De la démocratie en Amérique/Édition 1866/Vol 2/Chapitre 10-B

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Michel Lévy (Œuvres complètes, volume 2p. 301-343).
Chapitre X.


position qu’occupe la race noire aux états-unis[1] ; dangers que sa présence fait courir aux blancs


Pourquoi il est plus difficile d’abolir l’esclavage et d’en faire disparaître la trace chez les modernes que chez les anciens. — Aux États-Unis, le préjugé des blancs contre les noirs semble devenir plus fort à mesure qu’on détruit l’esclavage. — Situation des nègres dans les États du Nord et du Sud. — Pourquoi les Américains abolissent l’esclavage. — La servitude, qui abrutit l’esclave, appauvrit le maître. — Différences qu’on remarque entre la rive droite et la rive gauche de l’Ohio. — À quoi il faut les attribuer. — La race noire rétrograde vers le Sud, comme le fait l’esclavage. — Comment ceci s’explique. — Difficultés que rencontrent les États du Sud à abolir l’esclavage. — Dangers de l’avenir. — Préoccupation des esprits. — Fondation d’une colonie noire en Afrique. — Pourquoi les Américains du Sud, en même temps qu’ils se dégoûtent de l’esclavage, accroissent ses rigueurs.


Les Indiens mourront dans l’isolement comme ils ont vécu ; mais la destinée des nègres est en quelque sorte enlacée dans celle des Européens. Les deux races sont liées l’une à l’autre, sans pour cela se confondre ; il leur est aussi difficile de se séparer complètement que de s’unir.

Le plus redoutable de tous les maux qui menacent l’avenir des États-Unis naît de la présence des noirs sur leur sol. Lorsqu’on cherche la cause des embarras présents et des dangers futurs de l’Union, on arrive presque toujours à ce premier fait, de quelque point qu’on parte.

Les hommes ont en général besoin de grands et constants efforts pour créer des maux durables ; mais il est un mal qui pénètre dans le monde furtivement : d’abord on l’aperçoit à peine au milieu des abus ordinaires du pouvoir ; il commence avec un individu dont l’histoire ne conserve pas le nom ; on le dépose comme un germe maudit sur quelque point du sol ; il se nourrit ensuite de lui-même, s’étend sans effort, et croît naturellement avec la société qui l’a reçu : ce mal est l’esclavage.

Le christianisme avait détruit la servitude ; les chrétiens du seizième siècle l’ont rétablie ; ils ne l’ont jamais admise cependant que comme une exception dans leur système social, et ils ont pris soin de la restreindre à une seule des races humaines. Ils ont ainsi fait à l’humanité une blessure moins large, mais infiniment plus difficile à guérir.

Il faut discerner deux choses avec soin : l’esclavage en lui-même et ses suites.

Les maux immédiats produits par l’esclavage étaient à peu près les mêmes chez les anciens qu’ils le sont chez les modernes, mais les suites de ces maux étaient différentes. Chez les anciens, l’esclave appartenait à la même race que son maître, et souvent il lui était supérieur en éducation et en lumières[2]. La liberté seule les séparait ; la liberté étant donnée, ils se confondaient aisément.

Les anciens avaient donc un moyen bien simple de se délivrer de l’esclavage et de ses suites ; ce moyen était l’affranchissement, et dès qu’ils l’ont employé d’une manière générale, ils ont réussi.

Ce n’est pas que, dans l’antiquité, les traces de la servitude ne subsistassent encore quelque temps après que la servitude était détruite.

Il y a un préjugé naturel qui porte l’homme à mépriser celui qui a été son inférieur, longtemps encore après qu’il est devenu son égal ; à l’inégalité réelle que produit la fortune ou la loi, succède toujours une inégalité imaginaire qui a ses racines dans les mœurs ; mais chez les anciens, cet effet secondaire de l’esclavage avait un terme. L’affranchi ressemblait si fort aux hommes d’origine libre, qu’il devenait bientôt impossible de le distinguer au milieu d’eux.

Ce qu’il y avait de plus difficile chez les anciens était de modifier la loi ; chez les modernes, c’est de changer les mœurs, et, pour nous, la difficulté réelle commence où l’antiquité la voyait finir.

Ceci vient de ce que chez les modernes le fait immatériel et fugitif de l’esclavage se combine de la manière la plus funeste avec le fait matériel et permanent de la différence de race. Le souvenir de l’esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l’esclavage.

Il n’y a pas d’Africain qui soit venu librement sur les rivages du nouveau monde ; d’où il suit que tous ceux qui s’y trouvent de nos jours sont esclaves ou affranchis. Ainsi, le nègre, avec l’existence, transmet à tous ses descendants le signe extérieur de son ignominie. La loi peut détruire la servitude ; mais il n’y a que Dieu seul qui puisse en faire disparaître la trace.

L’esclave moderne ne diffère pas seulement du maître par la liberté, mais encore par l’origine. Vous pouvez rendre le nègre libre, mais vous ne sauriez faire qu’il ne soit pas vis-à-vis de l’Européen dans la position d’un étranger.

Ce n’est pas tout encore : cet homme qui est né dans la bassesse ; cet étranger que la servitude a introduit parmi nous, à peine lui reconnaissons-nous les traits généraux de l’humanité. Son visage nous paraît hideux, son intelligence nous semble bornée, ses goûts sont bas ; peu s’en faut que nous ne le prenions pour un être intermédiaire entre la brute et l’homme[3].

Les modernes, après avoir aboli l’esclavage, ont donc encore à détruire trois préjugés bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race, et enfin le préjugé du blanc.

Il nous est fort difficile, à nous qui avons eu le bonheur de naître au milieu d’hommes que la nature avait faits nos semblables et la loi nos égaux ; il nous est fort difficile, dis-je, de comprendre quel espace infranchissable sépare le nègre d’Amérique de l’Européen. Mais nous pouvons en avoir une idée éloignée en raisonnant par analogie.

Nous avons vu jadis parmi nous de grandes inégalités qui n’avaient leurs principes que dans la législation. Quoi de plus fictif qu’une infériorité purement légale ! Quoi de plus contraire à l’instinct de l’homme que des différences permanentes établies entre des gens évidemment semblables ! Ces différences ont cependant subsisté pendant des siècles ; elles subsistent encore en mille endroits ; partout elles ont laissé des traces imaginaires, mais que le temps peut à peine effacer. Si l’inégalité créée seulement par la loi est si difficile à déraciner, comment détruire celle qui semble, en outre, avoir ses fondements immuables dans la nature elle-même ?

Pour moi, quand je considère avec quelle peine les corps aristocratiques, de quelque nature qu’ils soient, arrivent à se fondre dans la masse du peuple, et le soin extrême qu’ils prennent de conserver pendant des siècles les barrières idéales qui les en séparent, je désespère de voir disparaître une aristocratie fondée sur des signes visibles et impérissables.

Ceux qui espèrent que les Européens se confondront un jour avec les nègres me paraissent donc caresser une chimère. Ma raison ne me porte point à le croire, et je ne vois rien qui me l’indique dans les faits.

Jusqu’ici, partout où les blancs ont été les plus puissants, ils ont tenu les nègres dans l’avilissement ou dans l’esclavage. Partout où les nègres ont été les plus forts, ils ont détruit les blancs ; c’est le seul compte qui se soit jamais ouvert entre les deux races.

Si je considère les États-Unis de nos jours, je vois bien que, dans certaine partie du pays, la barrière légale qui sépare les deux races tend à s’abaisser, non celle des mœurs : j’aperçois l’esclavage qui recule ; le préjugé qu’il a fait naître est immobile.

Dans la portion de l’Union où les nègres ne sont plus esclaves, se sont-ils rapprochés des blancs ? Tout homme qui a habité les États-Unis aura remarqué qu’un effet contraire s’était produit.

Le préjugé de race me paraît plus fort dans les États qui ont aboli l’esclavage que dans ceux où l’esclavage existe encore, et nulle part il ne se montre aussi intolérant que dans les États où la servitude a toujours été inconnue.

Il est vrai qu’au nord de l’Union la loi permet aux nègres et aux blancs de contracter des alliances légitimes ; mais l’opinion déclare infâme le blanc qui s’unirait à une négresse, et il serait très difficile de citer l’exemple d’un pareil fait.

