Des Devoirs d’Un Roi Patriote et Portrait des Ministres de Tous les Temps
Paris, chez Desenne, libraire au Palais-Royal, de chez tous les marchands de nouveautés, 1790.
Ce n’est pas une dédicace que je veux faire ; mon épigraphe s’y oppose : il me suffit de rappeller à notre monarque qu’il occupe le premier trône de l’univers, & qu’il va commencer à régner sur une nation libre, généreuse & invincible. Puissent la vérité & le patriotisme devenir ses premiers ministres !
“I’ neither court, nor dread, the Frown, nor the smile of a King “.
Je ne ressemble point à ces esclaves orientaux qui n’osent regarder leurs souverains en face. Mon but est d’esquisser les devoirs d’un roi patriote, de ces rois surtout qui tiennent leur puissance de leur peuple ; car je n’en connais point qui ne la tiennent que de Dieu.
Il est peu de recherches aussi importantes que celle-ci ; rien n’excite plus la curiosité et l’attention, que de pénétrer les replis des cœurs, mais surtout ceux des princes.
Mon âge, mon goût et beaucoup d’autres raisons m’ont éloigné de la cour ; je ne reconnaîtrais à peine les physionomies de notre famille royale ; mais, ce qui m’occupe le plus, c’est leur caractère et l’influence qu’il doit avoir sur notre nation.
Ce ne sont point les crimes des chefs des nations, des rois et de leurs ministres que je prétend attaquer ; de telles actions blessent autant la postérité que leur propre siècle. Lorsque ces crimes et leurs suites funestes viennent à s’effacer, l’exemple en reste toujours. Tout homme sensé pensera avec moi que, lorsque les annales de l’histoire sont fouillées par telle ou telle administration, le plus grand reproche qu’on ait à faire au ministre de ce temps, c’est d’avoir corrompu la morale de ses concitoyens. Je dis en général la morale, car celui qui abandonne et trahit son pays, ne manque pas d’abandonner et trahir son ami, et celui qui peut fouler aux pieds les lois de la justice et de l’équité dans les assemblées de la nation, se conduira de même coup sûr dans toutes les actions de sa vie. Qu’ils se rappellent donc ces ministres corrupteurs de peuples que les nations ne périssent pas comme les individus, et que le mal qu’ils font laisse toujours de profondes racines.
Pour refondre une nation il faut, pour ainsi dire, lui réinsuffler cet esprit de liberté qui la mette à une hauteur convenable, et la tire de l’état de dépravation dans lequel elle est plongée. La vertu n’est pas placée sur une montagne escarpée d’un dangereux et difficile accès, comme veulent nous le dire et se persuader les gens qui cherchent à s’en passer ; mais, il faut l’avouer cependant, elle est placée sur une éminence où l’on ne peut arriver que graduellement et avec de la persévérance.
Pour opérer donc cette régénération se désirable chez une nation avilie depuis longtemps, il faut quelqu’évènement majeur qui vienne la purifier, comme si elle passait par le feu. De grands malheurs au dehors, une insurrection au-dedans, et d’autres circonstances semblables qui amènent le chaos universel ; c’est de là que l’ordre doit renaître : mais, ce qui doit faire trembler, c’est qu’on y arrive qu’à travers des précipices ; et le plus grand bienfait que la providence puisse offrir à une nation dans une telle conjoncture, c’est un roi patriote, le plus rare des phénomènes dans le monde physique et moral.
En rappelant d’abord les devoirs des rois, je me suis promis de remonter aux premiers principes à cet égard. Les premières notions nous apprennent que l’institution divine et le droit des souverains se réunissent au centre commun du pouvoir absolu, et qu’ils ne peuvent tirer leur origine que d’une vieille alliance entre la puissance civile et la puissance ecclésiastique. On a souvent confondu le caractère de roi avec celui de prêtre, et ils se sont, selon l’occurrence, prêté des secours mutuels. Les rois ont profité de l’ascendant que les prêtres avaient sur les consciences, et ceux-ci ont appris par expérience que, pour conserver leur dignité, leur pouvoir et surtout leur richesse, il fallait supposer un droit divin qu’ils ne manquaient pas de communiquer aux rois leurs collègues ; et par cette double ruse ils couvraient leurs usurpations sur le crédule vulgaire.
Les auteurs de ces belles inventions étaient non seulement considérés pendant leur vie, mais adorés après leur mort. On les regardait comme les dieux de la première classe dü majorum gentium. Ceux qui fondèrent des républiques, créèrent des rois et furent des héros, eurent le titre de dieux de la seconde classe, dü minorum gentium. Toute prééminence fut donnée dans le ciel et sur la terre à proportion du profit que l’on retirait. La majesté fut la première récompense, et la divinité la seconde. On leurrait ainsi les peuples dans ces temps de simplicité et de superstition.
J’ai lu dans un des historiens du bas empire romain, (et je ne conseille à personne de perdre son temps à pareille lecture) que Sapores, fameux roi de Perse, fut couronné dans le ventre de sa mère. Son père l’ayant laissé enceinte, les mages déclarèrent qu’elle accoucherait d’un enfant mâle ; aussitôt on fit apporter tous les attributs de la royauté, on les plaça sur le ventre de sa majesté, et les princes et les satrapes vinrent se prosterner devant l’embryon monarque.
Qu’on ne m’accuse pas de principes anti-monarchiques, et qu’on ne me croit pas l’ennemi de la succession au trône par droit de naissance. Je préfère la monarchie à tous les autres gouvernements, et la monarchie héréditaire à celle qui est élective. Je respecte les rois, leur charge, leurs droits et les personnes. On retrouvera cette profession de foi dans tous les principes que je vais établir, car je pense que le caractère et le gouvernement d’un Roi Patriote ne peuvent avoir d’autre base que lorsque leur charge et leurs droits seront regardés comme divins, et leurs personnes sacrées.
L’être suprême n’a institué ni monarchie, ni aristocratie, ni démocratie, ni gouvernement mixte ; cependant, par les lois générales ; il exige notre obéissance à celles auxquelles nous nous sommes fournis. On peut donc conclure, d’après la saine raison, que la juste autorité appartient aux rois et l’obéissance aux peuples. Il vaut donc mieux, pour les rois eux-mêmes, avoir leur autorité fondée sur des principes incontestables que de leur donner pour base des prétentions chimériques qui n’ont jamais été l’ouvrage que des fous et des fripons. Un droit humain incontestable est constamment préférable à un prétendu droit divin qui ne persuade point.
