Rêveries d’un païen mystique/Commentaire d’un républicain sur l’oraison dominicale

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COMMENTAIRE D’UN RÉPUBLICAIN
SUR
L’ORAISON DOMINICALE



ATHALIE

J’ai mon Dieu que je sers, vous servirez le vôtre,
Ce sont deux puissants Dieux.


JOAS

Ce sont deux puissants Dieux. Il faut craindre le mien ;
Lui seul est Dieu, madame, et le vôtre n’est rien.



— Qu’en sais-tu, petit enfant juif ? Ce Jahveh dont tu n’oses pas même prononcer le nom, tu l’appelles Adonaï, c’est-à-dire mon maître ; vous, madame la reine, vous préférez l’appeler Baal, c’est-à-dire seigneur. C’est bien la peine de se quereller pour deux synonymes ! Voilà pourtant l’histoire de toutes les guerres religieuses. Quand la Commune de 1793 voulut remplacer le Christianisme par le culte de la Raison, il ne s’est trouvé personne pour lui dire : mais relisez donc le début de l’Évangile de saint Jean. Cette lumière qui éclaire tout homme en ce monde, il y a plus de quinze siècles qu’elle est adorée dans toutes les églises. En remplaçant un Dieu par une Déesse, vous croyez avoir fait du nouveau et les chrétiens le croient aussi, puisqu’ils crient au scandale : comme si les idées avaient un sexe !

Malheureusement, les mots empêchent de voir les idées. Le christianisme et la démocratie, qui faisaient bon ménage à Florence au moyen âge, se considèrent aujourd’hui en France comme irréconciliables. Est-ce seulement une lutte d’intérêts ? Mais on doit supposer qu’il y a des gens désintéressés de part et d’autre. Est-ce une opposition de principes ? Cela ferait croire que la conscience n’est pas la même chez tous les hommes, et alors il n’y aurait plus de morale. Je soutiens que c’est seulement une question de mots, et je veux le montrer en traduisant la prière des chrétiens dans la langue des rationalistes.

— Il est inutile de l’essayer ; les rationalistes n’admettent pas même le principe de la prière. Tandis que les religions supposent, au-dessus du monde, des volontés libres, dont l’homme peut chercher à modifier les décisions, la science ne voit dans l’ordre des choses qu’une combinaison de lois nécessaires, et par conséquent immuables. Si l’homme se borne à demander la résignation aux maux de la vie et la force de faire le bien, la morale lui répond qu’il a sa conscience pour se diriger et sa volonté pour agir. Quiconque ne croit pas aux Dieux personnels des religions ne peut voir dans la prière qu’un monologue.

— C’est aussi à ce point de vue que je veux me placer. Prenons la prière comme une méditation, ou, ce qui revient au même, comme le dialogue de l’homme avec la loi intérieure, qu’il appelle son dieu.

— Pourquoi employer cette expression mythologique que l’esprit moderne refuse d’accepter ?

— Je disais bien qu’il n’y avait là qu’une question de mots. La mythologie est la langue des religions ; si nous ne voulons plus la parler, cherchons ce que les mots veulent dire.

Notre intelligence découvre les lois de la nature notre conscience nous révèle la loi morale. Ces lois d’ordre et d’harmonie qui produisent, dans le monde physique la beauté, dans le monde social la justice, sont précisément ce que les Grecs ont appelé les Dieux, et la véritable étymologie de ce mot est donnée par Hérodote. La morale est la loi spéciale des hommes, ou, comme dit le christianisme, le seul Dieu qu’ils doivent adorer. Elle est leur religion, c’est-à-dire le lien qui les unit dans la mutualité des droits et des devoirs. Elle fait de l’humanité une seule famille, et il est bien indifférent de dire avec les républicains que tous les hommes sont frères ou avec les chrétiens qu’ils sont fils d’un père commun, qui est l’idée du bien et du juste : passez-moi cette métaphore, puisqu’il est convenu que les idées n’ont pas de sexe. Ce n’est pas nous qui créons la conscience, c’est elle au contraire qui fait de nous ce que nous sommes, des êtres moraux et pensants. Si nous pouvions oublier la loi morale ou la méconnaître, elle n’en serait pas moins absolue et éternelle, car elle réside au-dessus des réalités changeantes, en dehors du temps et de l’espace, dans les profondeurs idéales que les religions appellent le ciel. Qui donc nous empêche de lui dire : notre père qui es dans les cieux ?