Dans presque tous les États où l’esclavage est aboli, on a donné au nègre des droits électoraux ; mais s’il se présente pour voter, il court risque de la vie. Opprimé, il peut se plaindre, mais il ne trouve que des blancs parmi ses juges. La loi cependant lui ouvre le banc des jurés, mais le préjugé l’en repousse. Son fils est exclu de l’école où vient s’instruire le descendant des Européens. Dans les théâtres, il ne saurait, au prix de l’or, acheter le droit de se placer à côté de celui qui fut son maître ; dans les hôpitaux, il gît à part. On permet au noir d’implorer le même Dieu que les blancs, mais non de le prier au même autel. Il a ses prêtres et ses temples. On ne lui ferme point les portes du Ciel : à peine cependant si l’inégalité s’arrête au bord de l’autre monde. Quand le nègre n’est plus, on jette ses os à l’écart, et la différence des conditions se retrouve jusque dans l’égalité de la mort.

Ainsi le nègre est libre, mais il ne peut partager ni les droits, ni les plaisirs, ni les travaux, ni les douleurs, ni même le tombeau de celui dont il a été déclaré l’égal ; il ne saurait se rencontrer nulle part avec lui, ni dans la vie ni dans la mort.

Au Sud, où l’esclavage existe encore, on tient moins soigneusement les nègres à l’écart ; ils partagent quelquefois les travaux des blancs et leurs plaisirs ; on consent jusqu’à un certain point à se mêler avec eux ; la législation est plus dure à leur égard ; les habitudes sont plus tolérantes et plus douces.

Au Sud, le maître ne craint pas d’élever jusqu’à lui son esclave, parce qu’il sait qu’il pourra toujours, s’il le veut, le rejeter dans la poussière. Au Nord, le blanc n’aperçoit plus distinctement la barrière qui doit le séparer d’une race avilie, et il s’éloigne du nègre avec d’autant plus de soin qu’il craint d’arriver un jour à se confondre avec lui.

Chez l’Américain du Sud, la nature, rentrant quelquefois dans ses droits, vient pour un moment rétablir entre les blancs et les noirs l’égalité. Au Nord, l’orgueil fait taire jusqu’à la passion la plus impérieuse de l’homme. L’Américain du Nord consentirait peut-être à faire de la négresse la compagne passagère de ses plaisirs, si les législateurs avaient déclaré qu’elle ne doit pas aspirer à partager sa couche ; mais elle peut devenir son épouse, et il s’éloigne d’elle avec une sorte d’horreur.

C’est ainsi qu’aux États-Unis le préjugé qui repousse les nègres semble croître à proportion que les nègres cessent d’être esclaves, et que l’inégalité se grave dans les mœurs à mesure qu’elle s’efface dans les lois.

Mais si la position relative des deux races qui habitent les États-Unis est telle que je viens de la montrer, pourquoi les Américains ont-ils aboli l’esclavage au nord de l’Union, pourquoi le conservent-ils au midi, et d’où vient qu’ils y aggravent ses rigueurs ?

Il est facile de répondre. Ce n’est pas dans l’intérêt des nègres, mais dans celui des blancs, qu’on détruit l’esclavage aux États-Unis.

Les premiers nègres ont été importés dans la Virginie vers l’année 1621[4]. En Amérique, comme dans tout le reste de la terre, la servitude est donc née au Sud. De là elle a gagné de proche en proche ; mais à mesure que l’esclavage remontait vers le Nord, le nombre des esclaves allait décroissant[5] ; on a toujours vu très peu de nègres dans la Nouvelle-Angleterre.

Les colonies étaient fondées ; un siècle s’était déjà écoulé, et un fait extraordinaire commençait à frapper tous les regards. Les provinces qui ne possédaient pour ainsi dire point d’esclaves croissaient en population, en richesses et en bien-être, plus rapidement que celles qui en avaient.

Dans les premières, cependant, l’habitant était obligé de cultiver lui-même le sol, ou de louer les services d’un autre ; dans les secondes, il trouvait à sa disposition les ouvriers dont il ne rétribuait pas les efforts. Il y avait donc travail et frais d’un côté, loisirs et économie de l’autre : cependant l’avantage restait aux premiers.

Ce résultat paraissait d’autant plus difficile à expliquer que les émigrants, appartenant tous à la même race européenne, avaient les mêmes habitudes, la même civilisation, les mêmes lois, et ne différaient que par des nuances peu sensibles.

Le temps continuait à marcher : quittant les bords de l’océan Atlantique les Anglo-Américains s’enfonçaient tous les jours davantage dans les solitudes de l’Ouest ; ils y rencontraient des terrains et des climats nouveaux ; ils avaient à y vaincre des obstacles de diverse nature ; leurs races se mêlaient, des hommes du Sud montaient au Nord, des hommes du Nord descendaient au Sud. Au milieu de toutes ces causes, le même fait se reproduisait à chaque pas ; et, en général, la colonie où ne se trouvaient point d’esclaves devenait plus peuplée et plus prospère que celle où l’esclavage était en vigueur.

À mesure qu’on avançait, on commençait donc à entrevoir que la servitude, si cruelle à l’esclave, était funeste au maître.

Mais cette vérité reçut sa dernière démonstration lorsqu’on fut parvenu sur les bords de l’Ohio.

Le fleuve que les Indiens avaient nommé par excellence l’Ohio, ou la Belle-Rivière, arrose de ses eaux l’une des plus magnifiques vallées dont l’homme ait jamais fait son séjour. Sur les deux rives de l’Ohio s’étendent des terrains ondulés, où le sol offre chaque jour au laboureur d’inépuisables trésors : sur les deux rives, l’air est également sain et le climat tempéré ; chacune d’elles forme l’extrême frontière d’un vaste État : celui qui suit à gauche les mille sinuosités que décrit l’Ohio dans son cours se nomme le Kentucky ; l’autre a emprunté son nom au fleuve lui-même. Les deux États ne diffèrent que dans un seul point : le Kentucky a admis des esclaves, l’État de l’Ohio les a tous rejetés de son sein[6].

Le voyageur qui, placé au milieu de l’Ohio, se laisse entraîner par le courant jusqu’à l’embouchure du fleuve dans le Mississipi, navigue donc pour ainsi dire entre la liberté et la servitude ; et il n’a qu’à jeter autour de lui ses regards pour juger en un instant laquelle est la plus favorable à l’humanité.

Sur la rive gauche du fleuve, la population est clairsemée ; de temps en temps on aperçoit une troupe d’esclaves parcourant d’un air insouciant des champs à moitié déserts ; la forêt primitive reparaît sans cesse ; on dirait que la société est endormie ; l’homme semble oisif, la nature offre l’image de l’activité et de la vie.

De la rive droite s’élève au contraire une rumeur confuse qui proclame au loin la présence de l’industrie ; de riches moissons couvrent les champs ; d’élégantes demeures annoncent le goût et les soins du laboureur ; de toutes parts l’aisance se révèle ; l’homme paraît riche et content : il travaille[7].

L’État du Kentucky a été fondé en 1775, l’État de l’Ohio ne l’a été que douze ans plus tard : douze ans en Amérique, c’est plus d’un demi-siècle en Europe. Aujourd’hui la population de l’Ohio excède déjà de 250,000 habitants celle du Kentucky[8].

Ces effets divers de l’esclavage et de la liberté se comprennent aisément ; ils suffisent pour expliquer bien des différences qui se rencontrent entre la civilisation antique et celle de nos jours.

Sur la rive gauche de l’Ohio le travail se confond avec l’idée de l’esclavage ; sur la rive droite, avec celle du bien-être et des progrès ; là il est dégradé, ici on l’honore ; sur la rive gauche du fleuve, on ne peut trouver d’ouvriers appartenant à la race blanche, ils craindraient de ressembler à des esclaves ; il faut s’en rapporter aux soins des nègres ; sur la rive droite on chercherait en vain un oisif : le blanc étend à tous les travaux son activité et son intelligence.

Ainsi donc les hommes qui, dans le Kentucky, sont chargés d’exploiter les richesses naturelles du sol n’ont ni zèle ni lumière ; tandis que ceux qui pourraient avoir ces deux choses ne font rien, ou passent dans l’Ohio, afin d’utiliser leur industrie et de pouvoir l’exercer sans honte.

Il est vrai que dans le Kentucky les maîtres font travailler les esclaves sans être obligés de les payer, mais ils tirent peu de fruits de leurs efforts, tandis que l’argent qu’ils donneraient aux ouvriers libres se retrouverait avec usure dans le prix de leurs travaux.