Mais allons plus loin. Ce droit divin dépend absolument des rois qui en font usage, oui pour gouverner bien, mais un droit divin pour gouverner mal est une absurdité et même un blasphème. Un peuple, un droit de succession, peuvent placer un mauvais prince sur le trône ; mais un bon roi ne tient son droit de gouverner que du roi des rois. La raison en est claire ; Dieu nous a créés pour nous rendre heureux ; le bonheur de la société dépend d’un bon ou d’un mauvais gouvernement : son intention a donc été de nous procurer un bon gouvernement.
Il faut se dire une bonne fois que les œuvres de perfection ne peuvent point s’adapter à notre nature imparfaite, que les vertus stoïques et la politique de Platon ne sont que de frivoles amusements pour les sots : nerba otiosorum senum ad imperitos juvenes.
Pour me résumer, je dirai donc que la monarchie limitée est le meilleur gouvernement ; et je pense aussi que celle qui est héréditaire, est la meilleure des monarchies. Pour la monarchie illimitée, qui n’a d’autre règle que le pouvoir arbitraire, c’est une si grande absurdité, que je regarde cette forme de gouvernement plus convenable à des sauvages qu’à un peuple civilisé.
Il est bien essentiel de définir ce qu’on entend par monarchie limitée, surtout quand on veut fixer ses idées sur tout ce qui constitue l’essence d’un Roi Patriote.
La monarchie me paraîtra toujours préférable à tout autre gouvernement, parce qu’on peut plus facilement et plus utilement la tempérer par l’aristocratie et la démocratie qu’il n’est pas facile de tempérer ces deux-ci par la monarchie. La conséquence en est toute simple, c’est qu’une grande lumière absorbe toujours la plus faible.
Il existe donc deux genres de pouvoirs que nous sommes toujours très disposés à confondre dans la spéculation, parce qu’ils l’ont été très souvent dans la pratique, le pouvoir législatif et le pouvoir monarchique.
Il est démontré que, dans chaque gouvernement, il faut qu’un pouvoir absolu, illimité et incontrôlable, soit placé quelque part ; mais pour constituer la monarchie ou le gouvernement d’un seul, il n’est pas nécessaire que ce pouvoir soit placé dans le monarque seul. Cette forme de gouvernement serait aussi absurde que de vouloir régner sans se soumettre à aucune loi.
L’univers est gouverné par des lois immuables et incompréhensibles. Les faibles mortels ne cessent d’en admirer la rare et immuable harmonie sans pouvoir en pénétrer les ressorts ; on voit qu’il en résulte un tout combiné sur les différentes relations des choses les unes avec les autres, et que le créateur de tous ces systèmes s’est prescrit une règle dont il ne veut pas s’écarter. En ce mot, je suis convaincu, quelque hasardée que paraisse cette expression, que Dieu est un monarque, non pas arbitraire, mais limité par cette sagesse infinie qui constitue son infini pouvoir. Ainsi donc ; si la monarchie suprême s’est soumise elle-même à des lois, à plus forte raison devons-nous les trouver indispensables dans la monarchie humaine. Les rois doivent être soumis à des règles que la sagesse de l’état qu’ils gouvernent a dû leur prescrire, et qui doivent être consenties par le peuple dont ils ne sont pas les créateurs.
La forme essentielle de la monarchie ne doit pas être conservée si elle est attentatoire à la liberté : salus populi suprema lex. Toutes mes idées, en fait de gouvernement, sont impartiales ; je ne suis, en écrivant, ni Whig ni Torg, du moins je cherche à éviter l’excès des deux partis. Je n’habille pas les rois comme autant de Jupiter burlesques, tenant dans leurs mains les destinées de la race humaine, et lançant la foudre sur les rebelles Titans ; je ne veux pas non plus tomber dans l’excès contraire ni les dépouiller si complètement qu’il reste à peine de quoi couvrir leur majesté : je n’ai eu d’autre but que de fixer ce principe ; savoir, qu’il faut limiter le pouvoir de la couronne de manière à assurer la liberté du peuple.
On m’objectera peut-être qu’en voulant restreindre le pouvoir d’un bon prince, on produit en même temps de l’embarras dans son administration, et de là le mécontentement des peuples occasionné par ce défaut de pouvoir nécessaire : pour conserver la tranquillité publique, et procurer la prospérité nationale. Mais ce qui rendrait l’administration défectueuse sous un bon roi, produirait une subversion générale sous un mauvais prince.
Il m’est doux, au milieu de ces réflexions, de jeter un regard de complaisance sur la constitution britannique ; elle est presque élevée à un tel point de perfection, qu’un roi, qui ne serait pas même patriote, pourrait gouverner la Grande Bretagne sans peine, avec sûreté, honneur et dignité, et en même temps avec une force et un pouvoir suffisant ; à plus forte raison quel degré de puissance ne s’empressait-on pas d’accorder à un roi patriote ?
Mais il ne suffit pas de paraître patriote, il faut l’être réellement. Monarques ou sujets, apprenez cette grande vérité fondamentale, que les grandes bases du patriotisme sont les grandes vertus. Ce sont de tels principes qu’il faut graver dans le cœur de l’homme ; et je ne crains pas d’avancer qu’avec ceux-là seuls on peut former un bon roi : il peut avoir un naturel heureux, plein de générosité et sans ambition, mais sans l’exercice de ces vertus, il ne rendra jamais un peuple heureux.
Bien loin de m’étonner qu’il y ait dans le monde si peu de rois capables de gouverner, je suis encore surpris qu’il y en ait autant. Que peut-on attendre de ces êtres dont le berceau est assiégé par le mensonge, la bassesse et la flatterie, triste apanage des palais, que les courtisans sont intéressés à perpétuer ; aussi leur occupation journalière est-elle de chercher à persuader à ces princes qu’ils sont une espèce distincte et supérieure au commun des hommes.
Louis XVI est une preuve frappante de ce que je viens d’avancer. Il reçut cette mauvaise éducation qui prépare les rois à devenir des tyrans sans qu’ils s’en doutent. Le degré d’oppression sous laquelle il fit gémir son peuple pendant tout le court règne, pu provenir en partie de son caractère altier, mais son éducation y entra pour beaucoup. On l’avait accoutumé à regarder son royaume comme le patrimoine de ses ancêtres ; lorsqu’on osait lui parler de misère du peuple, si par hasard on se servait de ce mot l’état, le prince en était choqué, s’en plaignait, et recommandait qu’on employât une autre expression. Doit-on être surpris de voir les souverains tomber dans une erreur qui prend sa source dans la plus grande imperfection de la nature humaine, c'est-à-dire, au milieu de notre orgueil et de notre vanité ; enfants illégitimes de l’amour-propre, mais toujours ses enfants, et souvent trop chéris, puisqu’ils finissent par gouverner toute la famille.
