma jambe de bois ne peut me laisser en paix. Elle a, depuis deux semaines, sa crise de goutte…

Et bonne-maman d’Étanges, avec un sourire enfantin :

— C’est comme moi, monsieur d’Astin… Voici dix jours que s’enfla ma main droite…

— Pour Dieu !… Encore votre main n’est-elle pas une bûche et pouvez-vous la tendre… Et que dit cette belle enfant ?

Il considère Clara assise en face de lui, contre le paravent. Sur ce paravent il y a des arbres aux fruits jaunes sous lesquels sont étendus des bergers et des bergères. On y voit aussi une chasse au cerf. Le cerf traverse un ruisseau où sont des angéliques roses. Les chiens, langue pendante, le serrent de près. Au loin, sur une pelouse, deux petits cavaliers en tricorne, la trompe en sautoir, s’efforcent à les rejoindre. Et les arbres aux beaux fruits sont sur un fond blanc, et la rivière et les arbres sont bleus. Ce doit représenter une tombée dorée de septembre. Il semble que les cimes des ormeaux y soient agitées par un vent de grandes vacances au déclin. Et, contre ce paravent, les boucles de Clara d’Ellébeuse se détachent des fruits peints, des fruits ronds et beaux comme des grenades qui seraient des pêches.

Elle ne dit rien et sourit, embarrassée et charmante. Tandis que sa mère répond pour elle, mille pensées vivent sous ce front lisse. Elle songe que M. d’Astin l’intimide, bien que, depuis longtemps, elle le connaisse et l’aime, depuis toute petite, depuis toujours. Cependant, il lui faisait peur jadis quand il racontait son voyage à la Chine, et les missionnaires torturés. C’est lui qui donna ces deux jolies gravures dont l’une représente une femme Mongole de distinction en habit de cérémonie d’été, l’autre la fille aînée de l’empereur… La Chine est un vilain pays qui donne envie de vomir et où l’on torture le Christ, un pays qui a la même odeur vilaine et noire que le coffret qui est là et qui sent le camphre et le poivre. C’est le pays du démon. Ah ! combien Clara d’Ellébeuse préférerait visiter les îles de la Guadeloupe où les bonnes négresses se font catholiques, où sont morts l’oncle Joachim et sa fiancée Laure, qui s’aimaient dans des fleurs… Mais M. d’Astin est très bon pour sa petite amie, et tout récemment il lui a donné un bracelet à la mode, une petite chaîne de forçat en or terminée par un boulet… Il était, paraît-il, le meilleur ami du grand-oncle Joachim, mais il ne parle presque jamais de lui…

Tout justement, aujourd’hui, comme l’on vient de passer à la salle à manger, la conversation tombe sur l’oncle Joachim, au sujet de la jolie décoration de fleurs de capucines qui est au milieu de la table.

— Mon cher Henri, dit M. d’Astin, je me souviens que, lors du dîner d’adieux que donna le frère de votre père, à la veille de son départ pour l’Amérique, il y avait une garniture de nappe dans le même goût. Ce fut un repas empli de gaité, à Bordeaux, au Restaurant du Brésil.

Nous bûmes à nos futures amours. Alors, certes, je ne pensais point que les siennes finiraient si tragiquement, ni qu’à mon retour de la Chine je dusse ensevelir dans ce pays sa bien-aimée Laura…

M. d’Astin se tait. Il a oublié la présence de la jeune fille. Un sourire de Mme d’Ellébeuse la lui rappelle.

— Vous avez, fait-il, des melons magnifiques ?

— Le terrain est très sableux, répond Mme d’Ellébeuse… Mais ne reconnaissez-vous point leur espèce ? Elle est de ces fameuses graines que vous eûtes la gracieuseté de nous offrir, il y a six ans, et que vous disiez tenir de la fille d’un poète de la Chine…

— … Ou de la fille d’un mandarin, c’est tout comme. Aujourd’hui le vieux garçon que je suis ne reconnaît plus les melons… Et les mandarines, je le crains…

Un pli s’est formé entre les sourcils de Clara d’Ellébeuse. Les mots qu’a prononcés le marquis au sujet de l’oncle Joachim la bouleversent. Elle se répète : Il a dit : à mon retour de la Chine… Il a dit à mon retour de la Chine… J’ai enseveli dans ce pays sa bien-aimée Laura… On lui avait donc menti, à elle, à Clara ? Elle est donc morte ici Laura ? Où ? Dans la maison ?… Mais elle ne s’appelait pas Laure, sa fiancée, puisqu’il l’appelait Laura, du même nom que la femme de la tombe ? Comment ?… Comment ?… Pourquoi grand’mère lui avait-elle dit en lui montrant la miniature : C’est le portrait de Mlle Laure, la fiancée, de ton grand-oncle Joachim.

— Où sont-ils morts, grand’mère ? avait-elle demandé. — Là-bas, à la Pointe-à-Pître. — Alors ce n’était pas vrai qu’ils étaient là-bas ?… Mais si, puisque sur les lettres du tiroir il y a écrit : Guadeloupe… Il a dit : je l’ai ensevelie dans ce pays.

— Vous n’avez point d’appétit, mon enfant ? remarque Mme d’Ellébeuse.

Elle répond :

— Je suis un peu fatiguée, petite-mère. Et boit un peu d’eau pour essayer de se donner faim.

Et, tandis que la conversation reprend autour d’elle, de nouveau elle se remémore : il a enseveli, dans ce pays, sa bien-aimée Laura.

Elle évoque le cimetière où sont les cabarets-des-oiseaux, les belladones chaudes et roses et les menthes poussiéreuses. Elle se souvient que, dans un coin d’ombre, des tomates échappées de quelque misérable potager ont mûri. Sa pensée, à travers les ronces, lit encore cette inscription :

Laura Lopez
1805



La nuit claire coule dans le ciel, une de ces nuits tièdes où les longs moustiques désertent la rivière pour la lueur de la lampe.

C’est après dîner. M. d’Astin, qui s’est résolu à rester, joue aux échecs avec M. d’Ellébeuse. Mme d’Étanges et sa fille travaillent à leurs tapisseries. Clara d’Ellébeuse, les bras derrière le dos, regarde, par la fenêtre qui donne sur le parc, l’ombre remuer dans les feuillages. Une vague inquiétude l’oppresse. Elle ne peut être absolument heureuse. Toujours, même aux soirs calmes comme celui-ci, son âme éprouve une angoisse qui semble nécessitée par le bonheur. Lorsque Clara d’Ellébeuse était petite enfant, et que le don d’une poupée la comblait d’abord de joie, elle l’abandonnait tout à coup, sans que ses parents comprissent la cause de ce changement subit d’humeur. Elle devenait soudain morose, et, les sourcils froncés, jetait, pour n’y plus toucher, sa poupée dans un coin. « Cette enfant est inconstante », disait Mme d’Étanges. Mais non. C’était qu’au plus fort de la joie de posséder ce jouet, Clara d’Ellébeuse venait d’y découvrir l’insignifiante, mais inévitable tare dont rien, en ce monde, n’est exempt. Elle avait remarqué là, sur l’étoffe rose emplie de son qui simulait la chair, une petite tache qu’elle n’avait pu effacer :

Ma poupée est imparfaite, se disait-elle. Quel dommage que, dans le magasin, on n’en ait pas choisi une autre, n’importe laquelle…

Et maintenant, l’époque des jouets passée, dans les moments de plus grandes ivresses, c’est-à-dire au sortir du confessionnal, quand l’absolution et la bonne volonté règnent dans son cœur, surgit tout à coup le péché oublié. C’est le plus grand toujours. Mais l’a-t-elle seulement oublié ? Ne l’a-t-elle pas caché exprès à son confesseur. Ce doute la taraude. Est-ce qu’elle sait, elle ? Peut-elle affirmer que non ? Alors, elle est damnée ? Cette crainte éloignée, une autre, quelconque, survient, la torture parfois jusque dans ses rêves, dont elle s’éveille en sursaut avec une sensation d’étouffement et de vertige. « Ce sont des vapeurs, mon enfant », lui dit Mme d’Ellébeuse. Et Gertrude prépare pour Clara quelque infusion de plantain.

— Échec et mat, dit M. d’Astin à M. d’Ellébeuse, qui sourit.

Clara s’est retournée, la tête haute, ses beaux bras nus toujours derrière le dos. Elle sourit, dans ses boucles lisses et regarde le jeu. Elle aime, sans bien les connaître, ces pièces polies qui glissent sur l’échiquier dallé comme un palais. Elle s’assied, silencieuse, auprès de la lampe et ouvre un volume qu’elle a toujours vu là.

C’est la Chine en miniature, de M. Breton, cadeau fait à M. d’Ellébeuse par son vieil ami d’Astin. Clara d’Ellébeuse regarde la gravure qui orne le chapitre sur la récolte du thé. Des singes roses gravissent une montagne au bord d’un ruisseau. L’un d’eux, assis auprès d’un arbre à thé, en embrasse le tronc qu’il secoue avec rage. Et des rameaux, choient des feuilles et des fleurs que recueille un Chinois à large culotte oronge, aux pantoufles feutrées et courbes, à tunique bleue, au chapeau de paille en abat-jour. Non loin, un singe qui a des gants blancs suce un fruit.

Clara d’Ellébeuse referme le volume. Dix heures sonnent. Elle embrasse tout le monde, va demander son chandelier à Gertrude, et monte dans sa chambre.

À se sentir seule, Clara d’Ellébeuse éprouve un soulagement. Non point qu’elle n’aime la société de ses chers parents, mais la solitude et la méditation apaisent un peu cette âme fragile.

« Mon enfant, lui dit souvent l’aumônier des Ursulines, vos scrupules proviennent d’une délicatesse trop grande. Votre conscience est timorée, mais cela est chez vous la preuve d’une grande bonne volonté. »

Clara d’Ellébeuse fait sa prière, puis se déshabille lentement, mais avec une pudeur excessive, la crainte de fixer trop longtemps ce que cache la robe de tante Aménaïde. Elle se dit qu’il est permis de regarder ses bras exposés à l’air tout le jour ; mais qu’il ne faut pas toucher ou regarder à son corps inutilement, en dehors de sa toilette.

Elle se couche, pose l’éteignoir de cuivre sur la chandelle, mais ne s’endort point tout de suite. C’est le moment où son âme se recroqueville. Alors, elle revoit mieux les choses en pensée qu’elle ne les a vues directement. Elle songe à M. d’Astin, à ce qu’il a dit du grand-oncle Joachim, de la fiancée Laure, au mystère que l’on fait autour de leurs mémoires. Puis elle se revoit dans le parc. Sous ses cils clos elle perçoit nettement la pelouse qui dévale au bas du perron, puis une cime d’ormeau, une touffe de bambous, puis une urne de pierre grise dans la perspective de l’allée ombreuse… puis s’endort.


II

L’orage, pendant la nuit, a trempé le parc. Mais la pluie s’évapore et le soleil est si brillant sur les feuillages qu’ils fatiguent la vue. Clara d’Ellébeuse se promène dans l’Allée aux noisettes. Il y a des coques, à terre, vidées par les écureuils. C’est une de ces matinées fraîches et limpides qui annoncent la canicule.

