De l’État des finances avant le 24 février

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De l’État des finances avant le 24 février
Revue des Deux Mondes, période initialetome 23 (p. 849-886).
DE


L’ÉTAT DES FINANCES


AVANT LE 24 FEVRIER.




Il y a six mois, le 9 mars 1818, un des fondateurs de la république, alors ministre des finances, dans un rapport adressé au gouvernement provisoire, insérait ces solennelles paroles : « Ce qui est certain, ce que j’affirme de toute la force d’une conviction éclairée et loyale, c’est que, si la dynastie d’Orléans avait régné quelque temps encore, la banqueroute était inévitable. Oui, citoyens, proclamons-le avec bonheur, avec orgueil : à tous les titres qui recommandent la république à l’amour de la France et au respect du monde, il faut ajouter celui-ci : la république a sauvé la France de la banqueroute[1]. »

Deux mois plus tard, le 8 mai, le même ministre, parlant à l’assemblée nationale, résumait en ces termes l’histoire financière du gouvernement déchu : « C’était la désorganisation érigée en système, et au bout du système la banqueroute. » Puis il finissait en s’écriant comme le premier jour : « La république a sauvé la France de la banqueroute ! »

Un ancien ministre de la monarchie, M. Lacave-Laplagne, crut devoir prendre au sérieux ces hyperboles. Il répondit, et sa réponse fut à la fois accablante et généreuse. Sans sortir de la défensive, sans se donner le plaisir, devenu malheureusement trop facile, de riposter par de dures vérités, il se contenta d’opposer à des allégations sans preuves une longue série de chiffres authentiques et une masse de faits incontestables recueillis avec autant d’exactitude que d’impartialité.

Personne n’essaya de relever le gant. La réplique n’était pas possible. Le procès était jugé. Trois mois s’étaient écoulés depuis le 9 mars : la lumière s’était faite sur les hommes et sur les choses. Les créanciers des caisses d’épargne, les porteurs de bons du trésor, avaient appris à leurs dépens de quelle façon la république sauvait la France de la banqueroute ! Tout le monde savait à quoi s’en tenir sur les talens financiers du gouvernement provisoire. On voyait l’assemblée nationale occupée sans relâche à corriger ses erreurs de calcul, à réparer ses imprudentes méprises. La vraie source du mal n’était ignorée de personne. On ne pouvait plus donner le change au public par de nouvelles attaques contre les finances de la monarchie. Il était donc permis de croire que ces attaques ne se reproduiraient plus, et que les nouveaux directeurs de la fortune publique auraient dorénavant le bon goût de pourvoir aux embarras du présent, sans chercher de mauvaises querelles au passé.

Il n’en a pas été ainsi. Un homme qui, pour avoir osé répudier, du moins en partie, l’héritage de ses deux prédécesseurs, s’est acquis dans le monde financier la faveur et l’estime de beaucoup de gens, l’honorable M. Goudchaux, se laissant entraîner un jour à la tribune, on ne sait à quel propos, hors des voies de modération qui lui étaient familières, s’est pris à dire : « Est-ce bien à la monarchie à nous donner des leçons de bonne administration des finances, elle qui nous a légué ce passé que vous connaissez, passé incontestable et incontesté : elle dont l’ignorance et l’incapacité complète en finances ont amené notre ruine, et nous ont valu la république dont nous jouissons aujourd’hui ? »

Ainsi, nous le constatons à regret, le pouvoir, sur cette question, n’est aujourd’hui ni plus juste, ni plus impartial, ni plus éclairé, qu’il y a six mois. Ce qui était presque excusable le lendemain du combat, dans l’effervescence du triomphe ; ces récriminations dédaigneuses et passionnées qui, dans la bouche de M. Garnier-Pagès, pouvaient passer pour d’anciennes habitudes parlementaires et d’involontaires refrains d’opposition, lorsque M. Goudchaux les répète, prennent, il faut bien le dire, une tout autre gravité. Comment M. Goudchaux, si peu disposé, comme on sait, à croire M. Garnier-Pagès sur parole lorsqu’il s’agit du budget de la république, a-t-il en lui tant de confiance et se fait-il son docile écho quand il faut juger les finances et les financiers de l’ancien gouvernement ? Si dans les mots il y a des différences, c’est, au fond, même sévérité. Selon M. Garnier-Pagès, les finances de la monarchie nous menaient droit à la banqueroute ; selon M. Goudchaux, elles nous ont valu la république. Lequel est le plus indulgent ? Nous le demandons. Que l’ancien gouvernement ait ruiné la France, sciemment, systématiquement, comme dit M. Garnier-Pagès ; que ce soit seulement par ignorance et par incapacité, comme veut bien l’admettre M. Goudchaux, peu importe : ces malheureuses finances monarchiques n’en ont pas moins tout perdu, tout compromis ; c’est d’elles qu’est venu tout le mal, c’est par elles que sont nés les périls, les anxiétés d’aujourd’hui ; voilà ce que M. Goudchaux soutient, en moins de mots, mais d’un ton non moins affirmatif que M. Garnier-Pagès ; voilà ce qui est à ses yeux un article de foi, un de ces axiomes qu’il est inutile de démontrer, tant l’évidence en est incontestable et incontestée I

Puisque l’attaque recommence, ne faut-il pas que la défense continue ? Sous peine de laisser s’égarer l’opinion, on doit, dans ce genre de controverse, ne pas se lasser de revenir plus d’une fois à la charge. Quand par hasard le Moniteur, en nous parlant de l’ancien gouvernement, fait sonner à nos oreilles ces grands mots : Despotisme, oppression, tyrannie, rien n’est plus innocent. Qui voulez-vous qu’il trompe ? Tout le monde est juge en ces matières, et les enfans eux-mêmes ne se laissent pas attraper ; mais, en fait de chiffres, c’est autre chose ! Avec des chiffres et surtout avec des chiffres soi-disant officiels, on fait entrer dans les meilleurs esprits des impressions, des préjugés qu’il est ensuite presque impossible d’en faire sortir. Il faut donc, dès qu’il s’agit de chiffres, ne dédaigner aucun moyen, aucune occasion de rétablir la vérité. Je sais qu’en ranimant ce débat, j’aborde un sujet déjà vieux et rebattu. Au milieu des émotions du jour, sous le feu de la polémique quotidienne, qui donc se prendra d’intérêt pour une thèse purement historique ? Parler de ce qui fut il y a six mois, au temps où nous vivons ! autant vaut faire de l’archéologie. Je sais aussi qu’après M. Lacave-Laplagne, il me reste à peine de quoi glaner ; mais, au risque de reproduire, avec moins d’autorité que lui, les principaux résultats de ses laborieuses recherches, au risque de répéter aussi, et en moins bons termes, certaines observations qu’un jeune financier, M. Benjamin Delessert, a déposées dans un écrit plein de vivacité et d’à-propos[2], je n’en persiste pas moins à prendre ma part dans cette discussion, regardant presque comme un devoir de n’y pas demeurer étranger. Je ne prétends certes pas que dans le cours de dix-sept années l’administration des deniers de l’état n’ait, à certains intervalles, pu commettre des fautes de détail : mais ce dont je suis profondément convaincu, c’est que dans sa marche générale elle n’a été ni désastreuse, ni malhabile, que la France, sous ses auspices, s’est élevée à un degré de prospérité dont jamais elle n’avait approché jusque-là, et que ces immenses résultats ne se seraient certainement pas produits si une direction contraire eût été adoptée, si un autre esprit eût présidé au gouvernement de la fortune publique. Ma conviction est si bien faite à cet égard, que, si je suivais mon penchant, je ne traiterais qu’en pitié ces accusations entassées dans les rapports du 9 mars et du 8 mai, et cette soi-disant banqueroute dont la France, à son insu, aurait été, avant février, incessamment menacée ! Mais je le reconnais, il faut, dans un tel sujet, traiter tout sérieusement, tout, même les chimères. Nous chercherons donc avec scrupule si ce danger dont on se vante de nous avoir sauvés a eu jamais une ombre d’existence ; puis nous constaterons, sur les documens officiels publiés par la république elle-même, quelle était en réalité la situation financière de l’ancien gouvernement, et si les ressources dont il disposait, comparées à ses charges, pouvaient de bonne foi inspirer la moindre appréhension. Il est vrai qu’en passant dans d’autres mains, les ressources se sont amoindries tout à coup, et les charges au contraire sont allées croissant chaque jour ; mais franchement à qui la faute ? Est-ce à la monarchie par hasard ? Est-ce elle qui a pris les mesures et prêché les doctrines dont on récolte aujourd’hui les désastreux effets ? Nous ne craignons pas que le bon sens public s’y méprenne, mais il n’en faut pas moins le mettre sur ses gardes. Que les faits et les chiffres soient nettement rectifiés, la vérité bien établie, que tout le monde puisse apprécier clairement ce qui dans nos difficultés financières provient de l’ancien gouvernement, ce qui est du fait de ses successeurs : c’est tout ce que nous demandons ; nous aurons atteint notre but : chacun sera jugé selon ses œuvres.

Pour ne pas entremêler les questions de détail qui vont se présenter en grand nombre, pour procéder avec un peu d’ordre et de clarté, nous nous attacherons successivement aux points suivans :

D’abord nous examinerons quelle était au 24 février la situation du trésor. Était-elle alarmante, comme on le prétend aujourd’hui ? Le service de l’année courante pouvait-il être compromis ?

En second lieu, indépendamment de toute chance immédiate de danger, existait-il des sujets de crainte pour un avenir plus ou moins prochain ? L’état avait-il porté trop haut ses dépenses ? Avait-il au contraire des moyens assurés d’y pourvoir ? En un mot, quelle était la situation des budgets tant ordinaires qu’extraordinaires, ou, en d’autres termes, quel était l’état de l’impôt et du crédit ?

Enfin, nous plaçant à un point de vue plus général, et jetant un coup d’œil en arrière, nous embrasserons dans son ensemble toute l’administration financière de la monarchie de juillet. Nous dresserons le bilan de ses dix-sept années ; nous nous demanderons, pièces en main : Dans quel état a-t-elle trouvé la richesse publique ? dans quel état l’a-t-elle laissée ? qu’a-t-elle coûté à la France ? que lui a-t-elle rapporté ?

Voilà les questions. Abordons-les sans autre préambule.


I. — SITUATION DU TRÉSOR.

Il importe avant tout de constater un fait.

Lorsque les membres du gouvernement provisoire, à peine assis à l’Hôtel-de-Ville, eurent pris connaissance de l’état du trésor, quelle fut leur première impression ? La confiance. Tous leurs actes, toutes leurs paroles en font foi. Notez bien que ce ne fut pas seulement l’affaire de quelques heures, de quelques jours. Non, ce même sentiment persista pendant les deux semaines qui s’écoulèrent du 24 février au 8 mars environ.

Ainsi, le 2 mars, M. Garnier-Pagès, alors maire de Paris, n’hésitait pas à dire à la compagnie des agens de change qui venait le complimenter : « Le gouvernement est en mesure de tenir tous les engagemens pris par le régime déchu. Cela est si vrai, que M. le ministre des finances a pourvu aujourd’hui même au paiement de l’emprunt grec. »

Ce n’étaient donc pas seulement les circulaires de M. Goudchaux qui laissaient voir une sorte de quiétude ; M. Garnier-Pagès lui-même se montrait rassuré et n’avait pas une parole de reproche pour l’ex-monarchie.

Le 4, ce fut mieux encore ; on lut ces mots au Moniteur :

« Considérant que le trésor a dès à présent à sa disposition tout le numéraire nécessaire à l’acquittement des rentes 5 pour 100, 4 et demi pour 100 et 4 pour 100 ;

« Considérant que les dépenses de tous les services sont couvertes par les recettes dont la réalisation est assurée, etc., etc.,

« Le gouvernement provisoire arrête ce qui suit :

« Le paiement du semestre des rentes échéant au 22 mars s’effectuera à dater du 6 mars courant. »

Le 7, toujours même confiance : dans une proclamation adressée aux contribuables, le gouvernement leur dit, à la vérité, qu’ils feront bien de payer leurs impôts d’avance, mais « attendu que la république, pour accomplir de grandes choses, n’aura pas besoin de l’argent qu’absorbait la monarchie pour en faire de misérables, » il estime « que, pour parer à toutes les difficultés financières que la prudence commande impérieusement de prévoir, une simple anticipation dans la rentrée de l’impôt suffira. » Nous pourrions multiplier les citations ; nous nous bornerons à en faire encore deux. Dans le rapport du 9 mars, ce manifeste où M. Garnier-Pagès commence à sonner l’alarme, et où il annonce la suspension des paiemens du trésor vis-à-vis des créanciers des caisses d’épargne, on lit ces mots en toutes lettres : « Le service des bons du trésor est assuré. » Enfin, dans un décret relatif à un emprunt national de 100 millions, décret inséré au Moniteur du 10, un article (l’article 5) est ainsi conçu : « Quand bien même la rente 5 pour 100 dépasserait le pair dans le mois qui suivra la promulgation du présent décret, les titres de l’emprunt national seront délivrés au pair. »

Ainsi, le fait est hors de doute ; pendant la première quinzaine qui a suivi la révolution, on ne songeait ni à crier misère, ni à gémir sur les finances du gouvernement déchu. La sécurité semblait complète : on payait tout à bureau ouvert, même l’emprunt grec ; on anticipait de quinze jours le paiement du semestre des rentes ; on exprimait tout haut l’espoir qu’avant un mois le 5 pour 100 aurait dépassé le pair.

