CHAPITRE PREMIER. DIFFICULTÉ DU SUJET.
1. C’est une importante question que celle du mensonge ; elle jette souvent le trouble dans notre conduite habituelle, et nous offre ce double danger : ou de traiter inconsidérément de mensonge ce qui n’est pas mensonge, ou de nous persuader qu’on peut quelquefois mentir pour un motif honorable, pour rendre service ou par pitié. Nous la traiterons donc avec tout le soin possible ; nous nous proposerons les difficultés que l’on soulève ; nous n’affirmerons rien au hasard ; et le lecteur attentif saisira, dans le traité même, le résultat de nos recherches, s’il y en a un : car le sujet est obscur, plein, pour ainsi dire, d’anfractuosités et d’antres ténébreux — où souvent la pensée de celui qui le traite s’emprisonne ; au point que l’objet saisi échappe des mains, puis reparaît, pour disparaître encore. À la fin cependant, un examen attentif aboutira à un résultat certain. Que s’il s’y rencontre quelque erreur, comme la vérité délivre de toute erreur ; tandis que le faux les entraîne toutes, je me consolerai du moins en pensant que de toutes les erreurs la moins dangereuse est celle que l’on commet par un amour excessif de la vérité et une haine exagérée du faux. En effet, les censeurs austères disent : Il y a, là, excès ; et peut-être la vérité dirait-elle : Il n’y a pas encore assez. En tout cas, lecteur, qui que tu sois, ne blâme pas avant d’avoir tout lu, et tu trouveras moins à blâmer : ne fais point attention au style ; car nous nous sommes beaucoup attaché au fond des choses, et nous avons cédé au besoin d’achever promptement un ouvrage si nécessaire pour les besoins quotidiens de la vie : ce qui fait que nous nous sommes peu ou presque pas occupé du choix des expressions.
CHAPITRE II. LES PLAISANTERIES NE SONT PAS DES MENSONGES.
2. Nous exceptons d’abord les plaisanteries, qui n’ont jamais passé pour des mensonges car le ton même dont on les prononce et l’affection de celui qui se les permet dénotent, de la manière la plus évidente, qu’il n’y a là aucune intention de tromper, bien qu’on ne dise pas la vérité. Mais les âmes parfaites doivent-elles employer les plaisanteries ? C’est une autre question que nous n’avons pas intention de traiter ici. Nous mettons donc les plaisanteries de côté, et nous commençons par ce point : ne pas traiter de menteur celui qui ne ment pas.
CHAPITRE III. QU’EST-CE QUE LE MENSONGE ? POUR MENTIR, FAUT-IL AVOIR L’INTENTION DE TROMPER ET CETTE INTENTION SUFFIT-ELLE ?
3. Il faut donc voir ce que c’est que le mensonge. Car dire une chose fausse n’est pas mentir, quand on croit ou qu’on s’imagine dire la vérité. Or, entre croire ou s’imaginer il y a cette différence : que quelquefois celui qui croit, sent qu’il ne comprend pas ce qu’il croit, bien qu’il n’ait aucun doute sur la chose qu’il sait qu’il ne comprend pas, si toutefois il la croit avec une pleine conviction ; tandis que celui qui s’imagine, pense savoir ce qu’il ignore complètement. Or, quiconque énonce une chose qu’il croit ou s’imagine être vraie, bien qu’elle soit fausse, ne ment pas. En effet, il a une telle confiance dans son énoncé qu’il ne veut exprimer que ce qu’il a dans l’esprit, et qu’il l’exprime en effet. Mais bien qu’il ne mente pas, il n’est cependant point irréprochable, s’il croit ce qu’il ne faut pas croire, ou s’il pense savoir une chose qu’il ignore, quand même elle serait vraie : car il tient pour connue une chose inconnue. Ainsi donc mentir, c’est avoir une chose dans l’esprit, et en énoncer une autre soit en paroles, soit en signes quelconques. C’est pourquoi on dit du menteur qu’il a le cœur double, c’est-à-dire une double pensée : la pensée de la chose qu’il sait ou croit être vraie et qu’il n’exprime point, et celle de la chose qu’il lui substitue, bien qu’il la sache ou la croie fausse. D’où il résulte qu’on peut, sans mentir, dire une chose fausse, quand on la croit telle qu’on la dit, bien qu’elle ne soit pas telle réellement ; et qu’on peut mentir en disant la vérité, quand on croit qu’une chose est fausse, et qu’on l’énonce comme vraie, quoiqu’elle soit réellement telle qu’on l’énonce, car c’est d’après la disposition de l’âme, et non d’après la vérité ou la fausseté des choses mêmes, qu’on doit juger que l’homme ment ou ne ment pas. On peut donc dire que celui qui énonce une chose fausse comme vraie, mais qui la croit vraie, se trompe ou est imprudent ; mais on ne peut l’appeler menteur, parce qu’il n’a pas le cœur double quand il parle, qu’il n’a pas intention de tromper, mais que seulement il se trompe. Le péché du menteur est le désir de tromper en énonçant : soit qu’on ajoute foi à sa parole exprimant une chose fausse ; soit qu’en réalité il ne trompe pas, ou parce qu’on ne le croit pas, ou parce que la chose que l’on croit sur sa parole se trouve vraie, bien qu’il la dise dans l’intention de tromper. Lorsque, dans ce cas on ajoute foi à sa parole, il ne trompe pas, malgré son intention de tromper ; ou du moins il ne trompe qu’en ce sens qu’on le croit instruit ou persuadé de la chose qu’il exprime.
4. C’est du reste une question très subtile que celle-ci : En dehors de l’intention de tromper, n’y a-t-il jamais mensonge ?
CHAPITRE IV. LE MENSONGE EST-IL QUELQUEFOIS UTILE OU PERMIS ?
Que dire de celui qui sait qu’une chose est fausse et la dit cependant, parce qu’il sait qu’on ne le croira pas, et qu’il veut empêcher de croire au mensonge celui à qui il la dit et qu’il sait bien ne devoir pas y ajouter foi ? Si mentir est énoncer une chose autrement qu’on la connaît ou qu’on la croit, cet homme ment, dans le dessein de ne pas tromper ; mais si le mensonge suppose nécessairement l’intention de tromper, il ne ment pas, puisque, quoique convaincu que ce qu’il dit est faux, il le dit cependant pour que celui à qui il parle et qu’il sait ou pense ne devoir pas le croire, précisément ne le croie pas et ne soit pas trompé. Mais si, d’un côté, il semble possible que quelqu’un dise une chose fausse exprès pour que celui à qui il la dit ne la croie pas, de l’autre nous rencontrerons le cas contraire, celui où quelqu’un dira la vérité pour tromper. En effet celui qui dit la vérité précisément parce qu’il pense qu’on ne le croira pas, la dit évidemment pour tromper : car il sait ou pense que ce qu’il dit pourra être réputé faux justement parce qu’il le dit. Ainsi donc en disant le vrai dans l’intention de le faire passer pour faux, il dit la vérité pour tromper. Il faut donc examiner lequel est le vrai menteur : de celui qui dit le faux pour ne pas tromper, ou de celui qui dit le vrai pour tromper ; le premier sachant ou croyant qu’il dit une fausseté, et le second sachant ou croyant qu’il dit une chose vraie. Car nous avons déjà dit que celui qui énonce une chose fausse la croyant vraie, ne ment pas, mais que celui-là ment qui énonce comme vraie une chose qu’il croit fausse, bien qu’elle soit vraie ; parce que, dans l’un et l’autre cas, c’est d’après la disposition de l’âme qu’il faut juger.
La question que nous avons posée est donc grave : d’un côté, un homme qui sait ou croit qu’il dit une chose fausse, et la dit pour ne pas tromper ; par exemple quelqu’un sait qu’un chemin est occupé par des voleurs : craignant qu’un homme, à la vie duquel il s’intéresse, ne s’y engage, persuadé d’ailleurs que cet homme ne croira pas à sa parole, il lui dit qu’il n’y a pas de voleurs sur ce chemin, précisément pour le détourner d’y passer, vu que ce voyageur le regardant comme un menteur, croira que les voleurs sont là, justement parce que l’individu auquel il est bien décidé à ne pas croire, lui a dit le contraire ; d’un autre côté, un homme sachant ou pensant que ce qu’il dit est vrai, et le disant dans l’intention de tromper ; par exemple quelqu’un dit à un homme, qui n’a point de foi en lui, qu’il y a des voleurs sur tel chemin où il sait réellement qu’il y en a, et cela pour que cet homme, persuadé que ce qu’on lui dit est faux, préfère ce chemin à tout autre et tombe ainsi entre les mains des voleurs. Lequel des deux est donc le menteur ? Est-ce celui qui dit une chose fausse pour ne pas tromper, ou celui qui dit le vrai pour tromper ? Est-ce celui qui, en disant une chose fausse, avait intention de mener au vrai celui à qui il parlait ; ou celui qui, en disant la vérité, se proposait de faire tomber dans le faux l’homme à qui il s’adressait ? Ou bien ont-ils menti tous les deux : l’un pour avoir voulu dire une fausseté, l’autre pour avoir voulu tromper ? Ou encore, aucun des deux n’a-t-il menti : l’un parce qu’il avait l’intention de ne pas tromper, l’autre parce qu’il avait celle de dire la vérité ? Car il ne s’agit pas de savoir lequel des deux a péché, mais lequel des deux a menti. On croit en effet voir du premier coup d’œil que l’un a péché en disant la vérité pour faire tomber un homme aux mains des voleurs ; et que l’autre n’a point péché, a peut-être même bien fait, en disant une chose fausse dans le but de sauver quelqu’un de la mort. Mais on peut tourner ces exemples dans un autre sens ; l’un aura en vue un mal plus grave pour l’homme qu’il ne veut pas voir tomber dans l’erreur, car beaucoup se sont donné la mort pour avoir connu certaines choses vraies, qu’ils auraient dû ignorer ; l’autre désirera procurer quelque avantage à celui qu’il veut tromper ; car il est des hommes qui se seraient donné la mort s’ils avaient connu certains malheurs réels arrivés à des personnes chères, et qui s’en sont abstenus parce qu’ils n’ont pas cru ces malheurs vrais ; en sorte que l’erreur a été utile à ceux-ci et la vérité nuisible à ceux-là. Il ne s’agit pas ici de l’intention que l’un a eu d’être utile, en disant une chose fausse pour ne pas tromper, et l’autre de nuire en disant une chose vraie pour induire en erreur. Mais, mettant de côté les avantages ou les inconvénients qui ont pu résulter pour ceux à qui ils ont parlé, et en ne s’attachant qu’au point de vue du vrai ou du faux, on demande lequel des deux a menti, si l’un et l’autre ont menti, ou si ni l’un ni l’autre n’a menti.
En effet si mentir est parler avec l’intention d’exprimer une chose fausse, le menteur sera plutôt celui qui a voulu dire une chose fausse, et qui l’a réellement dite, bien qu’il l’ait dite pour ne pas tromper. Si, au contraire, mentir c’est parler avec l’intention de tromper, ce n’est point celui-ci qui aura menti, mais bien celui qui voulait tromper même en disant la vérité. Enfin si mentir, c’est parler avec la volonté d’énoncer une chose fausse, tous les deux ont menti, parce que l’un a réellement voulu énoncer une chose fausse, et que l’autre a eu l’intention de faire passer pour fausse la vérité qu’il exprimait. Que si mentir c’est énoncer une chose fausse sciemment et dans l’intention de tromper, ni l’un ni l’autre n’a menti, parce que l’un, en disant une chose fausse, a eu l’intention d’en faire croire une vraie, et que l’autre en a dit une vraie pour en faire croire une fausse. Ainsi pour éviter absolument toute témérité et tout mensonge, il faut énoncer, quand la circonstance l’exige, ce que nous savons être vrai ou digne de foi, et vouloir persuader ce que nous énonçons. Mais croire vrai ce qui est faux, tenir pour connu ce qui est inconnu, ajouter foi à ce qui ne mérite pas foi, ou l’énoncer sans nécessité mais sans autre intention que de persuader ce qu’on exprime : c’est encourir le reproche d’erreur par imprudence, mais non de mensonge ; car on est à l’abri de tout reproche, quand on a la conscience de n’énoncer que ce que l’on sait, pense ou croit être vrai, et de ne vouloir pas faire croire autre chose que ce que l’on exprime.
5. Mais le mensonge est-il quelquefois utile ? Question beaucoup plus grave et beaucoup plus importante. Ensuite y a-t-il mensonge quand un homme qui n’a pas la volonté de tromper, qui agit même pour que celui à qui il parle ne soit pas trompé, sait cependant que ce qu’il énonce est faux et cherche à le faire passer pour vrai ; ou quand un homme énonce une chose qu’il connaît pour vraie, mais dans l’intention de tromper ? On peut élever des doutes là-dessus. Du reste personne ne conteste qu’il y ait mensonge quand on énonce sciemment une chose fausse dans l’intention de tromper ; par conséquent tout énoncé d’une chose provenant de l’intention de tromper, est évidemment un mensonge. Mais n’y a-t-il de mensonge que dans ce cas, c’est une autre question.