C’est ainsi que les plus grands philosophes ont enseigné, dans leurs écoles, que le monde avait été créé pour l’homme, la terre pour être habitée par lui, et tous les corps lumineux qui l’environnent pour en être admirés. Les rois ne font-ils pas de même quand ils s’imaginent être les causes finales pour lesquelles les sociétés ont été formées et les gouvernements institués ?
Que de réformes à faire dans l’éducation des princes ! Le choix de ceux qui les approchent est de la plus grande importance : ils ne devraient jamais perdre de vue que le maître qu’ils servent doit être le chef de la nation, et qu’ils s’engagent à lui être attachés comme sujets et comme citoyens.
Lorsqu’un roi patriote est uni avec con peuple ; on voit bientôt les projets des méchants renversés, la vertu triompher partout, et le vice se tenir à l’écart. Quand même un bon prince serait exposé à souffrir avec son peuple, il doit supporter les événements comme sujet, avant de les maîtriser comme roi. Il doit se former à cette école, qui a produit les plus grands et les meilleurs monarques ; l’école du malheur.
Le premier soin d’un roi patriote, en arrivant au trône , c’est de raffermir cette libre constitution qui aurait pu être souillée par les administrations précédentes ; on regardera ces idées comme les rêveries d’un homme qui n’est pas au courant des affaires, et qui a perdu de vue ce monde politique. Voila, dira-t-on, le vrai moyen de réveiller l’esprit d’insurrection ; c’est rejeter le seul expédient pour gouverner une monarchie limitée avec succès, c’est travailler à restreindre son pouvoir au lieu de l’étendre, replâtrer une vieille constitution au lieu d’en former une nouvelle ; en un mot, c’est refuser d’être un monarque absolu, quand toutes les circonstances sont favorables.
On traitera tout ceci de paradoxe, et je dois m’y attendre, dans un siècle aussi frivole et aussi corrompu que le nôtre, dans un siècle où tant de gens trahissent la cause de la liberté, et agissent non seulement sans aucuns égards, mais dans des vues directement opposées à l’intérêt de la patrie ; non par surprise, ni par faiblesse, ni par séduction, mais par un choix réfléchi et par un constant attachement aux principes corrompus qu’ils ne cessent d’avouer et de propager ; dans un siècle où le service de la patrie est toujours sacrifié à l’intérêt personnel u à celui d’une faction effrénée ; dans un siècle enfin où la vérité est regardée comme une illusion, et où la cause de la liberté est traitée de sédition.
Mais il y a longtemps que j’ai bravé la censure ou le ridicule des hommes pervers ; leurs faux talents ne méritent que mon mépris, et leur immoralité mon indignation.
Discutons donc froidement à la barre de la raison et de l’expérience, jugeons si ces paradoxes ne sont pas des propositions qui entraînement avec elles l’évidence, et si ces rêveries ne sont pas de grandes vérités confirmées par l’expérience de tous les siècles et de tous les pays.
Machiavel est un auteur d’un grand poids pour ceux qui veulent me combattre. Il propose aux princes l’augmentation de leur pouvoir, l’agrandissement de leurs domaines, et la soumission de leurs peuples comme devant êtres les seuls objets de leur ambition. Il recommande d’employer tous les moyens qui tendent à ce but, sans avoir égard à la moralité ou à l’immoralité des actions, l’affectation de la vertu est même, à son sens, chose très utile aux princes : en cela il appuie mon système. La seule différence qui se trouve entre Machiavel et moi, c’est que je veux la vertu réelle, et qu’il n’en exige que l’apparence.
De toutes les réflexions précédentes il faut conclure que les hommes n’ayant formé des sociétés que parce qu’ils ne peuvent pas vivre sans elles, ni dans un état d’individualité, et qu’ayant ensuite établi des gouvernements, parce que les sociétés ne peuvent se maintenir sans eux, ni subsister dans un état d’anarchie, le principal but de tous les gouvernements, doit être le bien du peuple qui les a créés pour son bonheur, et qui n’auraient pas existé sans leur consentement. Dans l’origine des sociétés, les hommes ont cédé une partie de leur liberté pour conserver l’autre. Mais, m’objectera-t-on, tout gouvernement est incompatible avec la pleine jouissance de la liberté ? Non, assurément ; car, comme la liberté populaire tend toujours à la licence, ainsi que toute domination tend à la tyrannie, il a fallu que le bon gouvernement et la liberté légale se prêtassent des forces mutuelles.
Je ne parlerai point de ces peuples, s’il y en a eu, qui ont été assez stupides pour former un contrat avec la tyrannie, ni de ceux à qui la tyrannie a enlevé tous leurs droits par violence ou par adresse. Je ne prononcerai par sur les droits de pareils souverains, ni sur les devoirs de pareils sujets. Il en est des gouvernements comme des climats, il faut que les hommes se contentent de leur lot, qu’ils en supportent les avantages et les inconvénients ; et qu’ils souffrent ce qu’ils ne peuvent empêcher. Je ne m’occuperai ici que des peuples qui ont été assez sages et assez heureux pour établir et conserver une constitution libre, comme l’ont fait les habitants de l’Angleterre : c’est à ceux-là que je dirai que leurs rois ont pris l’engagement solennel, sous les auspices de tous ce que les lois divines et humaines ont de plus sacré, de défendre et de maintenir la liberté.
Le salus populi doit être la principale fin de tout gouvernement. C’est dans cette vue que les chefs de nations ont été nommés. Tout leur pouvoir repose sur cette première loi dictée par la nature et par la raison : or, comme le plus grand bien du peuple est la liberté, tout doit tendre vers ce but important. La liberté (**) est au corps collectif comme la santé au corps individuel. L’homme ne jouit d’aucuns biens sans la santé ; point de bonheur pour l’être social sans la liberté.