D’où venait cette confiance ? Était-elle réelle ? était-elle simulée ? Nous avons deux raisons de croire qu’elle était parfaitement sincère.

D’abord, dans ces premiers jours, toute illusion n’était pas perdue ; certains membres du pouvoir s’imaginaient peut-être, comme une partie du public, que le torrent rentrerait dans ses digues. La victoire avait été si facile ! l’ordre apparent, l’ordre des rues, s’était si promptement rétabli ! on s’était soumis partout de si bonne grâce ! on courbait si bas la tête ! Il est vrai qu’on lisait déjà sur nos murailles le décret du droit au travail ; mais tout le monde n’en comprenait pas le sens : le Luxembourg n’en avait pas encore donné le commentaire, et la lugubre promenade du 17 mars n’avait pas appris à la société consternée par quelles formidables luttes elle serait condamnée à racheter son salut.

En second lieu, les financiers de la république, aussi bien M. Garnier-Pagès que M. Goudchaux, avaient trouvé dans les coffres de l’état un motif tout spécial de calme et de sécurité.

En effet, ce gouvernement obéré, dont, huit jours auparavant, l’opposition proclamait la détresse, ce gouvernement sans précaution, sans prévoyance, avait, depuis deux mois, amassé soigneusement une importante réserve. 135 millions en espèces, 55 millions en portefeuille, le tout formant un fonds disponible de 190 millions, non compris les rentrées journalières de l’impôt, voilà ce que les vainqueurs trouvaient pour leur bienvenue. La surprise était agréable ; il est tout naturel que leur langage et leurs actes s’en soient d’abord ressentis.

Plus tard, quand on eut recueilli les orages qu’on avait semés, quand il fallut des excuses à la détresse, des prétextes aux nouveaux impôts, on eut grand soin d’oublier la trouvaille du premier jour. On l’oublia si bien, que jamais il n’en fut dit un mot. Cherchez au Moniteur, je ne pense pas que vous trouviez une mention quelconque de l’encaisse du trésor au 24 février ; on n’en a fait confidence ni au public, ni même à l’assemblée nationale, et, si des indiscrets n’eussent rompu le silence, ces 190 millions seraient encore ignorés.

Nous ne prenons pas la liberté de demander qu’il en soit rendu compte : c’est un soin qui regarde l’assemblée, et dont elle s’acquittera s’il lui convient ; mais nous prions le lecteur de vouloir bien ne pas perdre de vue cette somme. Pour établir quelle était au 24 février la situation du trésor, le premier point à constater, c’est l’encaisse ; or, l’encaisse était, nous le répétons, de 190 millions.

Étaient-ce là les seules ressources que le ministre des finances eût à sa disposition ? Il s’en faut bien.

La compagnie des chemins du nord devait verser au trésor, le 15 avril, une somme de 20 millions environ. L’échéance était au Ier janvier ; mais le ministre, voyant ses caisses bien garnies, avait préféré retarder le versement de trois mois, afin de faire bénéficier l’état d’un intérêt de 3 et demi pour 100 consenti par la compagnie.

Ce n’est pas tout. Les adjudicataires de l’emprunt contracté le 10 novembre, bien qu’ils eussent déjà versé par anticipation une quarantaine de millions, sollicitaient l’autorisation d’effectuer de nouveaux escomptes, et, chose qu’il importe de noter, quelques jours avant le 24 février, le ministre avait refusé de recevoir à ce titre 18 millions, afin de ne pas grever inutilement le trésor d’intérêts.

Si, comme nous le pensons, il est resté trace de ce fait au ministère des finances, si M. Garnier-Pagès a pu difficilement l’ignorer, comment a-t-il permis que dans son rapport du 8 mai on lui fît dire ces mots : « Un emprunt avait été conclu, mais les paiemens étaient échelonnés de telle sorte et à des termes tellement éloignés, qu’il était peu probable de le voir entièrement réalisé. »

Peu probable de le voir réalisé ! et trois mois seulement après l’adjudication, les prêteurs, au lieu de 38 millions qu’ils étaient tenus de fournir, en avaient déjà versé 82 ! et ils demandaient comme une fa- veur d’être admis à en verser encore 18 ! S’il y avait, je ne dis pas une probabilité, mais une certitude, c’est que, long-temps avant l’expiration des derniers termes, l’emprunt tout entier aurait été réalisé.

Au reste, de quoi peut-on s’étonner dans ce rapport, lorsque, quelques lignes plus bas, nous y lisons que ce même emprunt, qu’on ne supposait pas réalisable, sans doute parce qu’il était onéreux, «avait été souscrit à des conditions trop avantageuses pour les prêteurs ?» Concilie qui voudra ces deux propositions.

La seule chose qui nous importe et que nous tenions à établir, c’est que l’emprunt du 10 novembre offrait au ministre une ressource aussi assurée qu’importante. Non-seulement il pouvait compter sur un versement fixe et régulier de 9,999,000 fr. par mois, mais au besoin, et selon les éventualités, il pouvait, en autorisant de nouveaux escomptes, faire affluer au trésor une partie plus ou moins notable des fonds réservés au paiement des derniers termes.

Ces ressources et ces moyens d’action étaient si bien connus sur la place, que, dans l’opinion unanime des hommes de finance, les bons du trésor, malgré les fortes émissions de 1847, étaient toujours considérés comme le premier et le plus sûr des placemens. M. Goudchaux a beau nous dire aujourd’hui que « le crédit public s’affaiblissait chaque jour, et qu’à mesure qu’il s’affaiblissait, il entraînait d’un pas rapide la machine monarchique vers sa ruine ; » les faits parlent plus haut que lui. Pour juger combien ses souvenirs le trompent, qu’il se fasse représenter la situation des bons du trésor en janvier et en février ; il verra de quelle manière, pendant ces deux mois, s’opéraient les renouvellemens, bien que le ministre eût diminué l’intérêt d’un demi pour 100 et l’eût réduit à 4 pour 100, même pour les bons à un an d’échéance.

On se rappelle qu’au mois d’avril 1847, au plus fort de cette crise de subsistances qui entraînait après elle une crise monétaire, industrielle et commerciale, et qui, tout en affectant moins violemment la France que le reste de l’Europe, y causait cependant de profondes perturbations, le ministre des finances, M. Laplagne, avait élevé l’intérêt des bons du trésor à 5 pour 100. Aussitôt les versemens étaient devenus nombreux et abondans.

Vers la fin d’août suivant, le successeur de M. Laplagne, voyant le service complètement assuré, réduisit l’intérêt à 4 et demi pour 100. Les versemens se ralentirent pendant quelque temps, puis ils reprirent bientôt leur cours.

Enfin, au mois de janvier 1848, dans la discussion du paragraphe de l’adresse relatif aux finances, discussion aussi brillante qu’approfondie, qui fit justice de bien des erreurs et jeta un jour si vif sur le véritable état du trésor, l’opposition ne manqua pas de prédire qu’il serait impossible de maintenir l’intérêt des bons à 4 et demi, et qu’avant peu on serait de nouveau forcé de le relever à 5[3] ; or, dès les premiers jours de février, le ministre, malgré la prophétie, jugeant que la réserve avait atteint un chiffre assez élevé, et ne voulant pas inutilement attirer à lui des capitaux qui pouvaient féconder des opérations privées, non-seulement ne releva pas l’intérêt des bons à 5 pour 100, mais le fit descendre à 4. Malgré cette réduction, l’argent ne cessa pas de venir ; les versemens se maintinrent au niveau des remboursemens. Il était donc hors de doute qu’aux échéances d’avril et de mai, et à plus forte raison aux échéances suivantes, beaucoup moins lourdes et moins chargées, la plus grande partie des bons serait renouvelée, ou, ce qui revient au même, que de nouveaux prêteurs se substitueraient aux anciens. Si le ministre eût aperçu la moindre hésitation, il lui aurait suffi de relever l’intérêt d’un demi pour 100 seulement pour que le renouvellement complet devînt indubitable.

Mais il y a mieux : en aucun cas, cette concession n’eût été nécessaire ; les précautions étaient prises pour braver toute exigence et surmonter tout embarras. Ce n’est pas à autre fin qu’avait été si prudemment amassée cette réserve trouvée en caisse le 25 février. Ces 135 millions en espèces, ces 55 millions en portefeuille, permettaient au ministre de faire la loi à ses créanciers. On ne prête qu’aux riches, cela est connu, et l’argent n’est jamais si volontiers offert qu’à ceux qui en ont les mains pleines. 190 millions en caisse, une créance exigible de 20 millions, dix versemens mensuels de l’emprunt montant à 100 millions, plus une faculté d’escompte pouvant donner pour le moins de 25 à 30 millions, le tout formant une masse disponible de 340 millions environ, c’était plus qu’il n’en fallait pour parer à toutes les éventualités.

Jamais situation de trésorerie n’avait été plus dégagée et plus facile ; jamais, ni avant la crise de 1840, ni avant celle de 1846, les services n’avaient été mieux assurés, et l’action du ministre des finances plus libre et plus exempte de sérieuses difficultés.

Voyons cependant, en face de ces ressources, à quelles charges il fallait pourvoir. On ne connaît complètement une situation financière que lorsqu’on sait le doit et l’avoir. Il faut donc constater avec exactitude quel était le montant réel de la dette du trésor, de la dette flottante, pour employer le langage convenu ; il faut surtout bien établir quelle était, dans cette dette, la partie à proprement parler exigible, dans quelle mesure et à quelle condition elle l’était.

Selon M. Garnier-Pagès, la dette flottante avait atteint, vers le commencement de 1848, des proportions inconnues jusqu’alors. « Encore un peu de temps, dit-il dans son rapport du 8 mai, et elle dépassait un milliard, un milliard incessamment exigible ! »

Quant aux proportions inconnues, cela n’est pas tout-à-fait exact : il suffit d’ouvrir le compte des finances de 1847 (page 417) pour voir qu’au 1er janvier 1845 la dette flottante atteignait, à quelques millions près, le même chiffre qu’au 1er janvier 1848. Alors aussi elle dépassait 600 millions, ce qui n’empêcha pas qu’un an après, au 1er janvier 1846, elle était descendue à 428 millions. Et pourquoi ? Parce que dans les derniers mois de 1844 il avait été contracté un emprunt. Or, la même circonstance s’étant présentée dans les derniers mois de 1847, un emprunt ayant été négocié, n’y avait-il pas lieu d’en attendre des résultats à peu près analogues ? Cette observation valait la peine d’être faite. Mais n’insistons pas sur ce point.

Ce qu’il importe de discuter, c’est s’il est vrai que la dette flottante fût sur le point de dépasser un milliard, et si la totalité de cette dette, quel qu’en fût le montant, était incessamment exigible.

Dans son rapport du 9 mars, M. Garnier-Pagès avait affirmé qu’au 24 février la dette flottante était de 872 millions. Dans son rapport du 8 mai, c’est à 957 millions qu’il l’évalue. Lequel de ces deux chiffres est le bon ? Prenons le plus récent ; il a d’ailleurs l’avantage d’être plus voisin du milliard. Ainsi, selon M. Garnier-Pagès, la dette flottante, au 24 février, était de 957 millions.

À ce chiffre nous opposons immédiatement le chiffre officiel, le chiffre vrai, celui que nous donne le compte des finances de 1847, publié au mois de mai dernier et dressé par conséquent sous les yeux de l’administration républicaine. Quel était, selon le compte des finances, le montant de la dette flottante ? Il était au 1er janvier de 630 millions.

De 630 à 957, la différence est grande. Il est vrai que le document officiel prend pour date le 1er janvier, tandis que M. Garnier-Pagès nous parle du 24 février ; mais assurément ce n’est pas dans ce court intervalle que la dette s’est accrue de 327 millions. A quelques millions près, la situation était la même aux deux époques. D’où vient donc la différence ?

Elle vient d’un système qui n’appartient qu’à M. Garnier-Pagès ; il a une manière qui lui est propre de composer les dettes flottantes. A l’entendre, il ne faut faire aucune distinction entre les sommes dont le trésor est débiteur à découvert, c’est-à-dire qu’il est tenu de rembourser sans avoir par devers lui aucun gage, aucun nantissement, et celles dont il est, en quelque sorte, plutôt garant que débiteur principal, attendu qu’elles sont représentées entre ses mains par des valeurs négociables et ayant cours sur le marché.