Clara attend que le jardinier ait fini de bâter le petit âne. C’est fait. Elle cueille une gaule verte et, d’un banc de pierre, saute sur la bête qu’elle dirige vers la grille. Elle prend le sentier des bois de Noarrieu. Les gouttes glacées des néfliers pleuvent sur elle. L’âne trotte. Elle est toute secouée et, de temps en temps, retient son large chapeau de paille prêt à tomber. La voici sur la lisière moussue où veillent les colchiques. Dans les haies brillent des toiles d’araignées. On entend le gloussement des ruisseaux encore gorgés de l’orage nocturne. Des pies jacassent, un geai crie.

Mais, au milieu des bois, c’est un silence que rien ne trouble, à peine le bruissement des hautes fougères froissées par les flancs du petit âne ; c’est un recueillement de fraîcheur qui va durer là jusqu’au soir, même aux heures torrides où les maïs crépitent. Au pied d’un châtaignier, sur une éclaircie de lumière et d’émeraude, il y a des gentianes. Leurs cloches sombrement bleues tentent Clara d’Ellébeuse qui arrête sa monture, en descend, et les cueille pour les allier aux reines-marguerites et aux narcisses de son chapeau des champs, orné de rubans blancs à filets paille

Elle s’assied auprès de l’arbre et, tressant les fleurs, songe avec tristesse à la fin des vacances, à la rentrée, à la grande cour des récréations d’octobre où les feuilles dures des platanes sont agitées par le vent aigre et froid.

Jamais elle ne s’est bien résignée au pensionnat. Et c’est encore plus affreux les jours où sa mère lui rend visite au parloir. Elle préférerait, tant son regret est amer aux heures de séparation, que Mme d’Ellébeuse ne lui donnât point ces joies trop brèves, empoisonnées toujours par l’attente du départ. Lorsque la cloche sonne et qu’il faut se quitter, après une demi-heure, c’est le cœur gonflé d’angoisse qu’elle emporte à son pupitre, près de la petite Vierge de métal dressée sur un autel de livres, les pâtisseries que lui envoie Mme d’Étanges. Elle n’y peut jamais goûter le soir même et, encore, le lendemain, lui laissent-elles dans la bouche un goût de larmes, une odeur morose qu’elle a définie intérieurement : le parfum de la séparation.

— Suis-je donc sotte, se dit-elle, de songer d’avance à tout cela…

Et elle considère un escarbot qui vient de s’abattre à ses pieds.

Il est temps qu’elle rentre, surtout si elle veut revenir par la route royale. Elle se lève et, remontée sur son âne, reprend sa route à travers bois.

Le trot de l’âne rhythme ses pensées qui, toutes en ce moment, se concentrent sur la mémoire de l’oncle Joachim et de sa fiancée. Clara d’Ellébeuse songe à cette mystérieuse Laure. Toc, tec, tec — toc, tec, toc — tec, tec, toc — font les sabots du petit âne… Oh ! que je voudrais voir les colonies de Laure… Et elle se récite cette strophe d’une poésie d’Anaïs Ségalas parue au Magasin des demoiselles :

De peur qu’un maringouin ne touche à ton visage,
Tes nègres viennent déplier
La moustiquaire en gaze, et sous le blanc nuage
On voit la déesse briller.


Dans l’habitation, maîtresse étincelante,
Tout un peuple noir suit tes pas ;
Ton trône est un hamac, ô reine nonchalante,
Et ta couronne est un madras.

… Mais elle trouve ces vers moins beaux que ceux que compose Roger Fauchereuse, un jeune homme de leurs amis.

Clara d’Ellébeuse se retrouve à la grille du parc au moment où sa mère et M. d’Astin se promènent dans la grande allée. La maman de Clara est charmante. Elle semble une aquarelle tirée des Fleurs animées. Un chapeau de grosse paille cousue de suisse, enguirlandé de reines-marguerites, encadre ses lisses bandeaux châtains, ses yeux brillants et ses joues fraîches. Elle porte un peignoir de mousseline blanche imprimée à pois roses, et s’abrite sous une ombrelle verte. Clara d’Ellébeuse met pied à terre, tend son front d’abord à sa mère, ensuite à leur vieil ami.

— Avez-vous été bien loin, mon enfant ? demande M. d’Astin.

— J’ai fait le tour du bois de Noarrieu, et je suis revenue par la route royale.

— C’est un grand tour. Ah ! Que ne puis-je vous accompagner, ma chérie. J’ai encore la passion des promenades matinales et des bois, mais ne puis y donner cours. Si je vous accompagnais à cheval, j’en serais réduit à un seul éperon… et à une seule jambe. Triste cavalier, ma chère enfant, pour vous défendre…

Clara sourit et s’éloigne, tandis que Mme d’Ellébeuse fait remarquer à M. d’Astin la beauté de tournesols dont les fleurs lourdes apparaissent au-dessus de la haie du potager.

— Bonjour, bonne-maman. Que lisez-vous là, bonne-maman ?

— Je lis, mon enfant, une histoire très intéressante…

Et, pour expliquer, bonne-maman enlève ses lunettes.

— Je lis, mon enfant, l’histoire très intéressante d’un navigateur presque inconnu. Cet homme, vraiment remarquable, a fait le tour du monde dans une petite barque. Il fut au pays des Hindous dans une ville où les singes sont tout-puissants. On n’a pu se rendre maître de ces animaux, car ils pilent d’une espèce d’épice qu’ils soufflent à travers les yeux de leurs ennemis, à l’aide d’un roseau…

— Oh ! Qu’elle est jolie, bonne-maman, votre histoire… Qu’elle est jolie, bonne-maman… Bonne-maman ?… Le tiroir d’en bas, de votre commode, est resté ouvert… Vous avez oublié de le refermer ?…

— Non, mon enfant. C’est ton père, qui est dans sa chambre, qui vint prendre ici, tout à l’heure, des papiers qui étaient sous clef… Il doit les remettre à M. d’Astin.

— Quels papiers, bonne-maman ?

— Je crois, des lettres de la Guadeloupe… Mais cela t’importe peu, mon enfant. Il est temps que tu ailles t’apprêter pour le déjeuner.

Clara d’Ellébeuse sort de la chambre de Mme d’Étanges, et monte l’escalier en fronçant les sourcils :

… Pourquoi M. d’Astin va-t-il garder les papiers de la Guadeloupe ? Les papiers de la Guadeloupe, ce sont les lettres du grand-oncle Joachim… Ces papiers doivent rester dans la famille… Pourquoi M. d’Astin va-t-il les emporter ?… Je ne veux pas, moi, que M. d’Astin les emporte… Est-ce qu’il va emporter aussi le joli portrait de Laure ?

Une grande tristesse, une sourde rage gonflent le cœur de l’enfant. Elle n’a jamais lu ces correspondances. Elle n’en a vu que l’extérieur, parfois, lorsque bonne-maman ouvrait le tiroir d’en bas. Mais elle tient à ces papiers jaunis, parce que le portrait du grand-oncle Joachim est dans sa chambre, et que l’oncle Joachim était le fiancé de Laure… Mais elle ne peut pas empêcher petit père de remettre ces papiers à M. d’Astin… Elle est folle de songer à cela… Elle n’oserait jamais…

Elle s’habille machinalement. Cette pensée, que les lettres de l’oncle Joachim vont quitter à jamais, peut-être, la maison, la bouleverse autant qu’un scrupule religieux. Elle était, il y a vingt minutes, tout heureuse de sa promenade. Maintenant, sa joie est empoisonnée. L’idée fixe la taraude. Cependant, elle se recoiffe, met sa belle robe de mousseline et, avant de quitter sa chambre, considère longuement le portrait du grand-oncle, et lui envoie un baiser.

La porte de la chambre de petit-père est ouverte. Elle entre et le voit assis à sa table en face de plusieurs liasses de lettres. Certaines de ces liasses sont déjà cachetées ; d’autres ne sont encore que ficelées ; d’autres sont libres. L’enfant se rend bien vite compte du travail auquel est occupé son père. Elle dissimule son émotion et dit :

— Bonjour, petit père, comment avez-vous passé la nuit ?

— Bien, mon enfant. Tu me trouves en train d’effectuer un rangement de papiers d’affaires auquel je m’emploie depuis ce matin. Heureusement que je vais avoir terminé. Je n’ai plus qu’à apposer quelques cachets de cire… Mais ce sera pour cet après-midi. Voici le premier coup du déjeuner.

Clara descend. Maman, grand’mère et M. d’Astin sont déjà au salon. M. d’Ellébeuse arrive bientôt. M. d’Astin lui dit :

— Mon cher ami, j’ai dû vous donner un mal de tous les diables, en vous faisant ranger cette correspondance ; je vous en demande bien pardon.

— Mais pas du tout, mon cher d’Astin… Votre réclamation est entièrement juste, et je me reproche de n’avoir point songé, de moi-même, plus tôt, à vous remettre ces lettres du pauvre Joachim. Vous les relirez avec émotion… Vous me les aviez confiées à la veille d’un voyage déjà ancien, et j’eusse dû, déjà, vous les rendre.

Pendant le repas, Clara demeure silencieuse et dissimule son état d’âme. Elle fait semblant de manger, de crainte d’une observation qui la ferait éclater. Quand on ne la regarde pas, elle glisse à Robinson, qui est près d’elle, le contenu de son assiette. Elle n’entend que vaguement ce qui se dit autour d’elle.

On sert le café sur la terrasse, à l’ombre du tulipier. Clara d’Ellébeuse descend le perron où s’est posé le paon. Elle songe profondément :

… Ces lettres sont du grand-oncle Joachim ; donc elles pourraient être à nous ? Cependant, il est impossible de les garder, puisque petit-père veut les remettre à M. d’Astin… Quand repart-il, M. d’Astin ?

Elle fait lentement le tour du château, ses bras nus croisés derrière la taille. Sous un grand chapeau de paille Clarisse Harlowe, sa tête, inclinée un peu vers le sol, laisse pendre en avant deux boucles à moitié dans l’ombre.

… Si je pouvais seulement, se dit-elle, conserver deux ou trois lettres de l’oncle Joachim ?… Serait-il bien mal de les prendre dans les paquets non cachetés ?… Oui, sans doute… Ce serait un vol abominable… dont je pourrais me confesser à la rentrée… Mais est-ce que l’on peut accomplir une mauvaise action, et obtenir valablement l’absolution, quand on s’est dit avant que l’on s’en confesserait ensuite ?

Elle longe un vieux mur où s’épand un lierre, fait le tour du perron et revient sur ses pas, taraudée par l’idée fixe, bouleversée par des scrupules et par l’envie de prendre les lettres.

— Clara, lui dit Mme d’Ellébeuse, allez chercher votre zéphyr en haut ? Nous faisons, cette après-dînée, une promenade en voiture… Vous pourriez vous enrhumer au retour…

La jeune fille monte l’escalier. Elle passe devant la chambre de son père. La porte en est ouverte, et les papiers sont toujours sur la table. Elle hésite, entre, s’en va, revient, ferme les yeux et les rouvre. Elle est seule. Rapidement, elle s’empare de deux lettres, au hasard, chacune prise au milieu de deux paquets rangés, mais non ficelés, et s’enfuit dans sa chambre. Elle cache les lettres dans son sachet à mouchoirs, puis s’agenouille et demande pardon à Dieu.