L’ouvrier libre est payé, mais il fait plus vite que l’esclave, et la rapidité de l’exécution est un des grands éléments de l’économie. Le blanc vend ses secours, mais on ne les achète que quand ils sont utiles ; le noir n’a rien à réclamer pour prix de ses services, mais on est obligé de le nourrir en tout temps ; il faut le soutenir dans sa vieillesse comme dans son âge mûr, dans sa stérile enfance comme durant les années fécondes de sa jeunesse, pendant la maladie comme en santé. Ainsi ce n’est qu’en payant qu’on obtient le travail de ces deux hommes : l’ouvrier libre reçoit un salaire ; l’esclave, une éducation, des aliments, des soins, des vêtements ; l’argent que dépense le maître pour l’entretien de l’esclave s’écoule peu à peu et en détail ; on l’aperçoit à peine : le salaire que l’on donne à l’ouvrier se livre d’un seul coup, et il semble n’enrichir que celui qui le reçoit ; mais en réalité l’esclave a plus coûté que l’homme libre, et ses travaux ont été moins productifs[9].

L’influence de l’esclavage s’étend encore plus loin ; elle pénètre jusque dans l’âme même du maître, et imprime une direction particulière à ses idées et à ses goûts.

Sur les deux rives de l’Ohio, la nature a donné à l’homme un caractère entreprenant et énergique ; mais de chaque côté du fleuve il fait de cette qualité commune un emploi différent.

Le Blanc de la rive droite, obligé de vivre par ses propres efforts, a placé dans le bien-être matériel le but principal de son existence ; et comme le pays qu’il habite présente à son industrie d’inépuisables ressources, et offre à son activité des appâts toujours renaissants, son ardeur d’acquérir a dépassé les bornes ordinaires de la cupidité humaine : tourmenté du désir des richesses, on le voit entrer avec audace dans toutes les voies que la fortune lui ouvre ; il devient indifféremment marin, pionnier, manufacturier, cultivateur, supportant avec une égale constance les travaux ou les dangers attachés à ces différentes professions ; il y a quelque chose de merveilleux dans les ressources de son génie, et une sorte d’héroïsme dans son avidité pour le gain.

L’Américain de la rive gauche ne méprise pas seulement le travail, mais toutes les entreprises que le travail fait réussir ; vivant dans une oisive aisance, il a les goûts des hommes oisifs ; l’argent a perdu une partie de sa valeur à ses yeux ; il poursuit moins la fortune que l’agitation et le plaisir, et il porte de ce côté l’énergie que son voisin déploie ailleurs ; il aime passionnément la chasse et la guerre ; il se plaît dans les exercices les plus violents du corps ; l’usage des armes lui est familier, et dès son enfance il a appris à jouer sa vie dans des combats singuliers. L’esclavage n’empêche donc pas seulement les blancs de faire fortune, il les détourne de le vouloir.

Les mêmes causes opérant continuellement depuis deux siècles en sens contraires dans les colonies anglaises de l’Amérique septentrionale, ont fini par mettre une différence prodigieuse entre la capacité commerciale de l’homme du Sud et celle de l’homme du Nord. Aujourd’hui, il n’y a que le Nord qui ait des vaisseaux, des manufactures, des routes de fer et des canaux.

Cette différence se remarque non seulement en comparant le Nord et le Sud, mais en comparant entre eux les habitants du Sud. Presque tous les hommes qui dans les États les plus méridionaux de l’Union se livrent à des entreprises commerciales et cherchent à utiliser l’esclavage sont venus du Nord ; chaque jour, les gens du Nord se répandent dans cette partie du territoire américain où la concurrence est moins à craindre pour eux ; ils y découvrent des ressources que n’y apercevaient point les habitants, et se pliant à un système qu’ils désapprouvent, ils parviennent à en tirer un meilleur parti que ceux qui le soutiennent encore après l’avoir fondé.

Si je voulais pousser plus loin le parallèle, je prouverais aisément que presque toutes les différences qui se remarquent entre le caractère des Américains au Sud et au Nord ont pris naissance dans l’esclavage ; mais ce serait sortir de mon sujet : je cherche en ce moment, non pas quels sont tous les effets de la servitude, mais quels effets elle produit sur la prospérité matérielle de ceux qui l’ont admise.

Cette influence de l’esclavage sur la production des richesses ne pouvait être que très imparfaitement connue de l’Antiquité. La servitude existait alors dans tout l’univers policé, et les peuples qui ne la connaissaient point étaient des barbares.

Aussi le christianisme n’a-t-il détruit l’esclavage qu’en faisant valoir les droits de l’esclave ; de nos jours on peut l’attaquer au nom du maître : sur ce point l’intérêt et la morale sont d’accord.

À mesure que ces vérités se manifestaient aux États-Unis, on voyait l’esclavage reculer peu à peu devant les lumières de l’expérience.

La servitude avait commencé au Sud et s’était ensuite étendue vers le Nord, aujourd’hui elle se retire. La liberté, partie du Nord, descend sans s’arrêter vers le Sud. Parmi les grands États, la Pennsylvanie forme aujourd’hui l’extrême limite de l’esclavage vers le Nord, mais dans ces limites mêmes il est ébranlé ; le Maryland, qui est immédiatement au-dessous de la Pennsylvanie, se prépare chaque jour à s’en passer, et déjà la Virginie, qui suit le Maryland, discute son utilité et ses dangers[10].

Il ne se fait pas un grand changement dans les institutions humaines sans qu’au milieu des causes de ce changement on ne découvre la loi des successions.

Lorsque l’inégalité des partages régnait au Sud, chaque famille était représentée par un homme riche qui ne sentait pas plus le besoin que le goût du travail ; autour de lui vivaient de la même manière, comme autant de plantes parasites, les membres de sa famille que la loi avait exclus de l’héritage commun ; on voyait alors dans toutes les familles du Sud ce qu’on voit encore de nos jours dans les familles nobles de certains pays de l’Europe, où les cadets, sans avoir la même richesse que l’aîné, restent aussi oisifs que lui. Cet effet semblable était produit en Amérique et en Europe par des causes entièrement analogues. Dans le sud des États-Unis, la race entière des blancs formait un corps aristocratique à la tête duquel se tenaient un certain nombre d’individus privilégiés dont la richesse était permanente et les loisirs héréditaires. Ces chefs de la noblesse américaine perpétuaient dans le corps dont ils étaient les représentants les préjugés traditionnels de la race blanche, et maintenaient l’oisiveté en honneur. Dans le sein de cette aristocratie, on pouvait rencontrer des pauvres, mais non des travailleurs ; la misère y paraissait préférable à l’industrie ; les ouvriers nègres et esclaves ne trouvaient donc point de concurrents, et, quelque opinion qu’on pût avoir sur l’utilité de leurs efforts, il fallait bien les employer, puisqu’ils étaient seuls.

Du moment où la loi des successions a été abolie, toutes les fortunes ont commencé à diminuer simultanément, toutes les familles se sont rapprochées par un même mouvement de l’état où le travail devient nécessaire à l’existence ; beaucoup d’entre elles ont entièrement disparu ; toutes ont entrevu le moment où il faudrait que chacun pourvût soi-même à ses besoins. Aujourd’hui on voit encore des riches, mais ils ne forment plus un corps compact et héréditaire ; ils n’ont pu adopter un esprit, y persévérer et le faire pénétrer dans tous les rangs. On a donc commencé à abandonner d’un commun accord le préjugé qui flétrissait le travail ; il y a eu plus de pauvres, et les pauvres ont pu sans rougir s’occuper des moyens de gagner leur vie. Ainsi l’un des effets les plus prochains de l’égalité des partages a été de créer une classe d’ouvriers libres. Du moment où l’ouvrier libre est entré en concurrence avec l’esclave, l’infériorité de ce dernier s’est fait sentir, et l’esclavage a été attaqué dans son principe même, qui est l’intérêt du maître.

À mesure que l’esclavage recule, la race noire le suit dans sa marche rétrograde, et retourne avec lui vers les tropiques, d’où elle est originairement venue.

Ceci peut paraître extraordinaire au premier abord, on va bientôt le concevoir.

En abolissant le principe de servitude, les Américains ne mettent point les esclaves en liberté.

Peut-être comprendrait-on avec peine ce qui va suivre, si je ne citais un exemple ; je choisirai celui de l’État de New York. En 1788, l’État de New York prohibe dans son sein la vente des esclaves. C’était d’une manière détournée en prohiber l’importation. Dès lors le nombre des nègres ne s’accroît plus que suivant l’accroissement naturel de la population noire. Huit ans après, on prend une mesure plus décisive, et l’on déclare qu’à partir du 4 juillet 1799 tous les enfants qui naîtront de parents esclaves seront libres. Toute voie d’accroissement est alors fermée ; il y a encore des esclaves, mais on peut dire que la servitude n’existe plus.

À partir de l’époque où un État du Nord prohibe aussi l’importation des esclaves, on ne retire plus de noirs du Sud pour les transporter dans son sein.