C’est à elle que nous en appelons de toutes les tyrannies qui nous écrasent ; nous voudrions la voir partout honorée et toujours obéie, et nous lui disons : Que ton nom soit sanctifié, que ton règne arrive, ô sainte Justice ! Nous t’aimons par-dessus toutes choses, nous donnerions notre vie pour ton triomphe, et dût la mort nous venir de ceux mêmes que nous voulons affranchir, nous te confesserions jusque sous les bombes lancées contre nous par nos frères. Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font.

Cette société idéale que les chrétiens appellent le règne de Dieu sur la terre, cette république fraternelle que nous voulons fonder sur la liberté qui est le droit, sur l’égalité qui est la justice, n’est-ce qu’un rêve de notre conscience ? Quand les lois de l’univers ne sont jamais violées, pourquoi la loi morale, qui est la nôtre, est-elle la seule qui ne soit jamais accomplie ? Associons enfin une note humaine à la musique des sphères, au rythme sacré des saisons et des heures. Que ton règne arrive, loi d’universelle harmonie, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

Eh bien, cela est en notre pouvoir, comme disaient les stoïciens. Pour faire régner la Justice débarrassons la ruche sociale des frelons inutiles qui dévorent le miel des abeilles, et que chacun ait sa part de vie au soleil, car la vie est un droit et non un privilège. Vivre en travaillant, c’est le cri du peuple dans toutes ses légitimes révoltes, c’est la protestation du droit contre la violence, c’est l’appel du pauvre à l’éternelle Justice : Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour.

Pour que cet appel soit entendu, il faut que chacun respecte et fasse respecter son droit dans le droit des autres hommes, ses semblables et ses égaux. Mais dans une société mauvaise, toutes les lâchetés se liguent avec toutes les violences pour étouffer le droit. Les uns font le mal, d’autres en profitent, les plus nombreux le laissent faire. La Justice vient à son heure, apportant à chacun sa part d’expiation, car personne n’est innocent. Sois clémente, ô Justice, puisque tu es éternelle. Si tu observes les iniquités, qui soutiendra ton regard ? Remets-nous nos dettes comme nous remettons celles de nos débiteurs, pardonne-nous comme nous pardonnons.

Ne nous soumets pas aux épreuves ; le fort s’y retrempe, mais le faible y succombe, et qui de nous est sûr d’en sortir victorieux ? Les uns ont déserté ta cause en la voyant vaincue ; les autres, après avoir conquis leur droit, ont refusé de reconnaître le droit de leurs frères. L’adversité abaisse et rétrécit les cœurs, le bonheur les dessèche et les ferme à la pitié. Épargne-nous les épreuves au-dessus de nos forces, ne nous induis pas en tentation, mais délivre-nous du mal, de celui qui nous vient des autres et de celui qui est en nous-même. Que ta pensée toujours présente nous élève et nous purifie, que nous soyons saints comme tu es sainte, ô Justice, pour être dignes de marcher sous ton drapeau, et si nous devons mourir sans avoir vu ta victoire, que nous ayons du moins la joie suprême d’avoir travaillé à ton œuvre et combattu pour toi.

— C’est fort bien, mais qu’est-ce que vous concluez de tout cela ?

— J’en conclus, monsieur l’abbé, qu’au lieu de détester les républicains, vous devriez reconnaître que vous étiez d’accord avec eux, sans vous en douter.

— Eh bien, en attendant que vous ayez réussi à réconcilier l’Église et la République, convenez que celui qui, de votre aveu a enseigné la vraie formule de la prière, méritait bien le culte que lui rend l’humanité depuis dix-huit cents ans.

— Il faut que vous conveniez d’abord que ceux qui suivent aujourd’hui la voie qu’il a tracée, non pas en lui disant : Seigneur, Seigneur, et en répétant ses paroles, mais en donnant leur sang pour le salut du monde, ont leur place marquée à sa droite dans la Communion des saints.