La promenade sur les coteaux est délicieuse, mais Clara d’Ellébeuse n’en goûte point le charme, et l’après-midi lui paraît long. Elle ne se sent un peu plus à l’aise qu’au retour, bien que, durant un quart d’heure où son père est monté dans ses appartements, elle éprouve une crainte et une angoisse inexprimables.

Enfin sa peur se dissipe lorsque M. d’Ellébeuse reparaît, une dizaine de liasses cachetées dans les mains, et disant :

— Tenez, mon cher d’Astin, voici vos lettres en ordre.

Le dîner et la soirée se passent monotones. C’est, comme la veille, une tiède soirée de l’été finissant, dont le silence n’est troublé, dans le salon, que par le bruit sec et léger des pièces de buis sur l’échiquier.

À dix heures, Clara d’Ellébeuse regagne sa chambre et va prendre dans le sachet les deux lettres qu’elle y a cachées. Elles sont écrites sur du papier rugueux et jaune, taché de poussière et d’humidité. L’une des adresses est très ornementée. Les suscriptions sont identiques. En caractères d’imprimerie noirs et rouges :

Guadeloupe, par le Havre.

Et en belle anglaise :

Par le navire la Rosina.

À Monsieur,
Monsieur d’Astin,
à Aïciritz, par Balansun,
en France

(Basses-Pyrénées.)

Les plis sont alourdis par de la cire et des pains à cacheter. Clara d’Ellébeuse est émue, ses oreilles bourdonnent un peu. Elle s’assied, déplie les missives de l’oncle Joachim, en examine les dates, et lit rapidement.


L’Artibonite, près la Pointe-à-Pitre,
ce 12 juin 1805.

L’empressement que vous mettez, mon cher Hector, à m’envoyer le plan de la petite maison de campagne où doit s’installer Laura me touche infiniment. Ce que vous m’en dites m’agrée en tous points, surtout que la villa n’est point humide, ce qui est d’une grande importance pour une créole qui n’a jamais quitté les Antilles. La description qui accompagne votre plan est séduisante. Cet isolement, non loin du village où s’est passée ma jeunesse, conviendra à cette âme profondément blessée par la vie. Je crois, du reste, me souvenir de cette habitation. Ne l’appelions-nous pas la propriété fermée ? Ne domine-t-elle pas un léger coteau, non loin de Noarrieu ? N’y a-t-il pas, tout auprès, un vieux puits auprès duquel je me suis posté bien souvent durant nos chasses au lièvre ?

Ce que vous me dites du jardin me plaît également. Laure aime les belles fleurs. Comme elle adore aussi les oiseaux, vous seriez charmant d’en faire mettre quelques-uns en volière par les petits paysans de Balansun. Ils ne sont point comparables à nos oiseaux des Tropiques, mais les bouvreuils, les chardonnerets et les linots ont d’agréables chants.

Mon amie est dans une mélancolie profonde de quitter La Pointe-à-Pitre. Son angoisse redouble à l’idée que sa famille ne saura point si elle est morte ou vivante. Je lui ai promis que, pour rassurer ses parents, vous chargeriez un de vos amis fidèles de Londres de porter lui-même au navire qui fait le courrier des Antilles une lettre qu’elle vous fera tenir, destinée à rassurer les siens.

Je ferai partir Laura secrètement pour Saint-Pierre de la Martinique, où elle s’embarquera le 30 courant, à bord de l’Aimable-Elisa. Je vous prierais de l’aller quérir à Pauillac-sur-Gironde, où l’on fait escale, en compagnie du Dr Campagnolle. Il est toujours entendu que Laura passera aux yeux des curieux de Balansun et de Noarrieu pour une malade qu’un de vos amis envoie à notre docteur pour faire une cure d’air.

Vous voudrez, mon cher Hector, me faire tenir le compte de tout ce que je vous dois et de tout ce que je pourrai vous devoir.

Je vous prie d’accepter les quelques colis que je fais charger à votre intention à bord du Val-d’Or qui emportera cette lettre. Je fais adresser le tout en douane de Bordeaux. Il se trouve, parmi ces colis, une partie du trousseau de Laura, du linge dont vous trouverez le détail ci-inclus, des robes, etc., et une guitare d’une grande valeur dont elle joue parfaitement.

Le rhum qui est à votre adresse doit être transvasé goutte à goutte dans une deuxième barrique. Vous en perdrez ainsi beaucoup, mais ce qui en restera sera délicieux.

Je ne sais assez vous remercier, mon cher Hector, de votre bonté fraternelle.


L’Artibonite, près la Pointe-à-Pitre,
ce 7 décembre 1805.

Je vous remercie, mon cher Hector, des nouveaux détails que vous me donnez sur la mort de la pauvre Laura. Je désirais connaître la vérité, si terrible qu’elle fût. Ma main est prise d’un tremblement à vous écrire ces lignes. Voici dix nuits que je pleure amèrement, demandant pardon au Tout-Puissant de l’imprudence que j’ai commise, et qui a précipité dans la tombe le plus aimable des êtres. Hélas ! Pourquoi suis-je resté sourd aux plaintes de cette chère amie et ne l’ai-je point accompagnée en France ? Pourquoi la confiance en moi lui a-t-elle fait défaut ? Malheureux que je suis ! Il ne me reste plus qu’à terminer dans les sanglots et le repentir une vie si cruelle, qu’il me faut faire appel à toute ma religion pour ne point en hâter la fin.

Vous me dites que vous n’aviez rien observé chez Laura, si ce n’est un peu plus de tristesse durant les derniers jours. Mais n’étions-nous pas habitués à cette mélancolie ? Ici même, sous cette triste véranda d’où je vous écris, et où elle passa de longues soirées, je ne pus jamais lui donner un peu de joie. Le pauvre être fixait sur moi ses yeux douloureux, et qui semblaient marqués pour une mort prématurée. Son seul plaisir était que les maronnes lui apportassent des colibris et des fleurs. Me souvenir de ces choses fait battre mon cœur à coups précipités, ou le fait s’arrêter comme s’il allait rejoindre dans la tombe celui de ma bien-aimée Laura.

Mais où se procura-t-elle la fiole de laudanum que vous avez trouvée sur sa table de nuit ? Délivre-t-on des remèdes aussi vénéneux sans ordonnance ? Mais que dis-je ? Si son dessein était arrêté, rien ne pouvait contrarier les lois du sort. Il fallait que ce terrible événement s’accomplît.

Que ce douloureux secret demeure entre nous. Il ne faut pas que ce qui est un scandale aux yeux du monde retombe sur cette chère Mémoire. Le docteur-médecin Campagnolle et vous, savez seuls comment s’est déroulé ce triste drame. Je connais son cœur d’ami. Il se taira, car s’il est des obligations envers les hommes, il en est de plus grandes envers Dieu qui, j’en suis sûr, s’est montré compatissant envers elle. Si le châtiment d’une mort que réprouve le sentiment chrétien doit retomber sur le coupable, c’est moi seul qui en assume la responsabilité, dans ce monde et dans l’autre.

La pauvre enfant doutait de mon amour. Elle pensa que le triste fruit qu’elle portait en elle m’était un sujet d’inquiétude et d’ennui, et que je l’avais exilée en France, plutôt dans l’espoir égoïste de fuir cet événement, que dans celui d’éviter le scandale de sa grossesse. Pourquoi ai-je gardé secret ce sentiment paternel qui m’emplissait de joie ? Pourquoi la nature m’a-t-elle doué de ce tempérament inflexible qui cache, sous un orgueil blâmable, la plus douloureuse des sensibilités ? Pourquoi n’ai-je pas assez expliqué à ma chère maîtresse que la seule crainte de voir sa réputation effleurée, dans une cité où sa famille occupe une situation si considérable, était la seule cause de son embarquement ? Nul n’a soupçonné que la jeune fille avait gagné la France. Antonio Lopez, son frère, a fait effectuer des recherches, mais en vain. Un instinct secret l’avertit cependant que je devais être l’auteur de cette disparition. À cause du manque de preuves, et de la position que j’occupe ici, il n’a pu me dénoncer à la justice. Alors, il m’a cherché querelle, et vous connaissez la triste issue d’un duel où, tirant au hasard et avec l’intention de ne même pas blesser mon adversaire, je l’ai défiguré et aveuglé.

Laura doutait-elle que je dusse revenir en France et l’y épouser, comme je le lui avais promis ? Je ne sais. Mais chacune des questions que je me pose au sujet de son trépas m’emplit d’angoisse, d’épouvante et de remords. Je l’avais envoyée auprès de vous, parce que je savais que là seulement elle trouverait une âme dévouée et faite pour la soutenir. Je veux, ô mon ami, si ce n’est déjà fait, que sa dépouille mortelle repose dans le cimetière où moi-même je dormirai un jour. Il faut que cette fiancée éternelle demeure auprès du tombeau des d’Ellébeuse dont elle eût porté le nom. Si mon frère Tristan n’était pas mort, je vous eusse prié de lui confier ce secret douloureux, car je désire que mes actions soient justiciables de ma famille. Je vous demande, au cas où moi-même je viendrais à mourir ici, qu’à l’époque de sa majorité mon neveu Henri, aujourd’hui âgé de trois ans, soit instruit de cette inhumation, et des circonstances qui la déterminèrent.

Et maintenant, reposez en paix, Mânes de ma bien-aimée Laura ! Que la miséricorde toute-puissante de Dieu soit avec vous ! Chère Ombre, vous n’êtes que la victime de mon cœur terrible et passionné ! Que je demeure seul sur la terre avec mes douleurs et mes remords, puisque vous n’avez même pas laissé à ma cruelle solitude le triste fruit de nos embrassements !

Je vous étreins, mon cher Hector, le visage inondé de larmes.

Joachim d’Ellébeuse.

En achevant la lecture de cette dernière lettre, la jeune fille sent sa vue s’obscurcir. Un bourdonnement emplit ses oreilles, en même temps qu’une sueur froide l’inonde. Elle veut se lever, mais tombe évanouie au pied du fauteuil. Peu à peu, le bourdonnement reprend plus léger. Une sensation de bien-être l’envahit. Elle revient à elle et comprend. Elle est seule. Sur sa table à toilette elle prend un morceau de sucre, l’imbibe d’eau de mélisse et l’avale… Elle s’était évanouie aussi une fois… quand elle était toute petite… Elle ramasse les lettres, les renferme dans le sachet, se couche et s’endort d’un sommeil sans rêves, jusqu’au matin.

III

Aujourd’hui est un Dimanche. Gertrude vient ouvrir les contrevents.

— Il faut vous lever, Mademoiselle. On va sonner la messe. Il sera bon de partir un peu d’avance à cause de M. d’Astin.

Clara s’habille, essayant d’oublier la terrible aventure d’hier soir.

… Je prierai avec ferveur le Bon Dieu, se dit-elle, lui demanderai pardon… Il y avait des choses bien horribles dans ces lettres… Je n’ai pas tout compris… Cette personne était une femme qui n’était pas la sienne, qui allait avoir un enfant et qui, alors, s’est… Oh ! mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi.

Clara d’Ellébeuse descend. Elle a bien dormi. Son teint est reposé. Mme d’Ellébeuse ne remarque aucun trouble dans la physionomie de sa chère fille. Gertrude apporte les paroissiens. On se dirige vers l’église.