Du moment où un État du Nord défend la vente des nègres, l’esclave ne pouvant plus sortir des mains de celui qui le possède devient une propriété incommode, et on a intérêt à le transporter au Sud.

Le jour où un État du Nord déclare que le fils de l’esclave naîtra libre, ce dernier perd une grande partie de sa valeur vénale ; car sa postérité ne peut plus entrer dans le marché, et on a encore un grand intérêt à le transporter au Sud.

Ainsi la même loi empêche que les esclaves du Sud ne viennent au Nord, et pousse ceux du Nord vers le Sud.

Mais voici une autre cause plus puissante que toutes celles dont je viens de parler.

A mesure que le nombre des esclaves diminue dans un État, le besoin de travailleurs libres s’y fait sentir. À mesure que les travailleurs libres s’emparent de l’industriel, le travail de l’esclave étant moins productif, celui-ci devient une propriété médiocre ou inutile, et on a encore grand intérêt à l’exporter au Sud, où la concurrence n’est pas à craindre.

L’abolition de l’esclavage ne fait donc pas arriver l’esclave à la liberté ; elle le fait seulement changer de maître : du septentrion, il passe au midi.

Quant aux nègres affranchis et à ceux qui naissent après que l’esclavage a été aboli, ils ne quittent point le Nord pour passer au Sud, mais ils se trouvent vis-à-vis des Européens dans une position analogue à celle des indigènes ; ils restent à moitié civilisés et privés de droits au milieu d’une population qui leur est infiniment supérieure en richesses et en lumières ; ils sont en butte à la tyrannie des lois[11] et à l’intolérance des mœurs. Plus malheureux sous un certain rapport que les Indiens, ils ont contre eux les souvenirs de l’esclavage, et ils ne peuvent réclamer la possession d’un seul endroit du sol ; beaucoup succombent à leur misère[12] ; les autres se concentrent dans les villes, où, se chargeant des plus grossiers travaux, ils mènent une existence précaire et misérable.

Quand, d’ailleurs, le nombre des nègres continuerait à croître de la même manière qu’à l’époque où ils ne possédaient pas encore la liberté, le nombre des blancs augmentant avec une double vitesse après l’abolition de l’esclavage, les noirs seraient bientôt comme engloutis au milieu des flots d’une population étrangère.

Un pays cultivé par des esclaves est en général moins peuplé qu’un pays cultivé par des hommes libres ; de plus, l’Amérique est une contrée nouvelle ; au moment donc où un État abolit l’esclavage, il n’est encore qu’à moitié plein, À peine la servitude y est-elle détruite, et le besoin des travailleurs libres s’y fait-il sentir, qu’on voit accourir dans son sein, de toutes les parties du pays, une foule de hardis aventuriers ; ils viennent pour profiter des ressources nouvelles qui vont s’ouvrir à l’industrie. Le sol se divise entre eux ; sur chaque portion s’établit une famille de blancs qui s’en empare. C’est aussi vers les États libres que l’émigration européenne se dirige. Que ferait le pauvre d’Europe qui vient chercher l’aisance et le bonheur dans le nouveau monde, s’il allait habiter un pays où le travail est entaché d’ignominie ?

Ainsi la population blanche croît par son mouvement naturel et en même temps par une immense émigration, tandis que la population noire ne reçoit point d’émigrants et s’affaiblit. Bientôt la proportion qui existait entre les deux races est renversée. Les nègres ne forment plus que de malheureux débris, une petite tribu pauvre et nomade, perdue au milieu d’un peuple immense et maître du sol ; et l’on ne s’aperçoit plus de leur présence que par les injustices et les rigueurs dont ils sont l’objet.

Dans beaucoup d’États de l’Ouest, la race nègre n’a jamais paru ; dans tous les États du Nord elle disparaît. La grande question de l’avenir se resserre donc dans un cercle étroit ; elle devient ainsi moins redoutable, mais non plus facile à résoudre.

À mesure qu’on descend vers le Midi, il est plus difficile d’abolir utilement l’esclavage. Ceci résulte de plusieurs causes matérielles qu’il est nécessaire de développer.

La première est le climat : il est certain qu’à proportion que les Européens s’approchent des tropiques, le travail leur devient plus difficile ; beaucoup d’Américains prétendent même que sous une certaine latitude il finit par leur être mortel, tandis que le nègre s’y soumet sans dangers[13] ; mais je ne pense pas que cette idée, si favorable à la paresse de l’homme du Midi, soit fondée sur l’expérience. Il ne fait pas plus chaud dans le sud de l’Union que dans le sud de l’Espagne et de l’Italie[14]. Pourquoi l’Européen n’y pourrait-il exécuter les mêmes travaux ? Et si l’esclavage a été aboli en Italie et en Espagne sans que les maîtres périssent, pourquoi n’en arriverait-il pas de même dans l’Union ? Je ne crois donc pas que la nature ait interdit, sous peine de mort, aux Européens de la Géorgie ou des Florides de tirer eux-mêmes leur subsistance du sol ; mais ce travail leur serait assurément plus pénible et moins productif[15] qu’aux habitants de la Nouvelle-Angleterre. Le travailleur libre perdant ainsi au Sud une partie de sa supériorité sur l’esclave, il est moins utile d’abolir l’esclavage.

Toutes les plantes de l’Europe croissent dans le nord de l’Union ; le Sud a des produits spéciaux.

On a remarqué que l’esclavage est un moyen dispendieux de cultiver les céréales. Celui qui récolte le blé dans un pays où la servitude est inconnue ne retient habituellement à son service qu’un petit nombre d’ouvriers ; à l’époque de la moisson, et pendant les semailles, il en réunit, il est vrai, beaucoup d’autres ; mais ceux-là n’habitent que momentanément sa demeure.

Pour remplir ses greniers ou ensemencer ses champs, l’agriculteur qui vit dans un État à esclaves est oblige d’entretenir durant toute l’année un grand nombre de serviteurs, qui pendant quelques jours seulement lui sont nécessaires ; car, différents des ouvriers libres, les esclaves ne sauraient attendre, en travaillant pour eux-mêmes, le moment où l’on doit venir louer leur industrie. Il faut les acheter pour s’en servir.

L’esclavage, indépendamment de ses inconvénients généraux, est donc naturellement moins applicable aux pays où les céréales sont cultivées qu’à ceux où on récolte d’autres produits.

La culture du tabac, du coton et surtout de la canne a sucre exige, au contraire, des soins continuels. On peut y employer des femmes et des enfants qu’on ne pourrait point utiliser dans la culture du blé. Ainsi, l’esclavage est naturellement plus approprié au pays d’où l’on tire les produits que je viens de nommer.

Le tabac, le coton, la canne ne croissent qu’au Sud ; ils y forment les sources principales de la richesse du pays. En détruisant l’esclavage, les hommes du Sud se trouveraient dans l’une de ces deux alternatives : ou ils seraient obligés de changer leur système de culture, et alors ils entreraient en concurrence avec les hommes du Nord, plus actifs et plus expérimentés qu’eux ; ou ils cultiveraient les mêmes produits sans esclaves, et alors ils auraient à supporter la concurrence des autres États du Sud qui les auraient conservés.

Ainsi le Sud a des raisons particulières de garder l’esclavage, que n’a point le Nord.

Mais voici un autre motif plus puissant que tous les autres. Le Sud pourrait bien, à la rigueur, abolir la servitude ; mais comment se délivrerait-il des noirs ? Au Nord, on chasse en même temps l’esclavage et les esclaves. Au Sud, on ne peut espérer d’atteindre en même temps ce double résultat.

En prouvant que la servitude était plus naturelle et plus avantageuse au Sud qu’au Nord, j’ai suffisamment indiqué que le nombre des esclaves devait y être beaucoup plus grand. C’est dans le Sud qu’ont été amenés les premiers Africains ; c’est là qu’ils sont toujours arrivés en plus grand nombre. À mesure qu’on s’avance vers le Sud, le préjugé qui maintient l’oisiveté en honneur prend de la puissance. Dans les États qui avoisinent le plus les tropiques, il n’y a pas un blanc qui travaille. Les nègres sont donc naturellement plus nombreux au Sud qu’au Nord. Chaque jour, comme je l’ai dit plus haut, ils le deviennent davantage ; car, à proportion qu’on détruit l’esclavage à une des extrémités de l’Union, les nègres s’accumulent à l’autre. Ainsi, le nombre des noirs augmente au Sud, non seulement par le mouvement naturel de la population, mais encore par l’émigration forcée des nègres du Nord. La race africaine a, pour croître dans cette partie de l’Union, des causes analogues à celles qui font grandir si vite la race européenne au Nord.