Nous voulons parler, comme on voit, de cette portion de la dette du trésor qui provient des versemens successifs opérés d’années en années par les caisses d’épargne depuis l’époque de leur fondation, depuis trente ans environ. Le solde de ces versemens était, au 24 février, de 355 millions ; mais sur cette somme 65 millions seulement sont demeurés dans les mains de l’état et ont été employés par lui à l’acquit des dépenses publiques ; le reste a reçu, en vertu d’autorisations législatives, une destination toute spéciale ; avec ces 290 millions, il a été acquis, soit sur la place, soit par voie de consolidation, des rentes et autres effets publics : les arrérages de ces rentes sont exclusivement affectés au service des caisses d’épargne, et les titres en sont confiés à la garde et sous la tutelle de la caisse des dépôts et consignations. On doit sentir, au premier coup d’œil, qu’il y a là pour le trésor deux sortes de dettes entièrement distinctes et qu’on ne saurait classer dans la même catégorie. Cependant M. Garnier-Pagès n’entend point qu’il en soit ainsi : pour lui, ce sont des dettes de même nature ; il n’admet pas la moindre différence. Le trésor n’a-t-il pas reçu les 355 millions ? Donc il les doit, donc ils font, en totalité, partie de la dette flottante. Voilà son raisonnement. Mais sur ces 355 millions le trésor en a restitué 290 : peu lui importe ; mais des rentes ont été achetées, ces rentes sont là, comptez-les donc pour quelque chose : il ne les compte pour rien. Que signifient ces rentes ? ne peuvent-elles pas se déprécier ? Assurément, nous le savons trop, elles peuvent se déprécier, mais vous ne supposez pas qu’elles puissent tomber à zéro. Tombassent-elles même plus bas qu’il y a six mois, dans nos plus mauvais jours, elles vaudraient bien encore quelque chose. Donc, en mettant tout au pis, jamais l’état ne saurait être exposé à rembourser de ses deniers la totalité de ces sommes ; il ne serait tenu qu’à suppléer à l’insuffisance de la valeur des rentes, et à parfaire la différence entre leur prix de vente et leur prix d’achat.

Tout cela est élémentaire ; pourtant rien de tout cela ne touche M. Garnier-Pagès. Il n’en persiste pas moins à inscrire dans la dette flottante les 355 millions. Non-seulement les rentes acquises avec les fonds des caisses d’épargne sont pour lui comme non avenues, mais il déplore qu’elles aient été acquises. Il oublie que c’est de l’aveu à peu près unanime des financiers de tous les partis que ce mode de placement a été adopté, que c’était aux yeux de tous une sûreté pour le trésor et une garantie de plus pour les déposans. Il ne s’en écrie pas moins : « Quant aux caisses d’épargne, tout le monde en connaît la déplorable histoire. Sur les 355 millions versés entre les mains de la précédente administration (pour être exact, il fallait dire versés depuis trente ans entre les mains de toutes les administrations), je n’ai trouvé en compte courant au trésor qu’une soixantaine de millions. Le reste était immobilisé en rentes ou en actions. d’où il suit que le gouvernement déchu s’était mis dans l’impossibilité absolue d’opérer les remboursemens qui auraient pu lui être demandés. » Et plus loin : « Le gouvernement de l’ex-roi ne pouvait tenir ses engagemens envers les caisses d’épargne. Le gage, incessamment exigible, n’était plus libre dans ses mains. »

Que d’hérésies dans ce peu de mots ! Ce n’est pas le moment de les relever toutes, qu’on nous permette deux observations seulement.

M. Garnier-Pagès regrette de n’avoir trouvé qu’une soixantaine de millions en compte courant au trésor ; il s’indigne de ce que le reste eût été immobilisé en rentes. Aurait-il donc mieux aimé trouver les 355 millions en compte courant ? Bel avantage, en vérité ! S’imagine-t-il par hasard que cette manière de trouver des millions ait jamais enrichi personne ? Faut-il lui dire que, lorsque l’état doit une somme, et que son ministre la trouve en compte courant au trésor, ce qu’il trouve, c’est l’obligation de la payer, et rien de plus, tandis que, si à côté de la dette, il trouve un bon coupon de rente, sa position et celle de son prêteur sont incomparablement préférables. Jusqu’ici, les prêteurs sur gage se croyaient quelque prudence : M. Garnier-Pagès leur apprend qu’ils sont les plus fous des hommes. Ce qui est dangereux, c’est de prêter sur nantissement ! Il est cent fois plus sûr de prêter sur parole ! Décidément, le cœur n’est plus à gauche ; on nous a changé tout cela ! « Mais, dit M. Garnier-Pagès, le gage était transformé, il n’était plus libre ! » Et que vouliez-vous donc qu’on fît pour qu’il restât libre ? Fallait-il le garder en nature, en écus ? laisser s’entasser, s’immobiliser pour l’éternité peut-être, 355 millions dans les caves du trésor ? condamner l’état à payer en pure perte, sans la moindre compensation, de 12 à 15 millions d’intérêt chaque année ? et, ce qui est plus grave encore, enlever au commerce, à l’industrie, cette masse énorme de numéraire si nécessaire à leurs besoins ? Est-ce bien là ce que veut M. Garnier-Pagès ? On ne peut y croire en vérité, et cependant, ou ses paroles n’ont pas de sens, ou c’est là ce qu’il a voulu dire. À ce compte, il faut supprimer tous les établissemens de crédit, il faut fermer la Banque de France, ou bien exiger d’elle qu’il soit conservé dans ses coffres autant de sacs de 1,000 francs qu’elle émet de billets. Quel blasphème ! Un Lombard du XIIIe siècle en hausserait les épaules ! C’est de la barbarie toute pure en matière de crédit et de circulation !

Il est pourtant une justice qu’il faut rendre à M. Garnier-Pagès : il n’a pas attendu d’être ministre pour professer hardiment ce système. Chaque fois que dans l’ex-chambre il était question de la dette flottante, le financier de l’extrême gauche se levait, et s’écriait (sans grand appui, je dois le dire, même du côté de ses amis) : « Vous oubliez les rentes des caisses d’épargne, c’est encore là de la dette flottante[4]. » Si la fidélité à une opinion était la mesure de sa justesse, le système de M. Garnier-Pagès serait donc irréprochable. Par malheur, il n’en est pas ainsi : alors, comme aujourd’hui, qu’il nous permette de le lui dire, il se laissait abuser par un mot. C’est là un accident très familier à certains esprits, et, j’ose ajouter, sur certains bancs de nos assemblées. On y prend les mots à la lettre, et on en tire logiquement d’inflexibles conséquences sans jeter le moindre regard sur les faits. Ici, c’est au mot exigible qu’on est venu se heurter. Oui, sans doute, en pure logique, les créances des caisses d’épargne sont toutes incessamment exigibles : mais s’ensuit-il qu’en fait elles puissent jamais être toutes exigées ? Les billets de banque aussi sont exigibles ; ils l’étaient du moins avant le 24 février ; ils étaient même payables à vue, tandis que les livrets des caisses d’épargne n’étaient remboursables qu’après présentation et au moins à quinze jours de vue. Un logicien pouvait donc aussi s’amuser à supposer qu’un certain jour, à la même heure, dans toutes les banques de France, le paiement de tous les billets pouvait être exigé ; mais n’était-ce pas là la plus chimérique des hypothèses, et une incontestable expérience ne démontre-t-elle pas que, dans une banque de circulation, pour parer aux prévisions les plus sombres, une réserve métallique égale au tiers du capital circulant est parfaitement suffisante ? Eh bien ! quant aux caisses d’épargne, trente années d’observation non-seulement chez nous, mais en Angleterre, et dans tous les pays où cette excellente institution s’est acclimatée, avaient déjà permis d’établir des calculs de probabilités aussi bien que pour les banques de circulation. Ainsi jamais, ni au milieu de grandes crises commerciales long-temps prolongées, ni à la suite de crises politiques comme la révolution de 1830, ni même sous l’influence de paniques entretenues et exploitées par la malveillance, les demandes de remboursement ne s’étaient élevées à plus de 15 et 20 pour 100 de la somme des dépôts existans, et toujours ces demandes avaient été compensées, dans une proportion variant entre 5 et 10 pour 100, par des versemens parallèles aux retraits. Tout récemment encore nous venions d’en faire l’épreuve : dans ce calamiteux hiver de 1846 à 1847, lorsque la cherté des subsistances et le ralentissement du travail forçaient la nation entière à entamer ses épargnes, l’excédant des retraits sur les versemens n’avait pas dépassé 30 millions. Ainsi même dans cette désastreuse année, la loi observée jusque-là ne s’était pas démentie. Le service s’était fait si aisément, on avait été si loin d’atteindre les limites du compte courant, que la pensée, je ne dis pas la nécessité, de vendre une portion quelconque des rentes appartenant aux caisses d’épargne ne s’était pas présentée un seul instant. A moins donc de prendre plaisir à se créer des fantômes, il était impossible, on doit le reconnaître, d’appeler dette flottante une dette qui avait acquis une telle fixité, et qui prenait presque tous les caractères d’une véritable dette fondée.

Maintenant que s’est-il passé entre le 24 février et le 9 mars ? Les demandes de remboursement ont-elles fait une irruption si violente et si soudaine, que tout espoir de maintenir les digues qui avaient résisté jusque-là se soit tout à coup évanoui ? Il faut bien le supposer, puisqu’on s’est résigné si vite à la dernière des extrémités, à la suspension de paiemens. M. Garnier-Pagès est sur ce point très sobre d’explications ; il se contente de nous dire qu’à son entrée au ministère, les caisses d’épargne étaient assiégées et les demandes de remboursement innombrables. Mais déjà, maintes fois, nous avions vu de ces sortes de sièges sans que jamais la place capitulât. Au lieu de parler ainsi vaguement et par image, il fallait tout simplement nous dire combien de déposans avaient, pendant ces quinze jours, réclamé leur argent, à quelle somme se montaient leurs demandes. Ce sont seulement des chiffres qu’on devait nous donner pour nous prouver qu’on ne s’était pas trop hâté. S’il était vrai, en effet, nous n’en voulons rien croire, que le décret du 9 mars eût été rendu à première vue, au juger, pour ainsi dire ; qu’on eût d’emblée déclaré la crise insurmontable, sans avoir fait un calcul pour en sonder l’intensité, sans avoir fait un effort pour l’arrêter ou l’amortir, M. Garnier-Pagès, qu’il le sache bien, serait sous le poids de la plus lourde des responsabilités. Lui, si prompt à proclamer des banqueroutes imaginaires, en avoir ébauché une malheureusement trop réelle ! avoir porté à l’honneur du trésor public de France la plus rude, on peut même dire la première atteinte qu’il eût subie depuis le 24 frimaire an vi, et, ce qui n’est pas moins grave, avoir, sans nécessité, frappé à mort la plus utile, la plus morale, la plus bienfaisante de toutes les institutions inventées depuis le commencement du siècle pour améliorer la condition du peuple ! Les caisses d’épargne, dans leur histoire de trente ans, n’ont, à ma connaissance, qu’un jour néfaste, un jour déplorable, et ce jour, c’est le 9 mars. Que M. Proudhon eût mis si grande hâte à promulguer un tel décret, lui qui a l’épargne en horreur, lui qui croit l’économie homicide, cela serait tout naturel ; mais M. Garnier-Pagès ! Je crains, faut-il le dire ? que sa malheureuse théorie ne l’ait encore égaré à cette heure solennelle. Sur la foi de son système, il se sera imaginé que les 355 millions, tout d’un bloc, allaient être exigés par cela qu’ils étaient exigibles, et qu’il faudrait vendre toutes les rentes des caisses d’épargne en quelques jours et jusqu’au dernier coupon ! Il n’aura pas même essayé de comprendre que cette sorte de dette ne s’acquitte pas seulement avec de l’argent, qu’il faut parler aux imaginations encore plus que remplir les bourses, que payer exactement les premiers qui se présentent, c’est renvoyer, presque à coup sûr, tous les autres chez eux, et qu’avec l’encaisse providentiel laissé au trésor on pouvait, sans témérité, jouer cette noble partie, sauver les caisses d’épargne, et peut-être en même temps rendre confiance au pays ! Mais j’oublie la politique ! j’oublie l’Hôtel-de-Ville ! j’oublie la propagande et les ateliers nationaux ! Remplir religieusement des engagemens sacrés, quelle folie ! il y avait mieux à faire des trésors de la France ! C’est là, je le crains bien, la véritable excuse de M. Garnier-Pagès, la véritable cause du décret du 9 mars.

Mais ne soulevons pas des voiles bien assez transparens, et retournons à la dette flottante. Nous croyons avoir surabondamment prouvé qu’à aucun titre on ne pouvait y faire figurer les fonds des caisses d’épargne consolidés sur le grand livre. Voilà donc, d’un seul coup, 290 millions retranchés du chiffre de M. Garnier-Pagès ; voilà ses 957 millions descendus à 667 : c’est moins imposant, moins sonore ; nous nous éloignons bien du milliard, mais, en revanche, nous sommes plus près de la vérité. Pour l’atteindre complètement, il y aurait peut-être encore une vingtaine de millions à élaguer. Les documens nous manquent pour éclaircir ce point. Nous n’avons qu’un seul chiffre officiel, le chiffre du 1er janvier, 630 millions. A partir du 1er janvier, point d’autres renseignemens que les rapports du 9 mars et du 8 mai, et le peu de chiffres qui s’y trouvent se démentent les uns les autres, ainsi qu’on l’a déjà vu et comme on le verra mieux encore tout à l’heure. On ne peut donc rien affirmer. Ce que nous croyons savoir, c’est que, du 1er janvier au 24 février, il a pu être émis, en vue de grossir la réserve, pour 34 millions environ de bons du trésor, la plupart à un an d’échéance, ce qui ne chargeait pas l’exercice 1848 ; mais, pour croire que cette émission eût porté momentanément la dette flottante au-delà de 660 millions, il faudrait que, dans l’intervalle, il n’eût été fait aucun remboursement. Or, le contraire est arrivé ; plusieurs comptes ont même subi d’assez notables diminutions. Il est donc bien difficile que le chiffre réel soit 667 millions ; nous en admettrions tout au plus 650, ce n’est là du reste qu’une question secondaire, il ne vaut pas la peine d’insister. Après avoir tranché au vif dans le milliard de M. Garnier-Pagès, après en avoir abattu un grand tiers et avoir ramené la dette flottante à peu près à ses proportions véritables, quelques millions de plus ou de moins n’ont pas grande conséquence ; ce qui est plus important, ce qui est capital dans la question qui nous occupe, c’est de savoir si la totalité de cette dette, quel qu’en soit précisément le chiffre, était, comme le dit M. Garnier-Pagès, incessamment exigible, si le trésor pouvait se trouver à tout moment sous le coup d’un remboursement intégral, et si, en dépit de ses ressources, il existait pour lui une chance quelconque de danger.