CHAPITRE V. LES UNS PRÉTENDENT QU’IL FAUT QUELQUEFOIS MENTIR. LES AUTRES LE NIENT. DISCUSSION. EXEMPLES PRIS DANS L’ANCIEN TESTAMENT EN FAVEUR DU MENSONGE. IL N’Y EN A PAS DANS LE NOUVEAU TESTAMENT. ON NE PEUT PAS PLUS JUSTIFIER LE MENSONGE PAR LES RÈGLES DE LA VIE ORDINAIRE QUE PAR LES EXEMPLES DE L’ÉCRITURE.
Mais sur le point même où tout le monde est d’accord, faisons une question. Est-il quelquefois utile d’énoncer une chose fausse avec l’intention de tromper ? Ceux qui sont pour l’affirmative, appuient leur opinion sur des témoignages ; ils rappellent que Sara ayant ri, soutint cependant aux anges qu’elle n’avait pas ri ; que Jacob, interrogé par son père, répondit qu’il était Esaü, son fils aîné ; que les sages-femmes égyptiennes ont menti pour sauver de la mort les enfants des Hébreux, et que Dieu a approuvé et récompensé leur conduite ; et beaucoup d’autres exemples de ce genre empruntés à des personnages qu’on n’oserait blâmer ; et cela, dans le but de démontrer non seulement que parfois le mensonge n’est pas coupable, mais qu’il est même digne d’éloge. Outre cet argument destiné à embarrasser ceux qui s’adonnent à la lecture des saints livres, ils invoquent encore l’opinion générale et le sens commun, et disent : si un homme se sauvait chez toi et que tu pusses l’arracher à la mort par un seul mensonge, ne mentirais-tu pas ? Si un malade te faisait une question dont la réponse pourrait lui être nuisible, ou que ton silence même pût aggraver son mal, oserais-tu dire la vérité au risque de le faire mourir, ou garder un silence dangereux plutôt que de lui sauver la vie par un mensonge honnête et inspiré par la compassion ? Par ces raisonnements et d’autres de ce genre, ils croient démontrer surabondamment qu’on doit mentir quelquefois pour rendre service.
6. Ceux qui soutiennent l’opinion contraire, emploient à leur tour des arguments bien plus puissants encore. D’abord ils s’appuient sur ce qui est écrit dans le décalogue : « Tu ne porteras point de faux témoignages. » : expression qui renferme toute espèce de mensonge car quiconque énonce quelque chose, rend témoignage à son âme. Mais pour qu’on ne conteste pas cette explication, que le faux témoignage renferme toute espèce de mensonge, que répondre à cette autre sentence : « La bouche qui ment, tue l’âme. » ? Et si l’on suppose que ce texte laisse encore place à quelques exceptions, qu’opposer à celui-ci : « Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge. » ? Aussi le Seigneur lui-même a-t-il dit : « Que votre langage soit : oui, oui ; non, non ; car ce qui est de plus vient du mal ». Ce qui fait que l’Apôtre, parlant du dépouillement du vieil homme, mot sous lequel on renferme toute espèce de péchés, a soin de dire en premier lieu : « C’est pourquoi, quittant le mensonge, dites la vérité »
7. Quant aux exemples de mensonge tirés de l’ancien Testament, les partisans de cette dernière opinion affirment qu’ils n’en sont point ébranlés. Là, en effet, tous les faits, même réels, peuvent se prendre dans le sens figuré ; or, tout ce qui se fait ou se dit en figure, n’est pas mensonge. Car tout énoncé doit se juger d’après le but pour lequel il se produit ; et tout ce qui se fait ou se dit en sens figuré énonce ce qu’il signifie pour ceux à l’intelligence de qui il est proposé. Il faut donc croire que les personnages qui ont été entourés de considération dans les temps prophétiques, ont fait ou dit dans un but prophétique tout ce que l’on raconte d’eux dans l’Écriture ; et que c’est aussi dans un sens prophétique que leur sont survenus tous les événements que le même Esprit de prophétie a jugés dignes d’être transmis par écrit à la postérité. Pour ce qui est des sages-femmes, comme on ne peut dire qu’elles étaient animées de l’esprit prophétique, ni qu’elles songeassent à révéler l’avenir quand elles disaient à Pharaon une chose pour une autre, bien que leur action eût une signification même à leur insu, on prétend du moins qu’elles ont été approuvées et récompensées de Dieu dans la proportion de leur mérite. En effet c’est un grand progrès de mentir pour faire le bien, quand on a l’habitude de mentir pour le mal. Mais autre chose est de proposer une action comme louable en elle-même, autre chose de donner la préférence à une action mauvaise sur une pire. Les félicitations que nous adressons à un homme bien portant ne sont pas celles que nous adressons à un malade qui va mieux. Nous voyons même les Écritures justifier Sodome par comparaison aux iniquités du peuple d’Israël. Tous les mensonges cités de l’Ancien Testament, qui n’y sont point blâmés et ne peuvent l’être, les défenseurs de cette opinion les jugent d’après la règle suivante : ou ils sont justifiés par le caractère de ceux qui les prononcent et en qui ils attestent un progrès, et par les espérances qui en résultent ; ou leur sens figuré ne permet pas de les appeler mensonges d’une manière absolue.
8. Voilà pourquoi, à considérer la vie, les mœurs, les actions et les paroles des saints rapportées dans les livres du Nouveau Testament, et en dehors des instructions que le Seigneur a données en figures, on ne trouvera rien qui provoque à mentir par imitation. Car la dissimulation de Pierre et de Barnabé n’y est pas seulement rappelée, mais aussi blâmée et corrigée. Ce n’est pas non plus, comme quelques-uns le pensent, par ce même principe de dissimulation que Paul l’apôtre circoncit Timothée, ou pratiqua lui-même certaines cérémonies d’après le rite judaïque ; mais bien en vertu du principe qu’il proclamait, à savoir : que la circoncision n’était ni utile aux Gentils, ni nuisible aux Juifs ; et que, selon lui, il ne fallait pas plus astreindre les païens à cette coutume juive, que faire un crime aux Juifs de suivre en ce point les traditions de leurs pères. C’était ce qui lui faisait dire : « Un circoncis a-t-il été appelé ? Qu’il ne se donne point pour incirconcis. Est-ce un incirconcis qui a été appelé ? Qu’il ne se fasse point circoncire. La circoncision n’est rien et l’incirconcision n’est rien ; mais l’observation des commandements de Dieu est tout. Que chacun persévère dans la vocation où il était quand il a été appelé. » Comment en effet se donner pour incirconcis quand on a été circoncis ? Qu’il ne « se donne point », dit l’Apôtre, qu’il ne vive pas comme s’il se donnait pour incirconcis ; c’est-à-dire qu’il ne reprenne pas cette enveloppe de chair qu’il a dépouillée, comme s’il cessait d’être juif et dans le sens où il a dit ailleurs : « Ta circoncision est une incirconcision. » Et, ce langage, Paul ne le tient pas pour forcer les Gentils à demeurer incirconcis, ou les Juifs à conserver la pratique de leurs pères ; mais pour faire entendre aux uns et aux autres que rien, au contraire, ne peut les obliger à changer de situation, qu’ils sont libres, et nullement contraints de rester fidèles chacun à sa coutume. Sans doute si le Juif jugeait à propos de quitter, sans troubler personne, les observations judaïques, l’Apôtre ne l’en empêcherait point ; et s’il lui conseille d’y rester fidèle, c’est pour que des pratiques désormais superflues, ne jettent point de trouble parmi les Juifs et ne les détournent pas de ce qui est nécessaire au salut. Il n’empêcherait pas davantage un païen qui voudrait se faire circoncire, uniquement pour prouver qu’il ne regarde point ce rite comme nuisible, mais bien comme un signe indifférent, dont l’utilité a disparu avec le temps ; car s’il n’y a plus de salut à espérer de ce côté-là, il n’y a pas non plus de mort à en craindre. C’est pour cela que Timothée, appelé dans l’incirconcision, et cependant né d’une mère juive, a été circoncis par l’Apôtre ; il devait prouver à ses proches, pour les gagner, que la doctrine chrétienne ne lui avait point appris à détester les sacrements de l’ancienne Loi ; et en même temps démontrer aux Juifs que si les Gentils ne les recevaient pas, ce n’était pas parce qu’ils les trouvaient mauvais ni pour condamner la conduite des Juifs d’autrefois, mais parce qu’ils n’étaient plus nécessaires au salut, après l’avènement du grand mystère que toute l’ancienne Écriture avait enfanté pendant tant de siècles par des figures prophétiques. Et Paul eût circoncis Tite lui-même sur la demande pressante des Juifs, si de faux frères ne fussent survenus pour l’exiger, dans le but de répandre le bruit que Paul avait cédé à l’évidence de leurs arguments, de proclamer que l’espoir du salut évangélique reposait sur la circoncision de la chair et des autres observances de ce genre, et de prétendre que sans cela le Christ ne servait de rien à personne ; tandis qu’au contraire le Christ ne servait de rien à ceux qui recevaient la circoncision comme une condition nécessaire au salut : ce qui faisait dire à l’Apôtre : « Voici que moi, Paul, je vous dis que si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous servira de rien. » C’est donc en vertu de cette liberté que Paul est resté fidèle aux traditions paternelles, mais en prenant ses précautions et en ayant soin de prêcher qu’on ne devait point croire qu’un chrétien ne pût se sauver sans cela. Pierre au contraire, par sa dissimulation, forçait les Gentils à embrasser le Judaïsme, comme si ç’eût été la condition du salut ; ainsi que le font voir ces paroles de Paul : « Comment forces-tu les Gentils à judaïser ? » Or les Gentils n’y étaient forcés que parce qu’ils voyaient Pierre pratiquer ces observances comme si elles eussent été nécessaires au salut. Il ne faut donc pas comparer la dissimulation de Pierre à la liberté avec laquelle Paul agit. Par conséquent nous devons aimer Pierre acceptant de bon cœur la réprimande, et ne point invoquer en faveur du mensonge l’autorité de Paul qui a ramené publiquement Pierre dans le droit chemin, de peur que son exemple ne forçât les Gentils à judaïser. Et comme il passait pour ennemi des traditions paternelles, parce qu’il ne voulait pas les imposer aux païens, afin de confirmer sa doctrine par sa conduite, il n’a pas dédaigné de se conformer à ces mêmes traditions suivant l’usage du pays ; faisant assez voir par là que, par le fait de l’arrivée du Christ, ces rites n’étaient ni nuisibles aux Juifs, ni nécessaires aux Gentils, ni avantageux à personne.
9. Ainsi on ne peut justifier le mensonge d’après les livres de l’Ancien Testament, soit parce que tout ce qui se fait ou se dit en sens figuré n’est pas mensonge, soit parce qu’on ne propose pas à l’imitation des bons ce qui est chez les méchants un premier pas dans la voie du progrès, par comparaison à des actions pires ; ni d’après les livres du Nouveau Testament, parce que c’est la réprimande, et non la dissimulation, qu’on nous y offre pour modèle ; comme ailleurs c’est la douleur de Pierre, et non son reniement, qu’on y présente à notre imitation.
CHAPITRE VI. LE MENSONGE EST UNE INIQUITÉ ; IL DONNE LA MORT A L’ÂME ; ON NE PEUT DONC LE COMMETTRE POUR SAUVER LA VIE TEMPORELLE À QUI QUE CE SOIT.
Ces mêmes hommes prétendent, avec beaucoup plus d’assurance encore, qu’on ne doit avoir aucun égard aux exemples tirés de l’usage général. Et d’abord, ils affirment que le mensonge est une iniquité, et le prouvent par de nombreux textes des saintes Ecritures, et celui-ci surtout : « Vous haïssez, Seigneur, tous ceux qui commettent l’iniquité, vous perdrez tous ceux qui professent le mensonge ». Ou le Psalmiste, disent-ils ici, explique par le verset suivant le sens du premier, suivant l’usage de l’Ecriture, en sorte que, la signification du mot iniquité étant plus étendue, il aura nommé le mensonge pour spécifier un genre d’iniquité ; ou, s’il v a une différence, elle tournera contre le mensonge, qui l’emportera en gravité de toute la distance qui sépare ces deux mots « vous haïssez » et « vous perdrez ». Car il peut arriver que la haine de Dieu soit mitigée jusqu’à ne point perdre celui qui en est l’objet ; mais celui qu’il perd, il le hait d’autant plus violemment qu’il le punit plus sévèrement. Or, il hait tous ceux qui commettent l’iniquité, mais il perd ceux qui profèrent le mensonge. Cela posé, qu’importe aux défenseurs de cette opinion qu’on leur propose cet exemple : si un homme se sauvait chez toi, et que tu pusses l’arracher à la mort par un mensonge, que ferais-tu ? Car, cette mort que redoutent dans leur folie les hommes qui ne craignent pas de pécher, ne tue pas l’âme, mais le corps, comme le Seigneur l’enseigne dans l’Évangile ; aussi ne veut-il point qu’on la craigne ; tandis que la bouche qui ment tue l’âme et non le corps. L’Ecriture dit en effet très-clairement : « La bouche qui ment, tue l’âme ». Quel crime n’y a-t-il donc pas à dire qu’on doit donner la mort à son âme, pour sauver chez un autre la vie du corps ? Car enfin, l’amour qu’on doit au prochain est limité par l’amour qu’on se doit à soi-même. « Tu aimeras », est-il dit, « ton prochain comme toi-même ». Comment donc aimerait-on son prochain comme soi-même, si on perdait la vie éternelle pour lui procurer la vie temporelle ; puisque sacrifier sa propre vie temporelle pour sauver une vie temporelle, ce n’est déjà plus aimer son prochain comme soi-même, mais plus que soi-même : ce qui outre-passe les règles de la saine doctrine ? A bien plus forte raison n’est-ce pas aimer son prochain comme soi-même que de perdre par un mensonge la vie éternelle pour lui sauver la vie temporelle. Sans doute un chrétien n’hésitera pas à sacrifier la vie du temps pour procurer la vie éternelle à son prochain : le Seigneur en a donné l’exemple en mourant pour nous. Et c’est le sens de ces paroles du Sauveur : « Voici mon commandement : c’est que vous vous aimiez les uns les autres, comme je vous aime. Personne n’a un plus grand amour que celui qui a donne sa vie pour ses amis ». Car il n’y a personne d’assez insensé pour dire que le Seigneur ait eu d’autre vue que le salut éternel des hommes soit en faisant ce qu’il a commandé, soit en commandant ce qu’il a fait.