M. d’Astin va doucement. À chaque pas sa jambe de bois décrit un demi-cercle. Lui-même sourit de sa lenteur :

Rien ne sert de courir ; il faut partir à point, dit le fabuliste… Ah ! ma petite Clara…

Tout infirme qu’il est, M. d’Astin est délicieux. De son chapeau haut de forme gris sort, pour se relever contre l’oreille, un épais flocon de cheveux d’une blancheur étincelante. Dans sa cravate de soie noire à triple tour, son cou garde une roideur charmante et altière. Sa jaquette, couleur de prairie sombre, tombe régulièrement sur un pantalon de même teinte, et un escarpin verni, que recouvre une guêtre verte, chausse son unique pied.

M. d’Ellébeuse porte un habit bleu très serré à la taille. Il donne le bras à Mme d’Étanges, dont la robe est de Flandre grise, ornée d’olives d’ivoire. Un fichu de dentelle noire recouvre ses bandeaux blancs.

Mme d’Ellébeuse est coiffée d’un chapeau de paille de riz à rubans ivoire et roses, orné de feuillages des eaux et de tubéreuses. Un fichu-berthe recouvre ses épaules rondes.

La journée est sereine comme le furent les précédentes, et les bois semblent endimanchés.

L’humble église éclate d’une sainte lumière.

M. le curé vient de monter à l’autel. Sa chasuble est ornée de palmes vertes, de corolles dorées et roses.

Ces dames se sont agenouillées. M. d’Astin et M. d’Ellébeuse se recueillent, debout, les bras croisés.

Clara, très inclinée, récite la prière de saint Thomas d’Aquin :


« Ô vous qui m’aimez tant, Jésus, ici véritablement Dieu caché, écoutez-moi, je vous implore !…

« Rendez-moi amère toute joie qui n’est pas vous, impossible tout travail fait sans vous, insupportable tout repos qui n’est pas en vous !…

« Bonté suprême, ô Jésus, donnez-moi un cœur épris de vous qu’aucun spectacle, aucun bruit ne puissent distraire, un cœur fidèle et fier qui ne chancelle, qui ne descende jamais ; un cœur indomptable, toujours prêt à lutter après chaque tempête : un cœur libre jamais séduit, jamais esclave ; un cœur droit qu’on ne trouve jamais dans les voies tortueuses.

« Puisse la pénitence me faire sentir les épines de votre couronne ! Puisse la grâce me verser vos dons sur la route de l’exil ! Puisse la gloire m’enivrer de vos joies dans la Patrie ! Ainsi soit-il. »


Elle ouvre son livre de messe, mais ne peut suivre la lecture attentivement. Elle resonge aux lettres qui l’ont bouleversée, à l’oncle Joachim, à sa fiancée Laure… Laura Lopez. Oui, c’est bien le même nom que celui qui est gravé sur la tombe, là, tout près. C’est elle. Et, tout à coup, de ces sentiments confus qui la hantent depuis la veille, ne surgit qu’une idée de pitié passionnée pour la pauvre trépassée. Clara d’Ellébeuse murmure mentalement : Laure… Pauvre Laure… Laura… Dolora… Dolorida… Et elle prête à cette triste inconnue, dans son exaltation, le nom de la Vierge douloureuse.

M. le curé monte en chaire et, tandis qu’il prêche dans le patois du pays, Clara d’Ellébeuse regarde les assistants devant elle. Elle vient de reconnaître, à droite du bénitier, le frère d’une de ses amies de pension : Roger Fauchereuse.

La famille de sa compagne de classe Lia Fauchereuse habite aux environs, à une lieue et demie de Balansun, le château des saules. C’est un vieux manoir précédé d’une immense cour où, toute la journée, se promènent des légions de paons. Une longue avenue de saules et de chênes y conduit. M. et Mme Fauchereuse sortent peu. Mme Fauchereuse est d’humeur bizarre qui ne laisse point, à certaines époques, d’inquiéter son mari. Celui-ci est un gentilhomme rural, fort bien élevé et très intelligent, qui fit à Montpellier de bonnes études en médecine. Il peut ainsi, et sans que ses offices tournent à métier, exercer sa charité auprès de pauvres voisins, voire se trouver utile à des amis en cas pressant. M. d’Ellébeuse a rencontré parfois M. Fauchereuse, et la sympathie, d’ailleurs partagée, qu’il a éprouvée pour celui-ci lui a fait souvent regretter la rareté de leurs entrevues. Quant à Lia Fauchereuse, on la confie parfois au régisseur, quand il va en ville, pour qu’il la laisse en passant, jusqu’à son retour, chez les d’Ellébeuse. Parfois aussi, moins souvent, elle s’y rend accompagnée de son frère Roger.

Ce jeune homme n’est là que pendant les vacances. Il a fait son droit à Paris. Il est charmant et a du goût pour la poésie, ce qui le retient à la Capitale presque toute l’année.

Clara d’Ellébeuse rougit en l’apercevant. Il est en costume de chasse. Des cheveux bruns, assez longs, séparés sur le front et rejetés un peu en arrière, forment une volute autour de chaque oreille. Le profil est très fin. Les yeux noirs sont en même temps doux et vifs. Il est mince et grand. Le cou, entouré d’un foulard de soie blanche, jaillit, gracieux, des épaules étroites et tombantes.

… C’est la chasse qui aura fait qu’il est venu entendre la messe à Balansun, se dit Clara d’Ellébeuse.

À la sortie, on se retrouve. Roger salue. M. d’Ellébeuse lui tend la main :

— Comment allez-vous, Roger ? Quel bon vent vous amène ?

— Nous avons lancé il y a deux heures et n’avons pas abouti. J’ai perdu un chien du côté de Castétis. L’un des piqueurs est à sa recherche, et l’autre garde la meute à l’auberge.

Ces dames se sont rapprochées :

— Bonjour, monsieur Roger. Donnez-nous des nouvelles de vos chers parents ? Ma fille se plaint de ne plus recevoir la visite de Lia.

— Ma mère n’était pas très bien ces jours derniers. Elle se passe difficilement de Lia, en ces moments. Cependant il y a un mieux sensible, et j’espère bien qu’avant peu ma sœur vous viendra voir.

— Mais vous, Roger, demande M. d’Ellébeuse, pourquoi ne nous resteriez-vous pas ?

— Mais je n’ai point dit non, cher Monsieur… Si toutefois…

— Mais non, mais non… Vous restez. Il y a place, pour vos chiens, à l’écurie. Vous coucherez ici, c’est entendu, et nous chasserons demain ensemble… Il y a dans votre chambre un Lamartine à votre disposition. Il n’y a donc point de raison pour que vous nous refusiez cela. J’enverrai tout à l’heure un de mes hommes pour avertir vos parents, et faire emmener les chiens au château.

Roger sourit et remercie. Et le petit groupe s’en va, le long des haies.

Le déjeuner est fort gai. Clara d’Ellébeuse écoute, ravie, ce que Roger raconte. Il parle lentement, d’une voix un peu sourde. Ce qu’il dit est original. Et puis, il sait tant de choses touchant Paris… Il est souvent reçu chez Lamartine où l’ont bien fait venir son talent précoce et sa distinction. De temps à autre, il regarde Clara en souriant, un peu comme une enfant, beaucoup comme une jeune fille. Et celle-ci oublie ses angoisses, les lettres de l’oncle Joachim, son évanouissement de la veille… Sans doute parce que j’ai bien prié, pense-t-elle.

— Monsieur Fauchereuse, dit M. d’Astin, on citait, il y a quelques mois, dans un magazine parisien, quelques très belles stances de vous, prononcées à l’occasion d’un mariage. J’ai fortement regretté que l’on ne donnât point tout le poème.

— Si vous avez la bonté de l’apprécier, Monsieur, il me sera facile…

— … Mais je l’ai, moi, ce poème, dit en rougissant Clara d’Ellébeuse.

— Comment ! Tu l’as ! Petite cachée ! s’écrie M. d’Astin.

— … Je l’ai recopié dans mon cahier de poésies. C’est Lia qui me l’avait prêté.

— Tu iras nous chercher ton cahier de poésies après déjeuner, mon enfant, dit Mme d’Étanges. Je suis heureuse de voir que tu aimes à recueillir de beaux sentiments bien exprimés.

— Ces quelques vers, reprend Roger Fauchereuse, je les ai récités en l’honneur de M. de la Mirandière, l’un de nos avocats les plus estimés, à la veille de son départ pour Rome où il a été nommé secrétaire d’ambassade. Quelques jaloux y virent, en plus de la cordiale amitié que je m’étais efforcé d’exprimer, une allusion désobligeante au peu de talent de certains tribuns actuels. M. de Lamartine, qui assistait à ce mariage, voulut bien prendre fait et cause pour moi. Quelques belles dames me félicitèrent et, le soir même, au bal de l’Ambassade anglaise, celui qui s’était montré le plus courroucé vint me féliciter et choquer son verre contre le mien…

Clara d’Ellébeuse est toute saisie d’admiration. Comme Lia doit être fière de posséder un frère pareil. Il a des mains fines comme une femme, et il la regarde avec tant de bonté. Elle se sent tout intimidée par lui. Il a une façon de sourire qui fait que l’on ne sait pas s’il se moque de vous joliment… Elle n’oublie jamais quand elle le rencontre… Un premier mardi du mois, jour de sortie… Il était en voiture, à Pau, en compagnie d’une dame très élégante. Oh ! Qu’elle était belle !… Elle avait une grande capote rose… Elle était appuyée nonchalamment sur les coussins de la berline… Son corsage était d’organdi à pois saumon… Qui était-elle ? Qui sait ? Peut-être une grande dame de Paris venue exprès pour soigner Roger, au cas où il tomberait malade…

… Les poètes doivent être malades, et les jolies dames les soignent… Ils sont aimés des créoles qui récitent leurs vers dans des hamacs, à l’ombre de grandes fleurs… Roger Fauchereuse ira, peut-être, aux colonies… On y donne des bals… Il y rencontrera une jeune fille comme Laura… Non ! Pas comme Laura !… Comme moi, alors ? Non, parce qu’elle sera brune… La lanterne du nègre éclairera la forêt, comme dans Paul et Virginie… Ils se marieront dans l’église, le matin… Elle sera bras nus sur des haies de roses… Il y a des sauterelles bleues dans les prairies…

Le déjeuner s’achève, on va sur la terrasse.

Tout le monde s’est assis en cercle. Des guêpes bourdonnent sur les feuillages. La cloche sonne les vêpres. Des coquelicots noirs se fanent sur la pelouse.

— Mon enfant, dit Mme d’Ellébeuse à sa fille, vous seriez bien gentille, maintenant que le café est servi, d’aller nous chercher le cahier de poésies où vous avez recopié les beaux vers de M. Fauchereuse.