Les rois dont on a égaré le jugement, endurci le cœur, et empoisonné les principes de morale et de vertu, lorsqu’ils se trouvent enflammés par leurs passions, ne sont que trop disposés à confondre leurs droits. Ils croient que le roi et le peuple doivent être toujours dans un état de rivalité continuelle ; qu’ils ont tous deux des intérêts et des vues différentes ; que les droits et les privilèges du peuple sont autant de dépouilles des droits et des prérogatives de la couronne, et que les règles établies pour le bien de tous sont autant de diminutions de leurs dignité et d’usurpations de leur pouvoir.
Mais un Roi Patriote aura des principes bien différents ; il regardera la constitution comme une loi composée de deux tables ; l’une contenant ses droits, et l’autre ceux de son peuple. Il n’y verra qu’une seule distinction, c'est-à-dire, qu’il se regardera comme le dépositaire choisi par ceux qui ont la propriété. Il jugera que son droit n’est établi que par la constitution, tandis que celui de son peuple prend son origine dans la loi naturelle.
J’ai insisté sur les principes généraux du gouvernement monarchique, parce que je les regarde comme le germe du patriotisme. Ces semences doivent être placées de bonne heure dans le cœur des princes, afin de surmonter ces plantes parasites que l’on y rencontre si souvent, et qui finissent par étouffer les vertus royales. Un souverain qui méconnaît les vrais principes se trompera toujours sur l’art de régner.
On trouve dans les ouvrages de milord Bacon une réflexion philosophique qu’il est important de ne pas perdre de vue : le plus sûr moyen, dit-il, et le plus noble de fixer les agitations continuelles de l’esprit humain, qui tantôt voudrait se porter vers un état de perfection, tantôt se laisser entraîner vers la dépravation, est celui-ci ; choisir de bonne heure un objet de vertu proportionné aux moyens que nous avons d’y arriver, et à la place que la Providence nous a assigné ; y déterminer et y fixer notre esprit de manière que nous en fassions notre tâche principale, et que toute notre vie soit employée à atteindre à ce but. En cela nous imiterons les grandes opérations de la nature, et non les faibles et lentes imperfections de l’art. Il ne faut pas travailler au caractère moral comme un sculpteur travaille dans son atelier ; celui-ci retouche tantôt la figure, tantôt une partie et tantôt une autre : prenons la nature pour modèle, observons-la dans la formation d’une fleur, d’un animal ou de quelques autres de ses productions : rudimenta partium omnium simul parit et producit.
L’être végétal ou animal est dès la naissance ce qu’il sera toujours, il ne fait que prendre de l’accroissement. C’est ainsi qu’un Roi Patriote doit s’annoncer en montant sur le trône. Il doit diriger toute sa conduite sur ces principes généraux. A son aspect tous les projets de corruption cessent, l’esprit de la constitution se révifie, et remonte à sa primitive intégrité ; les vrais barrières contre le pouvoir arbitraire sont posées ; toutes les ruses et tous les déguisements de la tyrannie disparaissent. La dépravation des mœurs précipitait l’état vers la ruine, une heureuse réforme rétablit le tout.
On s’éloigne si facilement de la vertu ! On trouve, il faut en convenir, dans le système politique ; un esprit malin, tentateur continuel ; le monarque vertueux ne manquera pas de moyens pour l’exorciser et en délivrer ses sujets. Un Roi Patriote est le plus puissant de tous les réformateurs ; c’est un bienfait si rare dans tous les empires, que sa présence seule répand l’amour et l’admiration dans tous les cœurs, la terreur et la confusion dans toutes les âmes coupables, et la soumission et la résignation dans toutes les volontés. A son avènement il semble créer un nouveau peuple ; il fait subir à sa nation ces métamorphoses innombrables qui avait toujours été le domaine des poètes ; et dans la régénération de tous les sentiments, chaque individu se croit un nouvel être.
Mais n’exigeons pas des miracles ; tous les ouvrages des hommes sont fragiles et périssables ; l’existence immuable appartient seule à l’être suprême. Le meilleur gouvernement est comme le corps individuel le mieux constitué ; il porte en lui un principe ineffaçable de destruction. Chaque moment de sa vie est un pas vers sa fin. Tout ce qu’on peut faire pour en prolonger la durée, c’est de le ramener sans cesse aux bons principes ; lorsque les occasions s’en présentent fréquemment, de tels gouvernements jouissent d’une prospérité durable : sinon ces corps politiques tombent dans la langueur et périssent bientôt.
Un Roi Patriote doit se conduire comme un pilote expérimenté, réparer pendant le calme les dégâts qu’a pu occasionner la tempête, et se préparer sans cesse à une nouvelle tourmente. Il doit joindre le précepte à l’exemple, et se bien persuader que, parmi les bienfaits qu’il cherche à répandre sur ses peuples, il ne peut pas leur assurer une succession de rois comme lui. Il n’en est pas du manteau royal comme de celui d’Elie ; il n’a pas la vertu de transmettre l’esprit de patriotisme, comme ce dernier don de prophétie. Tout ce que bon prince peut faire pendant le cours de son règne, c’est d’affermir les bases d’un bon gouvernement, et en régénérer l’esprit ; ses peuples feront le reste ; s’ils s’y refusent, le blâme retombera sur eux. A tout événement, il les aura fait jouir des douceurs de la liberté, et ils seront plus en état de la défendre au moment où il disparaîtra de la scène du monde.
Après ces observations générales, il ne sera peut être pas inutile d’entrer dans quelques détails qui pourront servir de leçons aux souverains qui occupent actuellement (***) les trônes de l’Europe. Combien parmi eux sont jaloux d’accumuler le titre de patriote à toutes les grandeurs, et combien en sont peu dignes !
Le premier soin d’un prince jaloux de sa gloire doit être de gouverner lui-même aussitôt qu’il commence à régner. C’est de ce moment là qu’il sera jugé ; tout dépend des premières impressions. Deux grands objets doivent l’occuper principalement, 1°. De purger sa cour ; 2°. De n’appeler dans ses conseils que des hommes dont les principes soient aussi sûrs que les siens.
Quant au premier objet, si le règne précédent a été corrompu, on sait de quelle manière la cour aura été composée ; des gens en place, qui sont presque toujours des intrigants hardis, entreprenant, chefs de parti, sans autre talent que l’ambition démesurée, courant après la fortune pour contenter leur avarice, et après les dignités et les cordons pour satisfaire leur vanité. Si un roi est faible, de tels ministres abusent de son caractère, s’il est méchant, ils lui sont utiles. C’est alors que l’administration sera infectée de prostituées, de sangsues, d’espions, de parasites, de sycophantes, et de mille autres insectes qui ne cessent de bourdonner dans les coins du palais. Un Roi Patriote doit, avant tout, se débarrasser de cette perfide engeance.