Donc puisqu’en mentant on perd la vie éternelle, il n’est jamais permis de mentir pour sauver la vie temporelle d’un autre. Quant à ceux qui s’irritent, qui s’indignent, si l’on refuse de perdre son âme par un mensonge pour procurer à un autre la prolongation de sa vie charnelle, que diront-ils dans le cas où, parle vol, par l’adultère, nous pourrions également sauver quelqu’un de la mort ? Faudra-t-il voler, ou commettre l’adultère ? Ils ne songent pas que la conséquence forcée de leur doctrine serait que, dans la supposition où quelqu’un, tenant en main une corde, demanderait à une femme le sacrifice de son honneur, sous la menace de se pendre si elle n’acquiesçait pas à sa demande, cette femme serait obligée d’y consentir, pour sauver une âme, suivant l’expression qu’on emploie. Or, si cette conséquence est absurde et criminelle, pourquoi perdrait-on son âme par le mensonge, pour conserver à un autre la vie du corps, puisque livrer son corps au déshonneur, dans ce but, serait un acte honteux et universellement réprouvé ? Il n’y a donc ici qu’un seul point à considérer : Le mensonge est-il une iniquité ? Et ce point étant démontré par les textes cités, demander s’il est permis de mentir pour sauver la vie de son prochain, c’est demander s’il faut commettre l’iniquité pour sauver la vie de son prochain ? Or, si cela est absolument opposé au salut de l’âme, qui ne peut être sauvée que par la justice, et qui veut être préférée, non-seulement à la vie temporelle d’un autre, mais à la nôtre propre : comment pourrait-on hésiter le moins du monde à admettre qu’il ne faut jamais mentir ? Car on ne saurait nier que la santé et la vie du corps soient les plus précieux et les plus chers de tous les biens temporels. Mais si on doit les sacrifier à la vérité, qu’objecteront ceux qui prétendent qu’il est quelquefois permis de mentir ? Quelle supposition feront-ils qui puisse autoriser le mensonge ?
CHAPITRE VII. IL NE FAUT PAS MÊME MENTIR POUR CONSERVER LA CHASTETÉ CORPORELLE. QU’EST-CE QUE LE LIBERTINAGE ?
10. Il s’agit de la chasteté du corps. Une personne très-honorable se présente et demande la permission de mentir, de mentir sans hésitation, dans le cas où un homme veut lui faire violence et lui infliger un déshonneur qu’elle pourrait éviter au moyen d’un mensonge. La réponse est facile : toute pudeur du corps dépend de la pureté de l’âme ; ôtez la pureté de l’âme, celle du corps disparaît, bien qu’elle semble intacte. Aussi ne doit-on pas compter celle-ci parmi les biens temporels, puisqu’on ne peut la perdre malgré soi. L’âme n’aura donc garde de se corrompre par le mensonge, pour sauver la pureté de son corps, qu’elle sait être intacte, tant que la corruption ne provient pas d’elle-même.
En effet, ce que le corps subit par violence et sans les préliminaires de la passion, ne doit point s’appeler corruption, mais violence tyrannique. Ou bien si toute violence est corruption, toute corruption n’est pas coupable, à moins que la passion ne l’ait provoquée ou n’y ait consenti. Or, plus l’âme l’emporte sur le corps, plus il est criminel de la souiller. Le sanctuaire de la pudeur est donc là où la corruption ne peut exister tant qu’elle n’est pas volontaire. Car, si un libertin attaque le corps violemment et qu’on ne puisse l’écarter, ni par la force, ni par le conseil, ni par le mensonge, nous sommes certainement obligés de convenir que la pudeur est hors de l’atteinte d’une passion étrangère. Par conséquent, comme personne ne doute que l’âme l’emporte sur le corps, il faut préférer à la pureté du corps celle de l’âme que l’on peut conserver à jamais. Or, qui oserait dire que l’âme du menteur est juste ? On définit avec raison la passion : une convoitise de l’âme qui lui fait préférer les biens temporels aux biens éternels. Donc personne ne pourra prouver qu’il est quelquefois permis de mentir sans démontrer en même temps qu’on peut obtenir quelque bien éternel par le mensonge. Mais comme on s’éloigne de l’éternité à mesure qu’on s’éloigne de la vérité, ce serait le comble de l’absurdité de dire que l’on peut arriver par là à quelque chose de bien : ou s’il existe un genre de bien éternel qui n’embrasse pas la vérité, il n’est pas vrai ; et s’il n’est pas vrai, ce n’est plus un bien. Or, comme il faut préférer l’âme au corps, il faut aussi préférer la vérité à l’âme ; il faut que l’âme tienne plus à la vérité qu’à son corps et plus qu’à elle-même. Elle sera en effet plus pure et plus chaste par la possession de ce qui est immuable, qu’en s’appuyant sur sa propre mobilité. Si Loth qui était juste au point de mériter d’avoir des anges pour hôtes, livra ses filles à l’infâme passion des habitants de Sodome, préférant voir le déshonneur tomber sur des femmes que sur des hommes ; combien plus de zèle, combien plus de fermeté doit-on mettre à maintenir la chasteté de l’âme dans la vérité, puisqu’il est bien plus conforme à la vérité de préférer l’âme au corps, qu’un corps d’homme à un corps de femme ?
CHAPITRE VIII. ON NE DOIT PAS MÊME MENTIR POUR PROCURER AUX AUTRES LA VIE ÉTERNELLE.
11. Si quelqu’un s’imagine qu’on peut mentir pour un autre, afin de lui sauver la vie, ou de lui épargner quelque blessure dans ses plus chères affections, et de le faire ainsi parvenir, au moyen de l’instruction, à la vie éternelle ; celui-là ne fait pas attention qu’il n’est pas de crime qu’on ne fût forcé de commettre dans les mêmes conditions, comme nous l’avons démontré plus haut, et, encore, que l’autorité de la doctrine elle-même serait ébranlée et sapée par la base, si ceux que nous cherchons à y conduire, venaient à se persuader, par l’effet de notre mensonge, qu’il est quelquefois permis de mentir. En effet, comme ta doctrine du salut se compose en partie de choses qu’il faut croire, en partie de choses qu’il faut comprendre, et qu’on ne peut parvenir à ce qu’il faut comprendre sans croire préalablement à ce qu’il faut croire ; comment ajouter foi à celui qui pense qu’on peut quelquefois mentir, comment ne pas craindre qu’il ne mente, précisément quand il commande de croire ? Comment saura-t-on s’il n’a pas, à ce moment, quelque prétendu motif de mentir officieusement, dans la pensée qu’un faux récit pourra effrayer quelqu’un, le préserver de l’entraînement de la passion, et s’il ne s’imagine pas pourvoir ainsi, même en mentant, à des intérêts spirituels ? Ce procédé une fois admis, une fois accepté, c’en est fait de tous les enseignements de la foi ; et sans la foi, il est impossible de parvenir à l’intelligence ; car c’est elle qui nourrit les petits enfants et les prépare à comprendre ; par conséquent, toute doctrine de vérité disparaît, pour faire place à la licence effrénée de l’erreur, dès qu’on ouvre, d’un côté ou de l’autre, la porte au mensonge même officieux. En effet, ou celui qui ment préfère à la vérité des avantages temporels, soit les siens propres, soit ceux d’autrui (et quel crime plus grand que celui-là ?) ; ou, en cherchant à attirer quelqu’un à la vérité à l’aide du mensonge, il ferme la porte à la Hérité elle-même : car, en voulant se rendre apte à instruire en mentant, il fait que son autorité est douteuse quand il proclame la vérité. Donc il ne faut pas croire aux gens de bien, ou il faut croire à ceux que nous savons obligés de mentir quelquefois, ou il ne faut pas croire que les gens de bien recourent quelquefois au mensonge. Dans le premier cas, il y a un danger mortel ; dans le second, il y a folie ; il ne nous reste donc qu’à croire que les gens de bien ne mentent jamais.
CHAPITRE IX. QUELQUES-UNS PENSENT QU’ON PEUT MENTIR POUR SE SOUSTRAIRE A UN ATTENTAT CONTRE LA PUDEUR. RÉFUTATION DE CETTE OPINION.
12. Bien que la question ait été examinée et examinée des deux côtés, il ne faut cependant pas se presser de donner la décision, mais prêter une oreille attentive à ceux qui prétendent qu’il n’est pas de mal qu’on ne doive commettre pour en éviter un plus grand, et que l’homme est responsable, non-seulement de ce qu’il fait, ruais de tout ce qu’il laisse faire avec son consentement. Si un chrétien a pu être autorisé à offrir de l’encens aux idoles, pour éviter un attentat à sa pudeur dont un persécuteur le menaçait en cas de refus, les partisans de cette opinion se croient en droit de demander pourquoi on n’éviterait pas ce même déshonneur au prix d’un mensonge ? Selon eux, le consentement qui ferait que l’on aimerait mieux subir cet outrage que d’offrir de l’encens aux idoles, ne serait pas chose passive, mais un acte ; et pour éviter cet acte, on a mieux aimé sacrifier aux idoles. Combien plus volontiers aurait-on menti, si un mensonge avait pu épargner un si affreux déshonneur à un corps sanctifié ?
13. Là-dessus, voici les points qui méritent d’être examinés : Un tel consentement peut-il être considéré comme un acte ? Y a-t-il consentement là où il n’y a pas approbation ? Est-ce approbation que de dire : Il vaut mieux subir ceci que de faire cela ? Est-ce bien faire de sacrifier aux idoles plutôt que de subir un attentat contre la pudeur ? Et, le cas étant donné, vaudrait-il mieux mentir que d’offrir de l’encens aux idoles ? Or, si un consentement de ce genre doit être tenu peur un acte, il faut appeler homicides et même, ce qui est plus grave encore, suicides, ceux qui ont mieux aimé être tués que de rendre un faux témoignage. En effet, à ce taux-là, pourquoi ne dirait-on pas qu’ils se sont donné la mort, puisqu’ils ont mieux aimé la recevoir que de faire ce qu’on exigeait d’eux ? Ou bien, si l’homicide paraît plus coupable que le suicide, que dire du cas où l’on proposerait au martyr de rendre un faux témoignage du Christ et d’immoler aux démons, avec menace, s’il refuse, de tuer sous ses yeux, non le premier venu, mais son père, son propre père, qui le supplie de ne pas lui donner la mort en persévérant dans sa résolution ? N’est-il pas évident que, s’il restait fidèle à rendre témoignage à la vérité, il ne serait point parricide, mais que ceux qui auraient tué son père mériteraient le nom d’homicides ? De même donc que ce martyr ne participerait en rien à ce crime odieux pour avoir mieux aimé voir son père, même coupable de sacrilège, son père dont l’âme va être entraînée aux supplices, mieux aimé, dis je, le voir tuer par d’autres, que d’outrager lui-même sa foi par un faux témoignage ; ainsi l’autre chrétien serait innocent de l’attentat commis sur lui, s’il refusait de faire le mal, quelles que pussent être les suites de sa résistance. Que disent, en effet, les persécuteurs de ce genre, sinon : Fais le mal pour nous empêcher de le faire ? Et quand cela serait vrai, nous ne devrions pas leur rendre de service en nous rendant nous-mêmes coupables. Mais comme ils font le mal, même quand ils ne tiennent pas ce langage, pourquoi nous le tiennent-ils ? Pourquoi ne se livrent-ils pas tout seuls au crime et à la honte ? Car on ne peut pas parler ici de consentement, puisque nous n’approuvons pas ce qu’ils font, que nous désirons qu’ils ne le fassent pas, que nous les en empêchons autant qu’il est en nous, non-seulement en ne participant point à leur action, mais en la repoussant et la condamnant de toutes nos forces.