Eh bien ! sur cette dette de 650 millions environ, la moitié tout au plus était, non pas incessamment exigible, mais, ce qui est bien différent, remboursable à des époques déterminées. Quant à l’autre moitié, composée des comptes courans du trésor, elle s’entretenait et se remboursait perpétuellement elle-même, de telle sorte qu’elle formait une sorte de fonds permanent dont la surface, si l’on peut parler ainsi, laissait bien voir quelques légères ondulations provenant d’un certain mouvement d’entrées et de sorties, mais qui, en définitive, gardait toujours à peu près le même niveau. Quiconque a étudié les opérations de la dette flottante sait à quoi se réduisent, en moyenne, les chances de remboursement pour les comptes courans du trésor. Le plus exposé de tous à des variations un peu brusques est celui des caisses d’épargne, et nous avons vu quel a été, même en 1847, le maximum de ces variations. Déjà, vers la fin de décembre, les versemens avaient recommencé à dépasser les retraits, et, du 1er janvier au 24 février, les excédans ne s’étaient pas élevés à moins de 3 millions[5]. Tout annonçait que ce mouvement serait durable. Le compte des caisses d’épargne pouvait donc être abandonné à lui-même : loin de présenter des charges, il promettait plutôt des ressources. Nous en pouvons dire autant du compte des communes. Après avoir également subi, pendant l’hiver de 1847, un léger mouvement rétrograde, il revenait, depuis la moisson, vers son chiffre accoutumé. Les versemens se succédaient rapidement, et ce qui le prouve, c’est que, même deux mois après la révolution, le 1er mai, le solde de ce compte, qui n’était au 1er janvier que de 133,024,522[6], était encore de 134,467,800[7], c’est-à-dire plus élevé de 1,443,000 fr. Or, M. Garnier Pages nous apprend que depuis le mois de mars les communes, « obligées de pourvoir au travail et à la subsistance de leurs habitans, retiraient leurs fonds du trésor[8]. » Il fallait donc qu’en janvier et février le compte eût bien grandi pour qu’après les deux mois suivans il n’eût pas encore diminué. Ainsi, avant le 24 février, on n’avait pas à se préoccuper du compte des communes, cela est de toute évidence. Quant aux comptes ouverts, soit à quelques établissemens publics, soit aux corps de troupes et aux invalides de la marine, les services auxquels ils sont destinés et les ressources qui les alimentent ont, en général, une telle concordance, qu’ils peuvent à peine éprouver d’insensibles variations. Enfin, les avances des receveurs-généraux, qui, au 1er janvier, n’étaient pas moindres de 50 millions, constituent une dernière sorte de comptes encore moins embarrassans, s’il est possible, que tous les autres. Ces avances, en effet, ne sont pas des prêts volontaires, des dépôts purement facultatifs ; ce sont, à vrai dire, des supplémens de cautionnemens : les règlemens les exigent, et il est du devoir du ministre des finances de ne laisser, dans aucun cas, s’amoindrir cette garantie du trésor.

Ainsi, nous ne pensons pas qu’on le conteste, pour tous les comptes courans, c’est-à-dire, pour plus de 325 millions sur 650, il n’y avait pas à pourvoir aux moyens de remboursement. Ces comptes se suffisaient à eux-mêmes et ne pouvaient guère donner lieu qu’à des frais de service et à des opérations intérieures de trésorerie. Les seuls créanciers dont le ministre des finances eût à se préoccuper, les seuls pour lesquels il fallait que les paiemens fussent prêts, en cas de refus de renouvellement, c’étaient, en définitive, les porteurs de bons du trésor, et nous devons ajouter, pour que l’exactitude soit complète, les porteurs de traites du caissier central sur lui-même.

Quel était le montant de ces deux sortes de créances ?

Il est assez difficile de savoir au juste pour quelle somme on doit compter les traites du caissier central. M. Garnier-Pagès n’hésite pas à les porter pour leur chiffre intégral ; mais cette manière de compter dénote une complète inexpérience du mécanisme de la trésorerie. Les traites du caissier central sont envoyées en Algérie et dans les colonies pour y être négociées : c’est pour le trésor un moyen de service qui épargne les frais de transport d’espèces ; mais ces traites ne constituent réellement une dette et ne doivent figurer dans la dette flottante qu’après leur négociation et non après leur émission. Nous ne saurions déterminer exactement à quelle somme se montaient les traites négociées au 24 février ; mais nous croyons être fort au-dessus de la vérité en les évaluant au plus à 30 millions.

Quant aux bons du trésor, s’il fallait en croire le rapport du 9 mars, leur chiffre aurait été au 24 février de 325 millions. Le même rapport, il est vrai, nous dit, quelques lignes plus bas[9], que les bons émis jusqu’à ce même jour 24 février s’élevaient à 329,886,000 fr. Puis enfin le rapport du 8 mai, allant toujours crescendo, les porte à 338 millions. Supposez un troisième rapport, et nous aurions atteint les 400 millions. Entre ces trois chiffres également officiels, il faut choisir ou plutôt deviner ! Nous croyons qu’aucun des trois ne dit vrai, et que le chiffre réel doit être quelque chose comme 318 millions, savoir, 284 millions constatés au 1er janvier par le compte des finances, et 34 millions environ qui peuvent avoir été émis à nouveau dans les deux premiers mois de l’année. Nous ne pourrons éclaircir ce point que l’année prochaine, pourvu toutefois que l’administration des finances, maintenant que le suffrage universel suppose à tout le monde la science infuse, ne se croie pas dispensée de continuer ces belles et sincères publications que chaque année la monarchie se faisait un devoir de mettre sous les yeux du public.

Dans le chiffre de 318 millions, que nous supposons le véritable chiffre des bons du trésor au 24 février, se trouvent compris 30 millions environ de bons, soit renouvelés, soit émis pour un an, postérieurement au 1er janvier. Ces bons, nous l’avons déjà dit, n’affectaient en rien les ressources de l’exercice i 848, puisqu’ils ne venaient à échéance qu’en 1849. Nous n’avons donc pas à en tenir compte dans notre examen comparatif du doit et de l’avoir du trésor pendant l’année courante. A plus forte raison, faut-il retrancher aussi de la masse des 318 millions les bons qui formaient les cautionnemens des compagnies de Bordeaux à Cette et de Paris à Avignon, puisque le remboursement n’en était pas seulement différé d’une année, mais ajourné indéfiniment. Ces compagnies ayant été déclarées en déchéance conformément à leurs cahiers de charges, les cautionnemens étaient devenus la propriété de l’état ; ils n’auraient pu être restitués qu’en vertu d’une loi. Par conséquent, les bons du trésor qui avaient été déposés pour former ce double cautionnement n’étaient plus en circulation ; l’état les avait sous sa main, il pouvait les anéantir. Ces bons ne faisaient plus que nominalement partie de la dette flottante, et M. Garnier-Pagès, en établissant le montant de cette dette, n’aurait pas dû les y comprendre. Le retranchement en valait la peine : il s’agissait de 21 millions.

Ainsi, toute rectification faite, le total des bons du trésor en circulation au 24 février n’était réellement que de 297 millions, sur lesquels il n’y avait de remboursables en 1848 que 270 millions.

Ajoutez-y les 30 millions de traites du caissier central, c’est, en tout, 300 millions auxquels il fallait pourvoir ; mais ces 300 millions, M. Garnier-Pagès le reconnaît, étaient échelonnés sur l’année entière : ils étaient, dit le rapport du 9 mars, « régulièrement distribués sur les divers mois de 1848. » Ainsi, point de surprise possible ; chaque créancier ne pouvait venir qu’à son tour.

Et c’est pour tenir tête à une dette ainsi fractionnée, qu’on avait sous la main et qu’on pouvait faire agir à volonté cette masse de ressources que nous passions en revue tout à l’heure. L’encaisse de 190 millions, même après avoir satisfait aux exigences du semestre de mars et à tous les services du trimestre d’avril, diminué de 80 millions tout au plus et offrant encore un effectif disponible d’au moins 110 millions, suffisait seul, à la rigueur, pour voir venir avec sécurité tous les porteurs de bons du trésor. Et cet encaisse, ne l’oublions pas, devait encore se fortifier et s’accroître par les versemens des compagnies de chemins de fer, par les excédans favorables de plusieurs comptes courans, et au besoin par les secours que l’escompte pouvait demander à l’emprunt du 10 novembre, tout en laissant ses versemens mensuels affectés au service des travaux extraordinaires. Avec de tels moyens d’action, avec un aussi fort levier dans les mains, on avait la certitude, j’ose dire, soit de renouveler presque tous les bons au fur et à mesure des échéances, soit de compenser et au-delà les remboursemens par de nouvelles émissions.

Voilà quelle était, au vrai, la situation du trésor avant le 24 février.

Je sais que M. Garnier-Pagès va nous dire : « Parmi ces ressources que vous trouviez si sûres, il y en a qui m’ont fait défaut. » En vérité, je le crois bien. Le prodige eût été qu’il en fût autrement. La compagnie du chemin de fer du nord n’a pas effectué ses paiemens, les prêteurs du 10 novembre ont abandonné leur emprunt, les porteurs de bons du trésor n’ont voulu renouveler à aucun prix. Qu’est-ce que tout cela prouve ? La question n’est pas de savoir ce que ces ressources sont devenues le lendemain du 24 février, il s’agit de constater ce qu’elles étaient la veille.

S’il entrait dans notre plan de nous occuper aussi du lendemain, nous ne serions pas en peine d’expliquer à M. Garnier-Pagès pourquoi et par la faute de qui ce qui était or pur est devenu plomb pour lui.

N’est-ce pas merveille, en effet, que la compagnie du nord ait trouvé ses actionnaires rebelles à porter leur argent au trésor, lorsque chaque matin M. Garnier-Pagès leur promettait les douceurs d’une spoliation, ou tout au moins d’un remboursement forcé ?

Est-il bien étonnant que les adjudicataires de l’emprunt, placés entre deux abîmes, aient préféré le moins profond ? Sans doute ils ont abandonné leur emprunt, mais ils ont payé cet abandon d’une amende de 25 millions que M. Garnier-Pagès a trouvée dans le trésor, et dont, par parenthèse, il ne nous parle point. Si, à la réouverture de la Bourse, le 15 mars, les rentiers, qui depuis vingt jours voyaient le nouveau gouvernement à l’œuvre, n’avaient pas salué sa politique par une baisse de 50 pour 100, dépréciation sans exemple depuis tant d’années, dépréciation impossible à prévoir, jamais l’emprunt n’aurait été abandonné, car il fallait que les prêteurs perdissent plus de 25 millions pour qu’ils eussent intérêt à ne pas tenir leurs engagemens, et, nous l’avons vu, loin de ne pas les tenir avant février, ils demandaient à les escompter.

Enfin, quant aux porteurs des bons du trésor, nous comprenons très bien qu’ils se soient montrés récalcitrans ; mais leur avait-on fait de bien vives instances ? Il serait permis d’en douter. Après avoir proclamé tout haut, le 9 mars, que le service des bons du trésor était assuré, M. Garnier-Pagès, dès le 16, se faisait autoriser à en suspendre le paiement. Ainsi, dans l’intervalle du 9 au 16, en six jours, tous les porteurs de bons avaient été interrogés ; on avait acquis la certitude qu’à aucun prix ils ne consentiraient à renouveler ! Nous voulons bien le croire, mais du moins s’était-on servi du seul argument qui eût quelque vertu ? Les bons échéans en mars avaient-ils tous été payés ? Ce n’était pas difficile, il y en avait pour 19 millions tout au plus, et le ministre disposait de la réserve que vous savez. On nous dit bien qu’on a éteint des bons, on ne dit pas combien on en a payé[10]. La caisse s’ouvrait-elle pour si peu ? Les fonds n’étaient-ils pas réservés à des destinations plus sacrées et plus urgentes ? Rien de mieux, puisqu’on était tout-puissant ! Mais au moins ne vous plaignez pas de n’avoir pu à aucun prix renouveler les bons du trésor, lorsque vous ne vous êtes pas même donné l’apparence de vouloir les rembourser.

On le voit donc, il importe peu si, parmi les ressources que possédait l’ancien gouvernement, quelques-unes sont taries aujourd’hui ; elles n’en existaient pas moins avant le 24 février, et seraient encore ce qu’elles étaient, aussi sûres que fécondes, si elles n’avaient pas changé de mains.

Maintenant que les faits sont éclaircis, et nous appelons sur ces faits toute espèce de contrôle et d’investigation, maintenant que le procès est instruit contradictoirement, nous demandons à tout homme de bonne foi de vouloir bien nous dire si, « au moment où la nation a proclamé la république, une catastrophe était visiblement inévitable[11], » si la France avait besoin que la monarchie disparût pour être « sauvée de la banqueroute. »

Voilà pourtant les paroles qu’on a osé proclamer en plein jour, à la tribune, en face de l’assemblée nationale !