On pourrait en abandonner quelques-uns, non pas à la fureur des partis, non pas pour satisfaire des ressentiments particuliers, mais pour servir d’exemple aux administrations futures. La clémence doit être sans doute une des premières vertus du prince dont j’ai entrepris de tracer le caractère ; mais elle a ses bornes, et elle ne doit pas dégénérer en faiblesse.
Parmi les êtres méprisables qui formeront cette cour corrompue, il y a une classe d’hommes trop bas pour qu’on s’en occupe et trop élevés pour qu’on les oublie tout à fait ; on pourrait les appeler les gros meubles d’une cour. Cette espèce de mannequins ressemble assez aux pions du jeu d’échecs ; on les remue à volonté sans conséquence, et le sort de la partie ne dépend pas d’eux. Il est d’usage que tous les princes en aient autour d’eux.
Quant au second objet, celui de n’appeler dans les conseils que des hommes de principes sûrs, on en sent toute l’importance. Un bon choix de ministres honnêtes et éclairés exige le discernement le plus sain. Il faut un tact très délié pour ne pas confondre l’homme fin avec l’homme rusé ; la distinction est imperceptible, Milord Bacon dit quelque part : que la ruse est une sagesse bâtarde et tortueuse. Je dirais plutôt que c’est une partie de la sagesse, mais la moins estimable, employée par certains gens, parce qu’ils n’ont que celle-là, et par d’autres, parce que c’est précisément tout ce qui leur en faut pour le but qu’ils se proposent. La sagesse n’est ni bâtarde ni tortueuse, mais la tête de beaucoup de gens en contient peu, et le cœur de beaucoup d’autres l’emploie mal.
Pour suivre une comparaison dans le même style que milord Bacon, je dirai que l’homme rusé sait mieux mêler les cartes, et l’homme sensé sait mieux conduire son jeu. La sagesse et la ruse tendent souvent au même but. La simulation et la dissimulation sont les attributs principaux de la ruse, mais un homme honnête ne s’en servira pas instinctivement. La simulation est un stylet, c’est une arme offensive qui n’est pas permise. La dissimulation est un bouclier, comme le secret est une armure, et dans l’administration des affaires publiques, le succès d’un grand nombre d’événements dépend de la dissimulation et du secret. Ces deux attributs de la ruse sont comme l’alliage dans les pièces de monnaie ; un peu est nécessaire, l’excès fait perdre de leur valeur et ruine le crédit.
Pour porter dignement le nom de Roi Patriote, il ne faut épouser aucun parti, mais gouverner comme le père commun de son peuple. C’est un avantage particulier attaché à ce caractère que les princes, qui l’ambitionnent, ne sont pas tentés de former aucun parti dans l’état ; car tous ces partis dégénèrent bientôt en factions, qui deviennent celles des ministres, si le monarque n’a pas les talents nécessaires ; et le résultat en est toujours le même, l’oppression du peuple.
De tous les gouvernements l’image la plus consolante c’est celle d’un peuple libre qui a le bonheur de posséder un Roi patriote. Rien ne ressemble plus à ces familles patriarcales où les chefs et les membres sont unis d’un même esprit et animés d’un même intérêt ; toutes les dissensions en sont bannies, et tout tend à une union parfaite : tout le monde conviendra que cet état est le plus désirable de tous ; mais comment y parvenir ?
Lorsqu’un prince saura développer un caractère de noblesse et de franchise dans toutes ses actions, il sera sûr d’affermir son pouvoir. On ne lui imputera ni les abus du gouvernement, ni les erreurs de l’administration, ni même les crimes de ses ministres ; on préférera le poids du sceptre (****) à la verge de fer des factions. Il saura réparer les torts, corriger les erreurs et réformer ou punir les ministres : enfin il distinguera la voix de son peuple de la clameur des factions.
L’expérience nous a appris que la dépravation de la nature humaine avait forcé les hommes à vivre en sociétés et sous un gouvernement quelconque ; par une suite de dépravation les mêmes sociétés formèrent des projets d’invasion les unes contre les autres : pour employer plus de force les corps collectifs se formèrent. C’est précisément ce qui arrive dans l’économie politique des états particuliers : les différentes passions en troublent l’harmonie ; les uns mettent tout en usage pour procurer le plus grand bien possible à la société ; d’autres se divisent et forment des partis pour se livrer à des intérêts particuliers.
De tous temps les affaires humaines ont suivi cette marche, surtout dans les pays libres où les passions ne sont pas restreintes par l’autorité ; et je ne suis pas assez déraisonnable pour supposer qu’un Roi Patriote puisse changer la nature humaine ; mais il doit mettre toute son habileté à suivre le torrent sans s’y laisser entraîner : il s’occupera surtout à déjouer les projets pernicieux, à croiser l’esprit de faction ; tous ses moyens seront dirigés vers l’union générale, qui seule peut produire un bon gouvernement, et avec lui la tranquillité publique et particulière, la richesse, le pouvoir et la renommée.
Telle fut la position de l’Angleterre sous le règne d’Elisabeth : elle trouva son royaume livré aux factions les plus effrénées ; les réunir était au dessus des moyens humains, mais elle leur inspira ce grand esprit national qui est capable de si grandes choses ; avec ce puissant levier elle tint son peuple armé, conserva la tranquillité au-dedans, et porta à ses alliés des secours qui devinrent la terreur de ses ennemis au dehors. Elle ne chercha pas, dit-on, à apaiser les cabales de sa cour ni les intrigues de ses ministres, mais elle veilla à ce que la division ne franchit pas les bornes de son palais. Essex son favori ; pour avoir tenté cette entreprise, la paya de sa tête. D’après cela, que nos fameux docteurs en politique, qui ne cessent de prêcher cette maxime triviale, divide et impera, comparent la conduite d’Elisabeth avec celle de son successeur : celui-ci chercha à susciter des factions dans son royaume, et en fut la victime.
Mais on a de la peine à croire qu’un bon prince, sage et juste, puisse parvenir à réunir un peuple divisé, tandis qu’un prince méchant ne peut y réussir, tant la perversité humaine est montée au plus haut degré ; au lieu de cacher les crime on en fait parade : on ne se contente pas d’être vicieux par pratique et par habitude, on veut encore l’être par principe ; on devient même missionnaire de faction et de corruption. Ces sortes de gens ont renoncé à tout, et ils regardent un homme comme un sot, quand il n’est pas en état d’être un fripon. Pour les qualifier tels qu’ils doivent l’être, on peut dire qu’ils surpassent en iniquité beaucoup de ceux qui habitent Newgate (*****).
