D’Alembert/2

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 32-62).

CHAPITRE II

D’ALEMBERT ET L’ACADÉMIE DES SCIENCES


D’Alembert, vers la fin de sa vie, songeant à ses premiers travaux, écrivait avec émotion : « Les mathématiques ont été pour moi une maîtresse ! »

Cette maîtresse, quoique souvent négligée, ne l’a jamais trahi. Le temps pendant lequel des succès sans éclat couronnaient des travaux sans ambition fut pour lui le plus heureux et le plus regretté. Sous le modeste toit de celle qui lui servait de mère, il trouvait la tranquillité nécessaire à ses profondes recherches. En se réveillant dans sa petite chambre mal aérée, et de laquelle on voyait trois aunes de ciel, il songeait avec joie à la recherche commencée la veille et qui allait remplir sa matinée, au plaisir qu’il allait goûter le soir au spectacle, et, dans les entr’actes des pièces, au plaisir plus grand encore que lui promettait le travail du lendemain. Le monde — je veux dire les sociétés brillantes dans lesquelles d’Alembert devait être bientôt recherché et admiré — était pour lui sans attrait ; il ne le connaissait ni ne le désirait.

Quelques amis, dont quelques-uns devinrent célèbres ou illustres, formaient sa société habituelle. Le profond géomètre était cité comme le plus gai, le plus plaisant, le plus aimable de tous.

La première communication de d’Alembert à l’Académie des sciences est du 19 juillet 1739 ; elle est insignifiante. Il propose une remarque relative à un passage d’un livre classique alors, l’analyse démontrée du père Reyneau. Tout lecteur attentif pouvait l’écrire sans travail en marge de son exemplaire. Clairaut, nommé rapporteur, loua avec bienveillance le jeune géomètre de vingt et un ans pour son exactitude et son zèle.

Un an après, en 1740, d’Alembert aborde la mécanique des fluides. Il vise trop haut cette fois, et les plus habiles aujourd’hui, malgré les progrès ou, pour mieux dire, à cause des progrès de la science, reculeraient devant les difficultés qu’il accumule. Il étudie la réfraction d’un corps solide lancé obliquement dans un liquide. Clairaut, sans affirmer l’exactitude de la solution, y signale beaucoup de savoir et y loue beaucoup d’habileté.

Trois mémoires nouveaux, que d’Alembert n’a pas jugés dignes, non plus que les précédents, de figurer dans ses opuscules imprimés, confirmèrent l’opinion très favorable qu’il avait su dès le premier jour donner de ses talents.

Sans attendre d’autres titres à la confiance des géomètres, le 1er mars 1741, à l’âge de vingt-trois ans, d’Alembert osa demander à l’Académie des sciences une place d’associé devenue vacante. On débutait habituellement par le titre d’adjoint. L’Académie préféra Lemonnier, qui, depuis cinq ans déjà, avait franchi ce premier pas de la carrière académique.

La promotion de Lemonnier laissait vacante une place d’adjoint : d’Alembert la demanda. L’Académie nomma l’abbé de Gua. Vaincu une troisième fois par l’astronome Lacaille, le jeune candidat fut enfin nommé, le 17 mars 1742, adjoint pour la section d’astronomie. Il était âgé de vingt-quatre ans.

L’extrême jeunesse des candidats proposés au choix du roi pourrait surprendre. Lemonnier, préféré à d’Alembert lors de sa première candidature, était entré à l’Académie à l’âge de vingt et un ans, Clairaut à dix-huit ans ; Lacaille, âgé de vingt-huit ans, était un candidat déjà mûr.

Les savants pour lesquels aujourd’hui les portes de l’Académie s’ouvrent avant leur trentième année sont fort rares. L’avantage accordé à nos anciens ne révèle ni des génies plus précoces, ni des efforts plus heureux, ni des luttes moins difficiles. Les jeunes savants, admis autrefois comme adjoints ou même comme associés de l’Académie, ne porteraient pas aujourd’hui le nom de membres. Ils avaient le droit d’assister aux séances et d’y demander la parole : rien de plus ; ils ne votaient pas dans les élections. Les pensionnaires, seuls pensionnés comme l’indique leur nom, se partageaient les jetons de présence.

L’étude des procès-verbaux suffirait pour fournir une de ces preuves dont l’histoire souvent doit se contenter. En relevant pour plusieurs années le nombre des signatures, j’ai trouvé, pour toutes, les pensionnaires plus exacts que leurs jeunes confrères. La conséquence est évidente ; la probabilité ne peut se calculer, mais la vraisemblance n’est pas contestable.

En réalité, les adjoints touchaient les jetons de présence, qui étaient de deux francs, dans un cas seulement, celui de l’enterrement d’un confrère.

D’Alembert fut promu en 1746 au rang d’associé géomètre. On lit sur les registres, à la date du 26 février 1746 :

« MM. d’Alembert et Bélidor obtiennent la majorité des voix pour la place d’associé géomètre vacante par la promotion de Lemonnier à celle de pensionnaire astronome. »

Deux pages plus loin :

« Le roy a choisi M. d’Alembert pour la place d’associé géomètre. »

D’Alembert, par une faveur spéciale et fort rare, avait obtenu en 1745, étant encore adjoint, une pension de 500 livres sur les fonds de l’Académie.

