Correspondance (d’Alembert)/Correspondance avec Voltaire/007

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Œuvres complètes de D’AlembertBelinTome V (p. 51-54).


Paris, 11 janvier 1758.


Je reçois, presque en même temps, vos deux dernières lettres, mon très cher et très illustre philosophe, et je me hâte d’y répondre. J’ai reçu, il y a quelques jours, une lettre du docteur Tronchin, qui m’écrit au nom de vos ministres, pour me porter leurs plaintes ; mais la manière dont ils se plaignent suffirait pour faire connaître la vérité de ce que j’ai dit, et l’embarras où ils sont. Ils prétendent que je les ai accusés de n’être pas chrétiens, et se taisent sur le reste. Ma réponse a été bien simple ; si M. Tronchin veut vous la communiquer, je me flatte que vous la trouverez raisonnable et mesurée. Je réponds donc à l’ambassadeur que je n’ai pas dit un mot, dans l’article Genève, qui puisse faire croire que les ministres de Genève ne sont pas chrétiens, que j’ai dit, au contraire, qu’ils respectaient Jésus-Christ et les Écritures ; ce qui suffit, selon leurs propres principes, pour être réputé chrétien : du reste, comme M. Tronchin ne m’a dit mot, ni sur le socinianisme, ni sur l’enfer, ni sur la divinité du Verbe, je ne lui réponds rien non plus sur tous ces objets, et je feins d’ignorer leurs cris. Comme je ne doute pas que ma réponse à M. Tronchin ne m’attire une seconde lettre, je ferai ce que vous me conseillez, et je leur répondrai que vous voulez bien vous charger de finir cette affaire. Je vous prie donc, en cas de nouvelles plaintes de leur part, de leur signifier, 1.o que je n’ai rien avancé dans l’article Genève que je n’aie recueilli de leurs conversations, et de l’opinion qui m’a paru générale à Genève, sur la manière actuelle de penser du clergé ; 2.o que ce n’est point par conséquent un secret que j’ai violé, puisque c’est une chose avouée de tout le monde, et que d’ailleurs ce n’est point tête à tête, mais en présence de témoins que j’ai eu des conversations avec eux ; 3.o que bien loin d’avoir eu dessein de les offenser par ce que j’ai dit, j’ai cru au contraire leur faire honneur, persuadé, comme je suis, que, de toutes les sociétés séparées de l’Église romaine, les sociniens sont les plus conséquents ; et que quand on ne reconnaîtra, comme font les protestants, ni tradition, ni autorité de l’Église, la religion chrétienne doit se réduire à l’adoration d’un seul Dieu, par la médiation de Jésus-Christ.

On m’assure que ces messieurs vont envoyer une députation à la cour de France pour m’obliger de me rétracter. Je ne sais si la cour leur fera l’honneur de les écouter, ni ce qu’elle exigera de moi ; mais je sais bien que je ne répondrai jamais autre chose que ce que vous venez de lire. Savez-vous, pour comble de sottise, que cet article Genève a pensé être dénoncé au parlement, à ce parlement plus intolérant et plus ridicule encore que le clergé qu’il persécute ? On prétend que je loue les ministres de Genève d’une manière injurieuse à l’Église catholique. Ce qui doit pourtant me rassurer, c’est que j’ai trouvé d’honnêtes prêtres de paroisse qui regardent ce même article comme fort avantageux à l’Église romaine, parce que j’y prouve, disent-ils, par les faits, ce que Bossuet a démontré par le raisonnement, que le protestantisme mène au socinianisme. Tout cela n’est-il pas bien plaisant ?

On ne peut s’empêcher d’en pleurer et d’en rire.

J’ai reçu vos deux articles Habile et Hauteur avec leurs dérivés ; je vous en remercie de tout mon cœur, et je vous enverrai au premier jour, sous enveloppe, l’article Histoire ; mais vous pouvez ne pas vous presser sur le reste. J’ignore si l’Encyclopédie sera continuée : ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle ne le sera pas par moi. Je viens de signifier à M. de Malesherbes et aux libraires qu’ils pouvaient me chercher un successeur. Je suis excédé des avanies et des vexations de toute espèce que cet ouvrage nous attire. Les satires odieuses et même infâmes qu’on publie contre nous, et qui sont non seulement tolérées, mais protégées, autorisées, applaudies, commandées même par ceux qui ont l’autorité en main ; les sermons, ou plutôt les tocsins qu’on sonne à Versailles contre nous en présence du roi, nemine reclamante ; l’inquisition nouvelle et intolérable qu’on veut exercer contre l’Encyclopédie, en nous donnant de nouveaux censeurs plus absurdes et plus intraitables qu’on n’en pourrait trouver à Goa ; toutes ces raisons, jointes à plusieurs autres, m’obligent de renoncer pour jamais à ce maudit travail.

Rien n’est plus vrai ni plus juste que ce que vous me mandez sur l’Encyclopédie. Il est certain que plusieurs de nos travailleurs y ont mis bien des choses inutiles, et quelquefois de la déclamation ; mais il est encore plus certain que je n’ai pas été le maître que cela fût autrement. Je me flatte qu’on ne jugera pas de même de ce que plusieurs de nos auteurs et moi avons fourni pour cet ouvrage, qui vraisemblablement demeurera à la postérité, comme un monument de ce que nous avons voulu et de ce que nous n’avons pu faire.

Oui, vraiment, votre disciple a repris Breslau, avec une armée toute entière qui était dedans, et des magasins de toute espèce ; on dit même aujourd’hui que Schweidnitz s’est rendu le 30. Ainsi voilà les Autrichiens hors de Silésie, et sans armée. J’ai bien peur que, nous autres Français, nous ne soyons aussi bientôt sans armée, et sur le Rhin. Que je suis fâché que le plus grand prince de notre siècle ait contristé celui qui était si digne d’écrire son histoire ! pour moi, comme Français et comme philosophe, je ne puis m’affliger de ces succès. Nos Parisiens ont aujourd’hui la tête tournée du roi de Prusse. Il y a cinq mois qu’ils le traînaient dans la boue : et voilà les gens dont on ambitionne le suffrage ! Je n’ai point de nouvelles de notre hérétique de Prades ; mais j’ai peine à croire, comme vous, qu’il ait trahi son bienfaiteur. Voilà un long bavardage, mon cher philosophe ; mais je cesse de vous ennuyer en vous embrassant de tout mon cœur.