14. Mais comment, dira-t-on, ce chrétien ne participe-t-il pas à une action qu’on ne commettrait pas, s’il en faisait une autre ? Alors nous sommes donc complices de l’effraction d’une porte, puisque le voleur ne la briserait pas si nous ne l’avions pas fermée ; nous sommes donc complices de l’homicide, s’il nous arrive de savoir qu’il aura lieu, puisque nous ne tuons pas d’avance les brigands pour les empêcher de le commettre ; ou encore, si un homme nous avoue qu’il est dans l’intention de commettre un parricide, nous le commettons donc avec lui, si, ne pouvant l’en détourner ni l’en empêcher par un autre moyen, nous ne le tuons pas, quand nous le pouvons, avant qu’il s’en rende coupable ? On pourra répéter exactement dans les mêmes termes Vous êtes son complice : car il n’eût pas fait ceci, si vous eussiez fait cela. Pour moi, je voudrais qu’aucune de ces fautes ne fût commise ; mais je ne puis éviter que celle qui dépend de ma volonté ; quant à celle d’un autre, si je ne puis l’empêcher autrement, je ne suis point obligé d’y mettre obstacle en faisant une mauvaise action. Ce n’est point approuver le mal, que de ne pas le commettre pour un autre. Celui qui n’approuve ni l’une ni l’autre faute, voudrait que ni l’une ni l’autre faute n’eût lieu ; seulement par le pouvoir qu’il en a, il ne commet point celle qui dépend de lui, et par la volonté seulement, il condamne celle qui dépend de la volonté d’un autre.
Si donc à cette proposition : Tu subiras tel tourment, situ n’offres de l’encens aux idoles, le martyr répondait : de neveux ni l’un ni l’autre, je déteste l’un et l’autre ; cette réponse ou toute autre de ce genre, fondée sur la vérité, ferait voir qu’il n’y a chez lui aucun consentement, aucune approbation ; et quelque traitement que lui infligeassent ses persécuteurs, il serait regardé comme victime et eux comme les seuls coupables, Quoi, dira-t-on, devrait-il se résigner à subir une infamie plutôt qu’à offrir de l’encens aux idoles ? Si tu demandes ce qu’il doit faire, je réponds : Ni l’un ni l’autre, car si je disais qu’il doit faire l’une de ces deux choses, j’approuverais cette chose, tandis que je les réprouve toutes les deux. Mais si on me demande laquelle de ces deux actions il doit éviter de préférence, dans le cas où il n’en pourrait éviter qu’une, je réponds : Il doit éviter un péché personnel, même léger, plutôt que le péché d’un autre, même plus grave. En admettant donc, sauf un examen plus approfondi, que commettre la fornication soit un plus grand mal que de sacrifier aux idoles, du moins ce dernier acte serait le sien, tandis que le premier serait celui d’un autre, bien qu’il le subît ; or le péché retombe sur celui qui agit. En effet bien que l’homicide soit plus coupable que le vol, il y a cependant plus de mal à commettre le vol qu’à subir l’homicide. Ainsi l’homme placé dans l’alternative de voler ou de laisser commettre sur lui un homicide, c’est-à-dire d’être tué, devrait éviter son péché propre plutôt que celui d’un autre. Et ce dernier ne pourrait lui être imputé par la raison qu’il aurait été commis contre lui et qu’il aurait pu l’éviter, en en commettant un lui-même.
15. Tout le nœud de la question se réduit donc à demander si l’on ne peut vous imputer aucun péché étranger, bien que commis sur vous et quoique vous ayez pu l’empêcher par une faute plus légère et ne l’avez pas voulu, ou s’il faut faire une exception pour une souillure corporelle. Car personne ne regarde un homme comme souillé pour avoir été tué, jeté en prison, enchaîné, flagellé, ou affligé de douleurs et de tortures de toute espèce ; ni pour avoir été proscrit, pour avoir subi des pertes très-graves jusqu’au dernier dénûment, pour avoir été dépouillé des honneurs, ou accablé des plus sanglants affronts et d’injures de toute sorte ; non, personne ne sera assez insensé pour appeler immonde celui qui aura subi tout cela. Mais si on le couvre de fumier, ou si on lui introduit par force des ordures dans la bouche, ou si on le déshonore comme on déshonorerait une femme ; il inspire une horreur à peu près universelle, et on l’appelle souillé d’ignominie et immonde. D’où il faut conclure que quels que soient les péchés commis par d’autres, sauf ceux qui rendent immonde celui sur qui on les commet, on ne doit point les empêcher en péchant personnellement, soit qu’il s’agisse de soi-même, soit qu’il s’agisse d’un autre, mais qu’on doit s’y résigner et les supporter avec courage, et ne les prévenir par aucune espèce de péché, pas même par un mensonge ; au contraire ceux qui se commettent sur l’homme de manière à le rendre immonde, il faut les éviter même au prix du péché, qui du reste ne peut plus être appelé péché dès qu’il a pour but d’empêcher de telles souillures. Car tout ce qu’on serait justement blâmé de ne pas faire cesse d’être un péché. Il en résulte que la souillure dont il est question ne doit pas même s’appeler ainsi, quand on ne peut absolument l’éviter ; car celui qui la subit a encore quelque chose de bien à faire : c’est de supporter avec patience ce qu’il ne peut éviter. Jamais souillure corporelle ne rendra immonde celui qui fait le bien. Car tout homme injuste est immonde devant le Seigneur. Donc tout homme juste est pur, sinon devant les hommes, au moins devant Dieu, juge infaillible. Par conséquent l’homme n’est point souillé parle contact corporel, même quand il aurait pu l’éviter ; ce qui le souillerait ce serait le péché qu’il aurait commis pour éviter ce contact, mais qu’il n’a point voulu commettre, car tout ce qu’il aurait pu faire pour échapper à ces souillures, n’aurait pas été péché. Donc quiconque ment dans ce but, ne pèche pas.
16. Faut-il encore excepter certains mensonges qu’on ne doit point faire, même au risque de subir ces violences ? Si cela est, on ne saurait dire que rien de ce qu’on fait pour éviter ces souillures n’est péché, puisqu’il y aurait certains mensonges qu’on ne pourrait dire sans se rendre plus coupable qu’un subissant les outrages en question. En effet si on cherche quelqu’un pour attenter à sa pudeur, et qu’il soit possible de le cacher à l’aide d’un mensonge, qui osera prétendre qu’on ne doive pas dire ce mensonge ? Mais s’il ne peut échapper qu’au prix d’un mensonge qui blesse la réputation d’un autre, qu’en accusant faussement un tiers du genre d’impureté qu’on veut faire subir au premier ; par exemple si on nomme un homme chaste et étranger à toute espèce de crime de ce genre et qu’on dise : adresse-toi à lui, et il te procurera quelque chose de mieux pour assouvir ta passion, car c’est son goût et il s’y connaît, et que par là on puisse préserver celui qui était cherché en premier lieu : je ne sais s’il serait permis de blesser ainsi par un mensonge la réputation d’un homme pour sauver de l’outrage le corps d’un autre homme. Jamais on ne doit mentir en faveur de quelqu’un, quand c’est au détriment d’un tiers, bien que le dommage causé par le mensonge soit moindre que celui qu’on préviendrait en mentant. Il ne faut pas prendre de force le pain d’un homme plus vigoureux pour le donner à un plus faible, ni battre de verges un innocent malgré lui, pour faire éviter la mort à un autre. Il en serait autrement s’ils y consentaient ; en ce cas, on ne leur ferait plus injure.
CHAPITRE X. IL NE FAUT JAMAIS MENTIR EN MATIÈRE DE RELIGION.
Mais est-il permis de détourner un attentat honteux du corps d’un homme, en accusant faussement un autre du même crime, même du consentement de celui-ci ? c’est une grave question, et je ne sais s’il serait facile de prouver qu’il soit plus juste d’accuser faussement d’un tel crime celui qui consent à subir cette calomnie, que de faire subir ce déshonneur au corps d’un homme qui ne veut pas y consentir.
17. Toutefois si l’on proposait à celui qui a mieux aimé offrir de l’encens aux idoles que d’être déshonoré dans son corps, si on lui proposait, dis-je, de se soustraire à la première injonction en proférant un mensonge injurieux à la mémoire du Christ, il serait le plus insensé des hommes s’il y consentait. Je dis plus : il serait encore plus insensé, si pour se soustraire à l’infâme passion d’un autre, pour éviter un outrage absolument indépendant de sa volonté, il altérait l’Évangile par de faux, éloges du Christ : plus zélé à éviter un attentat contre son corps, qu’à ne pas corrompre, qu’à respecter la doctrine qui sanctifie les âmes et les corps. Il faut donc absolument écarter toute espèce de mensonge de l’enseignement de la religion, et de toutes les explications, de tous les énoncés qui s’y rattachent quand on travaille à l’instruction des autres ou à la sienne. Il est impossible d’imaginer un motif qui justifie le mensonge en tel cas ; on ne le peut pas, même dans le but d’attirer quelqu’un plus facilement à cette doctrine. En effet, dès que la vérité est détruite, ou même légèrement atteinte, tout retombe dans l’incertitude : car on ne peut croire comme vrai ce qu’on ne tient pas pour certain. Il est donc permis à celui qui disserte ou discute sur les vérités éternelles et à celui qui les prêche, à celui qui raconte ou explique des événements temporels qui tendent à l’édification religieuse et à la piété, il lui est permis, dis-je, de taire dans l’occasion tout ce qu’il croit devoir passer sous silence ; mais il ne peut jamais mentir, par conséquent jamais rien cacher par un mensonge.
CHAPITRE XI. IL FAUT ÉVITER LES MENSONGES QUI NUISENT A UN AUTRE OU A SOI-MÊME. DIFFÉRENCE ENTRE L’HOMME QUI MENT ET LE MENTEUR.
18. Ce point une fois solidement établi, on procède plus sûrement à l’étude des autres espèces de mensonge. Mais on voit déjà clairement qu’il faut s’interdire tous ceux qui blessent quelqu’un injustement : car on ne doit faire à personne un tort, même léger, pour en éviter un plus grave à un tiers. Il ne faut pas davantage se permettre ces mensonges qui ne nuisent pas à un autre, mais ne profitent à personne et font tort à celui qui les profère sans raison. C’est là proprement ce qu’on appelle être menteur. Car il y a cette différence entre le mentant et le menteur. Le mentant est celui qui ment malgré lui ; le menteur aime à mentir et goûte intérieurement le plaisir de le faire. Mettons à la suite ceux qui mentent pour plaire aux hommes, non dans le huit de faire tort ou injure à quelqu’un (nous avons déjà écarté cette catégorie) mais pour donner de l’agrément à leurs conversations. La différence qu’il y a entre ces menteurs et ceux dont nous parlions tout à l’heure, c’est que les premiers se plaisent à mentir, éprouvant une jouissance à tromper, tandis que ceux-ci ne cherchent que l’agrément du langage, et qu’ils préféreraient même l’emprunter à la vérité, mais à défaut de vérités qui puissent charmer les auditeurs, ils aiment mieux mentir que de garder le silence. Il leur est difficile cependant de fonder tout un récit sur le mensonge, alors ils mêlent le vrai et le faux, dès que l’intérêt languit. Or ces deux espèces de mensonges ne font point de tort à ceux qui les écoutent, parce qu’il ne s’agit ni de l’enseignement de la religion et de la vérité, ni de rien qui touche à leurs avantages ou à leurs intérêts. Il leur suffit de croire possible ce qu’on leur raconte, et d’ajouter foi à un homme qu’ils ne doivent pas juger capable de mentir à tort et à travers. En effet quel mal y a-t-il à regarder le père ou le grand-père d’un tel comme un homme de bien, quoiqu’il ne l’ait pas été, ou à croire qu’il a porté les armes jusqu’en Perse, quand il n’est jamais sorti de Rome ? Mais ces mensonges sont très-nuisibles à ceux qui les disent ; aux uns, parce qu’ils abandonnent la vérité pour se complaire dans le mensonge ; aux autres, parce qu’ils aiment mieux plaire que de rester dans le vrai.
CHAPITRE XII. PEUT-ON MENTIR QUAND CELA EST UTILE A QUELQU’UN SANS NUIRE A PERSONNE. LE MENSONGE N’EST-IL PAS TOUJOURS UN FAUX TÉMOIGNAGE.
19. Après avoir condamné sans hésiter ces espèces de mensonge, nous passons à un autre qui semble comme un progrès vers le bien c’est celui qu’on attribue généralement à un sentiment de bienveillance et de bonté, quand celui qui ment, non-seulement ne nuit à personne, mais rend même service à quelqu’un. Ici toute la question se réduit à savoir si c’est se faire tort à soi-même que de rendre service à quelqu’un aux dépens de la vérité. Quand même le nom de vérité ne conviendrait qu’à celle qui éclaire les intelligences de sa lumière intérieure et immuable, cependant le menteur dont nous parlons agit du moins à l’encontre d’une certaine vérité : car bien que les sens corporels soient sujets à la déception, c’est aller contre la vérité que de dire qu’une chose est telle ou n’est pas telle, quand ni l’intelligence, ni les sens, ni l’imagination, ni la foi ne le lui disent. Celui qui rend de cette façon service à un autre, ne se nuit-il point à lui-même, ou le service qu’il rend compense-t-il le tort qu’il se fait ? c’est là une grave question. S’il en est ainsi il faudra dire qu’il doit se rendre service à soi-même, en disant un mensonge qui ne nuit à personne. Mais ces propositions s’enchaînent mutuellement et les concessions mènent à des conséquences qui jettent dans un grand trouble. En effet si on demande quel tort éprouverait un homme excessivement riche de la perte d’un boisseau de blé pris parmi des milliers et des milliers d’autres, quand ce boisseau peut sauver la vie à celui qui le vole : on arrivera à dire qu’on peut voler sans se rendre coupable et rendre un faux témoignage sans pécher. Or quelle erreur plus criminelle que celle-là ? Mais si un autre avait volé ce boisseau, que vous en eussiez été témoin et qu’on vous questionnât là-dessus, ne vous serait-il pas permis de mentir ? Quoi ! vous le pourriez pour un autre, et non pour vous qui êtes pauvre ? Etes-vous obligé d’aimer votre prochain plus que vous-même ? Donc dans les deux cas le mensonge est coupable et il faut l’éviter.