Dans l’État du Maine, on compte un nègre sur trois cents habitants ; dans le Massachusetts, un sur cent ; dans l’État de New York, deux sur cent ; en Pennsylvanie, trois ; au Maryland, trente-quatre ; quarante-deux dans la Virginie, et cinquante-cinq enfin dans la Caroline du Sud[16]. Telle était la proportion des noirs par rapport à celle des blancs dans l’année 1830. Mais cette proportion change sans cesse : chaque jour elle devient plus petite au Nord et plus grande au Sud.

Il est évident que dans les États les plus méridionaux de l’Union, on ne saurait abolir l’esclavage comme on l’a fait dans les États du Nord, sans courir de très grands dangers, que ceux-ci n’ont point eu à redouter.

Nous avons vu comment les États du Nord ménageaient la transition entre l’esclavage et la liberté. Ils gardent la génération présente dans les fers et émancipent les races futures ; de cette manière, on n’introduit les nègres que peu à peu dans la société, et tandis qu’on retient dans la servitude l’homme qui pourrait faire un mauvais usage de son indépendance, on affranchit celui qui, avant de devenir maître de lui-même, peut encore apprendre l’art d’être libre.

Il est difficile de faire l’application de cette méthode au Sud. Lorsqu’on déclare qu’à partir de certaine époque le fils du nègre sera libre, on introduit le principe et l’idée de la liberté dans le sein même de la servitude : les noirs que le législateur garde dans l’esclavage, et qui voient leurs fils en sortir, s’étonnent de ce partage inégal que fait entre eux la destinée ; ils s’inquiètent et s’irritent. Dès lors, l’esclavage a perdu à leurs yeux l’espèce de puissance morale que lui donnaient le temps et la coutume ; il en est réduit à n’être plus qu’un abus visible de la force. Le Nord n’avait rien à craindre de ce contraste, parce qu’au Nord les noirs étaient en petit nombre, et les blancs très nombreux. Mais si cette première aurore de la liberté venait à éclairer en même temps deux millions d’hommes, les oppresseurs devraient trembler.

Après avoir affranchi les fils de leurs esclaves, les Européens du Sud seraient bientôt contraints d’étendre à toute la race noire le même bienfait.

Dans le Nord, comme je l’ai dit plus haut, du moment où l’esclavage est aboli, et même du moment où il devient probable que le temps de son abolition approche, il se fait un double mouvement : les esclaves quittent le pays pour être transportés plus au Sud ; les blancs des États du Nord et les émigrants d’Europe affluent à leur place.

Ces deux causes ne peuvent opérer de la même manière dans les derniers États du Sud. D’une part, la masse des esclaves y est trop grande pour qu’on puisse espérer de leur faire quitter le pays ; d’autre part, les Européens et les Anglo-Américains du Nord redoutent de venir habiter une contrée où l’on n’a point encore réhabilité le travail. D’ailleurs, ils regardent avec raison les États où la proportion des nègres surpasse ou égale celle des blancs comme menacés de grands malheurs, et ils s’abstiennent de porter leur industrie de ce côté.

Ainsi, en abolissant l’esclavage, les hommes du Sud ne parviendraient pas, comme leurs frères du Nord, à faire arriver graduellement les nègres à la liberté ; ils ne diminueraient pas sensiblement le nombre des noirs, et ils resteraient seuls pour les contenir. Dans le cours de peu d’années, on verrait donc un grand peuple de nègres libres placé au milieu d’une nation à peu près égale de blancs.

Les mêmes abus de pouvoir, qui maintiennent aujourd’hui l’esclavage, deviendraient alors dans le Sud la source des plus grands dangers qu’auraient à redouter les blancs. Aujourd’hui le descendant des Européens possède seul la terre ; il est maître absolu de l’industrie ; seul il est riche, éclairé, armé. Le noir ne possède aucun de ces avantages ; mais il peut s’en passer, il est esclave. Devenu libre, chargé de veiller lui-même sur son sort, peut-il rester privé de toutes ces choses sans mourir ? Ce qui faisait la force du blanc, quand l’esclavage existait, l’expose donc à mille périls après que l’esclavage est aboli.

Laissant le nègre en servitude, on peut le tenir dans un état voisin de la brute ; libre, on ne peut l’empêcher de s’instruire assez pour apprécier l’étendue de ses maux et en entrevoir le remède. Il y a d’ailleurs un singulier principe de justice relative qu’on trouve très profondément enfoncé dans le cœur humain. Les hommes sont beaucoup plus frappés de l’inégalité qui existe dans l’intérieur d’une même classe que des inégalités qu’on remarque entre les différentes classes. On comprend l’esclavage, mais comment concevoir l’existence de plusieurs millions de citoyens éternellement pliés sous l’infamie et livrés a des misères héréditaires ? Dans le Nord, une population de nègres affranchis éprouve ces maux et ressent ces injustices ; mais elle est faible et réduite ; dans le Sud elle serait nombreuse et forte.

Du moment où l’on admet que les blancs et les nègres émancipés sont placés sur le même sol comme des peuples étrangers l’un à l’autre, on comprendra sans peine qu’il n’y a plus que deux chances dans l’avenir : il faut que les nègres et les blancs se confondent entièrement ou se séparent.

J’ai déjà exprimé plus haut quelle était ma conviction sur le premier moyen[17]. Je ne pense pas que la race blanche et la race noire en viennent nulle part à vivre sur un pied d’égalité.

Mais je crois que la difficulté sera bien plus grande encore aux États-Unis que partout ailleurs. Il arrive qu’un homme se place en dehors des préjugés de religion, de pays, de race, et si cet homme est roi, il peut opérer de surprenantes révolutions dans la société : un peuple tout entier ne saurait se mettre ainsi en quelque sorte au-dessus de lui-même.

Un despote venant à confondre les Américains et leurs anciens esclaves sous le même joug parviendrait peut-être à les mêler : tant que la démocratie américaine restera à la tête des affaires, nul n’osera tenter une pareille entreprise, et l’on peut prévoir que, plus les blancs des États-Unis seront libres, plus ils chercheront à s’isoler[18].

J’ai dit ailleurs que le véritable lien entre l’Européen et l’Indien était le métis ; de même la véritable transition entre le blanc et le nègre, c’est le mulâtre : partout où il se trouve un très grand nombre de mulâtres, la fusion entre les deux races n’est pas impossible.

Il y a des parties de l’Amérique où l’Européen et le nègre se sont tellement croisés qu’il est difficile de rencontrer un homme qui soit tout à fait blanc ou tout à fait noir : arrivées a ce point, on peut réellement dire que les races se sont mêlées ; ou plutôt, à leur place, il en est survenu une troisième qui tient des deux sans être précisément ni l’une ni l’autre.

De tous les Européens, les Anglais sont ceux qui ont le moins mêlé leur sang à celui des nègres. On voit au Sud de l’Union plus de mulâtres qu’au Nord, mais infiniment moins que dans aucune autre colonie européenne ; les mulâtres sont très peu nombreux aux États-Unis ; ils n’ont aucune force par eux-mêmes, et dans les querelles de races, ils font d’ordinaire cause commune avec les blancs. C’est ainsi qu’en Europe on voit souvent les laquais des grands seigneurs trancher du noble avec le peuple.

Cet orgueil d’origine, naturel à l’Anglais, est encore singulièrement accru chez l’Américain par l’orgueil individuel que la liberté démocratique fait naître. L’homme blanc des États-Unis est fier de sa race et fier de lui-même.

D’ailleurs, les blancs et les nègres ne venant pas à se mêler dans le Nord de l’Union, comment se mêleraient-ils dans le Sud ? Peut-on supposer un instant que l’Américain du Sud, placé, comme il le sera toujours, entre l’homme blanc, dans toute sa supériorité physique et morale, et le nègre, puisse jamais songer à se confondre avec ce dernier ? L’Américain du Sud a deux passions énergiques qui le porteront toujours à s’isoler : il craindra de ressembler au nègre son ancien esclave, et de descendre au-dessous du blanc son voisin.

S’il fallait absolument prévoir l’avenir, je dirais que, suivant le cours probable des choses, l’abolition de l’esclavage au Sud fera croître la répugnance que la population blanche y éprouve pour les noirs. Je fonde cette opinion sur ce que j’ai déjà remarqué d’analogue au Nord. J’ai dit que les hommes blancs du Nord s’éloignent des nègres avec d’autant plus de soin que le législateur marque moins la séparation légale qui doit exister entre eux : pourquoi n’en serait-il pas de même au Sud ? Dans le Nord, quand les blancs craignent d’arriver à se confondre avec les noirs, ils redoutent un danger imaginaire. Au Sud, où le danger serait réel, je ne puis croire que la crainte fût moindre.