Quel respect de la vérité ! le lecteur en est juge.

Quant à nous, notre tâche n’est qu’à moitié remplie. Nous avons montré sous toutes ses faces la situation du trésor. Vainement nous avons cherché, dans le cercle de l’année courante, un service qui pût être compromis, l’apparence d’un embarras, la possibilité d’une gêne ou d’un retard : nous n’avons rien trouvé. Partout les ressources au-dessus des besoins.

Notre première question est donc résolue : le danger immédiat n’était pas seulement improbable, il était impossible.

Reste à examiner ce qu’annonçait l’avenir.


II. — SITUATION DES BUDGETS.

« Le solde des découverts de 1840 à 1847 se trouvera, lors de la liquidation des comptes, à peu près balancé. »

De qui sont ces paroles ? Du ministre des finances de l’ancien gouvernement ? de quelque député de l’ancienne majorité ? Non : de M. Garnier-Pagès. Nous les trouvons dans le rapport du 8 mai, à l’article Découverts du budget.

Un mois après, le 8 juin, elles étaient confirmées par le successeur de M. Garnier-Pagès. « Les découverts des budgets de 1840 à 1847, dit M. Duclerc dans son projet de budget rectifié, ont été à peu près comblés par l’attribution qui leur a été faite des réserves de l’amortissement successivement accumulées, et l’insuffisance actuelle de 20 millions 961,000 fr.[12] disparaîtra très probablement dans les liquidations qui restent à terminer jusqu’à la clôture de l’exercice 1847. »

Ainsi, l’ancien gouvernement laissait un passé parfaitement liquidé jusqu’au commencement de 1848. Ce fait, qu’on n’admettait qu’avec de grandes réserves et d’une façon presque ironique lors de la discussion de la dernière adresse, le voilà bien et dûment revêtu d’attestations qui ne sont pas suspectes.

Mais, cette concession une fois faite, MM. Garnier-Pagès et Duclerc s’en dédommagent aussitôt en évaluant à leur manière le déficit qu’eût présenté l’exercice 1848, si la monarchie n’eût pas été renversée.

C’est là, on le comprend, un point qui les touche de près. Comme ils ont à confesser sur ce même exercice 1848 un énorme déficit, plus ils grossiront les insuffisances qui ne sont pas du fait de la république, plus ils diminueront en apparence celles qu’il est impossible de ne pas lui attribuer. Aussi M. Garnier-Pagès a-t-il grand soin de dire qu’il résulte « d’un relevé exact des dépenses et d’une exacte évaluation des recettes »

¬¬¬

que pour l’année 1848 le déficit du budget ordinaire devait

être de

73,644,597 fr.[13]
Que les dépenses prévues pour les travaux extraordinaires s’élevaient à 169,461,969
D’où il conclut que le montant réel du déficit à la charge de la précédente administration aurait été de 243,106,566 fr.

Toutefois, il veut bien reconnaître qu’aux « dépenses de l’extraordinaire on devait faire face avec les produits de l’emprunt. » Et en effet, les travaux extraordinaires de 1848, qui s’élevaient, non pas à 169 millions, mais à 150[14], devaient être soldés, savoir : 20 millions sur un restant libre de l’emprunt de 1841, et les 130 autres millions sur l’emprunt de 1847. Les versemens mensuels de ce dernier emprunt fournissaient à peu près cette somme. Pour la parfaire, il y avait tout au plus une dizaine de millions à prélever sur les versemens des compagnies de chemins de fer ou autres rentrées du trésor. En un mot, les travaux extraordinaires avaient leur paiement assuré, et ne pouvaient laisser aucun découvert dans le budget, on est obligé de le reconnaître. Dès-lors, à quoi bon se donner la satisfaction d’énoncer un déficit énorme de 243 millions, pour avouer aussitôt que, quant aux deux tiers au moins de cette somme, le déficit n’existe pas ?

Le service extraordinaire étant mis de côté, reste donc seulement l’insuffisance dont le service ordinaire était, dit-on, menacé.

Si nous voulions abréger ce débat, nous pourrions sans difficulté admettre le chiffre de cette insuffisance, que M. Garnier-Pagès évalue à 73 millions, et que M. Duclerc porte, je ne sais pourquoi, à 3 ou 4 millions de plus. Nous leur dirions : Les réserves de l’amortissement, d’après votre propre aveu, seront libres à partir du 1er janvier 1848, puisque vous reconnaissez que tous les découverts jusques et y compris ceux de 1847 sont définitivement comblés ; or, ces réserves s’élèveront pour 1848 à 84 millions : supposez une insuffisance de 73 ou de 76 millions, peu importe, elle n’en sera pas moins couverte et au-delà ; il y aura même un reliquat disponible. Donc, si la monarchie fût restée debout, les dépenses tant ordinaires qu’extraordinaires du présent exercice auraient été soldées en fin d’année. 1848 n’eût légué aucune charge aux exercices suivans, et l’avenir aussi bien que le présent nous semblerait jusqu’ici à l’abri de tout danger.

Quelle que soit notre envie d’être bref, il faut qu’on nous permette de n’être pas aussi accommodant. Le déficit de 73 millions (je prends le chiffre de M. Garnier-Pagès) repose sur un si étrange artifice, qu’on ne peut se dispenser d’en révéler le secret.

Nous ne contestons pas que l’exercice 1848, héritier d’une partie des fardeaux de 1847, ne dût probablement se clore en déficit. Le ministre des finances de l’ancien gouvernement l’avait lui-même déclaré dès le début de la dernière session. En supposant les circonstances très favorables, peut-être en règlement définitif le déficit aurait-il disparu. Avec des circonstances ordinaires, il eût été insignifiant ; en mettant tout au pis, il n’eût jamais dépassé 48 millions. Nous disons jamais, parce que, pour atteindre cette limite extrême, il fallait admettre trois hypothèses, savoir ; que tous les crédits supplémentaires et extraordinaires dont chaque département ministériel, après examen attentif de ses besoins pour 1848, avait exprimé le désir, seraient jugés nécessaires et admis ; en second lieu, que tous ces crédits seraient totalement consommés, et que, pour la première fois peut-être, il ne serait fait aucune déduction pour les annulations que présente toujours la liquidation de chaque exercice jusqu’à concurrence de 20 à 30 millions ; enfin, que les recettes prévues resteraient stationnaires, et que, par exception, l’augmentation, pour ainsi dire normale, qui chaque année n’était pas moindre de 20 à 25 millions, ne se réaliserait pas. Assurément, c’était là, comme on dit, caver au plus bas, et le ministre des finances, affirmant que ce chiffre de 48 millions était un maximum qui pouvait à peine être atteint, mais qui ne serait certainement pas dépassé, méritait d’autant mieux d’être cru qu’il s’était montré moins optimiste à propos de l’exercice précédent. Il avait supposé que 1847 laisserait un découvert d’environ 36 millions, et qu’il faudrait demander cette somme aux réserves de 1848. Or, il est aujourd’hui reconnu, nous venons de le voir, que 1847 est couvert par ses propres réserves. Le ministre avait été prophète de la bonne façon, c’est-à-dire en supposant le mal plus grand « qu’il n’était : ses prévisions pour 1848 méritaient donc quelque confiance.

Toutefois, si M. Garnier-Pagès, évaluant le déficit probable de 1848, l’eût porté à 48 millions, nous n’aurions pas grand’chose à dire. Sans doute il serait étrange, au moment même où on avoue que le règlement définitif de 1847 produit, selon la loi commune, une réduction d’au moins 22 millions, de ne pas reconnaître que le règlement de 1848 pourra bien amener aussi l’annulation d’au moins quelques centimes ; mais, à cette contradiction près, M. Garnier Pages serait dans son droit. Il dirait : Je prends le chiffre de l’ancien gouvernement ; ce chiffre est un maximum, soit : je voyais en noir, il y a six mois ; je choisis, pour être conséquent, la pire des hypothèses. Mais M. Garnier-Pagès ne se contente pas à si bon marché. 48 millions, ce n’est qu’un médiocre déficit, il lui faut mieux que cela. Il décide, il prononce que le déficit eût été de 73 millions !

Sur quoi se fonde-t-il pour grossir de moitié en sus un chiffre adopté après tant de calculs et de réflexions ? Il suppose que les recettes prévues par le budget auraient subi en cours d’exercice une réduction qu’il fixe de sa propre autorité à 24,379,000 fr. Ainsi, cette loi de progression qu’une expérience constante avait si bien consacrée, qui, en dix-huit années, n’avait subi qu’une seule exception, et pour quelques branches de revenus seulement affectées directement par les calamités de 1847, cette loi, selon M. Garnier-Pagès, aurait tout à coup fait place à une loi nouvelle, à une loi de décroissance ! Même indépendamment de la révolution de février, tout fût-il encore à sa place, les produits indirects de 1848 auraient été inférieurs à ceux de 1847 et de 1846 ! Le revenu des douanes, par exemple, c’est M. Garnier-Pagès qui l’affirme, aurait donné 11 millions de moins qu’en 1846 ! en d’autres termes, une année qui s’ouvrait après la fin de la disette aurait moins consommé et moins produit qu’une année qui en avait vu le commencement !

Pour justifier de telles conjectures, nous cite-t-on quelques, faits ? Les recettes de janvier, celles de février, étaient-elles tombées au-dessous des prévisions ? Pas le moins du monde. Sans avoir encore repris l’ancien mouvement d’ascension, les produits de ces deux mois n’avaient pas rétrogradé. Prévoyait-on, pour les mois suivans, des causes de diminution ? Au contraire ; l’état des arrivages, la situation des entrepôts, le manque de matières premières dans les manufactures, la reprise prochaine de certains grands travaux, tout annonçait qu’en mars, au plus tard en avril, les recettes iraient croissant et excéderaient les prévisions. On cherche donc avec étonnement sur quelle base M. Garnier-Pagès peut appuyer son hypothèse ; mais la surprise redouble quand on le lui entend dire à lui-même. C’est, le croirait-on ? sur les prévisions du dernier gouvernement. Le budget des recettes de 1849, présenté avec un louable excès de sincérité et de prévoyance, comme nous le verrons tout à l’heure, voilà où M. Garnier-Pagès va puiser des argumens pour infirmer rétroactivement les espérances du budget de 1848. Ainsi, pour les douanes, par exemple, il fait ce raisonnement : — l’ancien gouvernement prévoyait pour 4849 un revenu moindre que pour 1848 : — donc il reconnaissait que les prévisions de 1848 étaient exagérées, donc j’ai le droit, d’après son propre exemple, de retrancher, dans le budget de 1848, tout ce qui dépasse les évaluations de 1849.

Nous voudrions ne pas mettre en doute la sincérité de cette argumentation ; mais, franchement, M. Garnier-Pagès peut-il ignorer comment s’établissent les prévisions d’un budget de recettes ? La règle constante n’est-elle pas de prendre pour base les onze premiers mois de l’année pendant laquelle le budget se prépare, plus le dernier mois de l’exercice précédent. Ainsi, les recettes de l’année 1849 avaient dû être établies d’après les produits constatés dans les onze premiers mois de 1847 et pendant le mois de décembre 1846.

Si le ministre était venu dire : Certains revenus ont accidentellement diminué en 1847, pendant que d’autres augmentaient. L’élévation du prix des grains a supprimé tout droit sur les céréales (sauf l’insignifiant droit de balance), la presque totalité des navires marchands a été occupée au transport des grains, et l’arrivage des autres denrées soumises aux droits de douane a été considérablement ralenti. Ce sont là des circonstances tout exceptionnelles : elles ont déjà disparu. Il doit donc être permis, pour cette fois, de s’affranchir de la règle ordinaire : au lieu d’évaluer les recettes de 1849 d’après celles de 1847, reculons d’une année ; prenons pour base 1846, et assimilons ainsi les prévisions de 1849 à celles de 1848, au lieu de les supposer inférieures. Si le ministre avait tenu ce langage, peut-être eût-il été excusable ; mais, à coup sûr, M. Garnier-Pagès et ses amis lui auraient reproché de violer les règles reçues et de vouloir faire illusion au pays. Et parce qu’il s’est assujetti aux prescriptions d’un système prudent, parce qu’au risque de donner à son budget la mauvaise apparence d’être à peine en équilibre, il y a inscrit des recettes évidemment inférieures à celles qui devaient se réaliser, on en concluerait que cette sorte de fiction légale, une fois admise pour 1849, doit devenir une réalité pour 1848 ? Nous comprendrions qu’on se fût autorisé des faits accomplis en janvier et février pour nier la possibilité de toute augmentation de recettes dans les dix autres mois de l’année ; mais conclure du statu quo au mouvement rétrograde, c’est un système d’induction dont jusqu’ici nous ne connaissions pas d’exemples. On voit donc sur quelle base fragile, sur quel artifice[15], nous le répétons, reposent les chiffres imaginés par M. Garnier-Pagès. Nous ne sommes entré dans ces détails que pour montrer à quelles industrieuses subtilités il faut avoir recours, lorsqu’au lieu de confesser franchement la vérité, on s’impose la tâche de sauver avant tout certaines apparences, et lorsqu’on semble n’avoir d’autre but, en administrant les finances de son pays, que d’arranger le passé de manière à faire valoir le présent.