20. Peut-être fera-t-on ici une exception : les mensonges, utiles à quelqu’un sans nuire à personne, seraient permis, mais non ceux que l’on dirait pour cacher ou justifier un crime ; par exemple un mensonge qui, sans nuire à personne, serait utile à un pauvre, mais dissimulerait un vol, serait coupable ; mais si sans nuire à personne, il rendait service à un pauvre, et ne cachait ni ne justifiait aucun vol, il ne le serait plus. Ainsi, quelqu’un cachera son argent devant toi, dans la crainte qu’on ne le lui vole ou ne le lui enlève par force ; on te questionne là-dessus et tu mens, évidemment tu ne fais tort à personne, tu rends service au propriétaire à qui le secret était nécessaire, et tu n’as dissimulé aucun péché par, ton mensonge : car il n’y a pas de péché à cacher son bien, quand on craint de le perdre. Mais si l’on ne pèche pas en mentant, quand on ne couvre aucune faute, qu’on ne fait tort à personne et qu’on rend service à quelqu’un, que ferons-nous du péché même de mensonge ? Car dans l’endroit où l’on nous dit : « Tu ne voleras pas », on nous dit aussi : « Tu ne rendras pas de faux témoignage ». Comme la défense s’applique à l’un et à l’autre séparément, pourquoi le faux témoignage est-il coupable quand il couvre le vol ou tout autre péché, et ne l’est-il plus dès qu’il cesse de prêter un voile officieux au mal, alors que le vol et tous les autres péchés sont coupables par eux-mêmes ? serait-il donc défendu de cacher le péché et permis de le commettre ?
21. Mais si cela est absurde, que dire ? n’y aura-t-il faux témoignage que quand on ment pour calomnier quelqu’un, ou pour dissimuler sa fauté, ou pour l’opprimer devant les tribunaux ? Car il semble que le juge a besoin de témoin pour connaître une cause. Mais si l’Écriture n’entendait qu’en ces sens le mot de témoin, l’Apôtre n’eût pas dit : « Nous nous trouvons même être de faux témoins à l’égard de Dieu, puisque nous rendons ce témoignage contre Dieu, qu’il a ressuscité le Christ, que pourtant il n’a pas ressuscité ». Par là il fait voir que le mensonge est un faux témoignage, même quand on le dit pour louer faussement quelqu’un.
CHAPITRE XIII. PEUT-ON MENTIR POUR NE PAS TRAHIR UN HOMICIDE OU UN INNOCENT QU’ON CHERCHE POUR LE FAIRE MOURIR ?
Serait-ce que le faux témoignage consiste à mentir pour calomnier quelqu’un ou pour dissimuler une faute, ou pour causer un préjudice quelconque ? Mais si le mensonge qui tend à ôter à quelqu’un la vie temporelle est détestable, à combien plus forte raison celui qui porte atteinte à la vie éternelle ? Or tel est le mensonge qui touche l’enseignement religieux. Voilà pourquoi l’Apôtre qualifie de faux témoignage un mensonge à l’égard du Christ, quoique proféré sous l’apparence d’un éloge. Mais si c’est un mensonge qui ne soit point calomnieux, qui ne couvre aucun péché, qui ne soit point dit sur la réquisition d’un juge, qui serve à quelqu’un sans nuire à personne, faudra-t-il dire que ce n’est point un faux témoignage, ni un mensonge blâmable ?
22. Quoi donc ! si un homicide cherche asile chez un chrétien, ou que celui-ci connaisse le lieu de sa retraite et qu’il soit interrogé par celui qui cherche le meurtrier pour le mener au supplice : devra-t-il mentir ? Mais alors le mensonge ne couvre-t-il pas un péché, puisque celui pour qui on ment a commis un crime horrible ? Dira-t-on qu’on ne s’informe pas du péché, mais seulement de la retraite du coupable ? Alors ce serait un mal de cacher un péché et non de cacher un pécheur ? Oui, sans doute, répondra-t-on, car ce n’est pas en évitant le supplice, mais en le méritant qu’on se rend coupable. Or c’est un point de doctrine qu’il ne faut désespérer de la conversion de personne, ni fermer à qui que ce soit la voie du retour, soit : mais si tu es conduit devant le juge et qu’il te demande où le coupable s’est réfugié ; diras-tu : Il n’est pas là, où tu sais qu’il est ? diras-tu : Je n’en sais rien, je ne l’ai pas vu, quand tu sais et que tu as vu ? Rendras-tu un faux témoignage, et tueras-tu ton âme pour arracher un homicide à la mort ? Ou bien mentiras-tu jusqu’à ce qu’on te mène devant le juge, et diras-tu la vérité quand celui-ci t’interrogera, afin de ne pas être faux témoin ? Tu tueras donc un homme en trahissant sa retraite. Or l’Ecriture déclare aussi le traître détestable. Serait-ce qu’on n’est pas un traître, quand on répond la vérité aux questions d’un juge, et qu’on l’est quand on dénonce volontairement un criminel condamné à mort ? Mais si tu connais la retraite d’un juste, d’un innocent, condamné à mort par une autorité supérieure, et que tu sois interrogé là-dessus par un juge qui n’a pas fait la loi, mais est chargé de l’exécuter, le mensonge que tu diras en faveur de cet innocent cessera-t--il d’être faux témoignage, parce que celui qui t’interroge n’est pas ici le vrai juge, mais le simple exécuteur du jugement ? Et si c’est l’auteur même de la loi qui interroge, ou tout autre juge inique qui veut faire périr un innocent ? Que feras-tu ? Seras-tu faux témoin, ou traître ? Celui qui dénonce de lui-même à un juge juste la retraite d’un homicide ; et celui qui, interrogé par un juge injuste indique la retraite d’un innocent qu’on veut faire mourir et qui s’est confié à sa discrétion, né l’est-il plus ? Balanceras-tu, hésiteras-tu entre le crime de faux témoignage et celui de trahison ? Eviteras-tu décidément l’un et l’autre en gardant le silence, ou en déclarant que tu ne diras rien ? Et pourquoi alors ne pas le faire avant de paraître devant le juge, et éviter ainsi même le mensonge ? En évitant le mensonge, tu éviteras aussi le faux témoignage, soit que tout mensonge soit faux témoignage ou non ; mais en évitant le faux témoignage tel que tu l’entends, tu n’éviteras pas tout mensonge. Combien n’y a-t-il pas plus de force, plus de vertu à dire : je ne trahirai ni ne mentirai !
23. C’est ce que fit un jour un évêque de Thagaste, Firmus, ferme par le nom, mais plus encore par la volonté. Comme des licteurs envoyés par l’empereur réclamaient de lui un homme qui lui avait demandé asile et qu’il cachait avec le plus grand soin, il répondit qu’il ne pouvait ni mentir ni trahir personne, et les nombreux tourments qu’on lui fit subir (les empereurs n’étaient pas encore chrétiens) n’ébranlèrent pas sa résolution. Conduit devant l’empereur, il se montra sous un jour si admirable, qu’il obtint sans difficulté la grâce de son protégé. Peut-on déployer plus de force, plus de fermeté ? Mais, dira quelqu’un plus timide, je puis être prêt à subir tous les tourments, la mort même, pour éviter le péché ; mais puisque ce n’est pas un péché de mentir quand on ne nuit à personne, qu’on ne rend pas de faux témoignage et qu’on est utile à quelqu’un : ce serait un acte de folie et un grand péché de s’exposer aux tourments de gaîté de cœur et sans raison, de livrer en pure perte à la fureur des bourreaux une santé, une vie qui peuvent être utiles. Et moi je demande à ce chrétien pourquoi il craint ce qui est écrit : « Tu ne porteras point de faux témoignage », et ne redoute pas ce que le Psalmiste dit à Dieu : « Vous perdrez ceux qui profèrent le mensonge ? ». — Non pas toute espèce de mensonge, dira-t-il, cela n’est pas écrit ; car j’entends le texte, comme si on lisait : Vous perdrez tous ceux qui portent un faux témoignage ? — Mais là non plus il n’est pas dit Toute espèce de faux témoignage. — Soit, répliquera-t-on, mais ce péché est rangé parmi ceux qui sont mauvais en tout sens. — Quoi ! même celui-ci : « Tu ne tueras pas ? » Si tuer est un mal absolu, comment excuser les justes qui, même après la promulgation de la Loi, ont tué beaucoup de monde ? Mais on répond que celui qui exécute un ordre juste n’est plus homicide. Je comprends donc cette crainte ; mais aussi je reconnais que ce vertueux évêque, en ne voulant ni mentir ni trahir un homme, a mieux compris les textes selon moi, et y a courageusement conformé sa conduite.
24. Mais il s’agit de l’hypothèse où l’on ne nous demande pas en quel lieu se trouve celui que l’on cherche pour le faire mourir, où nous ne sommes pas obligés de le trahir, s’il est si bien caché qu’il ne puisse facilement être découvert sans être décélé ; mais où l’on nous demande simplement s’il est là, oui ou non, ou n’y est pas. Si nous savons qu’il y est, nous le trahissons en gardant le silence, ou en répondant que nous ne dirons ni oui ni non
car on en conclura qu’il y est, puisque, s’il n’y était pas, il suffirait, pour ne pas mentir ni trahir, de répondre qu’il n’y est pas. Ainsi notre silence ou notre réponse évasive le trahit, puisque celui qui le cherche entrera, s’il en a le pouvoir, et le découvrira, tandis qu’un mensonge de notre part aurait pu empêcher, écarter ce résultat. Par conséquent, si tu ne sais pas où il est, tu n’as aucun motif de cacher la vérité ; tu dois simplement avouer ton ignorance. Mais si tu sais où il est, que ce soit là, ou ailleurs, à cette question : Est-il là ou n’y est-il pas ? tu ne dois pas dire : Je ne réponds pas à ce que tu me demandes, mais bien : Je sais où il est et je ne te l’indiquerai jamais. Car si on détermine un lieu et que tu te contentes de répondre que tu ne diras rien, c’est comme si tu montrais le lieu même du doigt, puisque tu fais naître un soupçon qui est bien près de la certitude. Mais si tu commences par avouer que tu connais l’endroit et que tu ne veux pas le dire, peut-être pourras-tu donner le change, détourner les recherches et provoquer des violences pour t’obliger à trahir celui qu’on cherche. Dans ce cas, non-seulement tu ne mériteras point le blâme, mais tu seras digne d’éloges, quoique tu puisses souffrir généreusement par fidélité et par humanité, sauf ces honteux outrages qui ne supposent pas la force, mais l’impudicité dans celui qui les subit. Et c’est là la dernière espèce de mensonge, que nous devons examiner avec plus d’attention.
CHAPITRE XIV. HUIT ESPÈCES DE MENSONGES.
25. La première espèce, l’espèce capitale, celle qu’il faut éviter et fuir avant tout, c’est le mensonge en matière d’enseignement religieux ; en aucun cas, on ne doit s’y prêter. Le second, c’est celui qui blesse injustement, celui qui nuit à quelqu’un sans servir à personne. Le troisième sert à l’un, nuit à l’autre, et n’empêche point la souillure du corps. Le quatrième n’a d’autre but que de dire faux et de tromper : c’est le mensonge tout pur. Le cinquième tend à plaire et à jeter de l’agrément dans le discours. Après ces cinq catégories qu’il faut absolument éviter et condamner, vient le sixième : le mensonge qui sert à quelqu’un et ne nuit à personne ; comme par exemple quand quelqu’un connaissant le lieu où est cachée une somme qu’on voudrait prendre injustement, répond à qui s’en informe qu’il n’en sait rien. La septième ne nuit à personne et profite à quelqu’un, avec la différence que l’on est interrogé parle juge ; comme par exemple si l’on ment pour ne pas trahir un homme destiné à la mort, non-seulement un homme juste et innocent, mais un criminel, par la raison que c’est un point de la doctrine chrétienne qu’on ne doit désespérer du salut de personne ni fermer à personne la voie du repentir. Nous avons traité assez longuement ces deux dernières espèces, qui prêtent matière à de grandes controverses et nous avons dit ce que nous en pensons, dans le but d’encourager les forts, les fidèles, les hommes et les femmes amis de la vérité, à les éviter et à supporter avec générosité et courage tous les inconvénients qui peuvent en résulter. La huitième espèce est le mensonge qui ne nuit à personne et sert à détourner de quelqu’un une souillure corporelle, mais seulement celle que nous avons indiquée plus haut. Car les Juifs regardaient comme une souillure de manger sans se laver les mains. Que si on veut y en voir une, elle n’est cependant pas telle qu’on doive mentir pour l’éviter. Mais si le mensonge est de nature à faire tort à quelqu’un, dût-il d’ailleurs sauver un homme de ce genre de souillure que tout le monde abhorre et déteste ; si on peut mentir quand l’injure qu’il cause est autre que l’espèce d’impureté dont il est question : c’est une autre affaire ; car alors il ne s’agit plus du mensonge, mais bien de savoir s’il est permis, même en dehors de tout mensonge, de faire tort à quelqu’un pour détourner d’un tiers ce genre d’ignominie. Je ne le crois pas du tout, même quand on ne parlerait que de torts peu considérables, comme le vol d’un boisseau de blé dont il a été parlé plus haut, et quoiqu’il soit fort embarrassant de décider si nous ne devrions pas causer un dommage de ce genre, dans le cas où il serait possible d’exempter à ce prix d’un odieux attentat celui qui en serait menacé. Mais, je le répète, c’est là une autre question.