Clara d’Ellébeuse va dans sa chambre. Elle ouvre le cahier à la page où se trouve le poème de Roger. Là une pensée a séché. Vite, elle l’enlève. Mais la tige et le cœur de la fleur ont laissé, en s’y écrasant, une petite tache d’un vert jaune. Clara veut l’effacer, mais ne peut y réussir. Elle mouille son mouchoir et frotte la tache qui s’élargit. C’est comme les clefs de la femme de Barbe-Bleue. Elle redescend, et tend le cahier tout ouvert à Roger. Celui-ci sourit. On fait silence. Il lit :

À Franz de la Mirandière.
à l’occasion de son mariage

Au moment que tu vas, sur une voile errante
Tranchant le tiède azur d’une mer transparente,
Porter ton bel amour aux pieds des orangers,
Laisse un moment souffler aux cordes de ma lyre
Cette brise du cœur, spirituel zéphire
Qui berce Dieu dans ses vergers.

La vie est devant toi, s’ouvrant comme un portique
Où de suaves lys mêlent au pur cantique
De ton hymen naissant leurs parfums langoureux.
Tribun, laisse un moment l’orage populaire
Gronder, et que ta voix qui calme sa colère
N’ait plus que des accents heureux.


Si tu t’en vas errer sur la plage dormante,
Abandonnant ton bras à l’épouse charmante,
Et laissant l’Océan souffler dans tes cheveux,
N’écoute plus les voix des factions humaines,
Mais, les regards fixés sur celle que tu mènes,
Comprends la voix de l’âme et ses secrets aveux.

Lorsque tu penseras à ta chère Patrie,
À cette Liberté par les bardes chérie,
Pour qui nous combattons et pour qui nous mourrons,
Dis-toi : la Liberté que Dieu donne à notre âme
Est sainte, s’il prosterne aux genoux d’une femme
Tous les orages de nos fronts.

Et maintenant, haussons nos coupes de jeunesse
Aux lèvres de l’ami deux fois heureux qui laisse
Un songe s’éveiller dans la réalité,
Et que nous saluons au seuil sacré d’un temple,
D’où l’avenir, soleil des jours passés, contemple
Tout un bonheur d’éternité.

— Merveilleux ! Oh !… Merveilleux !… s’écrient en même temps Mmes d’Ellébeuse et d’Étanges. M. d’Ellébeuse, gravement, fait un signe d’approbation. Quant à M. d’Astin, il se lève, très ému, et, tendant la main à Roger Fauchereuse :

— Jeune homme, lui dit-il, les larmes aux yeux, je ne suis point dans vos idées. Mon siècle est mort. Mais laissez-moi vous dire que vous irez loin.

Roger Fauchereuse s’est levé. Son attitude, un peu empruntée, est charmante. Il a rendu le cahier à Clara et, le poing sur la hanche, sanglé dans sa redingote de chasse, la tête un peu en arrière, il regarde le déroulement des collines. Un murmure des chants des vêpres parvient jusqu’à la terrasse. Et, dans les villages lointains, des cloches battent.

Clara d’Ellébeuse n’a rien dit. Jamais peut-être elle ne fut plus doucement émue qu’aujourd’hui, si ce n’est le jour de sa première communion. Encore ce jour-là, sa joie fut-elle empoisonnée par des scrupules. Elle se souvient qu’au moment de partir pour la messe elle craignait d’avoir bu de l’eau pendant la nuit. Avant d’aller se ranger parmi ses compagnes, elle fit part de son inquiétude à sa mère qui en sourit, et l’envoya à M. l’aumônier qui la tranquillisa. Elle évoque cette sainte journée. C’était il y a cinq ans. Elle avait une couronne de roses blanches sur ses bandeaux ondulés, une chemisette ornée de ruches de tulle, et une robe et une jupe festonnées. Dans son missel recouvert d’ivoire, elle avait réuni les pieuses gravures que ses amies lui avaient données. Au dos de ses gravures, on lisait de fines dédicaces : « À ma chère Clara, en souvenir du plus beau jour de notre vie ; » « À ma tendre amie Clara d’Ellébeuse, jusque dans la Patrie de Dieu » ; « À ma préférée Clara, souvenir d’une journée bien heureuse. » Et ces gravures étaient des cœurs qui flambaient, des calices d’or d’où s’élevait l’hostie dans un rayonnement de gerbes au soleil ; des saints prosternés sous des éclairs ; des Vierges qui tenaient l’Enfant-Jésus et dont un pied nu, posé placidement sur le monde, écrasait le serpent tentateur ; des agenouillements de communiantes à la Sainte-Table recevant le Sacrement des mains d’un digne prêtre, aux cheveux bouclés.

… J’étais en blanc, se dit Clara… On est en blanc le jour de sa première communion et le jour de son mariage…

Certes, Clara est heureuse aujourd’hui. Elle peut chasser les sombres pensées. L’histoire du grand-oncle Joachim et de Laura ne lui apparaît plus qu’à travers une brume, comme un songe triste et qui serait doré. Elle se lève et va rapporter le cahier dans sa chambre, et revient à la terrasse. On passe au salon où Roger Fauchereuse, d’une voix pleine de sentiment, chante, en s’accompagnant sur la guitare, une nouvelle romance de Loïsa Puget : Quand tu reviendras.

Un domestique de M. d’Ellébeuse vient annoncer que le chien a été retrouvé et mis à l’écurie, et que la valise contenant les effets de M. Roger est arrivée. Sa famille avertie la lui envoie. M. d’Ellébeuse conduit le jeune poète dans la chambre qu’il lui a destinée, et lui dit :

— Mon cher Roger, agissez comme bon vous semblera.

— Merci. J’ai quelques lettres à écrire.

— Vous avez tout ce qu’il faut pour cela.

Au moment du dîner, Roger Fauchereuse réapparaît. Il a revêtu un habit vert qui moule sa taille fine. Il porte des guêtres d’étoffe d’une couleur assortie à celle de son pantalon. On cause de la chasse projetée pour le lendemain. Il est convenu que Clara d’Ellébeuse y viendra. On la postera, pour qu’elle ne se fatigue pas trop, au pied de quelque chêne.

Le départ de M. d’Astin interrompt cette conversation. Sa voiture est avancée. Il fait ses adieux.

On voit son lourd carrosse s’enfoncer sous les feuillages de l’allée où se meurt le bel après-midi. Il disparaît, puis reparaît entre les magnolias dont une lourde fleur se détache et neige sur les chevaux.


IV

Clara d’Ellébeuse a rêvé pendant la nuit. Elle a rêvé qu’elle était Laure et que Roger était le grand-oncle Joachim. Elle était sous une fleur qui était une grande cloche blanche. Elle étouffait. Une voix lui criait : « Malheureuse ! Voici venir le temps de ta grossesse ! »

Elle se réveille en sursaut, aux coups frappés à la porte par Gertrude qui dit :

— Mademoiselle, il est cinq heures.

Clara se rappelle que l’on va chasser le lièvre. Elle fait sa toilette, s’habille rapidement, oublie son vilain cauchemar en songeant à Roger et à la belle matinée qu’il va faire. Gertrude lui apporte à déjeuner. Les courants gueulent dans la cour. Clara descend. Elle va prendre son fusil dans la bibliothèque, où se mêlent des parfums de vieux livres, de ratière et d’ombre.

M. d’Ellébeuse, Roger et les trois piqueurs sont déjà sur la terrasse. Elle les y rejoint. Roger veut lui prendre son fusil et le porter, mais elle le lui refuse en riant. On franchit la grille.

Dans l’ombre fraîche et grise de l’aube, les contours sont durs et noirs. On découple bientôt les chiens qui reniflent et rampent sur un chaume. L’un d’eux s’attarde. Un autre tourne sur lui-même. Tous épandent une odeur caséeuse. Quelques-uns trottent vite, bassets torses, griffons moustachus et braques dégingandés.

Tout à coup un long appel jaillit d’une gorge. Immobile, le cou tendu, le corps raidi, les yeux vagues, un chien hurle puis se tait une seconde. Et, de nouveau, il sonne. C’est un gémissement long qui tremble dans l’air matinal, l’ébranle de la plaine aux coteaux. Ses compagnons accourent à lui. Il crie toujours, le mufle haut et froncé, remuant la queue, les oreilles dressées et ridées. Puis tous, presque en même temps, se mettent à donner. Un jappe. Ceux-ci ont deux notes prolongées : haute puis basse, et ceux-là jouent du tambour de leur gosier. Et là-bas, pendant les silences, répond la meute de l’écho. La chasse va.

Les jolies guêtres chamois de Clara d’Ellébeuse se trempent aux fougères. Elle suit les chasseurs. Parfois un ajonc la pique aux genoux. Les halliers laissent couler sur son large chapeau orné d’une aile de geai, en pluie glaciale et brillante, la rosée. Il s’élève des champs un effluve de terre et de menthe. Le lièvre se dérobe. On gravit un petit coteau.

— Mon enfant, dit M. d’Ellébeuse à sa fille, tu te fatiguerais… Va te poster sur le petit chemin, près de la propriété fermée ; nous t’y rejoindrons tout à l’heure. Nous allons aussi nous poster, Roger et moi.

La propriété fermée, se dit Clara d’Ellébeuse, n’est-ce point l’habitation dont parle l’oncle Joachim dans la première lettre, l’habitation où était Laure ?… Mais si… Lentement, la jeune fille se rend sur le sentier. Elle regarde, comme si elle la voyait pour la première fois, cette maison close qui n’a qu’un étage. Une palissade en minces échalas cassés, mal reliés entre eux par des fils de fer, entoure le petit jardin abandonné où l’enfant pénètre. Les gonds des contrevents verts sont usés. Du bout du doigt, Clara d’Ellébeuse en caresse la rouille grenue. Une grande émotion l’envahit : Il doit faire froid et noir au dedans, se dit-elle. Il doit y avoir des toiles d’araignées pendantes.

À gauche, près du chemin, un bosquet de chênes ombrage un puits.

Clara se promène dans le jardin où elle considère, montant de l’herbe haute pleine de pavots, de pieds-d’alouette et de folle-avoine, des rosiers pareils à des ronces, et qui formèrent peut-être une tonnelle. Il y a une planche de banc, humide et pourrie, qui est là.

La chasse s’est éloignée. À peine Clara d’Ellébeuse entend-elle les chiens de temps en temps, comme s’ils étaient au fond du ciel.

Elle cueille des fleurs et songe à leurs symboles qu’elle a recopiés sur son carnet de couventine, en cachette, car cela est défendu.

… Le pavot mauve, si fragile, signifie sommeil et langueur ; le pied-d’alouette, dont chaque fleur est comme un papillon bleu, timidité, ingénuité ; la rose, fraîcheur et tendresse…

… Laure connaissait-elle le langage des plantes ? Pauvre Laure ! Elle a dû bien souffrir… Est-ce que c’est là qu’elle est morte ? Où était sa chambre ? Est-ce que c’était au contrevent de gauche ? Il y a un clou, là. Est-ce qu’on y suspendait une cage ? Elle aimait les oiseaux.

Clara d’Ellébeuse n’entend plus la chasse qui est bien loin, sans doute… derrière le coteau… Est-ce que papa et Roger sont avec les piqueurs ?…

Elle ne sait pourquoi, elle a envie de sangloter.

… Elle aimait les oiseaux, Laure… Et elle jouait de la guitare… Qui avait délivré le laudanum ?

Le ciel est pur comme une source bleue. Le soleil de neuf heures jette une ombre épaisse au pied du puits.