Il n’est peut être pas inutile d’appliquer toutes ces inflexions aux différents états qui ont des relations avec l’Angleterre ; on pourrait les étendre comparativement avec leur situation, le caractère de leurs peuples, la nature du gouvernement, et même aussi en considérant leur climat et leur foi : mais cette digression me jetterait trop loin de mon sujet : je me contenterai d’indiquer seulement quelques rapports commerciaux de notre isle avec ses voisins du continent.
L’Angleterre, autant par sa situation que par le caractère de ses habitants et la nature de son gouvernement, devait naturellement s’adonner au commerce ; son climat et son sol lui en imposaient la loi. Le commerce seul pouvait la rendre riche et puissante ; sans lui elle était nulle parmi les puissances de l’Europe. Elle a la mer pour limites, ses vaisseaux pour forteresses et ses matelots pour remparts. La France, quoique douée de bien plus grands avantages par ses richesses naturelles et l’étendue de ce royaume, nous est inférieure en matière de commerce, et cette faiblesse provient de la nature de son gouvernement (******).
La Hollande a les mêmes avantages que l’Angleterre, et le caractère de ses habitants est nécessairement enclin au commerce ; sans lui ils ne peuvent subsister, et leur position les a forcés à devenir les voituriers de l’Europe. La Grande-Bretagne tient le milieu entre ces deux nations, quant à la richesse et à la puissance. La France a tant de moyens qu’elle peut en négliger quelques-uns, mais l’Angleterre et la Hollande ne doivent jamais perdre de vue leurs ressources.
Combien tous ces avantages peuvent devenir précieux dans les mains d’un Roi Patriote ! pour se convaincre de cette vérité, il suffit de comparer l’Angleterre et la Hollande ; les habitants de cette dernière contrée, suspendus pour ainsi dire au milieu des eaux, doivent tout à leur industrie. C’est à leurs efforts soutenus qu’ils doivent leur richesse et leur puissance, de surtout parce que depuis la fondation de la république, cette nation a toujours été composée de patriotes et de marchands. L’esprit de ce peuple s’est toujours porté, avec une application soutenue, vers tous les objets de commerce, d’industrie, d’ordre et d’économie.
Avant le règne d’Elisabeth notre commerce avait déjà éprouvé de grands encouragements, mais il appartenait à cette grande princesse (1) de l’élever à l’état florissant où on l’a vu alors. C’est elle qui donna en ce mouvement rapide à tout notre système mercantile : tous ces liens furent relâchés par le caractère pusillanime de Jacques premier ; nos guerres civiles augmentèrent le mal, le voluptueux Charles II (2) l’accrut encore. Depuis la révolution jusqu’à la mort de la reine Anne (3) le commerce ne cessa de souffrir pendant le cours de deux longues guerres. La dette nationale (4) s’accumula d’une manière effrayante et les impôts avec elle.
Que de soins, que de vigilance doit employer un Roi Patriote pour ne jamais perdre de vue les intérêts de son pays ! Sa conduite ne doit être réglée par aucune influence ni intérieure ni étrangère. Diminuer les impôts, amortir la dette nationale ; doit être sa principale occupation, enfin employer tous les moyens de rendre son royaume florissant.
La Grande-Bretagne est fortifiée par la mer. Elle profite souvent des querelles de ses voisins pour augmenter ses richesses et son commerce. Les invasions dans son isle sont des entreprises difficiles ; les forces qu’elle rassemble la met plus à portée de se livrer à des projets de conquêtes ; le règne d’Elisabeth en est un exemple mémorable. Le rôle de l’Angleterre doit être celui de la finesse et de l’observation, tandis que les autres puissances se surveillent sans cesse, cherchent à se pénétrer et à prévoir le moindre événement. D’autres nations du Continent sont comme les Vélites à Rome, toujours armés et prêts à entrer en campagne. Il est essentiel à l’Angleterre de profiter dignement du poste d’avantage et d’honneur qu’il semble que la nature lui ait assigné, en conservant sa force pour les grandes occasions, et ne la dissipant point inconsidérément ; cet objet, qui est de la plus grande importance, doit occuper principalement ceux qui gouvernement cette nation ; elle pourrait devenir par là, dans le système général de l’Europe, l’arbitre de tous les différents, le défenseur de la liberté et le conservateur de cette fameuse balance politique dont on a tant parlé, et qui si peu de gens connaissent.
Ne serons nous donc jamais soldats ? Me direz-vous : oui, nous devons l’être à proportion du besoin que nous en aurons pour notre défense ; mais il ne faut pas perdre de vue que cette force militaire est une arme bien dangereuse dans les mains des mauvais rois et des mauvais ministres ; nous ne pouvons devenir soldat pour la défense comme pour l’attaque que selon els circonstances et selon les forces relatives des autres puissances de l’Europe. Ne dénaturons point notre essence ; nous sommes des animaux amphibies qui ne devons venir à terre qu’accidentellement. La mer est notre élément ; là réside notre plus grande force et notre plus grande sécurité.
Je terminerai cet écrit en considérant mon roi patriote sous un dernier point de vue, celui qui concerne son caractère personnel, sa conduite vis-à-vis des autres hommes, et en un mot sa vie publique et privée . Je veux parler de la décence et de la grâce, appelée par les Français bienséance, par les latins decorum et par les Grecs urexon, attributs inséparables de la vertu. De même que la beauté est toujours accompagnée de la santé, il semble, comme disent les stoïciens, que la vertu doit avoir son lustre.