CHAPITRE XV. TÉMOIGNAGES DIVINS QUI DÉFENDENT LE MENSONGE. PRÉCEPTES A INTERPRÉTER D’APRÈS LA CONDUITE DES SAINTS.
Revenons maintenant au point que nous voulions traiter, à savoir : s’il faut mentir lorsque le mensonge est la condition indispensable pour nous sauver d’un attentat contre la pudeur ou de quelque autre horrible souillure, quand d’ailleurs ce mensonge ne fera de tort à personne.
26. Un premier moyen d’éclairer la question, c’est de discuter avec soin les textes divins qui défendent le mensonge : s’ils nous ferment toute issue, c’est en vain que nous en chercherons une ; car il faut à tout prix observer le commandement divin, et accepter avec courage la volonté de Dieu dans toutes les conséquences fâcheuses qui peuvent résulter de notre fidélité. Si, au contraire, nous trouvons un moyen d’excuser le mensonge dans le cas supposé, il ne faut pas nous l’interdire. C’est pour cela que les Saintes Ecritures ne contiennent pas seulement les commandements de Dieu, mais aussi la vie et les mœurs des justes, par lesquelles nous pouvons interpréter ce qu’il pourrait y avoir d’obscur dans les commandements du Seigneur. Il faut pourtant excepter tous les faits, d’ailleurs certains et indubitables, qui sont susceptibles d’un sens allégorique, comme sont presque tous les faits rapportés dans les livres de l’Ancien Testament : car qui oserait soutenir qu’il y ait là quelque chose qui n’ait une signification figurée ? Quand l’Apôtre, par exemple, affirme que les deux fils d’Abraham, qui nous semblent au premier abord nés simplement et selon l’ordre naturel pour former un peuple (car enfin il n’y avait dans leur naissance rien d’extraordinaire, rien de prodigieux, qui forçât à y voir une figure), affirme, dis-je, qu’ils représentent les deux Testaments ; quand il nous dit que le merveilleux bienfait accordé par Dieu au peuple d’Israël lorsqu’il le tira de l’odieuse servitude d’Égypte, ainsi que la vengeance qu’il exerça sur lui pendant le voyage à cause de ses infidélités ; quand l’Apôtre nous dit que tout cela est arrivé en figure ; pourrait-on trouver un seul fait qui déroge à cette règle et dont on ose dire qu’il ne renferme aucun sens figuratif ? Mais, ces faits mis à part, étudions dans le Nouveau Testament les actions des saints, qui nous sont évidemment proposées pour modèles de conduite, et cherchons-y l’explication de la lettre des commandements.
27. Ainsi nous lisons dans l’Évangile « Quelqu’un te frappe sur une joue, présente lui encore l’autre ». Or nous ne trouverons nulle part un plus puissant, un plus parfait modèle de patience que le Seigneur lui-même. Eh bien ! ayant reçu un soufflet, il ne dit pas : Voici l’autre joue : mais « Si j’ai mal parlé, rends témoignage du mal ; mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » Par où il fait voir que c’est dans le cœur que doit être la disposition à tendre l’autre joue. Et Paul l’apôtre le savait bien : car, souffleté en présence du pontife, il ne dit pas : Frappe encore l’autre joue ; mais : « Dieu te frappera, muraille blanchie ; tu sièges pour me juger selon la loi, et, contre la loi, tu ordonnes de me frapper » ; voyant, d’un coup d’œil pénétrant, que le sacerdoce des Juifs n’avait plus qu’un lustre extérieur, qu’au fond il était déshonoré par de sales convoitises ; en prononçant ces mots, il prévoyait en esprit que la vengeance du Seigneur allait y mettre fin ; et cependant il avait le cœur disposé, non-seulement à recevoir des soufflets, mais à endurer toutes sortes de tourments pour la vérité, sans rien perdre de sa tendre affection pour ses persécuteurs.
28. Il est aussi écrit : « Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon ». Et cependant l’Apôtre a juré dans ses épîtres. Par là il nous montre en quel sens il faut entendre ces paroles : « Je vous dis de ne jurer en aucune « façon » ; c’est que le Seigneur craint qu’on ne contracte la facilité de jurer, que de la facilité on ne passe à l’habitude, et que de l’habitude on ne tombe dans le parjure. Aussi ne voit-on pas que l’Apôtre ait juré autrement qu’en écrivant, alors que la réflexion plus mûre modère la précipitation de la langue. Or, cela vient du mal, selon ce qui est écrit : « Ce qui est de plus vient du mal » : non du côté de Paul, mais du côté des faibles, avec qui il employait ce moyen pour faire ajouter foi à sa parole. Car je ne sais si on trouverait dans l’Ecriture un seul cas où il ait juré de vive voix et autrement que par écrit. Et cependant le Seigneur dit « de ne jurer en aucune façon », sans faire d’exception pour le serment par écrit. Mais comme ce serait un crime d’accuser Paul d’avoir violé un commandement, surtout dans des épîtres composées et publiées pour le bien spirituel et le salut des peuples, il faut donc entendre que ce mot « en aucune façon » signifie que tu ne dois pas désirer, pas aimer de jurer, que tu ne dois pas te complaire dans le serment, comme si c’était un bien.
39. Il en est de même de ces textes : « Ne soyez point inquiets du lendemain ; ne vous inquiétez de ce que vous mangerez, de ce que vous boirez, ni de quoi vous vous vêtirez (4) ». Quand nous voyons que le Seigneur lui-même eut une bourse où était renfermé ce qu’on lui donnait, pour s’en servir suivant le besoin ; quand nous lisons que les apôtres se procuraient des ressources abondantes pour soulager la pauvreté de leurs frères, et ne songeaient pas seulement au lendemain, mais prenaient des précautions en prévision d’une longue famine, ainsi qu’on le voit dans les Actes des apôtres ; nous pouvons évidemment conclure que les défenses du Seigneur doivent s’entendre en ce sens que dans toutes nos actions nous n’agissions jamais comme sous la pression de nécessité, soit par désir d’amasser des biens temporels, soit par crainte de la pauvreté.
30. Le Seigneur a aussi recommandé aux apôtres de ne rien emporter avec eux en voyage et de vivre de l’Évangile. Et il a indiqué quelque part le sens de ces paroles, en disant
« Car l’ouvrier mérite son salaire » : par où il fait assez voir que c’est une permission qu’il donne et non un ordre, pour que le prédicateur de la parole se persuade bien qu’il ne fait rien d’illicite quand il reçoit, de ceux à qui il prêche, les choses nécessaires à la vie. Mais qu’il puisse y avoir plus de mérite à ne pas le faire, c’est ce que Paul nous enseigne suffisamment quand, après avoir dit : « Que celui que l’on catéchise par la parole, communique de tous ses biens à celui qui le catéchise » ; et répété en beaucoup d’endroits que c’était la louable coutume de ceux à qui il prêchait, il ajoute : « Mais cependant je n’ai point usé de ce pouvoir ». C’est donc un pouvoir que le Seigneur accordait, et non un ordre strict qu’il donnait. C’est ainsi que le plus souvent, quand nous ne comprenons pas le sens des paroles, nous devons recourir aux exemples des saints pour saisir ce qui pourrait facilement, sans cela, s’interpréter autrement.
CHAPITRE XVI. DEUX BOUCHES, CELLE DE LA VOIX ET CELLE DU CŒUR. N’Y A-T-IL DE DÉFENDU QUE LE MENSONGE QUI FAIT TORT AU PROCHAIN ? TRIPLE SENS DU PASSAGE DE L’ECCLÉSIASTIQUE.
31. On demande de quelle bouche il est question dans ce texte : « La bouche qui ment tue l’âme ». Car ordinairement parce mot bouche, l’Ecriture entend le fond même du cœur, là où se conçoit et se forme tout ce qui s’énonce par la parole, quand nous disons la vérité : en sorte que celui à qui il plaît de mentir, mente en son cœur, à la différence de celui qui, pour éviter un plus grand mal, exprime autre chose que ce qu’il pense tout en sentant qu’il pèche, mais en désapprouvant et le mal qu’il veut empêcher et celui qu’il commet. Les partisans de cette opinion prétendent qu’il faut entendre en ce sens la parole du psalmiste : « Qui dit la vérité dans son cœur » ; parce qu’il faut toujours dire la vérité dans son cœur, mais non toujours de la bouche du corps, si, pour éviter un plus grand mal, on est forcé de parler autrement qu’on ne pense. Or qu’il y ait une bouche du cœur, ou peut le conclure de ce que le mot parler suppose une bouche, et que par conséquent on ne pourrait raisonnablement dire « qui parle en son cœur », s’il n’y avait une bouche dans le cœur. Du reste dans le passage même où il est écrit : « La bouche qui ment tue l’âme », si on fait attention au contexte, on ne pourra l’entendre d’une autre bouche. En effet une parole est secrète quand elle échappe aux hommes qui n’entendent la bouche du cœur que par l’entremise de la bouche du corps. Or ici l’Ecriture parle d’une bouche qui parvient à l’oreille de l’Esprit du Seigneur, lequel remplit l’univers ; et bien qu’on nomme tout à la fois les lèvres, la voix et la langue, cependant le sens ne permet pas d’appliquer ces expressions à une autre bouche que celle du cœur, puisqu’il est dit qu’elle n’échappe point au Seigneur, tandis que la bouche dont le son frappe nos oreilles, n’échappe pas même à l’homme.
Voici le texte : « L’Esprit de sagesse est bon, humain, mais il ne sauvera pas le médisant de la punition due à ses lèvres, parce que Dieu sonde ses reins, scrute son cœur et entend sa langue. Car l’Esprit du Seigneur remplit l’univers et celui qui contient tout entend toute voix. C’est pourquoi l’homme qui profère l’iniquité ne peut se cacher, et il n’évitera pas le jugement qui le menace. L’impie sera interrogé sur ses pensées ; et ses discours monteront jusqu’à Dieu, pour le châtiment de ses iniquités. Car l’oreille du Dieu jaloux entend tout, et le bruit tumultueux des murmures n’est pas ignoré. Gardez-vous donc du murmure qui ne sert à rien, ne prêtez pas votre langue à la détraction : car la parole secrète ne passera pas en vain ; et la bouche qui ment tue l’âme ». On voit que ces menaces s’adressent à ceux qui croient que les pensées et les projets de leur cœur sont cachés et secrets. Et l’écrivain veut tellement faire comprendre que tout cela est parfaitement clair pour l’oreille de Dieu, qu’il emploie cette expression : « bruit tumultueux ».
32. Nous trouvons encore la bouche du cœur mentionnée en propres termes dans l’Évangile, au point que le Seigneur nomme dans le même passage la bouche du corps et celle du cœur, quand il dit : « Et vous aussi, êtes-vous sans intelligence ? Ne comprenez-vous point que tout ce qui entre dans la bouche va au ventre et est rejeté dans un lieu secret ; tandis que ce qui sort de la bouche vient du cœur et que c’est là ce qui souille l’homme ? Car du cœur viennent les mauvaises pensées, les homicides, les adultères, les fornications, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes ; c’est là ce qui souille l’homme ». Si par bouche vous entendez ici uniquement la bouche du corps, comment expliquerez-vous ces mots : « ce qui sort de la bouche, vient du cœur », puisque les crachats et les vomissements partent aussi de la bouche ? À moins peut-être que l’homme ne se souille pas en mangeant quelque chose d’immonde, et ne se souille en le vomissant. Or si c’est là une grande absurdité, il faut nécessairement admettre que le Seigneur parle de la bouche du cœur, quand il dit : « Ce qui sort de la bouche vient du cœur ». En effet le vol pouvant se commettre, et se commettant souvent, dans le silence de la voix et de la bouche du corps, ce serait le comble de la folie de s’imaginer qu’un voleur ne se souille que quand il avoue ou trahit son vol, et reste pur quand il le commet en silence. Mais si ces paroles se rapportent vraiment à la bouche du cœur, aucun péché ne peut se commettre en secret, puisqu’il ne s’en commet point qui ne sorte de cette bouche intérieure.
33. Comme on demandé de quelle bouche le texte parle, quand il dit : « La bouche qui ment tue l’âme », on peut aussi demander de quels mensonges il parle. Il semble en effet désigner proprement le mensonge qui fait tort au prochain, puisqu’il dit : « Gardez-vous donc du murmure qui ne sert à rien, et ne prêtez pas votre langue à la détraction ». Or la détraction a pour principe la malveillance, quand on ne se contente pas de proférer de la bouche et de la voix du corps l’invention forgée contre quelqu’un, mais qu’on désire secrètement que le prochain soit cru tel qu’on le dit : ce qui est bien la détraction sortie de la bouche du cœur, laquelle, selon le texte, ne saurait échapper à Dieu.