Le déficit de 73 millions une fois expliqué, il ne peut plus en être question. Reste donc seulement le chiffre maximum de 48 millions qui, selon toute apparence, n’aurait pas été atteint et, à coup sûr, pas dépassé. Nous appliquons à ce découvert les réserves de l’amortissement pour 1848, montant à 83 millions 980,000 francs (soit 84 millions), et il reste encore un excédant d’environ 36 millions qui serait venu soulager l’exercice 1849 en couvrant jusqu’à due concurrence les avances faites par la dette flottante aux travaux extraordinaires.

Voilà quelle eût été, en réalité, la situation du budget de 1848. Il se serait réglé, comme on voit, sans la moindre difficulté. Le budget de 1849 se fût présenté dans des conditions encore plus favorables. La seconde moitié de l’emprunt assurait le service des travaux extraordinaires. En supposant que des besoins imprévus se fussent manifestés et eussent encore produit dans le budget ordinaire un certain excédant des dépenses sur les recettes, on avait pour le couvrir le reste disponible des réserves de 1848 ; celles de 1849 s’élevant à plus de 86 millions, ajoutées à celles de 1850, permettaient de solder, sans recourir à d’autres ressources, tous les travaux extraordinaires de ce dernier exercice. Enfin, en 1851, le gouvernement et les chambres se seraient entendus pour choisir entre ces deux systèmes : ou bien retarder un peu l’achèvement des travaux ; n’en exécuter chaque année que pour une somme égale aux réserves de l’amortissement, de 80 à 90 millions, ou bien achever tout en deux années au moyen d’un nouvel emprunt. La masse des travaux à terminer n’eût pas été alors de plus de 4 à 500 millions. Eût-il fallu d’ailleurs 1 milliard, on aurait encore pu l’obtenir sans imposer aucune charge nouvelle au paya. Il suffisait d’emprunter, non pas même à des conditions exceptionnelles, mais à 4 pour 100, comme le 10 novembre, et d’annuler en même temps 40 millions de rentes rachetées. Malgré cette brèche faite aux réserves de l’amortissement, elles se seraient encore composées d’une cinquantaine de millions dont on aurait pu disposer à volonté, tout en laissant fonctionner les 40 millions qui agissent sur le 3 pour 100. Ainsi, même après une si grande œuvre accomplie, après cette féconde distribution d’un capital productif sur tout le sol de la France, on aurait encore conservé les ressources nécessaires pour effectuer, sans péril, certaines améliorations et certains dégrèvemens d’impôts que les populations attendaient avec impatience.

Tel était notre avenir financier sous le gouvernement de juillet : les revenus s’accroissaient chaque année ; les dépenses extraordinaires avaient un terme connu et fixé d’avance, et, grâce aux réserves de l’amortissement, si sagement conservées et accrues depuis quinze ans, on pouvait recourir au crédit sans demander aux contribuables le plus léger sacrifice. Il avait fallu quelque courage, quelque constance pour maintenir chaque année dans les charges ordinaires du budget cette puissance d’amortissement, qui avait fini par atteindre la somme énorme de i 25 millions. Au lieu de se donner le mérite facile et peut-être populaire d’éviter quelques déficits apparens et d’aligner aisément ses budgets en supprimant une partie de cette épargne annuelle, le gouvernement s’était imposé le devoir de la conserver tout entière. Sa récompense, s’il eût duré, eût été d’avoir créé pour la France, non-seulement les élémens d’une immense prospérité, mais des finances aussi bien assises et aussi solides qu’aucune autre nation en ait jamais possédé.

Voilà donc notre seconde question résolue comme la première. L’avenir n’était pas plus menacé que le présent n’était compromis. On peut y regarder d’aussi près qu’on voudra ; plus l’examen sera sérieux et complet, plus les résultats que nous constatons seront infailliblement reconnus. Je ne sais qu’un seul moyen d’admettre qu’avant février nos finances fussent en danger, c’est d’accepter les faits et les chiffres tels que MM. Pages et Goudchaux les présentent.

Toutefois, prenons-y garde, le rapport du 9 mars ne se bornait pas à surprendre en flagrant délit de banqueroute le gouvernement déchu, il affirmait que, pendant ses dix-sept années d’existence, il avait ruiné la France, et qu’en voyant la masse des dettes qu’il avait contractées « l’esprit s’arrêtait déconcerté devant l’énorme disproportion des moyens avec les résultats. »

Nous ne sommes donc pas encore au bout de notre tâche : ce n’est pas assez d’avoir montré, par preuves évidentes, que la situation du trésor et la situation des budgets étaient aussi peu alarmantes il y a six mois qu’elles le sont devenues depuis ; il faut encore avoir le cœur net de ce passé soi-disant ruineux, il faut voir s’il pèse d’un aussi grand poids qu’on nous le donne à croire dans les embarras du jour.

Interrogeons les chiffres, ils nous diront au juste ce que ces dix-sept années nous coûtent ; puis nous mettrons en regard ce qu’elles nous ont produit.


III. — BILAN DU GOUVERNEMENT DE JUILLET.

Jusqu’ici, nous n’avons trouvé aux prises avec le gouvernement déchu qu’une seule catégorie de ses adversaires, savoir, ses héritiers ; au point où nous en sommes maintenant, il lui survient un nouveau groupe de contradicteurs, ceux dont lui-même il avait hérité. Le voilà pris entre deux feux : les uns cherchant à prouver qu’ils lui ont remis les finances dans des conditions admirables ; les autres, qu’ils les ont reçues dans un déplorable état. A la séance du 2 août dernier, à peine M. Goudchaux avait-il prononcé son anathème sur les finances de la monarchie, que M. le marquis de Larochejaquelein l’interrompait par ces mots : «Dites de la monarchie de juillet ; la situation des finances, en 1830, était magnifique. » M. Goudchaux, qui doit avoir la mémoire des chiffres plus exercée que M. de Larochejaquelein, ne répondit ni oui ni non ; mais je n’oserais affirmer qu’il fût bien éloigné de donner en cette circonstance la main à son noble interrupteur, pourvu que la monarchie de juillet payât les frais de ce retour à d’anciennes alliances.

Quant à nous, dans cet examen de faits et de chiffres qui ne peut avoir d’autre mérite qu’une parfaite sincérité, nous ne tendrons la main à personne, pas même à la monarchie de juillet, si, par hasard, elle a ruiné la France. Que chacun réponde de ses œuvres : c’est, encore une fois, tout ce que nous demandons. Reste à savoir qui s’en trouvera mal.

Pour établir quelles sont les dettes dont le pays s’est grevé depuis 1830, le premier point est de bien constater quelles sont celles qu’il avait contractées jusque-là, et qui restaient encore à sa charge.

Voici donc quelle était, au 31 juillet 1830, la situation de la dette publique de la France. Nous comprenons sous ce mot dette publique, (ainsi que l’a fait M. Garnier-Pagès en évaluant, dans le rapport du 9 mars, la dette en 1848,) non-seulement la dette consolidée, mais les emprunts de 1821 et 1822 pour construction de canaux, les capitaux de cautionnement, et enfin la dette flottante.

Quant à la dette consolidée, il va sans dire qu’il ne faut pas y faire figurer ce que l’état se doit et se paie à lui-même, c’est-à-dire les rentes rachetées. Le maintien de ces rentes sur le grand-livre n’est qu’une fiction : en réalité, la dette n’existe plus, puisqu’il dépend du débiteur d’en supprimer le service, s’il lui convient. Nous ne compterons donc, comme M. Garnier-Pagès, dans la dette consolidée que les rentes dues à des tiers, et, par tiers, nous n’entendons pas seulement les simples rentiers, mais tous les établissemens publics propriétaires de rentes, à la seule exception de la caisse d’amortissement, qui, dans ce cas, s’identifie avec l’état.

Or, les inscriptions de rentes de toute nature existant au 31 juillet 1830 s’élevaient à 207,036,208 francs[16].

Nous devons en déduire 41,803,297 appartenant à la caisse d’amortissement.

D’où il suit que les rentes dues à des tiers, c’est-à-dire la véritable dette, s’élevaient à 165,232,901 francs.


Dont le capital nominal était de 3,786,900,918[17].
Quant aux emprunts pour canaux, le capital restant dû au 31 juillet 1830 était de 126,825,000
Les capitaux de cautionnemens s’élevaient à 232,000,000
Et la dette flottante à 273,756,348
Total 4, 419,482,266[18].

(*) Il n’y avait en réalité que 722,035 fr. de rentes 3 0/0 rachetées au 31 juillet 1830 ; mais, comme le gouvernement de juillet a prononcé l’annulation de 4,004,690 fr. sur les 30,000,000 de rentes de l’indemnité des émigrés, nous croyons juste de les considérer comme annulées dès 1830, Lien qu’il fût possible de soutenir que, si le gouvernement de la restauration avait été maintenu, ces 4 millions de rentes seraient peut-être restés au grand-livre.

Ainsi, la dette publique de la France, au 31 juillet 1830, était, en capital, de 4 milliards 419 millions. Sur cette somme, quelle était la part du gouvernement de la restauration, quelle était celle des gouvernemens précédens ?

L’empire, à son avènement, avait trouvé environ 56,300,000 fr. de rentes 5 0/0 inscrites au grand-livre : c’étaient les derniers débris des anciennes dettes antérieures à 1789, et de cette vaste liquidation de la république qui avait englouti tant de milliards.

Pendant la durée de l’empire, de 1810 à 1814, il ne fut inscrit que 6,700,000 fr. de rentes environ. La dette publique ne se composait donc, au 1er avril 1814, que de 63 millions de rentes 5 0/0, représentant un capital de 1 milliard 260 millions.

Ainsi, de 1814 à 1830, le capital de la dette s’était accru de 3 milliards 159 millions.

Mais la justice veut qu’on mette au compte de l’empire d’abord 153 millions de cautionnemens antérieurs à la loi de 1816, 87 millions de découverts antérieurs au 1er avril 1814, et enfin 34 millions de rentes au capital de 680 millions, qui, quoique inscrits sous la restauration, n’avaient d’autre destination que de rembourser les biens des communes vendus en 1813 et de liquider les dépenses de l’arriéré. Voilà donc 920 millions environ dont il faut décharger le compte de la restauration, et qui le réduisent, par conséquent, à 2,239,000,000. Enfin, dans cette somme, il est encore une dette, la plus lourde de toutes et la plus douloureuse, dont la responsabilité peut, au moins en partie, être déclinée par la restauration, et qu’il est équitable de ne lui attribuer que par indivis avec l’empire. Je dis plus, si les désastres de 1815 n’avaient pas pour origine incontestable les folies rétrogrades de 1814, je serais tenté d’en user largement sur ce chapitre avec la restauration ; mais 1814 a été, jusqu’à un certain point, pour les idées monarchiques, ce que viennent d’être pour les idées démocratiques les quatre premiers mois de notre nouvelle république, de ruineuses saturnales : il est donc juste que la restauration supporte aussi sa part des 95 millions de rentes inscrits de 1815 à 1818 pour liquider nos désastres et solder notre rançon. Cette part, on peut difficilement la déterminer en chiffres ; mais, assurément, lorsque l’on considère qu’à la restauration appartiennent en propre, non-seulement les emprunts de 1821 et 1822, les supplémens de cautionnemens versés en 1816 et tous les découverts postérieurs à 1814, mais les rentes créées soit pour le paiement des dettes du roi Louis XVIII, soit pour les dépenses de la guerre d’Espagne et pour les dépenses extraordinaires des exercices 1828 et 1829, plus enfin le milliard des émigrés (que nous réduisons à 860 millions, à cause des annulations faites depuis 1830), il serait impossible, quelque partialité qu’on voulût y mettre, de ne pas reconnaître que, dans les 4,419,000,000 qui composaient la dette publique au 31 juillet 1830, 1,500,000,000 pour le moins étaient exclusivement imputables à la restauration.

Maintenant, quelle était, au moment de sa chute, la situation financière de ce gouvernement ? A la condition de ne donner aucune impulsion au pays, de n’entreprendre aucun grand travail productif, car les canaux de 1821, son unique essai en ce genre, ne furent, comme on sait, qu’un grand avortement, à la condition de n’entretenir qu’imparfaitement nos routes, nos ports, nos arsenaux, et de laisser tomber en ruine nos places fortes et jusqu’à nos églises, le trésor était parvenu à fermer une bonne partie de ses plaies, et son crédit s’en était naturellement affermi. Sans la nécessité de sacrifier ses meilleures ressources à l’avidité d’un parti, le gouvernement de la restauration serait certainement sorti de cette sorte de convalescence prolongée qui l’empêchait de rien entreprendre ; mais, faute d’avoir procuré au pays de nouveaux instrumens de production, faute d’avoir augmenté la richesse générale, ses revenus demeuraient presque stationnaires. Il avait à la fois assez de crédit pour emprunter à de bonnes conditions, et assez peu de revenus pour n’être pas quelquefois embarrassé. C’est ainsi que dans sa dernière année on le vit trouver prêteur pour 80 millions au-dessus du pair, en même temps qu’il anticipait ses coupes de bois, réduit, pour ainsi dire, à couper deux ordinaires à la fois pour se procurer la ressource de 50 millions au lieu de 25.

C’est dans cette situation nullement alarmante, mais encore moins magnifique, que le gouvernement de juillet reçut les finances de la France. La dette dont il prenait l’héritage s’élevait, nous le répétons, à 4 milliards 419 millions !

Maintenant quelle est la dette qu’il laisse à ses successeurs ?