Si, d’une part, on reconnaît (et le fait n’est pas douteux) que dans l’extrémité sud, les noirs s’accumulent sans cesse et croissent plus vite que les blancs ; si, d’une autre, on concède qu’il est impossible de prévoir l’époque où les noirs et les blancs arriveront à se mêler et à retirer de l’état de société les mêmes avantages, ne doit-on pas en conclure que, dans les États du Sud, les noirs et les blancs finiront tôt ou tard par entrer en lutte ?

Quel sera le résultat final de cette lutte ?

On comprendra sans peine que sur ce point il faut se renfermer dans le vague des conjectures. L’esprit humain parvient avec peine à tracer en quelque sorte un grand cercle autour de l’avenir ; mais en dedans de ce cercle s’agite le hasard qui échappe à tous les efforts. Dans le tableau de l’avenir, le hasard forme toujours comme le point obscur où l’œil de l’intelligence ne saurait pénétrer. Ce qu’on peut dire est ceci : dans les Antilles, c’est la race blanche qui semble destinée à succomber ; sur le continent, la race noire.

Dans les Antilles, les blancs sont isolés au milieu d’une immense population de noirs ; sur le continent, les noirs sont placés entre la mer et un peuple innombrable, qui déjà s’étend au-dessus d’eux comme une masse compacte, depuis les glaces du Canada jusqu’aux frontières de la Virginie, depuis les rivages du Missouri jusqu’aux bords de l’océan Atlantique. Si les blancs de l’Amérique du Nord restent unis, il est difficile de croire que les nègres puissent échapper à la destruction qui les menace ; ils succomberont sous le fer ou la misère. Mais les populations noires accumulées le long du golfe du Mexique ont des chances de salut si la lutte entre les deux races vient à s’établir alors que la confédération américaine sera dissoute. Une fois l’anneau fédéral brisé, les hommes du Sud auraient tort de compter sur un appui durable de la part de leurs frères du Nord. Ceux-ci savent que le danger ne peut jamais les atteindre ; si un devoir positif ne les contraint de marcher au secours du Sud, on peut prévoir que les sympathies de race seront impuissantes.

Quelle que soit, du reste, l’époque de la lutte, les blancs du Sud, fussent-ils abandonnés à eux-mêmes, se présenteront dans la lice avec une immense supériorité de lumières et de moyens ; mais les noirs auront pour eux le nombre et l’énergie du désespoir. Ce sont là de grandes ressources quand on a les armes à la main. Peut-être arrivera-t-il alors à la race blanche du Sud ce qui est arrivé aux Maures d’Espagne. Après avoir occupé le pays pendant des siècles, elle se retirera enfin peu à peu vers la contrée d’où ses aïeux sont autrefois venus, abandonnant aux nègres la possession d’un pays que la Providence semble destiner à ceux-ci, puisqu’ils y vivent sans peine et y travaillent plus facilement que les blancs.

Le danger plus ou moins éloigné, mais inévitable, d’une lutte entre les noirs et les blancs qui peuplent le sud de l’Union, se présente sans cesse comme un rêve pénible à l’imagination des Américains. Les habitants du Nord s’entretiennent chaque jour de ces périls, quoique directement ils n’aient rien à en craindre. Ils cherchent vainement à trouver un moyen de conjurer les malheurs qu’ils prévoient.

Dans les États du Sud, on se tait ; on ne parle point de l’avenir aux étrangers ; on évite de s’en expliquer avec ses amis ; chacun se le cache pour ainsi dire à soi-même. Le silence du Sud a quelque chose de plus effrayant que les craintes bruyantes du Nord.

Cette préoccupation générale des esprits a donné naissance à une entreprise presque ignorée qui peut changer le sort d’une partie de la race humaine.

Redoutant les dangers que je viens de décrire, un certain nombre de citoyens américains se réunirent en société dans le but d’importer à leurs frais sur les côtes de la Guinée les nègres libres qui voudraient échapper à la tyrannie qui pèse sur eux[19].

En 1820, la société dont je parle parvint à fonder en Afrique, par le 7e degré de latitude nord, un établissement auquel elle donna le nom de Liberia. Les dernières nouvelles annonçaient que deux mille cinq cents nègres se trouvaient déjà réunis sur ce point. Transportés dans leur ancienne patrie, les noirs y ont introduit des institutions américaines. Liberia a un système représentatif, des jurés nègres, des magistrats nègres, des prêtres nègres ; on y voit des temples et des journaux, et, par un retour singulier des vicissitudes de ce monde, il est défendu aux blancs de se fixer dans ses murs[20].

Voilà à coup sûr un étrange jeu de la fortune ! Deux siècles se sont écoulés depuis le jour où l’habitant de l’Europe entreprit d’enlever les nègres à leur famille et à leur pays pour les transporter sur les rivages de l’Amérique du Nord. Aujourd’hui on rencontre l’Européen occupé à charrier de nouveau à travers l’océan Atlantique les descendants de ces mêmes nègres, afin de les reporter sur le sol d’où il avait jadis arraché leurs pères. Des barbares ont été puiser les lumières de la civilisation au sein de la servitude et apprendre dans l’esclavage l’art d’être libres.

Jusqu’à nos jours, l’Afrique était fermée aux arts et aux sciences des blancs. Les lumières de l’Europe, importées par des Africains, y pénétreront peut-être. Il y a donc une belle et grande idée dans la fondation de Liberia ; mais cette idée, qui peut devenir si féconde pour l’ancien monde, est stérile pour le nouveau.

En douze ans, la Société de colonisation des Noirs a transporté en Afrique deux mille cinq cents nègres. Pendant le même espace de temps, il en naissait environ sept cent mille dans les États-Unis.

La colonie de Liberia fût-elle en position de recevoir chaque année des milliers de nouveaux habitants, et ceux-ci en état d’y être conduits utilement ; l’Union se mît-elle à la place de la Société et employât-elle annuellement ses trésors[21] et ses vaisseaux à exporter des nègres en Afrique, elle ne pourrait point encore balancer le seul progrès naturel de la population parmi les noirs ; et n’enlevant pas chaque année autant d’hommes qu’il en vient au monde, elle ne parviendrait pas même à suspendre les développements du mal qui grandit chaque jour dans son sein[22].

La race nègre ne quittera plus les rivages du continent américain, où les passions et les vices de l’Europe l’ont fait descendre ; elle ne disparaîtra du nouveau monde qu’en cessant d’exister. Les habitants des États-Unis peuvent éloigner les malheurs qu’ils redoutent, mais ils ne sauraient aujourd’hui en détruire la cause.

Je suis obligé d’avouer que je ne considère pas l’abolition de la servitude comme un moyen de retarder, dans les États du Sud, la lutte des deux races.

Les nègres peuvent rester longtemps esclaves sans se plaindre ; mais entrés au nombre des hommes libres, ils s’indigneront bientôt d’être privés de presque tous les droits de citoyens ; et ne pouvant devenir les égaux des blancs, ils ne tarderont pas à se montrer leurs ennemis.

Au Nord, on avait tout profit à affranchir les esclaves ; on se délivrait ainsi de l’esclavage, sans avoir rien à redouter des nègres libres. Ceux-ci étaient trop peu nombreux pour réclamer jamais leurs droits. Il n’en est pas de même au Sud.

La question de l’esclavage était pour les maîtres, au Nord, une question commerciale et manufacturière ; au Sud, c’est une question de vie ou de mort. Il ne faut donc pas confondre l’esclavage au Nord et au Sud.

Dieu me garde de chercher, comme certains auteurs américains, à justifier le principe de la servitude des nègres ; je dis seulement que tous ceux qui ont admis cet affreux principe autrefois ne sont pas également libres aujourd’hui de s’en départir.

Je confesse que quand je considère l’état du Sud, je ne découvre, pour la race blanche qui habite ces contrées, que deux manières d’agir : affranchir les nègres et les fondre avec elle ; rester isolés d’eux et les tenir le plus longtemps possible dans l’esclavage. Les moyens termes me paraissent aboutir prochainement à la plus horrible de toutes les guerres civiles, et peut-être à la ruine de l’une des deux races.

Les Américains du Sud envisagent la question sous ce point de vue, et ils agissent cri conséquence. Ne voulant pas se fondre avec les nègres, ils ne veulent point les mettre en liberté.