34. Car ce qui est écrit ailleurs : « Garde-toi de vouloir proférer aucune espèce de mensonge », ne signifie pas, selon eux, qu’on ne doit absolument pas mentir. Un autre prétend que ce texte de l’Ecriture défend en général toute espèce de mensonge, au point que la seule volonté de mentir est déjà condamnable, même quand l’acte ne suit pas ; c’est pourquoi le texte ne porte pas : ne profère aucune espèce de mensonge ; mais « Garde-toi de vouloir proférer aucune espèce de mensonge », en sorte que personne ne doit se permettre, non-seulement de mentir, mais même d’avoir l’intention de mentir.
CHAPITRE XVII. LE VERSET 7e DU PSAUME Ve S’INTERPRÈTE AUSSI DE TROIS FAÇONS. COMMENT IL FAUT ENTENDRE LA DÉFENSE DE PORTER UN FAUX TÉMOIGNAGE.
Un autre dit : « N’aie jamais la volonté de proférer aucune espèce de mensonge », ce qui signifie qu’il faut bannir et repousser de la bouche du cœur toute espèce de mensonge ; c’est-à-dire qu’il est certains mensonges qu’on doit interdire à la bouche du corps, surtout ceux qui touchent à la doctrine religieuse, qu’il en est d’autres qu’on ne doit point interdire à cette même bouche du corps, quand ils sont nécessaires pour éviter un plus grand mal ; mais qu’il faut absolument les interdire tous à la bouche du cœur. Et ce serait là le sens de ces mots. « N’aie jamais la volonté ». Car la volonté est pour ainsi dire la bouche du cœur, et cette bouche n’a point de part au mensonge que nous prononçons malgré nous pour éviter un plus grand mal. Il y a encore une troisième interprétation, d’après laquelle ces mots « toute espèce » laisseraient, sauf certains cas, la permission de mentir ; ce serait comme si l’on disait : ne te fie point à tout homme ; ce qui ne veut pas dire : ne te fie à personne, mais ne te fie pas à tout le monde, c’est-à-dire fie-toi seulement à quelques-uns. Et la suite du texte : « Car l’habitude du mensonge est funeste », condamnerait non le mensonge, mais le mensonge fréquent, c’est-à-dire l’habitude et le goût du mensonge. Car c’est là qu’aboutirait certainement l’homme qui pousserait l’abus jusqu’à se permettre toute espèce de mensonge (et il ne s’en abstiendrait pas même sur ce qui touche à la religion et à la piété : ce qui est non-seulement le plus odieux des mensonges, mais le plus détestable des péchés) ; ou jusqu’à plier sa volonté à toute espèce de mensonge, même facile, même innocent : il en viendra à mentir, non plus pour éviter un plus grand mal, mais de gaîté de cœur et avec plaisir.
Il y a donc trois manières d’interpréter ce texte : ou évite non seulement toute espèce de mensonge, mais même la volonté de mentir ; ou abstiens-toi de la volonté de mentir, mais mens à regret, quand il faut éviter un plus grand mal ; ou, à part certains mensonges, permets-toi les autres. La première de ces interprétations est pour ceux qui interdisent le mensonge d’une manière absolue ; les deux autres pour ceux qui pensent qu’on peut mentir en certains cas. Quant à l’autre partie du texte : « Car l’habitude de mentir est « funeste », je ne sais si elle est en faveur du premier de ces sentiments, à moins qu’on ne l’explique ainsi : c’est la loi des parfaits, non-seulement de ne jamais mentir, mais de ne jamais vouloir mentir, et l’habitude du mensonge ne peut être permise à ceux qui veulent avancer dans la vertu. Et si, à cette loi de s’interdire absolument non-seulement le mensonge, mais toute volonté de mentir, on opposait certains exemples, dont quelques-uns sont appuyés d’une grande autorité, on répondrait que c’est là le fait d’hommes en voie de progrès, de se permettre des actes qui ont eu pour motif un devoir quelconque d’humanité au point de vue des intérêts temporels ; mais que le mensonge en lui-même est tellement mauvais, que les hommes spirituels et parfaits doivent l’avoir tellement en horreur, que son habitude ne peut être permise à ceux même qui sont en voie de progrès. En effet nous avons déjà dit que le mensonge des sages-femmes égyptiennes n’a été approuvé que d’après leur caractère et comme un premier pas vers le mieux : car mentir par bonté d’âme et pour sauver la vie temporelle de quelqu’un, c’est entrer dans le chemin qui conduit à l’amour du véritable salut, du salut éternel.
35. Sur le texte : « Vous perdrez tous ceux qui profèrent le mensonge », l’un prétend qu’aucun mensonge n’est excepté, que tous sont condamnés ; suivant un autre, la condamnation se restreint à ceux qui mentent du cœur, dans le sens expliqué plus haut : car c’est dire la vérité dans son cœur que de subir à regret la nécessité de mentir, en la considérant comme une peine attachée à cette vie mortelle. Un troisième dit : « Dieu perdra tous ceux qui profèrent le mensonge », mais non toute espèce de mensonge ; car il y en a une à laquelle le prophète faisait alors allusion, et qui sera punie chez tous : celle qui a lieu quand quelqu’un refuse de confesser ses péchés, cherche même à les excuser, et ne veut pas en faire pénitence, quand ce n’est pas assez pour lui de faire le mal, mais qu’il désire passer pour juste et écarte le remède de la confession. Cette distinction se trouverait établie par ces paroles : « Vous haïssez tous ceux qui opèrent l’iniquité », mais vous ne les perdrez point si, pleins repentir, ils disent la vérité dans un humble aveu en se confessant pour arriver à la lumière par la pratique de cette vérité, suivant le mot de l’Évangile selon saint Jean : « Mais celui qui accomplit la vérité, vient à la lumière. « Vous perdrez donc tous ceux qui », non seulement opèrent ce que vous haïssez, mais aussi « profèrent le mensonge », en se couvrant du masque de la justice, et en refusant de confesser leurs péchés en esprit de pénitence.
36. Quant au faux témoignage, défendu par le Décalogue, on ne saurait en aucune façon prétendre qu’on peut le porter devant celui à qui l’on parle, pourvu que l’on garde en son cœur l’amour de la vérité. En effet quand on ne s’adresse qu’à Dieu, il suffit que le cœur reste fidèle à la vérité ; mais quand on parle à l’homme, il faut que la bouche du corps énonce aussi la vérité ; parce que l’homme ne lit pas dans le cœur. Mais à ce sujet, il n’est pas déraisonnable de demander devant qui se joue le rôle de témoins. Ce n’est pas devant tous ceux à qui nous parlons, mais devant ceux qui doivent utilement ou nécessairement connaître ou croire la vérité par notre entremise : comme le juge, par exemple, qui doit éviter l’erreur dans ses jugements, ou celui qui reçoit l’enseignement religieux et qui a à craindre soit de se tromper en matière de la foi, soit d’être livré au doute, en vertu de l’autorité même de son maître. Mais quand un homme t’interroge dans le but de savoir de toi une chose qui ne le regarde pas, ou qu’il n’a aucun intérêt à connaître, ce n’est plus un témoin, mais un traître qu’il cherche. En lui répondant par un mensonge, tu échapperas peut-être à la qualification de faux témoin, mais non à celle de menteur.
CHAPITRE XVIII. COMMENT IL FAUT ENTENDRE UN AUTRE PASSAGE DE L’ÉCRITURE. C’EST UNE ERREUR DE MESURER LE MAL SUR LA PASSION ET SUR L’HABITUDE. NOTRE DOUBLE VIE. PEUT-ON COMMETTRE DES PÉCHÉS LÉGERS POUR CONSERVER LA PURETÉ.
Après avoir réservé qu’il n’est jamais permis de porter un faux témoignage, on demande s’il est quelquefois permis de mentir. Que si tout mensonge est un faux témoignage, il faut voir s’il n’y aurait pas compensation, par exemple, quand on le porte pour éviter un plus grand mal ; comme le précepte écrit dans la loi : « Honore ton père et ta mère », est mis de côté quand il se trouve en présence d’un devoir plus important. C’est ainsi que le Seigneur lui-même défend à celui qu’il appelle à annoncer le royaume de Dieu, de rendre les honneurs de la sépulture à son père.
37. Quant à ce qui est écrit : « L’enfant qui reçoit la parole s’éloignera de la perdition ; il la reçoit pour lui et rien de faux ne sort de sa bouche », quelqu’un prétend que cette « parole que l’enfant reçoit » n’est autre que la parole de Dieu, c’est-à-dire la vérité. Par conséquent cette sentence : « L’enfant qui reçoit la vérité s’éloignera de la perdition », correspond à cette autre : « Vous perdez tous ceux qui profèrent le mensonge ». Et qu’insinue la suite du texte, « il la reçoit pour lui », sinon ce que dit l’Apôtre : « Que chacun éprouve ses propres œuvres, alors il trouvera sa gloire dans lui-même et non dans un autre ? » En effet celui qui reçoit la parole, c’est-à-dire la vérité, non pour lui-même, mais pour plaire aux hommes, ne la garde plus dès qu’il voit qu’il peut plaire à ceux-ci par le mensonge. Mais celui qui la reçoit pour lui, ne laisse rien de faux sortir de sa bouche ; même quand le mensonge pourrait plaire aux hommes, il ne ment point, parce qu’il n’a pas reçu la vérité pour leur plaire mais pour plaire à Dieu. Ici il n’y a plus moyen de dire : « Il perdra tous ceux qui profèrent le mensonge », mais non toute espèce de mensonge, puisque tous les mensonges sont universellement exclus par ces mots. « Et rien de faux ne sort de sa bouche ». Cependant un autre prétend qu’il en est ici comme pour le texte interprété par saint Paul : « Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon ». Là, en effet, tout serment est exclu, mais seulement de la bouche du cœur ; il ne doit jamais se faire de bon gré, mais par égard pour l’infirmité d’un autre, c’est-à-dire provenir du mal d’un autre, à qui où ne peut faire, accepter sa parole qu’en l’appuyant d’un serment, ou provenir de notre mal propre, en ce que revêtus de l’enveloppe de notre mortalité, nous ne pouvons mettre notre cœur à découvert, sans quoi nous n’aurions pas besoin de serments. Du reste, si dans l’ensemble ces paroles : « L’enfant recevant la parole s’éloignera de la perdition », doivent s’entendre de la Vérité par qui tout a été fait, qui est immuable et éternelle ; comme la doctrine religieuse a pour but de conduire à sa contemplation, on pourrait croire que ces mots. « Et rien de faux ne sort de sa bouche », signifient que rien de faux ne doit se mêler à cette doctrine : genre de mensonge qu’aucune compensation ne saurait autoriser et qu’il faut éviter absolument et avant tout. Que si ces mots : « rien de faux », doivent, à moins d’absurdité, s’entendre de toute espèce de mensonge ; celui qui pense qu’on peut mentir en certain cas, entendra par « sa bouche » la bouche du cœur suivant l’explication donnée plus haut.
38. Au milieu des divergences qui apparaissent dans cette discussion, les uns soutenant qu’il ne faut jamais mentir et appuyant leur opinion sur les témoignages divins ; les autres affirmant le contraire et cherchant dans les paroles mêmes des textes sacrés, une place pour le mensonge : personne du moins ne peut dire qu’il ait trouvé dans les Ecritures un exemple ou un mot qui autorise à aimer ou à ne pas haïr une espèce quelconque de mensonge ; tout au plus verra-t-on qu’on peut quelquefois faire en mentant une action qu’on hait pour en éviter une qu’on doit haïr davantage. Mais les hommes se trompent en subordonnant ce qu’il y a de mieux à ce qu’il y a de pire. En effet si vous accordez qu’on peut quelquefois faire un mal moindre pour en éviter un plus grand ; ce ne sera plus d’après les règles de la vérité, mais d’après ses passions et ses habitudes que chacun mesurera le mal ; et le plus grand pour lui ne sera pas, en réalité celui qui doit lui inspirer le plus d’aversion, mais celui qu’il redoute davantage. Et ce défaut provient de la perversité des affections. Car, comme il existe pour nous deux vies, l’une éternelle que Dieu nous promet, l’autre temporelle où nous sommes maintenant ; dès qu’on donne la préférence à celle-ci sur celle-là, on lui rapporte toutes ses actions, et les péchés qu’on regarde comme les plus graves sont ceux qui font tort à cette existence passagère, qui la privent injustement de quelques-uns de ses avantages ou la détruisent entièrement en lui donnant la mort. Aussi déteste-t-on les voleurs, les brigands, les insolents, les bourreaux, les assassins plus que les impudiques, les ivrognes, les libertins, si ceux-ci n’incommodent personne. On ne comprend pas ou l’on ne veut pas voir l’injure que ces derniers font à Dieu, non certes à son, détriment, mais pour leur grand malheur, quand ils profanent en eux des dons même temporels, et par là se rendent indignes des biens éternels, surtout s’ils sont déjà devenus le temple de Dieu, suivant ces paroles que l’Apôtre adresse à tous les chrétiens : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Si donc quelqu’un profane le temple de Dieu, Dieu le perdra. Car le temple de Dieu est saint et vous êtes ce temple ».