… Laure buvait de cette eau, peut-être ?… Et si j’en buvais, moi ? Il y a un seau neuf qui doit servir à quelque métairie du voisinage… Que l’intérieur du puits est noir et beau ! Il y a des scolopendres, des violettes et des mousses glacées… Il y a un tremblement de soleil sombre au fond… Le seau n’est pas trop lourd… Il revient… L’eau est claire… Qu’elle est fraîche…

— Vous allez prendre mal, mademoiselle Clara !

C’est Roger qui a dit cela. Il a surgi tout à coup.

— Votre père n’est pas ici ?… Il m’avait dit qu’il y viendrait… Peut-être a-t-il suivi les chiens ?… Voulez-vous bien laisser cette eau… J’ai du vin dans ma gourde. En voulez-vous un gobelet ?

— Merci, monsieur Roger… Merci… Je ne bois jamais que de l’eau… Je n’aime pas le vin… Je ne bois jamais de vin.

Elle sourit à Roger et s’assied sur une poutre, au pied du puits. Roger se place auprès d’elle. Ils ont posé leurs fusils contre la margelle.

— Savez-vous, monsieur Roger, qui habitait cette maison ?

— Ma foi, non… Je l’ai toujours vue fermée ainsi… Je la trouve extrêmement jolie. Et vous ?

— Oh !… Moi, si j’étais poète comme vous ou comme Almaïde de Fleureuil, je saurais bien… Je parlerais…

— Qui est Almaïde de Fleureuil ?

— Une grande du couvent…

— De quoi parleriez-vous ?

— Je parlerais des contrevents, de la rouille et des vieilles fleurs… Il y a de vieilles fleurs qui souffrent d’être seules, parce qu’elles ont appartenu à des personnes mortes… comme dans ce jardin… On se figure les personnes… Elles étaient bonnes et causaient le soir quand il faisait tiède… Est-ce que vous voudrez écrire cela dans vos poésies, dites, monsieur Roger ? Elles sont belles, belles, vos poésies… Moi, je suis une petite enfant dont vous riez… Cela me donne envie de pleurer… Tenez… J’ai cueilli ces fleurs pour vous… Tenez…

Et Clara d’Ellébeuse, d’un geste brusque et maladroit, jette les fleurs aux pieds de Roger. Celui-ci sourit et dit à l’enfant :

— C’est bien gentil, cela, ma petite amie. Je ferai des vers sur ces fleurs et les enverrai, pour vous, à votre maman…

Mais tout à coup il cesse de parler, surpris… Il se tourne vers Clara d’Ellébeuse, pensant qu’elle rit, la tête dans les bras. Il écarte doucement l’une des mains de l’enfant… Et voici qu’elle sanglote, qu’elle sanglote pour de bon… De grosses larmes coulent le long de ses boucles.

Et, tout embarrassé, ne voulant pas comprendre, il lui demande avec douceur :

— Qu’avez-vous, ma petite amie ? Pourquoi pleurez-vous ainsi ?

Mais Clara d’Ellébeuse ne répond point et, longuement, pleure encore, les coudes sur les genoux, son chapeau tombé. Roger tout ému le ramasse.

— Ne pleurez pas ainsi, petite amie, vous me faites beaucoup de peine…

Et comme d’une main légère il caresse la nuque lisse et dorée de l’enfant qu’il veut consoler, celle-ci enlace tout à coup son grand ami et pleure longtemps, le front caché sur lui.



L’appel d’une corne de chasse leur parvient de très loin. Roger se lève et répond. Il prend le petit mouchoir que Clara d’Ellébeuse tient sur ses genoux et, gentiment, lui essuie les yeux en souriant. Elle sourit aussi.

— Vite, vite, petite amie… Ne pleurez plus. Il ne faut pas que l’on voie que vous ayez pleuré. Je vous aime bien. Soyez gentille.

Clara d’Ellébeuse va tremper son petit mouchoir dans l’eau ensoleillée du seau, et s’en humecte les paupières. C’est fini.

Le maître-piqueur arrive avec les chiens. M. d’Ellébeuse et les deux paysans le suivent à peu de distance, portant deux lièvres tués sur le coteau de Castélis.

— C’est moi qui les ai tirés ! Vous n’avez pas suivi, Roger ? Ç’a été très amusant.

— … Ma foi, non ! J’étais un peu fatigué… Et j’avais une compagne charmante.

— Et toi, ma chérie ?…

— Moi, je suis contente, petit-père…

— Eh bien, alors : En avant ! Marche !

Et l’on redescend dans la plaine.

Des merles s’effarouchent dans les haies. L’un d’eux se pose à terre.

— Tire-le ?

Clara d’Ellébeuse épaule lentement et ne tire point. L’oiseau file. Elle éclate de rire :

— Il était si gentil, petit père…

Et, visant soudain la cruche d’un pailler, elle tire et la brise, puis rit de nouveau.

— J’ai encore un coup !… Monsieur Roger, sur quoi faut-il tirer ?

— En l’air, sur ma casquette ?

— Non, elle est trop jolie.

— Si, je le veux. Ce me sera un souvenir. Un… deux… trois… Ça y est !

Clara d’Ellébeuse est toute fière. Il y a des marques de plomb à l’étoffe.

— Mais c’est charmant ! Elle m’était un peu lourde, ma coiffure ! Vous m’avez rendu un réel service… Lia, pour faire ce travail à l’aiguille, eût mis certainement trois quarts d’heure…

Clara d’Ellébeuse rougit de joie. Elle vient de voir, dans les doigts de Roger, les fleurs qu’elle avait cueillies pour lui, et qu’elle avait jetées à terre.



Roger repartit le soir même, laissant dans le cœur de l’enfant une douceur pareille à la tombée dorée et blanche des après-midi de septembre. Le cœur de Clara d’Ellébeuse éclate comme un fruit. Elle se réfugie sous les charmilles. L’histoire du grand-oncle Joachim et de la fiancée Laure ne lui apparaît plus ni si dramatique, ni si funèbre. Elle y peut resonger avec calme.

… C’était la vie créole d’autrefois, se dit-elle, la vie ardente et passionnée.

Elle ne sait trop quelle était cette existence, ni ce que signifient ces qualificatifs exaltés dont elle la revêt, mais elle évoque en secret la splendeur des îles dans la teinte des vignes vierges d’automne et des liquidambars finissants, et dans les rosaires de piments de feu que Gertrude suspend aux lucarnes du grenier. Elle se voit, avec Roger, en quelque bal des Antilles, ou d’ailleurs, car il est encore des noms charmants : la Floride ou Louisiane, ou la Caroline du Sud que décrivait un jeune marin dans le Musée des Familles. Il y a des révolutions. Les champs de cannes à sucre sont incendiés et l’esclave fidèle emporte jusqu’à la cime d’un cocotier l’enfant que veut tuer le chef des rebelles…

Les rêveries de Clara augmentent sa piété. Ses scrupules ont disparu. Elle trouve Dieu infiniment bon. Par ces journées encore torrides, l’humble église est comme un nid frais. Elle s’y retire souvent, mais ne demande plus pardon à Dieu pour les péchés qu’elle a commis. Sa prière est une muette exaltation, une légère fumée d’encens qui la transporte en ravissement. Elle enveloppe les pieds de la Vierge d’une sorte de cantique mental. Un jour, pendant l’élévation, elle chasse de sa mémoire ces vers de Roger :


Laisse un moment souffler aux cordes de ma lyre
Cette brise du cœur, spirituel zéphire
Qui berce Dieu dans ses vergers.


Un après-midi, Lia vient la voir.

— Figure-toi, ma chère, lui dit-elle, que ton frère nous a ravis l’autre jour en nous lisant de ses vers… Est-ce qu’il en récite souvent chez vous ?

— Non, ma chère. Il ne nous fait pas cet honneur, et puis…

— Et puis ?…

— Les jeunes personnes, dit Roger, ne les peuvent pas tous entendre.

— Tu n’as jamais lu de ceux-là ?

— Curieuse… Une fois… C’était une poésie pour une dame.

— Il y avait ?

— Je ne sais plus… Il parlait de ses épaules…

— Tu crois qu’il les a vues au bal ?

— Oui, sotte, tiens…

Clara d’Ellébeuse n’achève pas. Elle s’absorbe, resongeant à cette jolie dame qu’elle aperçut un jour en voiture avec Roger, cette jolie dame qui avait une grande capote rose.

— Mes enfants ? appelle Mme d’Ellébeuse ; il est temps que vous veniez goûter.

Les amies vont s’asseoir à la salle à manger en face l’une de l’autre. En s’arrangeant sur leurs chaises, elles se sourient d’une manière embarrassée, enfantine et contente, de ce sourire innocent et bon, presque un peu attristé, de deux couventines qui se rencontrent hors du pensionnat.

Clara d’Ellébeuse a mis la robe de tante Aménaïde, et ses boucles tombent à ses épaules comme des copeaux de hêtre. Lia Fauchereuse, moins blonde que son amie, est coiffée à la vierge, avec un nœud de velours à gauche du chignon. Elle a des yeux noirs, un peu taillés en amande comme ceux de son frère. Son nez est très aquilin, sa bouche ronde et petite. Elle porte une robe lilas à double jupe sur un dessous très empesé, et ses pantalons tombent droit sur ses bottines de même couleur que la robe. Une guimpe recouvre le bas du cou et les manches, très courtes, terminées par une double frange, laissent voir les bras minces et bruns. Des mitaines légères de soie noire donnent à ses petites mains un air raisonnable. Elle sourit toujours à son amie, tenant déjà sa cuillière au-dessus d’une assiette de framboises sombrement transparentes.

Mme d’Ellébeuse se retire. Et les petites mangent silencieuses, tandis qu’à l’horloge du trumeau sonnent quatre heures. De temps en temps, Clara d’Ellébeuse se lève pour servir son amie. Elle-même a écrit deux petits menus : framboises, raisins, pommes, brugnons, crème au chocolat, confiture d’abricots, chinois, sirop de groseille, orgeat. Et tout à coup elles éclatent de rire parce que sur le rebord de la croisée le paon vient de s’abattre comme un grand bouquet d’ombre.

Après goûter, elles vont sur la pelouse et là, une jambe en avant, la tête haute, le bras étendu attendant le volant, elles jouent.

— Allons voir s’il y a des œufs au poulailler ? s’écrie soudain Clara d’Ellébeuse.

Et, dans le foin, elles vont recueillir trois œufs tièdes qu’elles rapportent à Gertrude qui s’exclame avec bonté. Elles repartent et, se donnant le bras, s’enfoncent dans l’allée ombreuse.

— Est-ce que tu as des nouvelles d’Almaïde de Fleureuil ?

— Oh !… ma chère, figure-toi, répond Lia, figure-toi… Roger a vu avant-hier des poésies d’Almaïde dans mon cahier…

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il a dit : Ce sont des vers d’une jeune personne très exaltée.

— C’est tout ce qu’il a dit ?

— Il m’a dit encore : Ton amie Clara d’Ellébeuse m’a parlé l’autre jour de Mlle Almaïde de Fleureuil… Mais ce que me disait ton amie était cent fois plus joli que les vers d’Almaïde.

— Et alors, ma chère ?…

— Alors je lui ai demandé ce que tu disais.

— Et qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

— Elle parlait d’un vieux jardin.