Ce n’est pas que tous les habitants du Sud regardent l’esclavage comme nécessaire à la richesse du maître ; sur ce point, beaucoup d’entre eux sont d’accord avec les hommes du Nord, et admettent volontiers avec ceux-ci que la servitude est un mal ; mais ils pensent qu’il faut conserver ce mal pour vivre.

Les lumières, en s’accroissant au Sud, ont fait apercevoir aux habitants de cette partie du territoire que l’esclavage est nuisible au maître, et ces mêmes lumières leur montrent, plus clairement qu’ils ne l’avaient vu jusqu’alors, la presque impossibilité de le détruire. De là un singulier contraste : l’esclavage s’établit de plus en plus dans les lois, à mesure que son utilité est plus contestée ; et tandis que son principe est graduellement aboli dans le Nord, on tire au Midi, de ce même principe, des conséquences de plus en plus rigoureuses.

La législation des États du Sud relative aux esclaves présente de nos jours une sorte d’atrocité inouïe, et qui seule vient révéler quelque perturbation profonde dans les lois de l’humanité. Il suffit de lire la législation des États du Sud pour juger la position désespérée des deux races qui les habitent.

Ce n’est pas que les Américains de cette partie de l’Union aient précisément accru les rigueurs de la servitude ; ils ont, au contraire, adouci le sort matériel des esclaves. Les Anciens ne connaissaient que les fers et la mort pour maintenir l’esclavage ; les Américains du sud de l’Union ont trouvé des garanties plus intellectuelles pour la durée de leur pouvoir. Ils ont, si je puis m’exprimer ainsi, spiritualisé le despotisme et la violence. Dans l’Antiquité, on cherchait à empêcher l’esclave de briser ses fers ; de nos jours, on a entrepris de lui en ôter le désir.

Les Anciens enchaînaient le corps de l’esclave, mais ils laissaient son esprit libre et lui permettaient de s’éclairer. En cela ils étaient conséquents avec eux-mêmes ; il y avait alors une issue naturelle à la servitude : d’un jour à l’autre l’esclave pouvait devenir libre et égal à son maître.

Les Américains du Sud, qui ne pensent point qu’à aucune époque les nègres puissent se confondre avec eux, ont défendu, sous des peines sévères, de leur apprendre à lire et à écrire. Ne voulant pas les élever à leur niveau, ils les tiennent aussi près que possible de la brute.

De tout temps, l’espérance de la liberté avait été placée au sein de l’esclavage pour en adoucir les rigueurs.

Les Américains du Sud ont compris que l’affranchissement offrait toujours des dangers, quand l’affranchi ne pouvait arriver un jour à s’assimiler au maître. Donner à un homme la liberté et le laisser dans la misère et l’ignominie, qu’est-ce faire, sinon fournir un chef futur à la révolte des esclaves ? On avait d’ailleurs remarqué depuis longtemps que la présence du nègre libre jetait une inquiétude vague au fond de l’âme de ceux qui ne l’étaient pas, et y faisait pénétrer, comme une lueur douteuse, l’idée de leurs droits. Les Américains du Sud ont enlevé aux maîtres, dans la plupart des cas, la faculté d’affranchir[23].

J’ai rencontré au sud de l’Union un vieillard qui jadis avait vécu dans un commerce illégitime avec une de ses négresses. Il en avait eu plusieurs enfants qui, en venant au monde, étaient devenus esclaves de leur père. Plusieurs fois celui-ci avait songé à leur léguer au moins la liberté, mais des années s’étaient écoulées avant qu’il pût lever les obstacles mis à l’affranchissement par le législateur. Pendant ce temps, la vieillesse était venue, et il allait mourir. Il se représentait alors ses fils traînés de marchés en marchés, et passant de l’autorité paternelle sous la verge d’un étranger. Ces horribles images jetaient dans le délire son imagination expirante. Je le vis en proie aux angoisses du désespoir, et je compris alors comment la nature savait se venger des blessures que lui faisaient les lois.

Ces maux sont affreux, sans doute ; mais ne sont-ils pas la conséquence prévue et nécessaire du principe même de la servitude parmi les modernes ?

Du moment où les Européens ont pris leurs esclaves dans le sein d’une race d’hommes différente de la leur, que beaucoup d’entre eux considéraient comme inférieure aux autres races humaines, et à laquelle tous envisagent avec horreur l’idée de s’assimiler jamais, ils ont supposé l’esclavage éternel ; car, entre l’extrême inégalité que crée la servitude et la complète égalité que produit naturellement parmi les hommes l’indépendance, il n’y a point d’état intermédiaire qui soit durable. Les Européens ont senti vaguement cette vérité, mais sans se l’avouer. Toutes les fois qu’il s’est agi des nègres, on les a vus obéir tantôt à leur intérêt ou à leur orgueil, tantôt à leur pitié. Ils ont violé envers le noir tous les droits de l’humanité, et puis ils l’ont instruit de la valeur et de l’inviolabilité de ces droits. Ils ont ouvert leurs rangs à leurs esclaves, et quand ces derniers tentaient d’y pénétrer, ils les ont chasses avec ignominie. Voulant la servitude, ils se sont laissé entraîner, malgré eux ou à leur insu, vers la liberté, sans avoir le courage d’être ni complètement iniques, ni entièrement justes.

S’il est impossible de prévoir une époque où les Américains du Sud mêleront leur sang à celui des nègres, peuvent-ils, sans s’exposer eux-mêmes à périr, permettre que ces derniers arrivent à la liberté ? Et s’ils sont obligés, pour sauver leur propre race, de vouloir les maintenir dans les fers, ne doit-on pas les excuser de prendre les moyens les plus efficaces pour y parvenir ?

Ce qui se passe dans le sud de l’Union me semble tout à la fois la conséquence la plus horrible et la plus naturelle de l’esclavage. Lorsque je vois l’ordre de la nature renversé, quand j’entends l’humanité qui crie et se débat en vain sous les lois, j’avoue que je ne trouve point d’indignation pour flétrir les hommes de nos jours, auteurs de ces outrages ; mais je rassemble toute ma haine contre ceux qui, après plus de mille ans d’égalité, ont introduit de nouveau la servitude dans le monde.

Quels que soient, du reste, les efforts des Américains du Sud pour conserver l’esclavage, ils n’y réussiront pas toujours. L’esclavage, resserré sur un seul point du globe, attaqué par le christianisme comme injuste, par l’économie politique comme funeste ; l’esclavage, au milieu de la liberté démocratique et des lumières de notre âge, n’est point une institution qui puisse durer. Il cessera par le fait de l’esclave ou par celui du maître. Dans les deux cas, il faut s’attendre à de grands malheurs.

Si on refuse la liberté aux nègres du Sud, ils finiront par la saisir violemment eux-mêmes ; si on la leur accorde, ils ne tarderont pas à en abuser.

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    l’auteur se débarrasse des arguments fondés sur le droit naturel et sur la raison, qu’il nomme des principes abstraits et théoriques. Plus j’y songe et plus je pense que la seule différence qui existe entre l’homme civilisé et celui qui ne l’est pas, par rapport à la justice, est celle-ci : l’un conteste à la justice des droits que l’autre se contente de violer.

  1. Avant de traiter cette matière, je dois un avertissement au lecteur. Dans un livre dont j’ai déjà parlé au commencement de cet ouvrage, et qui est sur le point de paraître, M. Gustave de Beaumont, mon compagnon de voyage, a eu pour principal objet de faire connaître en France quelle est la position des nègres au milieu de la population blanche des États-Unis. M. de Beaumont a traité à fond une question que mon sujet m’a seulement permis d’effleurer.

    Son livre, dont les notes contiennent un très grand nombre de documents législatifs et historiques, fort précieux et entièrement inconnus, présente en outre des tableaux dont l’énergie ne saurait être égalée que par la vérité. C’est l’ouvrage de M. de Beaumont que devront lire ceux

    qui voudront comprendre à quels excès de tyrannie sont peu à peu poussés les hommes quand une fois ils ont commencé à sortir de la nature et de l’humanité.
  2. On sait que plusieurs des auteurs les plus célèbres de l’antiquité étaient ou avaient été des esclaves : Ésope et Térence sont de ce nombre. Les esclaves n’étaient pas toujours pris parmi les nations barbares : la guerre mettait des hommes très civilisés dans la servitude.
  3. Pour que les blancs quittassent l’opinion qu’ils ont conçue de l’infériorité intellectuelle et morale de leurs anciens esclaves, il faudrait que les nègres changeassent, et ils ne peuvent changer tant que subsiste cette opinion.
  4. Voyez l’Histoire de la Virginie, par Beverley. Voyez aussi, dans les Mémoires de Jefferson, de curieux détails sur l’introduction des nègres en Virginie et sur le premier acte qui en a prohibé l’importation en 1778.
  5. Le nombre des esclaves était moins grand dans le Nord, mais les avantages résultant de l’esclavage n’y étaient pas plus contestés qu’au Sud. En 1740, la législature de l’État de New York déclare qu’on doit encourager le plus possible l’importation directe des esclaves, et que la contrebande doit être sévèrement punie, comme tendant à décourager le commerçant honnête. (Kent’s Commentaries, vol. II, p. 206.)