Il y a, dans les ouvrages d’art, certains coups de perfection qui ne sont saisis que par des yeux exercés ; ceux-là jugent du mérite de l’art, et suppléent à ce qui y manque en voyant le but de l’article, même dans ses imperfections : d’autres trouveront l’ouvrage défectueux, parce qu’il n’est pas achevé ; et sans savoir précisément ce qui leur déplait, ils pourront admirer sans être content. Il en est de même en morale, les qualités brillantes cachent les défauts et les compensent ; cela peut suffire pour le commun des hommes, mais les princes ont bien d’autres obligations : ils doivent être sans cesse sur leurs gardes ; mille circonstances et mille occasions les avertissent de veiller sur eux-mêmes. Il est rare qu’ils puissent s’égarer lorsqu’ils ont les vraies notions d’un bon gouvernement, qu’ils connaissent l’étendue de leurs devoirs, et qu’ils aiment leurs peuples ; ce sera leurs meilleure boussole dans les conseils, dans les camps, et pour remplir la tâche pénible qui leur est imposée. N’oublions pas néanmoins qu’ils sont des hommes, et qu’il faut compatir à leurs faiblesses. Si leur élévation leur donne beaucoup d’avantages, elle les place aussi dans un plus grand jour d’où n’échappe aucune de leurs imperfections ? Rappelez-vous ce mot remarquable d’Henri IV ; il demandait à un ambassadeur d’Espagne si son souverain avait des maîtresses ; le courtisan répondit avec cette bassesse ordinaire à ses pareils : que le roi son maître avait toujours eu les mœurs les plus rigides ; ventre-saint-gris, répliqua le roi, il faut qu’il ait bien peu de vertus, s’il n’en a pas assez pour cacher une faiblesse.
Les défauts ainsi compensés demandent grâce pour la nature humaine. Le soleil lui-même n’est pas exempt de taches ; ceux qui veulent les voir, les observent plus scrupuleusement. Alexandre eut des passions violentes qui obscurcirent ses grandes qualités ; il fut coupable de l’incendie de Persépolis et du meurtre de Clitus : il s’en repentit, et dans beaucoup d’occasion son vit paraître le roi et le héros. Malheureusement ses vices se tournèrent en habitude. Ses insidieux courtisans, voyant qu’ils ne pouvaient par corrompre le roi, attaquèrent l’homme, et en séduisant l’homme ils trahirent le roi. Combien d’autres exemples pourraient venir à l’appui de celui-ci : Scipion l’Africain, Caton, les deux premiers Césars, Marc Antoine, et tant d’autres dont les noms n’ont pas été que fameux.
Tous ces modèles dangereux, que souvent les historiens ont représenté plus grands que nature, sont placés ici pour faire détester le vice et aimer la vertu : il faut souvent le redire aux princes, c’est en négligeant cette décence, ce decorum si recommandés, qu’ils plongent leurs nations dans un abîme de vices et de dépravations ; leurs vertus en sont offusquées et perdent leur effet.
Louis XIV, qu’on peut regarder comme le plus grand acteur qui ait jamais paru sur aucun trône, était le souverain d’une monarchie absolue ; il profita de l’activité et du génie de son peuple pour l’attirer à lui par l’admiration et le respect. Il était fier et réservé, et se distingua par l’éclat d’une cour brillante. Il sacrifia tellement aux apparences, qu’il voulut que sa maîtresse eût une place chez la reine. C’est ainsi qu’il se fit respecter chez lui, et admirer par toutes les puissances voisines. Il eut l’art de cacher ses vices et ses défauts en jetant un voile sur la frivolité et la galanterie de la cour. Le régent, son successeur, non pas au trône, mais au souverain pouvoir, avec de l’esprit et point de mœurs, n’était qu’un infâme débauché : sa dépravation était affectée, et se trouvait, plus encore dans ses discours que dans ses principes : sa mémoire ne laisse qu’un souvenir abominable, et il faut l’abandonner aux auteurs des chroniques scandaleuses.
Elisabeth fut la souveraine d’une monarchie limitée : elle sut gagner l’affection d’un peuple qu’il était plus aisé de gouverner que de conquérir. La couronne jouissait alors d’un grand pouvoir légal. La popularité était telle qu’elle devait être dans les gouvernements mixtes, la vraie base de l’autorité, prérogative que les autres nations abandonnent à leur prince, mais qu’un roi d’Angleterre est obligé d’acquérir. Cette reine fut pénétrée de cette vérité, et toute sa conduite, pendant son règne, fut mesurée sur l’intérêt et l’honneur de sa nation, une véritable tendresse pour son peuple, et une entière confiance dans son attachement. Elle fit de grandes choses et en sentit toute la valeur. Dans son intérieur elle montre beaucoup d’affabilité et même de la familiarité, non pas celle qui tient à la faiblesse, mais à la bonté. Elle sut cacher toutes les faiblesses de son sexe ; et si elle se livra quelquefois à des atteintes de coquetterie, ce ne furent que des éclairs passagers qui firent ressortir davantage son caractère. Elle eut des amis et des favoris, mais ils n’oublièrent jamais qu’elle était reine.
Jacques premier n’eut que des vices ;au lieu de se concilier l’estime et l’affection de son peuple, il chercha à lui en imposer : il voulut inspirer du respect en propageant cette maxime absurde et extravagante qu’on ne cesse de répéter à tous les rois, qu’ils sont des êtres intermédiaires entre Dieu et les hommes,et qu’il faut toujours comparer les mystères de leur pouvoir et l’étendue de leur prérogative avec ceux de la Providence ; il régla toute sa conduite sur cette folle prétention, et en exigeant trop de respect et de soumission, il en perdit la plus grande partie ;en un mot, il méconnut cette grande vérité qu’un bon roi doit être, avant tout, un bon citoyen. Les rois qui se tiennent éloignés de la vue de leurs peuples sont plutôt haïs que méprisés ; mais ceux qui se communiquent davantage, et dont les défauts sont plus à découvert, sont haïs et méprisés ; c’est ce qui arriva au roi Jacques.
Ne flattons point les princes ; ils doivent s’attendre à être observés scrupuleusement. La véritable popularité est fondée sur l’estime et l’affection. Rois, n’oubliez jamais que vous êtes hommes : hommes, n’oubliez pas que vous êtes rois. Ces deux maximes, mûrement pesées, vous donneront la mesure juste de votre conduite. Un roi doit se rappeler ce qu’il est, non pas par la couronne qu’il porte sur sa tête, ni par le sceptre qu’il tient dans sa main, ce sont les hochets de l’orgueil et de la vanité. Un prince sage cherche souvent à mettre sa majesté de coté. En ne disant rien que ce qui est convenable, il n’entendra que ce qu’on doit lui dire.
Ces préceptes seront d’une facile exécution si le prince choisit avec un bon discernement les personnes qui doivent composer sa cour intime. Le choix de ses entours est aussi essentiel que celui de ses ministres ; car il confie ses affaires aux uns et son caractère aux autres. On sait combien les favoris des rois, leurs conseillers et leurs maîtresses sont influé dans l’administration des affaires, et tout le mal qu’ils ont fait ; l’histoire fourmille de ces tristes exemples.