— C’est tout ? demande Clara d’Ellébeuse inquiète.

— C’est tout.

— … Oui, c’est vrai… Je lui parlais d’un vieux jardin ?

— De quel jardin ?

— Du jardin de la maison fermée.

— Qu’est-ce que c’est que la maison fermée ?

— C’est une propriété sur le coteau de Noarrieu.

— Qui l’habite ?

— Personne, puisqu’elle est fermée… Mais il y a eu, dans le temps…

— Qui ? Dis ?

— Une étrangère malade… je crois…

— Regarde ce gros lézard vert ?

— Il a la tête bleue.

— J’entends la voiture… C’est le régisseur qui vient me chercher… Oh ! ma chère… que c’est court…

— Nous ne nous reverrons plus qu’au couvent ?… C’est la fin des vacances.

— Oh ! Que c’est ennuyeux, ma chère… Et Roger repart après-demain… Je vais être presque toute seule… Tu m’écriras ?

— Je t’écrirai… Toi aussi ?…

— Oui.



La belle saison décline. Les jours qui suivent s’effeuillent sous les vents désolés d’automne ou s’endorment au bruit des pluies. Clara d’Ellébeuse emploie ses après-midi à ranger et à déterminer les derniers rameaux fleuris de son herbier. Avec la pointe d’une épingle, elle compte et détache soigneusement les étamines. Voici la Reine des prés, qui exhale une odeur d’amande douce et qui hante les prairies inondées. Voici la Scrofulaire aquatique et le Colchique automnal, nuisible aux troupeaux et dont la lueur veille sur les herbages. Voici l’Attrape-mouches habitant des tourbières, qu’argente éternellement la rosée du soleil, ce qui lui a valu le nom de Rossolis. Voici la Gentiane pneumonanthe aux sombres cloches bleues, et la fragile Bruyère vagabonde, et l’Origan désolé dont les fleurs sont humbles et odorantes, amies des premiers vents d’orage, et la Sauge commune dont le nom signifie plante salutaire, et la Mélisse agréable aux abeilles. Et Clara d’Ellébeuse relit dans sa botanique, dont la préface est ornée d’une Vierge fleurie, ces vers d’un poète inconnu :

La mélisse commune et l’herbe du Milet,
Ingrédients précieux au maître des abeilles,
Invitent tout l’essaim bourdonnant qui volait
À clore ses ailes vermeilles.

Bientôt, il faut refermer la flore et songer à la froide rentrée.

Clara d’Ellébeuse range dans sa malle un tas de petites affaires. Elle met en ordre, dans un petit coffret, les missives que ses amies lui ont écrites durant ces vacances. Elle les relit en les classant. Voici une lettre de cette originale Victoire d’Étremont. Elle lui mande, avec beaucoup de « ma chère » et de points d’exclamation, que, pendant un pique-nique, le fiancé de sa sœur aînée est tombé à l’eau, la tête la première ; qu’il avait de la vase dans ses souliers et dans ses poches ; qu’il n’avait pas d’habits de rechange ; que c’était comique, en entrant au château, de voir Edmée pleurnicher et essuyer Eugène avec son mouchoir de batiste. Voici des nouvelles de Blanche de Percival, qui se plaint amèrement de n’avoir pas reçu une seule lettre de leur amie Sylvie Laboulaye. « C’est une ingrate », conclut-elle. Quant à Rose de Liméreuil, elle lit beaucoup : « Ce qui m’a surtout enthousiasmée, écrit-elle, c’est l’histoire d’un jeune homme, par Mme Derval, que l’on a pris pour un autre qui a été assassiné, qui s’habille en bourreau et qui retrouve sa fiancée qui s’échappe, dans un cachot de la Terreur. »

Soudain Clara d’Ellébeuse fronce les sourcils. Elle allait oublier, dans son sachet à mouchoirs, les terribles missives de l’oncle Joachim. Elle va vite à son tiroir, prend les deux lettres, les glisse entre celles de ses amies, et referme le coffret dont elle cache la clef dans la doublure de son mantelet de couventine.


V

La tristesse du vent émeut les platanes d’Octobre de la cour des récréations. Une aigre et froide poussière tourbillonne. Le mince jet d’eau se brise à chaque instant. Les goûters sont terminés, et les papiers qui enveloppèrent les gâteaux, les pommes et les oranges volent au ras du sol. C’est le moment le plus animé des jeux. On voit évoluer les robes noires des couventines. Celles-ci font exception qui se promènent, confidentielles, ensemble ou avec leurs maîtresses.

Les plus nombreuses courent ou sautent, ou jouent au volant et aux grâces :

— Lia ! Tu es prise ou je n’y fais plus !

— Vingt-un, vingt-deux, vingt-trois… Manqué ! À toi.

— Tu as parlé. Aï ! C’est à moi de recommencer.

— Où en suis-je ?… Tu as foulé la ligne.

— Ne crie pas comme ça.

— Je te dis que non.

— Le palet est juste…

— Aï !… Que je me suis fait mal au genou…

— … Et alors, raconte l’une des promeneuses à ses compagnes, et alors, ma chère, quand elles furent allées dans la chambre, et qu’elles furent revenues au réfectoire, on s’aperçut qu’elles parlaient peu, et que leurs voix étaient rauques… Elles disaient qu’elles revenaient de Palestine… La converse qui les servait à table, ma chère, vit une botte rouge sous la robe… tout à coup…

— L’épingle est entrée dans la balle !

— Aï ! Aï ! Aï !

— Que tu es sotte !… Ma chère, si tu cries comme ça, je n’y fais plus.

Le vent souffle toujours, désolé. Des moineaux déjà gonflés par le froid pépient dans la poussière, craintifs, s’envolent en emportant des miettes de pain.

Clara d’Ellébeuse est seule, assise sur un banc, pliée en deux, une main sur sa poitrine. Depuis trois jours, elle est en proie à des douleurs aiguës qui la prennent au long des côtes, à l’échine, à la gorge, à la nuque. Elle serre les dents et ne dit rien de son mal, soit qu’être plainte l’exaspère, soit qu’une épouvantable idée ait germé dans son cerveau déséquilibré. Un petit cri, parfois, et c’est tout. Elle est là, depuis le commencement de la récréation, troussée dans sa capeline noire, un peu tremblante de fièvre, et ne répondant point à ses compagnes qui l’interrogent en passant, pas même à Lia, sa chère amie.

Mais celles-ci ne s’étonnent point de son mutisme, la sachant souvent bizarre. Un petit panier est à côté d’elle, empli de raisins flétris, bien arrangés par Gertrude, que lui apporta hier sa mère, et auxquels elle n’a point touché. Elle est farouche comme un petit animal malade. Ses repentirs sont en désordre sur ses joues pâles.

Elle ne se relève que lorsque la cloche sonne pour la rentrée à l’étude.

— Mon enfant, lui dit Mme la Supérieure, qui passe là comme par hasard, si vous êtes malade, il ne faut point vous fatiguer. Vous êtes, d’habitude, une excellente élève. On a constaté qu’un changement s’est opéré en vous depuis trois jours. Êtes-vous souffrante ?

— Je suis un peu fatiguée, ma bonne mère… Mais cela ne sera rien…

— En ce cas, mon enfant, vous êtes dispensée de tout devoir… J’exige même que vous vous reposiez comme vous l’entendrez… Vous avez, Dieu merci, donné assez souvent des preuves de votre assiduité… Si vous ne vous jugez pas assez malade pour aller à l’infirmerie, demeurez à l’étude, mais ne vous y fatiguez point… Même je vous permets, exceptionnellement, des lectures libres, comme à la veille des vacances. Allez, mon enfant.

Clara d’Ellébeuse entre à l’étude où ses compagnes sont déjà au travail. Les plumes d’oie grincent ensemble sur les cahiers méthodiquement inclinés. Les enfants s’appliquent la tête penchée sur l’épaule droite, un bout de langue ressorti.

Clara d’Ellébeuse lève la planche de son pupitre qu’elle maintient longtemps ouvert à l’aide d’une règle. De sous ses livres, elle sort l’une des lettres du grand-oncle Joachim. Elle la déplie et, la figure hébétée par l’angoisse, elle en relit, pour la centième fois, la fin :

« Que je demeure seul sur la terre avec mes douleurs et mes remords, puisque vous n’avez même pas laissé à ma solitude le triste fruit de nos embrassements. »

Oh ! L’épouvantable idée qui, depuis trois jours, tord le cœur de l’enfant ! Je suis enceinte, je dois être enceinte, s’est-elle mentalement écriée avant-hier, en relisant cette lettre… Et, maintenant, elle se redit cela avec obstination… Elle ressentait quelques douleurs nerveuses et, tout à coup, l’idée folle a surgi dans sa conscience en déroute… « le triste fruit de nos embrassements. »

Alors, s’est dit Clara, c’est par des embrassements que naissent les enfants ? C’est par des embrassements que la malheureuse Laura est devenue grosse ? Ah ! Savais-je cela, misérable que je suis !

Quelle coupable folie s’est emparée de mon âme lorsque, près de la maison fermée, j’ai serré passionnément Roger dans mes bras ?…

… Mais pourtant, papa bien souvent m’a serrée dans ses bras ?… Oui, sans doute. Mais Dieu ne permet point qu’on ait jamais d’enfant avec son père ni avec ses frères, ni avec ses parents… Avec ses cousins… oui, puisqu’on les épouse ?…



De ce jour, commence pour Clara, une lente agonie. Rien ne l’instruit de son erreur, pas même, tant elle est ignorante, les plus rassurantes des preuves. Sa mère l’est venue voir, l’a interrogée sur son mal, mais en vain. Clara d’Ellébeuse a passé dix jours à la maison, et sa gaieté n’est point revenue. Même elle a redemandé le couvent. Elle a erré souffrante, dans les greniers où s’abritèrent les jeux de son enfance. Son père, roulant au fond de sa pensée le terrible secret de la folie de plusieurs d’Ellébeuse, essaye de chasser l’abominable crainte.

La morne enfant dépérit, et promène à travers les couloirs glacés du couvent, où elle est revenue, sa fièvre et ses angoisses si fortes qu’elle ne ressent plus ses névralgies.

Une nuit elle croit sentir remuer l’enfant dans son ventre de vierge. Et, réveillée en sursaut, elle se souvient de cette voix entendue en rêve pendant les vacances, le matin même de l’abominable chasse, de cette voix qui criait : « Voici venir le temps de ta grossesse. » C’était l’avertissement divin, se dit-elle… Et moi ! Ne l’avoir pas écouté ! Tout est perdu, tout est fini !… Ah ! Qu’elle ne fût jamais née… ou qu’elle fût née une bête, un pauvre être comme Robinson, le chien, qui mangeait des os au soleil… On l’eût laissée bien tranquille…

Et parfois sa pensée se concentre sur l’enfant que nourrit son ignorance douloureuse. Ah ! Elle l’aime déjà. C’est son fils, le fils du bien-aimé. Que dirait-il, Roger, s’il la savait dans cet état ?… Lui écrire ? Oh ! Non… Quelle honte !… Elle ne saurait même pas… Mais quand il apprendra l’affreuse vérité, est-ce qu’il y aura un duel comme celui de l’oncle Joachim et du frère de Laura ? Est-ce que Roger tirera ? Est-ce qu’il aveuglera petit père ? Et alors ?… Non, c’est trop affreux…

Et chaque jour est une nouvelle agonie, chaque nuit une nouvelle mort ; non, pas même une mort, mais quelque chose de plus affreux que la vie.