    On trouve dans la Collection historique du Massachusetts, vol. IV, p. 193, des recherches curieuses de Belknap sur l’esclavage dans la Nouvelle-Angleterre. Il en résulte que, dès 1630, les nègres furent introduits, mais que dès lors la législation et les mœurs se montrèrent opposées à l’esclavage.

    Voyez également dans cet endroit la manière dont l’opinion publique, ensuite la loi, parvinrent à détruire la servitude.

  6. Non seulement l’Ohio n’admet pas l’esclavage, mais il prohibe l’entrée de son territoire aux nègres libres, et leur défend d’y rien acquérir. Voyez les statuts de l’Ohio.
  7. Ce n’est pas seulement l’homme individu qui est actif dans l’Ohio ; l’État fait lui-même d’immenses entreprises ; l’État d’Ohio a établi entre le lac Érié et l’Ohio un canal au moyen duquel la vallée du Mississipi communique avec la rivière du Nord. Grâce à ce canal, les marchandises d’Europe qui arrivent à New York peuvent descendre par eau jusqu’à La Nouvelle-Orléans, à travers plus de cinq cents lieues de continent.
  8. Chiffre exact d’après le recensement de 1830 :

    Kentucky, 688, 844.
    Ohio, 937 679.

  9. Indépendamment de ces causes, qui, partout où les ouvriers libres abondent, rendent leur travail plus productif et plus économique que celui des esclaves, il en faut signaler une autre qui est particulière aux États-Unis : sur toute la surface de l’Union on n’a encore trouvé le moyen de cultiver avec succès la canne à sucre que sur les bords du Mississipi, près de l’embouchure de ce fleuve, dans le golfe du Mexique. À la Louisiane, la culture de la canne est extrêmement avantageuse : nulle part le laboureur ne retire un aussi grand prix de ses travaux ; et, comme il s’établit toujours un certain rapport entre les frais de production et les produits, le prix des esclaves est fort élevé à la Louisiane. Or, la Louisiane étant du nombre des États confédérés, on peut y transporter des esclaves de toutes les parties de l’Union ; le prix qu’on donne d’un esclave à La Nouvelle-Orléans élève donc le prix des esclaves sur tous les autres marchés. Il en résulte que, dans les pays où la terre rapporte peu, les frais de la culture par les esclaves continuent à être très considérables, ce qui donne un grand avantage à la concurrence des ouvriers libres.
  10. Il y a une raison particulière qui achève de détacher de la cause de l’esclavage les deux derniers États que je viens de nommer.

    L’ancienne richesse de cette partie de l’Union était principalement fondée sur la culture du tabac. Les esclaves sont particulièrement appropriés à cette culture : or, il arrive que depuis bien des années le tabac perd de sa valeur vénale ; cependant la valeur des esclaves reste toujours la même. Ainsi le rapport entre les frais de production et les produits est changé. Les habitants du Maryland et de la Virginie se sentent donc plus disposés qu’ils ne l’étaient il y a trente ans, soit à se passer d’esclaves dans la culture du tabac, soit à abandonner en même temps la culture du tabac et l’esclavage.

  11. Les États où l’esclavage est aboli s’appliquent ordinairement à rendre fâcheux aux nègres libres le séjour de leur territoire ; et comme il s’établit sur ce point une sorte d’émulation entre les différents États, les malheureux nègres ne peuvent que choisir entre des maux.
  12. Il existe une grande différence entre la mortalité des blancs et celle des noirs dans les États où l’esclavage est aboli : de 1820 à 1831, il n’est mort à Philadelphie qu’un blanc sur quarante-deux individus appartenant à la race blanche, tandis qu’il y est mort un nègre sur vingt et un individus appartenant à la race noire. La mortalité n’est pas si grande à beaucoup près parmi les nègres esclaves. (Voyez Emerson’s medical Statistics, p. 28.)
  13. Ceci est vrai dans les endroits où l'on cultive le riz. Les rizières, qui sont malsaines en tous pays, sont particulièrement dangereuses dans ceux que le soleil brûlant des tropiques vient frapper. Les Européens auraient bien de la peine à cultiver la terre dans cette partie du nouveau monde, s'ils voulaient s'obstiner à lui faire produire du riz. Mais ne peut-on pas se passer de rizières ?
  14. Ces États sont plus près de l'équateur que l'Italie et l'Espagne, mais le continent de l'Amérique est infiniment plus froid que celui de l'Europe.
  15. L'Espagne fit jadis transporter dans un district de la Louisiane appelé Attakapas, un certain nombre de paysans des Açores. L’esclavage ne fut point introduit parmi eux ; c’était un essai. Aujourd’hui ces hommes cultivent encore la terre sans esclaves ; mais leur industrie est si languissante, qu’elle fournit à peine à leurs besoins.
  16. On lit dans l’ouvrage américain intitulé Letters on the Colonisation Society, par Carey, 1833, ce qui suit : « Dans la Caroline du Sud, depuis quarante ans, la race noire croît plus vite que celle des blancs. En faisant un ensemble de la population des cinq États du Sud qui ont d’abord eu des esclaves, dit encore M. Carey, le Maryland, la Virginie, la Caroline du Nord, la Caroline du Sud et la Géorgie, on découvre que, de 1790 à 1830, les blancs ont augmenté dans le rapport de 80 par 100 dans ces États, et les noirs dans celui de 112 par 100. »

    Aux États-Unis, en 1830, les hommes appartenant aux deux races étaient distribués de la manière suivante : États où l’esclavage est aboli, 6,565,434 blancs. 120,520 nègres. États où l’esclavage existe encore, 3,960,814 blancs, 2,208,102 nègres.

  17. Cette opinion, du reste, est appuyée sur des autorités bien autrement graves que la mienne. On lit entre autres dans les Mémoires de Jefferson : « Rien n’est plus clairement écrit dans le livre des destinées que l’affranchissement des noirs, et il est tout aussi certain que les deux races également libres ne pourront vivre sous le même gouvernement. La nature, l’habitude et l’opinion ont établi entre elles des barrières insurmontables. » (Voyez Extrait des Mémoires de Jefferson, par M. Conseil.)
  18. Si les Anglais des Antilles s’étaient gouvernés eux-mêmes, on peut compter qu’ils n’eussent pas accordé l’acte d’émancipation que la mère patrie vient d’imposer.
  19. Cette société prit le nom de Société de la Colonisation des noirs.

    Voyez ses rapports annuels, et notamment le quinzième. Voyez aussi la brochure déjà indiquée intitulée : Letters on the Colonisation Society and on its probable results, par M. Carey. Philadelphie, avril 1833.

  20. Cette dernière règle a été tracée par les fondateurs eux-mêmes de l’établissement. Ils ont craint qu’il n’arrivât en Afrique quelque chose d’analogue à ce qui se passe sur les frontières des États-Unis, et que les nègres, comme les Indiens, entrant en contact avec une race plus éclairée que la leur, ne fussent détruits avant de pouvoir se civiliser.
  21. Il se rencontrerait bien d’autres difficultés encore dans une pareille entreprise. Si l’Union, pour transporter les nègres d’Amérique en Afrique, entreprenait d’acheter les noirs à ceux dont ils sont les esclaves, le prix des nègres, croissant en proportion de leur rareté, s’élèverait bientôt à des sommes énormes, et il n’est pas croyable que les États du Nord consentissent à faire une semblable dépense, dont ils ne devraient point recueillir les fruits. Si l’Union s’emparait de force ou acquérait à un bas prix fixé par elle les esclaves du Sud, elle créerait une résistance insurmontable parmi les États situés dans cette partie de l’Union. Des deux côtés on aboutit à l’impossible.
  22. Il y avait en 1830 dans les États-Unis 2,010,327 esclaves, et 319,439 affranchis ; en tout 2,329,766 nègres ; ce qui formait un peu plus du cinquième de la population totale des États-Unis à la même époque.
  23. L'affranchissement n'est point interdit, mais soumis à des formalités qui le rendent difficile.