39. Au fond tous ces péchés, soit ceux qui privent le prochain de quelques-uns des avantages de cette vie, soit ceux par lesquels les hommes se souillent eux-mêmes sans nuire au prochain malgré lui ; tous ces péchés, même quand ils semblent procurer à cette vie temporelle une jouissance ou un profit, car c’est là le but et la fin qu’on s’y propose, sont cependant des entraves et des obstacles multipliés dans le chemin qui mène à la vie éternelle. Les uns ne gênent que ceux qui les commettent, les autres nuisent à ceux sur qui on les commet. En effet quand le malfaiteur enlève les biens qui appartiennent exclusivement à la vie du temps, il se fait tort à lui-même ; lui seul perd ses droits à la vie éternelle et non ses victimes. Aussi en se laissant dépouiller de ses biens, soit pour ne pas pécher, soit pour se soustraire aux plus grands inconvénients attachés à leur possession, non-seulement on ne pèche pas, mais on montre, dans le premier cas, un courage digne d’éloge, et dans le second, on reste innocent et on recueille un profit. Quant à tout ce qui tient à la pureté et à la religion, si quelqu’un cherche à nous en priver par la violence, il faut, si on nous pose cette condition et qu’on nous en laisse la faculté, nous y soustraire par des fautes moindres, pourvu toutefois qu’il n’en résulte aucun tort pour le prochain. Mais dans ce cas, la faute commise pour éviter un plus grand mal, n’est plus péché. Comme en matière d’intérêt, d’argent par exemple ou de tout autre bien temporel, on n’appelle plus perte ce que l’on sacrifie en vue d’un gain plus considérable ; ainsi, dans ce qui tient à la sainteté, on n’appelle plus péché ce que l’on fait pour éviter un plus grand péché. Ou encore, si l’on veut appeler perte ce qu’on sacrifie pour échapper à une perte plus grande ; qu’on appelle aussi péché ce que nous venons de dire, néanmoins que personne n’hésite à le faire pour éviter un plus grand mal, pas plus qu’on n’hésite à subir une perte moindre pour se garantir d’une plus grande.
CHAPITRE XIX. LA SAINTETÉ EXIGE LE MAINTIEN DE TROIS CHOSES LA PUDEUR DU CORPS, LA CHASTETÉ DE L’ÂME ET LA VÉRITÉ DE LA DOCTRINE.
40. Voilà les trois choses qu’il faut conserver pour être saint : la pudeur du corps, la chasteté de l’âme et la vérité de la doctrine. Personne ne peut perdre la pudeur du corps, sans la Permission et le consentement de l’âme. Car aucun attentat exercé contre notre corps par une force majeure ne peut être qualifié d’impudicité, tant que nous n’en accordons pas la permission et que nous la subissons malgré nous. Parfois il peut y avoir une raison de laisser faire, mais jamais de consentir : car consentir, c’est approuver et vouloir, tandis que l’on peut laisser faire malgré, soi et pour se soustraire à quelque, chose de plus coupable. Il est hors de doute que le consentement à une impudicité corporelle détruit aussi la chasteté de l’âme. En effet la chasteté de l’âme consiste dans la bonne volonté et l’amour sincère, qui ne se perd que quand nous aimons et convoitons ce que la vérité nous défend d’aimer et de convoiter. Il faut donc conserver le sincère amour de Dieu et du prochain, qui sanctifie la chasteté de l’âme, et faire tout notre possible et par des efforts et par d’humbles prières, pour que quand on porte violemment atteinte à la pudeur de notre corps, le sens intérieur de l’âme, lié aux émotions de la chair, n’éprouve aucune délectation, ou si cela ne se peut, que l’âme conserve sa chasteté en refusant tout consentement. Mais, avec la chasteté de l’âme, il faut conserver aussi la probité et la bienveillance, qui tiennent à l’amour du prochain, et la piété qui tient à l’amour de pieu. Par la probité, nous ne faisons de tort à personne ; par la bienveillance, nous rendons les services que nous pouvons rendre ; par la piété, nous honorons Dieu. Or le mensonge seul blesse la vérité de la doctrine, de la religion et de la piété : la vérité souveraine et substantielle, de qui cette doctrine dérive, étant hors de toute atteinte. Nous ne pourrons parvenir jusqu’à elle, nous y établir entièrement, nous y attacher solidement, que quand ce corps corruptible aura revêtu l’incorruptibilité, et ce corps mortel, l’immortalité. Mais ici-bas toute piété est un mouvement, une tendance vers ce but, et que cet élan a pour guide la doctrine qui nous fait connaître et goûter la vérité elle-même, au moyen de la parole humaine et des signes visibles des sacrements : voilà pourquoi il faut avant tout maintenir pure cette doctrine, en la préservant du mensonge qui peut la corrompre ; afin que si la chasteté de l’âme a souffert quelque brèche, il y ait de quoi la réparer. Car, l’autorité de la doctrine une fois détruite, la chasteté de l’âme ne saurait ni se maintenir ni se restaurer.
CHAPITRE XX. IL NE FAUT PAS MENTIR POUR SAUVER LA PUDEUR DU CORPS. D’OU VIENT LE MOT DE FOI. CHASTETÉ DE L’ÂME.
41. De tout cela résulte donc cette opinion, que, pour sauver la pudeur du corps, il faut proférer un mensonge qui ne blesse ni la doctrine de la piété, ni la piété elle-même, ni la probité, ni la bienveillance. Et si quelqu’un portait l’amour de la vérité, non pas seulement jusqu’à la contempler, mais jusqu’à dire toujours le vrai en tout et partout, à ne jamais proférer de la bouche du corps que ce qu’il a conçu et vu dans son esprit, à préférer la beauté de la foi, toujours véridique, non-seulement à l’or, à l’argent, aux pierres précieuses, aux riches domaines, mais même à la vie du temps et à tous les biens du corps ; je ne sais si on pourrait raisonnablement l’accuser d’erreur. Et s’il avait raison de préférer ce bien à tous ses avantages temporels et de l’estimer à plus haut prix, il aurait également raison de le mettre au-dessus des biens temporels des autres hommes, de ceux qu’il doit sauver et aider par probité et par bienveillance. Car il aimerait la foi parfaite, non-seulement en croyant sincèrement à tout ce qui lui serait intimé par une autorité supérieure et digne de confiance, mais encore en énonçant fidèlement ce qu’il jugerait lui-même à propos de dire et dirait réellement. En effet, le mot latin fides, foi, vient de fio, parce que la chose qu’on dit se fait ; ce qui n’a évidemment pas lieu chez celui qui ment. Si la brèche est moins grande, quand le mensonge ne cause ni inconvénient, ni préjudice à personne, qu’il a même pour but de sauver la vie ou la pudeur du corps, c’est néanmoins une brèche, et une brèche faite à une chose qui doit se garder dans la chasteté et la sainteté de l’âme. Nous sommes donc forcés, non par l’opinion des hommes, qui est souvent erronée, mais par la vérité elle-même, cette puissance supérieure à tout et absolument invincible, de préférer la foi parfaite à la pudeur même du corps ; car la chasteté de l’âme est un amour bien réglé qui ne subordonne pas le plus au moins. Or tout ce qui tient au corps est moins que ce qui touche à l’âme. A coup sûr celui qui ment pour garantir la pudeur de son corps, voit, dans l’attentat qu’on médite contre lui, la passion d’un autre et non la sienne ; il prend cependant ses précautions pour ne point participer au crime en le permettant ? Or, où serait cette permission sinon dans l’âme. La pudeur du corps ne se perd donc que dans l’âme ; si l’âme ne donne ni consentement, ni permission ; à quelque attentat que se porte une passion étrangère, on ne saurait en aucune façon dire que la pudeur du corps a été atteinte. D’où il suit qu’il faut attacher beaucoup plus d’importance à conserver la chasteté de l’âme, puisqu’elle est la sauvegarde de là pudeur du corps. C’est pourquoi il faut, autant qu’il est en nous, les mettre l’une et l’autre à l’abri de toute atteinte, en établissant autour d’elles le rempart et la barrière des bonnes mœurs et d’une conduite sainte. Mais si l’on ne peut sauver l’une et l’autre, qui ne voit celle qu’il faut sacrifier de préférence quand on sait ce qui doit l’emporter, de l’âme sur le corps, ou du corps sur l’âme, de la chasteté de l’âme sur la pudeur du corps, ou de la pudeur du corps sur la chasteté de l’âme ; et ce qu’on doit le plutôt éviter, de permettre le péché d’un autre ou de commettre le péché soi-même ?
CHAPITRE XXI. CONCLUSION. IL FAUT S’INTERDIRE LES HUIT ESPÈCES DE MENSONGE ÉNUMÉRÉES PLUS HAUT. COMBIEN SONT AVEUGLES CEUX QUI AUTORISENT LE MENSONGE.
42. De toute cette discussion, il résulte que le sens de ces témoignages de l’Ecriture est qu’il ne faut jamais mentir, puisqu’on ne trouve dans la conduite et les actions des saints aucun exemple de mensonge qu’on puisse imiter, au moins dans les parties de l’Ecriture qui ne contiennent pas de sens figuré, comme par exemple les Actes des apôtres. Car les paroles du Seigneur mentionnées dans l’Évangile, et que les ignorants pourraient prendre pour des mensonges, sont des paroles figurées. Quant à ce que dit l’Apôtre : « Je me suis fait tout à tous pour les sauver tous », cela n’indique aucune disposition à mentir, mais un sentiment de compassion, une charité si grande qu’elle le faisait agir avec ceux qu’il voulait sauver comme s’il eût lui-même souffert du mal dont il désirait les guérir.
Il ne faut donc pas mentir dans l’enseignement de la vérité ; car c’est un grand crime, la première espèce de mensonge et la plus détestable. Il ne faut pas mentir de la seconde manière, parce qu’il ne faut faire de tort à personne ; ni de la troisième, parce qu’il ne faut pas rendre service à l’un au détriment de l’autre ; ni de la quatrième, parce que le plaisir de mentir est vicieux par lui-même ; ni de la cinquième, parce que, comme on ne doit pas même dire la vérité pour plaire aux hommes, encore bien moins doit-on proférer le mensonge qui est coupable par lui-même parce qu’il est mensonge ; ni de la sixième, car il n’est pas juste d’altérer la vérité du témoignage pour le bien temporel ou la vie de qui que ce soit. De plus on ne doit conduire personne au salut éternel à l’aide du mensonge ; il ne faut pas qu’un homme soit converti à la vertu par le vice de celui qui le convertit, car, après sa conversion, il doit lui-même tenir à l’égard des autres la conduite qu’on a tenue envers lui ; par conséquent ce n’est plus au bien, mais au mal qu’on le convertit, quand on lui donne à imiter après sa conversion le modèle qu’on lui a présenté pour sa conversion. Il ne faut pas mentir de la septième manière, parce qu’on ne doit pas préférer l’avantage ou la vie temporelle de quelqu’un à la perfection de la foi. Si nos bonnes actions faisaient une mauvaise impression sur le prochain, jusqu’à le rendre pire et à l’éloigner de la piété, nous ne devrions cependant pas nous en abstenir pour autant, parce qu’il faut avant tout tenir solidement au point où nous devons appeler et attirer ceux que nous aimons comme nous-mêmes. Il faut se pénétrer vaillamment de cette pensée de l’Apôtre : « Nous sommes aux uns odeur de vie pour la vie, aux autres odeur de mort pour la mort ; or, qui est capable d’un tel ministère ? » Enfin, il ne faut pas mentir de la huitième manière, parce que la chasteté de l’âme, qui est la pudeur du corps, compte parmi les biens ; et que, parmi les maux, celui que nous faisons est plus grand que celui que nous laissons faire. Or, dans ces huit espèces de mensonges, on pèche d’autant moins qu’on s’approche plus de la huitième, et d’autant plus qu’on s’approche plus de la première. Mais s’imaginer qu’il peut y avoir un mensonge exempt de péché, c’est se tromper grossièrement en se figurant qu’on peut honnêtement tromper les autres.
43. Les hommes sont tellement aveugles que, si nous leur accordions qu’il y a des mensonges exempts de péché, ils ne s’en contenteraient pas, et voudraient que dans certains cas il y eût péché à ne pas mentir ; ils sont même allés si loin dans leur apologie du mensonge, qu’ils ont accusé l’apôtre saint Paul d’en avoir dit un de la première espèce, la plus criminelle de toutes. Ils prétendent en effet que dans son épître aux Galates, écrite comme toutes les autres pour enseigner la religion et la piété, il a menti, lorsqu’il a dit de Pierre et de Barnabé : « Quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Évangile ». Tout en voulant justifier Pierre de son erreur et de la mauvaise voie où il était entré, ils ne tendent qu’à fausser la voie même de la religion, qui est pour tous celle du salut, en détruisant, en anéantissant l’autorité des Ecritures. Ils ne s’aperçoivent pas que ce n’est pas un simple mensonge, mais un parjure, qu’ils reprochent à l’Apôtre en matière d’enseignement religieux, c’est-à-dire dans une épître où il prêche l’Évangile ; car, avant de raconter ce fait, il a dit : « Ce que je vous écris ; voici : devant Dieu, je ne mens pas ». Mais terminons ici cette discussion.
Tout bien pesé, tout bien considéré, ce que nous devons surtout retenir, ce que nous devons principalement demander, c’est ce que le même apôtre exprime en ces termes : « Dieu est fidèle, et il ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus vos forces ; mais il vous fera tirer profit de la tentation même, afin que vous puissiez persévérer. »