Un jour, MM. d’Ellébeuse et Fauchereuse vont ensemble au couvent rendre visite à leurs filles. Elles arrivent, l’une dépérie et pâle, l’autre pleine de joie et de santé. Au bout d’un quart d’heure, M. Fauchereuse congédie Lia et, se tournant vers Clara d’Ellébeuse :

— Est-ce que vous souffrez, mon enfant ?… Dites ? D’où souffrez-vous ?

Ah ! comme elle est prête à confesser son crime ! Mais une pudeur la retient… Devant un autre médecin, oui, peut-être eût-elle crié, dans un sanglot, sa faute imaginaire… Mais devant celui-ci, non, jamais… celui-ci, qui est le père de Roger… Roger n’a point commis de faute… Elle seule est responsable de ce crime. Une invincible pudeur la retient… Elle répond :

— Mais je ne souffre pas… J’ai la fièvre.

Et les deux hommes se retirent. Et la grille du couvent franchie, un long sanglot monte de la poitrine de M. d’Ellébeuse.

— Calmez-vous, mon pauvre ami, lui dit M. Fauchereuse. Il est de ces maux de nerfs, fréquents chez les jeunes personnes, qui disparaissent aussi subitement qu’ils sont venus… Je ne crois pas à un danger immédiat… L’enfant est forte… d’une parenté robuste… Je n’ai jamais entendu dire que les d’Ellébeuse ni les d’Étanges aient eu des maladies nerveuses.

À ces mots, inconsciemment terribles, M. d’Ellébeuse se redresse.

— Mon cher Fauchereuse…, dit-il.

Et il se tait, arrête la terrible confidence.

— Cette enfant n’est que nerveuse, continue M. Fauchereuse… Je vous affirme que sa raison n’est point altérée.

Clara d’Ellébeuse suit un régime spécial. Il n’est pas de soin que n’ait pour elle un couvent dont elle a toujours été la chérie. Afin de ne la pas énerver davantage, l’aumônier la dispense de tous les exercices religieux… La messe, le dimanche, et c’est tout. Elle n’est pas tenue à la confession de quinzaine. Le vieux prêtre connaît l’âme de la jeune fille et sait quel exercice terrible peut être un examen de conscience dans cet état morbide.

Mais Clara d’Ellébeuse, d’abord soulagée de cette obligation, s’en inquiète ensuite :

Si je m’étais confessée, peut-être me fussé-je mal confessée. Est-ce que je ne suis pas aussi coupable d’intention, ne me confessant point ?

Et les tortures recommencent ou, plutôt, ne cessent point. Elle rêve souvent qu’elle est assise au bord du puits de la maison-fermée, que des paons sont perchés sur la margelle, et que le soleil lui brûle la tête.

Il naîtra nu, se dit-elle… L’enfant Jésus avait de la paille.

Et, tandis qu’elle s’attendrit à la pensée du nouveau-né divin, une sourde rancune l’emplit contre Dieu le Père. Oh ! il est mauvais, s’écrie-t-elle. Mais, effrayée bientôt de son blasphème, elle courbe son âme et prie.

Une visite, surtout, la comble d’amertume, celle de son vieil ami M. d’Astin qui, la sachant malade, la vient voir. Il entre péniblement au parloir, lui apportant avec un bon sourire un panier de ces jolies nèfles dont elle raffolait quand elle se portait bien. Elle est si touchée de cette attention qu’un sanglot la secoue. Le vieux gentilhomme, suffoqué par sa propre émotion, tend les bras à l’enfant pour qu’elle s’y jette un moment et s’y apaise.

Mais soudain Clara d’Ellébeuse se lève, les sourcils froncés, les yeux hagards :

— Pas d’embrassements, lui crie-t-elle… Vous êtes un misérable… Vous voulez me déshonorer.



M. d’Astin sait taire à la famille la phrase, indice d’une folie terrible, pense-t-il, qui a échappé à l’enfant, mais il insiste, sans s’expliquer, pour que la couventine soit replacée au grand air. Clara d’Ellébeuse est ramenée chez elle.

M. Fauchereuse, avec une bonne grâce charmante, vient souvent passer l’après-midi à Balansun ; mais l’inexplicable mal dont souffre la jeune fille, et qu’il étudie attentivement en silence, ne s’éclaire pas davantage à ses yeux.

Peut-être, se dit-il, sont-ce des troubles de la circulation, des arrêts fréquents à cet âge ? Il interroge Mme d’Ellébeuse ; mais celle-ci déjà s’est inquiétée de ces moments, et la certitude lui est acquise de leur absolue régularité, dont ne peut, hélas ! se rassurer l’ignorance de la pauvre enfant.

Clara d’Ellébeuse ne parle plus que lorsqu’on l’interroge, et brièvement.

Elle se lève tous les jours à la même heure, et va prier de grand matin à l’église où elle n’entre qu’après avoir fait une halte auprès de la tombe de Laura. Les belladones de velours rose n’y sont plus fleuries, mais les tristes rouges-gorges les remplacent, parmi les feuilles sèches ou la neige. Un jour elle se met à tousser beaucoup, s’étant agenouillée, par pénitence, dans l’herbe brillante de gelée. Il n’est point de mots pour raconter les tortures de cette suppliciée. Une lassitude, un écœurement de toute chose ne l’abandonnent que pour laisser place à des remords aussi cruels que peu fondés. Ces remords brûlent ses tempes, emplissent ses oreilles d’un bourdonnement continuel. Et, la nuit, des hallucinations l’épouvantent, des voix lui crient sa grossesse, des douleurs aiguës la rongent, elle voit des ombres rouges frémir dans l’obscurité.

Au réveil d’une de ces nuits terribles, Clara d’Ellébeuse n’a pas la force de se lever. Gertrude lui apporte à déjeuner. Mais l’enfant, irritée par son supplice intérieur, refuse, avec des mots de colère, les soins de la vieille servante. Mme d’Ellébeuse insiste alors doucement auprès de sa fille, pour la déterminer à prendre quelque nourriture. Mais c’est en vain, et la pauvre femme, accablée de douleur, se retire, et va pleurer longuement dans sa chambre.


VI

Ce fut par une sereine matinée de mars que Clara d’Ellébeuse se tua. Le ciel était limpide comme la nacre de certaines eaux ; les nuages légers et rares s’écaillaient, à peine ardoisés. Mille oiseaux chantaient sur les platanes nus, et les lauriers-thyms étaient fleuris. Des coqs se répondaient. Les métairies luisaient sous les rosées, les bourdonnements confus du printemps qui va venir s’élevaient des verdures jaunissantes des blés nouveaux. Çà et là, dans le parc, les corolles rosâtres des magnolias à fleurs nues semblaient des flammes. Sur les pelouses brillaient les anémones-sylvie aux feuilles tremblantes. Les primevères jaunes et roses, les violettes, les renoncules, les pulmonaires, les petits-houx ornaient les talus des haies. Les Pyrénées tremblaient au loin, pareilles à des glaçons flottants d’azur et de neige.

Mme d’Ellébeuse entra dans la chambre de sa fille qui, depuis deux jours, un peu moins souffrante, recommençait à se lever.

— Comment avez-vous dormi, mon enfant ?

— Je me sens mieux, petite mère.

— Voulez-vous que Gertrude vous apporte l’eau chaude pour votre toilette ?

— Je veux bien, petite mère.

Mme d’Ellébeuse quitta la chambre de Clara et, toute ravie de son espoir, alla s’agenouiller et prier au pied de son crucifix.

Lorsque Gertrude se fut retirée, Clara d’Ellébeuse fit avec grand soin sa toilette. Elle lustra au rouleau de buis ses boucles lourdes. Elle sépara régulièrement ses bandeaux lisses qui s’incurvaient sur le front ; puis, soucieuse, ouvrit son sachet à mouchoirs. Elle y prit les deux lettres de l’oncle Joachim qu’elle y avait replacées, et les brûla dans la cheminée, soigneusement. Un moment, elle fixa des yeux le portrait de son grand-oncle, puis descendit, en étouffant ses pas, à la bibliothèque. Il y avait, à l’un des angles de cette pièce, un placard où Mme d’Étanges avait réuni toutes les drogues nécessaires à une pharmacie de campagne, quelques sels, quelques liquides. Sur chaque fiole ou bocal, Mme d’Étanges avait écrit de sa vieille écriture le nom du médicament : Ether sulfurique, Laudanum, Arnica, Eau sédative, etc…

Clara d’Ellébeuse ouvrit l’armoire et prit le laudanum. L’inspiration de faire cette chose fut presque subite. L’idée n’était point complètement formulée dix minutes avant, lorsqu’elle brûlait les lettres de l’oncle. C’était peut-être le fait d’avoir détruit ces missives, la continuation d’une pensée que son esprit fatigué avait interrompue — puis reprise. Elle ne s’étonna pas elle-même de son acte. Elle ne le ressentait plus qu’avec difficulté, comme son corps. Elle éprouvait la paralysie presque totale de ce qu’elle accomplissait. Elle prit donc la fiole et la glissa dans son corsage.

Aucune émotion n’était sur sa figure. Elle regarda, par l’unique fenêtre de la bibliothèque, dans le parc. Il y avait là un coin humide et ombreux où elle jouait aux jardins, quand elle était petite. Alors, elle se souvint de cela. Sous l’acacia aux grandes gousses, elle plantait régulièrement des têtes de grosses roses, puis les arrosait d’un petit arrosoir vert que, pour sa fête, son père lui avait donné. Elle se rappelait de sa demande :

« Bonne-maman, faisons la pluie ? » On mettait un peu d’eau claire au fond du jouet. Quelques gouttes tombaient sur les pétales ardents. Un bruissement dans les massifs l’emplissait de crainte. Elle laissait l’arrosoir et se précipitait vers sa grand’mère, de ce pas des enfants qui commencent à marcher, les bras en avant.

Ces souvenirs lui broyèrent le cœur. Elle se retint de pleurer. Elle éprouva comme une nausée morale. Son âme l’étranglait. Par-dessus son corsage noir de couventine, elle serrait la fiole qui lui donnait froid aux seins.

Elle quitta la pièce, gagna le parc. Elle aperçut son père qui ne la vit pas. Il allait à la chasse avec Robinson. Elle ralentit son pas. Elle considéra sa robe, vaguement. Une inexprimable angoisse contracta sa bouche. Elle se figura que son ventre avait grossi. Elle songea à sa mère, à Roger. Elle les chassa de ses pensées…

Maintenant elle était au cimetière entre le caveau des d’Ellébeuse et la tombe de Laura. Des jacinthes blanches fleurissaient.

Elle s’agenouilla, tira la fiole de son corsage et la déboucha. De la main gauche elle se cramponna à la grille. Elle ferma les yeux, but le laudanum d’un trait, et resta là.

Ainsi mourut Clara d’Ellébeuse, à l’âge de dix-sept ans, le dix mars mil huit cent quarante-huit. Priez pour elle.


1899.

fin de clara d’ellébeuse