M. Garnier-Pagès, dans son rapport du 9 mars, constate que la dette publique, au 1er janvier 1848, s’élevait à 5 milliards 179 millions. Il comprend dans son calcul les mêmes élémens que nous avons pris pour base au 31 juillet 1830, savoir, la dette consolidée, déduction faite des rentes de la caisse d’amortissement, les emprunts de 1821 et 1822, les capitaux de cautionnemens et la dette flottante. C’est l’addition de toutes ces dettes réunies qui lui donne le chiffre de 5 milliards 179 millions. Ce chiffre, comparé à celui du 31 juillet 4830, fait ressortir une différence de 760 millions. Ainsi la dette publique, selon M. Garnier-Pagès, se serait accrue d’un capital de 760 millions pendant les dix-sept années qui viennent de s’écouler. Cela fût-il vrai, et tout à l’heure nous verrons ce qu’on doit en rabattre, il n’en faudrait pas moins que M. Garnier-Pagès reconnût avec nous, comme une incontestable vérité, que, de tous les gouvernemens qui, depuis soixante ans, ont régné sur la France, le gouvernement de juillet serait encore le moins coûteux. Sa succession nous pèserait moitié moins que celle de la restauration ; l’empire, avec ses deux milliards de charges, nous coûterait trois fois plus cher, et la république elle-même, l’ancienne république, malgré le soin qu’elle a pris de ne consolider que le tiers de ses dettes, nous reviendrait encore à moins bon marché.

Reste à savoir si le gouvernement de juillet a réellement augmenté notre dette d’un capital de 760 millions.

En examinant de près comment M. Garnier-Pagès compose les 5 milliards 179 millions qui, selon lui, constituaient la dette publique au 1er janvier 1848, on ne tarde pas à découvrir quelques erreurs et certains oublis qui proviennent sans doute, comme le fait observer M. Lacave-Laplagne, de l’extrême précipitation avec laquelle le rapport du 9 mars paraît avoir été rédigé.

Ainsi, par exemple, M. Garnier-Pages, probablement sans s’en apercevoir, comprend, dans la dette publique au 1er janvier 1848, la totalité de l’emprunt du 10 novembre, comme si ces 250 millions pouvaient être mis à la charge de l’ancien gouvernement, lui qui ne les a ni dépensés ni même reçus. A la vérité, les adjudicataires de l’emprunt avaient, avant le 24 février, versé 82 millions ; mais ces 82 millions étaient dans le trésor, ils faisaient partie de l’encaisse ; c’est le gouvernement actuel qui en a réglé l’emploi, et c’est uniquement à son compte qu’ils peuvent être portés. Voilà donc, personne ne le contestera, 250 millions qui doivent disparaître du bilan que nous dressons. Au lieu de 670 millions, nous ne sommes plus qu’à 510.

Ce n’est pas tout : l’encaisse du trésor ne se composait pas seulement de ces 82 millions versés à compte sur l’emprunt, et que nous écartons, puisque l’emprunt lui-même doit être laissé de côté : il s’élevait à un total de 190 millions ; restent donc 108 millions qui ne peuvent passer inaperçus. De deux choses l’une : ou supprimez 108 millions sur la dette flottante que cet encaisse était destiné à réduire jusqu’à due concurrence, ou portez les 108 millions au crédit de l’ancien gouvernement. Dans les deux cas, le résultat est le même. Nous voilà donc descendus de 510 millions à 402.

Maintenant, n’est-il pas juste, quand on procède à une liquidation, de tenir compte des créances actives qui restent à recouvrer ? Ne parlons pas, si l’on veut, des créances diplomatiques, des répétitions à exercer sur la Belgique, sur la Grèce ; ne parlons pas non plus des créances litigieuses qui figurent à l’actif du trésor ; mais pouvons-nous passer sous silence les engagemens des compagnies de chemins de fer, par exemple, engagemens qui, la plupart, étaient à court terme, qui avaient pour hypothèque les chemins eux-mêmes et leurs produits, et dont la réalisation était regardée comme complètement assurée ? Nous ne pensons pas qu’on puisse refuser d’admettre ces créances à titre de compensation. Or, elles s’élevaient à 152 millions environ, savoir : 116 millions à termes assez rapprochés, et 36 millions à plus longs termes. Enfin, à ces créances il convient d’ajouter, comme rentrées d’une valeur non moins certaine, les terrains dont le prix devait couvrir la dette flottante de ses avances pour la reconstruction de certains grands édifices, terrains évalués, au minimum, à 7 millions. Voilà donc une somme de 159 millions qui doit encore entrer en déduction des charges imputables au dernier gouvernement. Ces charges ne sont donc plus de 402 millions, elles doivent être réduites à 243.

Enfin, il est une nature de dettes dont il n’a pas été question jusqu’ici, mais qui n’en doit pas moins être appréciée dans ses résultats aux deux époques que nous mettons en parallèle ; nous voulons parler de la dette viagère. On comprend sous ce titre non-seulement les anciennes rentes sur une ou plusieurs têtes, mais les pensions de toute nature, civiles, militaires, ecclésiastiques, en un mot tous les services viagers qui pèsent sur le trésor. La dette viagère, pas plus que la dette consolidée, n’est exigible en capital ; mais, de même que, pour nous conformer à la méthode adoptée par M. Garnier-Pagès et le suivre de plus près dans ses calculs, nous avons évalué la dette consolidée en capital nominal[19], de même il nous est permis de capitaliser fictivement la dette viagère, en adoptant le taux moyen généralement admis, savoir, 10 pour 100. Or, la dette viagère, dans le dernier budget de la restauration, s’élevait à 64,606,400 ; elle n’est plus aujourd’hui que de 53,971,000 : différence : 10,635,000 francs. En capitalisant cette différence à 10 pour 100, c’est encore une centaine de millions qui viennent à la décharge du dernier gouvernement, et nous sommes d’autant plus fondé à lui en tenir compte, que cette diminution de la dette viagère ne provient pas seulement de l’action du temps, elle est due en grande partie à la réserve qu’on s’était imposée depuis quinze ans dans la concession de ce genre de bienfait dont il est si doux de se montrer prodigue et si facile d’abuser.

Ainsi, pour récapituler ce qui précède, en admettant avec M. Garnier-Pagès que la dette publique, y compris l’emprunt non réalisé de 250 millions, s’élevât au 1er janvier 1848 à 5 milliards 179 millions, il faudrait en retrancher d’abord


le montant de l’emprunt tout entier, soit 250,000,000 fr.
La solde de l’encaisse du trésor, déduction faite des sommes provenant de l’emprunt 108,000,000
Les créances actives sur les compagnies de chemins de fer, montant à 159,000,000
Et enfin le capital de 10 millions de rentes viagères dont le gouvernement de juillet a déchargé l’état, soit 100,000,000
Toutes ces déductions réunies donnent 617,000,000 fr.

On se souvient que l’accroissement de la dette publique attribué par M. Garnier-Pagès à l’ancien gouvernement s’élève à 760 millions. Maintenant qu’il faut en retrancher ces 617 millions, que restera-t-il ? 143 millions, pas davantage. Ce chiffre, quand on le rapproche de l’indignation généreuse, des accusations foudroyantes qui remplissent le rapport du 9 mars, ce chiffre doit exciter un certain étonnement. Parturiunt montes. Eh bien ! quelque mince qu’il soit, ce chiffre est encore exagéré.

En voulez-vous la preuve ? Laissez là le rapport du 9 mars et les 5 milliards 179 millions que nous avons jusqu’ici acceptés de confiance. Prenez la peine de chercher dans le compte des finances de 1847 quel était en réalité le montant de la dette publique au 1er janvier 1848, en prenant pour base les mêmes élémens qui nous ont servi tout à l’heure à établir, d’après le compte de 1832, quel était le montant de cette même-dette au 31 juillet 1830. Voici ce que vous trouverez :

Au 1er janvier 1848, les inscriptions de rentes de toute nature s’élevaient à 240,808,965 fr.[20].

Nous devons en déduire les rentes appartenant à la caisse d’amortissement, savoir 65,584,177 fr. En conséquence, les rentes dues à des tiers, la véritable dette, s’élevaient à 175,224,788 fr., dont

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le capital nominal est de 3,954,085,910 fr.
Les emprunts de 1821 à 1822 offraient encore un passif de 95,836,091
Les capitaux de cautionnemens s’élevaient à 235,685,632
Et la dette flottante à 630,792,618
Le dette publique était donc, au 1er janvier 1848, de 4,916,400,251 fr.
Elle s’élevait au 31 juillet à 4,419,482,266
La différence est de 496,917,985 fr.

Mais cette différence s’atténue des mêmes déductions que nous avons admises ci-dessus, sauf une seule toutefois : nous ne devons pas déduire les 250 millions de l’emprunt du 10 novembre, attendu qu’il ne figure pas intégralement dans le compte des finances de 1847. Il n’y est représenté que par 715,119 fr. de rentes inscrites au nom des adjudicataires avant le 1er janvier. Le capital nominal de cette fraction de rente est d’environ 23,800,000.

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Nous porterons donc seulement en déduction 23,800,000 fr.
Plus, comme ci-dessus, le solde de l’encaisse du trésor 108,000,000
Les créances actives, montant à 159,000,000
Le capital des rentes viagères éteintes 100,000,000
Total 390,800,000 fr.

390 millions retranchés de 496, il reste 106 millions. C’est donc encore 37 millions de moins que tout à l’heure. Je n’attache à cette différence qu’une importance très légère, tout en considérant l’un de ces calculs comme beaucoup plus exact que l’autre. Ce qui m’importe davantage, le voici : c’est de constater que, même en forçant les chiffres, en ne consentant à aucune déduction, pas même à la plus incontestable de toutes, celle de l’encaisse du trésor, le maximum de l’accroissement de dette qu’on puisse mettre à la charge du gouvernement déchu n’est encore que de 496 millions, et cette somme, pour peu qu’on admette les compensations que réclame la plus vulgaire justice, va se réduisant tout au plus à une centaine de millions, c’est-à-dire à une charge quinze fois moins lourde que la dette de la restauration, vingt fois moins que celle de l’empire, à une charge qui n’atteint pas même le chiffre d’une seule année de notre amortissement !

Et maintenant, comme équivalent à cet imperceptible accroissement de notre dette, que nous présente ce gouvernement ? L’Algérie conquise et pacifiée.

Tous les services publics dotés d’un supplément de plus de 300 millions.

Les canaux de 1821 et 1822 terminés ; quatre grands canaux nouveaux entrepris et menés presqu’à fin ; toutes les voies de communication multipliées ou rendues plus faciles ; ici des lacunes comblées, là des obstacles aplanis ; des ponts jetés sur toutes les rivières ; la viabilité vicinale améliorée dans toute l’étendue du royaume ; nos ports creusés et agrandis ; des phares nombreux élevés sur nos côtes ; des édifices, dont l’achèvement avait fini par sembler impossible tant ils sortaient péniblement du sol, élevés jusqu’au faîte en peu d’années ; d’autres édifices fondés à neuf et déjà presque terminés ; nos vieux monumens, témoins de notre histoire, secourus avec une largesse à laquelle depuis long-temps ils n’étaient plus accoutumés ; enfin, 2,000 kilomètres de chemins de fer en exploitation, 2,000 kilomèt. de chemins de fer en construction.

Voilà l’œuvre de ces dix-sept années, sans parler de tant d’améliorations, plus ou moins dispendieuses, accordées à la magistrature, au clergé, à l’instruction publique, à tous les besoins moraux et intellectuels du pays.

Et c’est les yeux fixés sur de tels résultats, en présence de la France qui les voit, qui en use, qui en jouit, qu’on a le cœur de nous dire : « L’esprit s’arrête déconcerté devant la disproportion entre la grandeur des moyens et la petitesse des résultats ! »

Si quelque chose, à notre avis, pouvait déconcerter l’esprit, ce serait bien, au contraire, qu’une telle œuvre ait pu s’accomplir sans que les charges du pays se soient aggravées en proportion !

En effet, quel a été le prix de toutes ces conquêtes ? L’Algérie à elle seule a absorbé plus de 1 milliard[21]. Les grands travaux publics ont été soldés jusqu’à concurrence de 1 milliard 464 millions, et cette somme, notez-le bien, ne s’applique qu’aux travaux extraordinaires ; nous laissons en dehors tous ces travaux si nombreux qui, bien que destinés aussi à augmenter le capital de l’état, sont demeurés confondus dans les dépenses du service courant[22]. Ainsi voilà 2 milliards et demi de dépenses extraordinaires effectuées dans ces dix-sept années, 2 milliards et demi qui profitent, pourrait-on le nier ? à la grandeur, à la prospérité de la France, et, en regard de cette somme énorme, de quelles charges nouvelles la France est-elle grevée ? On l’a vu : d’un capital dont l’intérêt s’élève à peine à quelques millions de rente.

D’où vient cette disproportion ? Comment, en liquidant ses comptes, le gouvernement de ces dix-sept années trouve-t-il une telle balance en sa faveur ? C’est qu’il a fait ce qu’aucun autre gouvernement avant lui n’avait même essayé : il a soldé sans cesse sur ses ressources ordinaires les dépenses extraordinaires dont il dotait le pays. Cette guerre lointaine et dispendieuse, entretenue pendant dix-sept ans sur une longueur de deux cents lieues de côtes, c’est sur ses budgets ordinaires qu’il l’a payée ; et si, pour exécuter en partie ses grands travaux publics, il a eu recours au crédit, ce n’est qu’en apparence, pour ainsi dire, car son amortissement allait s’augmentant chaque année, et cet amortissement, c’est encore sur ses recettes ordinaires qu’il était prélevé.

