Contre le discours fait par M. Blanchard sur le mérite de la couleur

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Texte établi par André Fontaine, Albert Fontemoing (p. 29-34).

M. DE CHAMPAIGNE LE NEVEU

CONTRE LE DISCOURS FAIT PAR M. BLANCHARD SUR LE MÉRITE DE LA COULEUR

9 janvier 1672[1]

C’est inutilement, Messieurs, que dans ce discours l’on ait tant élevé le mérite de la couleur, puisque dans la conférence de mon oncle il en a été dit tout ce qui s’en peut dire ; cependant il paraît que ces sentiments n’ont pas été bien entendus de tout le monde, puisque l’auteur du discours qui vient d’être lu l’a supporté avec impatience et a cru qu’on imputait à crime aux habiles peintres d’exceller en cette partie. C’est ce qui m’a obligé de prier la Compagnie de relire ce que mon oncle en a dit afin qu’elle juge de la vérité de ses sentiments ; et quoique je ne prétende pas diminuer en rien ce que le discours opposé a de beau en soi, je supplie l’assemblée de me permettre d’y faire quelques brèves remarques pour tendre à développer cette matière.

Dans l’article 3, l’on a prétendu faire voir que dans le discours de mon oncle il y a paru beaucoup d’indifférence pour le tableau de Titien, dont il a tiré le sujet de sa conférence dans ce commencement, il n’est pas fort équitable.

Dans l’article suivant, il dit qu’il ne veut rien dire du particulier des couleurs. Cela étant, il n’est pas possible d’en bien établir le mérite.

L’article 9 ne s’accorde pas avec le premier, qui établit le dessin pour l’âme et le premier mobile de l’art.

Quant à l’article 14, il est admirable de dire si c’est assez que la fin du peintre soit d’imiter la nature ; il dit que non (puisque tous les Beaux-Arts se proposent la même chose), que ce n’est pas encore assez, tromper les yeux, puisque la sculpture, en beaucoup d’occasions, le pourrait faire.

Je ne sais, Messieurs, si l’on peut croire que le peintre se doit proposer un autre objet que l’imitation de la belle et parfaite nature. Se doit-il proposer quelque chose de chimérique et d’invisible ? Il est pourtant constant que la plus belle qualité du peintre est d’être l’imitateur de la parfaite nature, étant impossible à l’homme d’aller plus avant.

Pour la sculpture, qui peut aussi tromper les yeux, prétend-on qu’elle fasse paraître en relief une superficie plate ? ce serait le contraire du peintre qui s’efforce de faire paraître les choses plates être de relief.

Dans l’article 15, il tombe d’accord que c’est bien la fin du peintre d’imiter la nature et de tromper les yeux, mais qu’il y faut ajouter que cela se fait par le moyen des couleurs. Puisqu’elle ne peut former aucune figure sans le dessin, ainsi ce n’est pas la couleur qui fait la fin du peintre et de dire que le peintre n’est peintre que parce qu’il emploie les couleurs, c’est se tromper en voulant tromper les autres car le mot de peintre tire son origine de dépeindre, qui est de faire la ressemblance de ce qu’on se propose ; cette qualité ne s’attache nullement la matière, puisqu’on peint en prose ; n’appelle-t-on pas la poésie une peinture parlante ?

Il me semble, Messieurs, que ce qui donne le nom de peintres particulièrement à ceux de notre profession, est la généralité de tous les objets que la peinture représente et dont elle charme la vue.

Sur l’article 21 et celui qui suit, qu’y a-t-il à dire autre chose sur cette discussion que de dire que le but du peintre ne doit être autre chose, en suivant la belle nature, que de plaire aux yeux, ce qui ne se peut faire que par le moyen du dessin ? Quant à ceux à qui il vaut mieux plaire, Cicéron l’orateur dit qu’il ne faut plaire qu’aux savants.

Dans l’article 26, il est dit que les tableaux d’un médiocre dessin, colorés dans la perfection, feront plus d’effet et tromperont davantage que ceux qui auraient des couleurs médiocres, quoique dessinés dans la dernière justesse. La raison qu’il en donne est parce que la couleur dans sa perfection représente toujours la vérité ; il y a à dire à cela que la couleur n’est qu’un accident tout pur, et que la forme est la vérité de quoi il n’y a aucun lieu de douter.

L’article 27 ne demande point d’autre réponse que ce qui est déjà dit. Pour celui qui suit, dans lequel on met tous les autres arts qui se proposent d’imiter la nature entre les brutes d’où il tire le peintre par la couleur, qu’on nomme la raison avec laquelle il le fait un homme raisonnable d’entre tous les végétaux, et que celui qui possède le mieux la partie qu’on nomme la couleur est le plus savant peintre, à cela on accordera bien que c’est un plus savant coloriste, mais non pas un plus savant peintre[2].

Dans l’article 29, il prétend qu’en négligeant la couleur l’on se néglige soi-même, et qu’en diminuant son mérite l’on diminue celui des peintres ; le peintre se néglige et diminue son mérite quand il ne met pas les parties de la peinture en leur rang et qu’il prend l’ombre pour la vérité.

Par l’article 31, l’on y excite l’auditoire à l’estime de la couleur par les exemples de l’antiquité. N’ayant pas donné lieu de croire qu’on la méprise, c’est en vain qu’on s’efforce de faire avoir de l’estime pour elle, puisqu’on en a autant qu’il en faut avoir, et l’on s’est trompé de dire que l’on veut faire le procès à la couleur ; il ne faut que se souvenir de ce que mon oncle a dit dans sa conférence pour détruire le fantôme qu’on s’est formé, puisqu’il semble n’avoir fait autre chose que le panégyrique de Titien, qu’on peut dire avoir été le prince des coloristes ; et s’il a dit qu’il ne faut pas que la jeunesse en fasse dans leur commencement leur unique étude, peut-on l’accuser pour cela d’avoir ôté le mérite de la couleur ? Non, sans doute, Messieurs ; je m’assure que vous tomberez tous d’accord que mon oncle a raison, et l’auteur même du mérite de la couleur en demeurera d’accord, puisqu’il dit que le dessin est le premier mobile de la peinture ; il est donc vrai de dire que les jeunes gens doivent premièrement s’appliquer à l’étude du dessin.

Dans le dernier article, il dit que la couleur est aussi nécessaire que le dessin ; c’est ce qui est absolument insoutenable, puisqu’elle ne peut plaire dans notre art qu’à mesure qu’on la soumet et qu’on la captive dans les règles du dessin en formant les objets, en sorte qu’on peut dire avec vérité que celui qui la dessine le mieux et qui la réduit le plus juste en sa place par l’effet du dessin est le plus savant coloriste et le plus savant peintre. Car elle sert au dessin sur une toile de la même manière que fait le crayon sur le papier, et du moment qu’elle ne sert plus à ce premier mobile de notre art, elle ne sert qu’à égarer[3] et changer le nom de peintre en celui de barbouilleur.

Prononcé en l’assemblée publique de l’Académie royale de peinture et de sculpture le 9e jour de janvier mil six cent soixante et douze, par Monsieur Champaigne le Neveu.
H. Testelin.
  1. Ce discours fut relu le 9 janvier 1692 et le 13 avril 1697, et sans doute aussi en 1680 et en janvier 1684, puisque l’Académie reprit alors la série des conférences sur la couleur.
  2. Nous avouons ne pas comprendre le début de la phrase.
  3. Les mots suivants sont barrés dans le manuscrit et presque illisibles.