Tous les principes que j’ai rassemblés dans ce court essai servent à faire connaître ce qui doit constituer le plus précieux des biens pour une nation éclairée, Un Roi Patriote. Qu’il serait facile de les inculquer dans le cœur d’un prince, si l’on était de bonne foi ! L’entendement peut aisément les saisir, et l’application en est simple. La tentative serait inutile pour un prince dont le cœur serait corrompu ; je n’ai jamais prétendu écrire pour ces sortes de princes, mais pour ceux dont le cœur s’ouvre facilement à ces vérités, voilà mes premiers modèles. Combien l’imagination est satisfaite en se reposant sur les heureux effets d’un règne patriote ! La Beauté de cette idée peut réaliser les rêves de Platon. Quel spectacle en effet délicieux et plus consolant que celui d’un roi qui reçoit les acclamations d’un peuple ivre d’amour, d’administration et de respect ! Rien n’approche plus de la divinité que de voir un souverain revêtu du pouvoir absolu qui n’est acquis ni par la fraude ni par la force, mais qui lui est confié par l’estime, la confiance et le pur attachement ; c’est dans ce seul pouvoir que repose le précieux bien de la liberté, et il ne reste plus d’autre vœu à faire pour ce prince chéri que de le voir immortel. C’est de lui que le poète peut dire avec vérité :
Volentes
Per populos dai jura, viamque affectat olympi.
Je ne souillerai point cet écrit par le portrait hideux de la guerre civile,ce monstre que Virgile a si bien dépeint :
Centum victus aetenis
Post tergum nodis, fremis horridus ore cruente.
Ce monstre, dis-je, doit rester enchaîné et terrassé pour servir de triomphe à mon Roi Patriote. Portons plutôt nos regards sur le temple de la paix et de la concorde ; que le bonheur et la prospérité viennent habiter cette terre heureuse, alors le peuple, délivré de l’esclavage et de toutes ses alarmes, pourra se livrer à toute son allégresse, la joie éclatera sur tous les visages, le contentement sera dans tous les cœurs, et l’industrie fera bientôt refleurir l’abondance.
Ceux qui vivront assez pour jouir de ces fortunés, se rap pelleront peut être quelquefois un bon citoyen dont le dernier soupir sera le vœu le plus ardent pour le bonheur de sa patrie, et dont les yeux se fermeront sans regret, lorsqu’il verra un Roi Patriote uni avec son peuple chéri.
FIN.
Notes
[modifier]- Il est essentiel d’observer que cet auteur ; très-estimé en Angleterre, et trop peu connu en France, écrivait à-peu-près dans le même tems que Montesquieu, l’un sous l’étendard de la liberté, et l’autre sous la verge du despotisme.
- La liberté, a dit une de nos feuilles périodiques, est une fièvre épuratoire, c’est la santé elle-même.
- C’était en 1740.
- Cette expression rappelle un beau vers d’une tragédie héritée de l’anglais :
« Mais qu’un sceptre est pesant lorsqu’on entre au tombeau » Hamlet
- C’est une des prisons de Londres.
- Si Bolingbroke revenait parmi nous il penserait différemment.
(1) Elisabeth. Cette femme extraordinaire, qui avait peu de faiblesses de son sexe, montra sur le trône les plus grandes vertus du nôtre. Elle porta le sceptre anglais avec une majesté et une sagesse dignes de servir d’exemple à tous ceux que la Providence charge de gouverner les nations, en commettant entre leurs mains le superbe office d’un roi, si pénible à bien remplir, si amer pour qui s’en acquitte mal.
(2) Charles II eut de grands talents, un esprit vif et enjoué, et fut beaucoup plus prodigue que libéral. Il joignit à ces qualités celle d’être sur le trône aussi affable dans ses manières, et d’une conversation si aisée qu’il eut été facile de corrompre et d’asservir la nation, s’il eut moins aimé ses plaisirs, ou si en les aimant, il eut été moins dissipé et plus laborieux. Heureusement pour les Anglais, ce ne fut guère que dans sa cour qu’il introduisit ce libertinage de l’esprit et du cœur qui enfante toujours la frivolité. La capitale en sentis peu l’influence et les provinces la sentir bien moins. Ce fut à cette époque que la France, oubliant ce qu’elle ét ait, et guidée par de petites idées mercantiles, commença à gêner chez elle le commerce des grains. L’Angleterre profita de sa faute, et se mit sur les rangs pour s’arroger cette belle branche du commerce. Cette noble manufacture qui fait tout aller dans l’intérieur, et dont l’Angleterre ne pourra jamais avoir du débit au dehors, quand la France le lui défend en se le permettant à elle même.
(3) La Reine Anne n’eut point de vices et peu de défauts ; mais elle n’eut ni les connaissances, ni la fermeté, ni les autres sublimes qualités d’Elisabeth. Remplis des vertus de l’état privé, elle n’eut point les vertus du trône : son sceptre lui pesa dans les mains. Il fut heureux pour l’Angleterre, qu’éloignée de toute idée de galanterie, et de tout esprit de superstition et de fanatisme ; chaste dans sa maison, pieuse dans sa religion, elle eut assez peu de passions et assez de bon sens pour se laisser gouverner par de plus habiles qu’elle. Par là son règne fut glorieux ; par là elle acquit l’amour de son peuple et mourut regrettée.
(4) Il y a longtemps que l’on prédit aux Anglais le renversement du fragile édifice de leurs finances. M.Hume l’avait assigné à une période très prochaine. Il regardait la banqueroute comme impraticable, mais il ajoutait que la dissolution du crédit public pouvait s’opérer de trois manières. 1°- Lorsqu’il paraîtrait quelque visionnaire entreprennant avec des projets chimériques qu’il réussirait à faire adopter, de cette manière, dit M.Hume, l’état mourrait de la main du médecin. 2°- Lorsque l’argent et la confiance seraient épuisés, suites funestes des guerres malheureuses et des autres calamités publiques ; alors l’édifice s’écroulerait : cette seconde dissolution pourrait être appelée, dit-il, la mort naturelle du crédit publique ; il tend à cette période aussi naturellement qu’un (illisible) animal à sa destruction. 3°- La troisième catastrophe plus fatale aux Anglais que les deux premières serait celle qui résulterait de la conquête de leur pays. M.Hume l’appelle la mort violente du crédit public.