Maintenant vous demanderez peut-être comment il est parvenu à faire grandir ses revenus annuels jusqu’au point qu’ils couvrissent à la fois toutes les dépenses courantes et la plus grande partie de celles que l’avenir habituellement est seul chargé d’acquitter ? Est-ce en imaginant quelques nouveaux impôts ? est-ce en élevant le taux des impôts existans ? Non, il a détruit des impôts, il n’en a pas créé ; il en a diminué, il n’en a pas augmenté. C’est avec les seuls impôts perçus sous la restauration qu’il était parvenu à obtenir annuellement 330 millions de plus qu’avant 1830. Et comment ? D’abord en respectant les droits, en assurant la sécurité de tous, sous les auspices de la politique la plus réellement libérale qui ait peut-être jamais été pratiquée ; puis, en osant semer pour recueillir, en travaillant résolument à élargir toutes les voies de la prospérité publique, en donnant à la force productrice du pays une énergie toute nouvelle.

Ce n’était donc pas une folle imprévoyance, encore moins le besoin de satisfaire à de misérables intérêts de localité (faut-il ramasser en passant cette pitoyable accusation !) ; ce n’était pas une pensée mesquine et égoïste qui le poussait à encourager ou à exécuter lui-même tant de fécondes entreprises sur notre vaste territoire. Non, c’était cette vue si juste, que ce qui manquait à la France pour atteindre au degré de richesse et de puissance qui lui appartient, augmenter le bien-être de tous ses habitans, et accomplir les progrès moraux et matériels qui sont le but suprême des sociétés, c’était un notable accroissement de son capital de production, et qu’on ne pouvait trop se hâter de le lui procurer. Voilà pourquoi nous nous félicitions, en commençant, de l’esprit général qui a présidé depuis dix-sept ans à l’administration de nos finances. C’est qu’on a marché sans témérité, mais avec constance, dans cette voie. Supposez qu’on eût moins entrepris, moins exécuté, en serions-nous plus riches aujourd’hui ? Non, et nous aurions les travaux de moins, c’est-à-dire la seule chance de nous relever plus rapidement dès qu’un peu de confiance pourra tirer parti de ces grands instrumens de richesse que nous a légués le dernier gouvernement. Ainsi ne nous bornons pas à dire que ce gouvernement n’a pas augmenté notre dette ; la vérité, c’est qu’il l’a diminuée. Il l’a diminuée de toute la valeur de ces travaux que nous devons à sa diligence ; il l’a diminuée en faisant agir le meilleur de tous les amortissemens, celui qui, pour enrichir l’état, ne se borne pas au stérile rachat d’une portion limitée de ses charges, mais qui multiplie ses ressources dans une proportion, pour ainsi dire, illimitée, en augmentant les élémens de la prospérité publique.

Il faut donc qu’on le reconnaisse, ce n’est pas un passé ruineux que ce passé dont on hérite ; ce n’est pas là une de ces successions qu’on n’accepte que sous bénéfice d’inventaire. Le sol était préparé, labouré, ensemencé, et bientôt nous aurions vu se décupler tant de précieux germes, si l’ouragan n’était venu tout bouleverser, et les semences, et le sol lui-même ! Il nous est bien permis de le dire, puisque M. le ministre des finances l’a déclaré du haut de la tribune, c’est un malheur pour tout le monde que la monarchie soit tombée si tôt et n’ait pas assez vécu pour mener à fin cette grande œuvre financière, qui, bien qu’interrompue violemment, laisse encore voir par ses débris ce que devait être l’édifice achevé. L’épreuve de cette cruelle année de disette, si merveilleusement supportée, avait donné la mesure de la puissance économique du pays. La sève, un moment refoulée, ne demandait qu’à se répandre. Les symptômes d’une reprise, d’une impulsion nouvelle, étaient aussi nombreux que manifestes. Sans doute, il existait aux approches de la catastrophe une inquiétude vague, une sorte d’instinct prophétique ; mais supposez que le vœu de M. Goudchaux eût été réalisé, une fois ce défilé passé, quel n’eût pas été le retour aux habitudes d’entreprise et d’activité ! Certes, dans ce grand naufrage, mes premiers, mes plus profonds regrets sont pour la liberté, cette liberté que nous possédions, vivante et réelle, au prix de tant d’années d’efforts, et à laquelle désormais nous sommes réduits à rêver comme à un fantôme impossible ; mais, je dois le dire, ce m’est aussi une vraie douleur que d’avoir assisté à la chute de nos finances, d’avoir vu tant de progrès si brusquement interrompus, de ne plus suivre dans sa marche cette grande opération mal comprise de quelques-uns, calomniée par quelques autres, et dont le dénoûment aurait été un si grand bienfait général, une si éclatante justification !

Au lieu de ces accroissemens graduels du revenu public auxquels nous nous plaisions à assister tous les trois mois dans les colonnes du Moniteur, nous avons vu, en un seul jour, ce même revenu rétrograder de dix années ! nous avons vu les dépenses s’accroître plus rapidement encore que diminuer les recettes ! nous avons vu, pour la première fois depuis dix-sept ans (depuis trente, soyons juste), les percepteurs frapper à nos portes en vertu de nouveaux impôts. Nous avons vu l’emprunt, 400 millions d’emprunt ! consacré non plus à ouvrir au pays de nouvelles sources de prospérité, mais à porter le poids de ses charges ordinaires ! Détournons les yeux de ce spectacle ; ce n’est pas pour en étaler les misères que nous avons pris la plume, ce n’est pas non plus pour éveiller de tardifs et stériles regrets : c’est uniquement 1pour rendre hommage à la vérité. Qu’on nous permette seulement d’adresser, en terminant, cette simple réflexion à M. le ministre des finances : S’il n’y avait que les embarras financiers qui renversassent les gouvernemens, la monarchie serait encore debout ; si des finances embarrassées suffisaient pour les détruire, la république courrait des périls dont nous ne supposons pas qu’elle soit menacée.


L. VITET.

  1. Moniteur du 10 mars, p. 580, troisième colonne.
  2. Quelques Observations sur le rapport de M. Garnier-Pagès. Paris, chez Sauret et Fontaine, libraires, passage des Panoramas.
  3. Séance du 26 janvier. — Moniteur du 27, page 203.
  4. Notamment, et pour la dernière fois, dans la séance du 26 janvier 1848. Moniteur du 27, p. 201.
  5. Ces excédans de recette des caisses d’épargne pendant les deux mois qui ont précédé la révolution, symptômes évidens d’un retour de prospérité, ne peuvent heureusement pas être contestés. D’après le compte des finances de 1847, le compte courant des caisses d’épargne était au 1er janvier de 62 millions : or, M. Garnier-Pagès reconnaît qu’il était de 65 millions au 24 février. Donc, dans l’intervalle, les versemens avaient excédé les retraits de 3 millions.
  6. Compte des finances de 1847, page 417.
  7. Rapport de M. Garnier-Pagès du 8 mai.
  8. Même rapport.
  9. Voyez le Moniteur du 10 mai, p. 580, première colonne.
  10. Ce qui semble prouver qu’il faut donner à ce mot éteint un sens équivoque, c’est le chiffre des bons qu’on annonce avoir ainsi amortis. Ce chiffre est 81 millions (rapport du 8 mai). Sans doute on aura remboursé quelques bons dans les premiers jours ; mais en rembourser pour 81 millions avant le 16 mars, c’eût été du luxe. L’échéance de mars n’était que de 18 ou 19 millions. Probablement on veut principalement parler de bons convertis en 5 pour 100 au pair ; mais, s’il en est ainsi, cette conversion n’a rien coûté à l’encaisse du trésor, et le refus de payer les créanciers des caisses d’épargne n’en devient que plus regrettable et plus impossible à justifier.
  11. Rapport du 8 mai.
  12. M. Garnier-Pagès n’évalue cette insuffisance qu’à 18,896,020 fr. (Rapp. du 8 mai.)
  13. Selon M. Duclerc, il aurait été de 76,557,000 fr. (Exposé du budget rectifié, 8 juin.) Il est impossible, comme on voit, de savoir à quoi s’en tenir en matière de chiffres depuis le 24 février.
  14. Voir le Moniteur du 27 janvier 1848, p. 204, première colonne.
  15. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que M. Garnier-Pagès, qui applique à 1848 les diminutions prévues pour 1849 en conséquence des faits accomplis en 1847, se garde bien de faire le même report pour les augmentations, ce qui serait pourtant de toute justice une fois son principe admis ; mais alors il ne trouverait pas son supplément de déficit, et l’effet serait manqué.
  16. Voir le compte des finances de 1832 et la brochure de M. Laplagne, dont l’annexe no 5, page 123, résume d’une manière claire et complète tous les faits relatifs à la situation de la dette publique au 31 juillet 1830.
  17. Voici un tableau qui mettra sous les yeux des lecteurs les résultats ci-dessus, en distinguant chaque espèce de rente : ¬¬¬
    Inscription au 31 juillet 1830 Rachats de la caisse d’amortissement Rentes dues à des tiers Capital nominal
    5 0/0 163,762,368 fr. 37,076,572 fr. 126,685,796 fr. 2,533,715,929 fr.
    4 ½ 0/0 1,027,696 « 1,027,696 22,837,688
    4 0/0 2,436,000 « 2,436,000 60,900,000
    3 0/0 39,810,144 35,083,419 1,169,447,301
    Totaux 207,036,208 fr. 41,803,297 fr. 165,232,911 fr. 3,786,900,918 fr.
  18. M. Laplagne (page 42 de sa brochure) dit qu’au moment de la fondation du gouvernement de juillet, la dette publique était de 4,385,250,000 fr. Bien que la différence soit légère entre ce chiffre et celui que je donne ci-dessus, je tiens à n’être pas en dissentiment sur un fait avec M. Laplagne, sans chercher quelle peut en être la cause. Je crois l’avoir trouvée dans une faute d’impression, sans doute, de son tableau annexe (page 125). En déduisant des 39,810,000 fr. de rentes 3 0/0 inscrites au 1er  janvier 1830, les 722,000 fr. de rentes rachetées avant le 31 juillet, il pose comme reliquat 38,088,000 fr., tandis qu’en réalité c’est 39,088,000 fr. Or, cette différence d’un million de rentes 3 0/0 produit une différence de 333,333,333 fr. du capital nominal. C’est à peu près de cette somme que le chiffre indiqué par M. Laplagne diffère de celui que j’ai donné.
  19. Le capital nominal n’est pas l’expression exacte de la dette consolidée, il en est l’expression exagérée. Vis-à-vis des porteurs de rentes, l’état n’est engagé qu’à servir des intérêts, le capital est une abstraction qui n’entre pas dans le contrat. En fait, le véritable capital de la rente consolidée, c’est le taux moyen du prix des rachats opérés par la caisse d’amortissement dans un temps donné. Ainsi, par exemple, les 175,000,000 fr. de rentes aujourd’hui inscrites ont pour capital nominal 3,900,000,000 fr. Supposez que l’amortissement parvienne à racheter la totalité de ces rentes, en opérant dans les mêmes conditions qui ont présidé depuis trente ans à ses rachats, les 175 millions seront rachetés pour une somme inférieure à 3 milliards. L’état bénéficierait d’un milliard. La manière d’évaluer les rentes adoptée par M. Garnier-Pagès est donc, nous le répétons, l’expression exagérée de ce genre de dette.
  20. Voici le tableau correspondant à celui que nous avons donné page 876.
    Inscription au 1er janvier 1848 Rachats de la caisse d’amortissement Rentes dues à des tiers capital nominal
    5 0/0 146,749,591 fr. 12,540,978 fr. 134,208,613 fr. 2,684,172,260 fr.
    4 1/2 0/0. 1,026,600 131,298 895,302 19,895,600
    4 0/0 26,507,375 16,026,049 10,481,326 262,033,150
    3 0/0 66,525,399 36,885,852 29,639,547 987,984,900
    Totaux 240,808,965 fr. 65,584,177 fr. 175,224,788 fr. 3,954,085,910 fr.
  21. Voir l’annexe n° 2 de la brochure de M. Laplagne. Les dépenses constatées sur les comptes spécialement ouverts à l’Algérie s’élèvent à 810 millions, jusques et y compris seulement 1846 ; mais dans ces comptes ne figurent ni les dépenses de la marine ni toutes celles des ministères de la guerre et des finances, qui se trouvent confondues dans les divers chapitres du service intérieur. M. Laplagne estime avec raison qu’un relevé exact de toutes ces omissions, ajouté aux dépenses de 1847 non encore constatées, ferait monter la dépense totale bien au-delà d’un milliard. Sur cette somme, près de 700 millions ont été supportés par la dernière administration, le cabinet du 29 octobre. Il en est de même des travaux publics ; la charge en a principalement porté sur les sept dernières années, de 1841 à 1848. C’est une remarque qu’il est juste de faire à l’honneur de qui de droit.
  22. Voir à l’annexe n° 4 de la brochure de M. Laplagne le tableau, par ordre d’exercices, de toutes ces dépenses extraordinaires montant à 1,464,000,000 fr. Voir aussi dans le corps de la brochure (page 43 et suivantes) l’énumération de tout ce qui a été fait depuis dix-sept ans avec les ressources ordinaires et extraordinaires confiées aux divers départemens ministériels, et l’appréciation du profit qu’en a retiré le pays.