Le 7 avril 1756, d’Alembert figure encore parmi les associés. Le 10 avril 1756, sans qu’aucune mention soit faite d’une nomination, il est inscrit au nombre des pensionnaires.

Le 8 mai 1756, le comte d’Argenson écrit :

« Je vous donne avis que le roy désire qu’il soit incessamment procédé à l’élection à la place d’associé qui vaque à l’Académie des sciences par la promotion de M. d’Alembert à celle de pensionnaire surnuméraire. »

M. de Parcieux est nommé.

C’est seulement en 1765 que d’Alembert, plus de vingt ans après son entrée à l’Académie, échangea le titre de pensionnaire surnuméraire pour celui de pensionnaire titulaire, et fut enfin mis en possession de tous les avantages et de tous les droits accordés aux membres de l’Académie des sciences.

Le traité de dynamique de d’Alembert, publié en 1743, plaça immédiatement son auteur au nombre des premiers géomètres de l’Europe. La matière, difficile et nouvelle, était traitée de main de maître. Le livre de d’Alembert, aujourd’hui rarement consulté, fait époque dans l’histoire de la mécanique. Lagrange, un demi-siècle plus tard, écrivant avec élégance et profondeur l’histoire de la science qu’il transformait de nouveau, dit en parlant du livre de d’Alembert :

« Le traité de dynamique de d’Alembert, qui parut en 1743, mit fin à ces espèces de défis, en offrant une méthode directe et générale pour résoudre ou du moins pour mettre en équations tous les problèmes de dynamique qu’on peut imaginer. Cette méthode réduit toutes les lois du mouvement des corps à celle de leur équilibre et ramène ainsi la dynamique à la statique. » Ramener la dynamique à la statique ! Le progrès accompli par d’Alembert se résume en effet par ces paroles, qui malheureusement, pour qui n’a pas approfondi la question, ne peuvent avoir aucun sens ; incompréhensible pour les uns, la phrase, dans sa concision, en dit beaucoup trop pour les autres. Il s’agit seulement — il faut appeler sur ce point l’attention — de la mise du problème en équations. La résolution de ces équations par des méthodes qui varieront d’un cas à l’autre laissera subsister un vaste champ de recherches. La statique fait connaître les conditions de l’équilibre. Qu’ont-elles de commun avec les lois du mouvement ? Si, dans l’espoir de le comprendre, nous considérons le cas le plus simple, celui d’un point matériel isolé, les deux problèmes restent entièrement distincts. On peut approfondir les conditions d’équilibre sans avoir fait un pas dans l’étude du mouvement ; la dépendance mutuelle des deux théories n’existe que pour les systèmes dans lesquels les points liés les uns aux autres sont rendus solidaires. L’un des cas les plus simples est celui du pendule. Le pendule simple, formé par un point pesant oscillant à l’extrémité d’un fil dépourvu de masse, est une abstraction mathématique ; c’est le plus simple des systèmes. Le point n’est pas libre ; il ne peut quitter le cercle dont l’extrémité fixe du fil est le centre. Le pendule composé, dans lequel oscille une masse de dimensions appréciables suspendue à une tige pesante comme elle, présente un second cas, beaucoup moins simple. Si chaque point était libre, il oscillerait d’autant plus vite qu’il serait plus rapproché du centre ; il ne peut en être ainsi : la tige rigide et la masse qui la termine oscillent dans le même temps. Les points se font des concessions, ils y sont forcés. Ceux d’en bas iront plus vite et ceux d’en haut plus lentement que s’ils étaient seuls. Les liaisons, pour imposer ces changements, font naître des forces, et ces forces doivent être introduites dans les équations du problème ; elles sont inconnues : comment faire ? Les plus habiles avant d’Alembert avaient rencontré ce problème, dont la solution préalable semble indispensable, sans apercevoir de solution. Sans entrer au détail, ce qui serait impossible, nous réduirons la grande découverte de d’Alembert à la remarque qui lui sert de base.

Le système, quel qu’il soit, par la nature des liaisons qui le définissent, est capable de produire certaines forces. Ces forces sont les mêmes dans l’état d’équilibre et dans l’état de mouvement. Les lois de la statique sont depuis longtemps connues, ces forces y jouent un rôle, et, par cette étude antérieure, le problème auxiliaire, si difficile en apparence, se trouve résolu d’avance ou, pour mieux dire, éludé.

Dans le discours préliminaire qui précède le traité de mécanique, apparaissent pour la première fois quelques-unes des qualités qui devaient appeler si souvent d’Alembert loin du théâtre de ses premiers succès. On rencontre déjà l’écrivain habile et le philosophe hardi qui ose aborder les questions les plus hautes, discutant le degré de certitude de toute vérité acceptée.

« Les questions les plus abstraites, celles que le commun des hommes regarde comme les plus inaccessibles, sont souvent, dit-il, celles qui portent avec elles une plus grande lumière. L’obscurité semble s’emparer de nos idées à mesure que nous examinons dans un objet plus de propriétés sensibles ; l’impénétrabilité ajoutée à l’idée d’étendue semble ne nous offrir qu’un mystère de plus ; la nature du mouvement est une énigme pour les philosophes ; le principe métaphysique des lois de la percussion ne leur est pas moins caché ; en un mot, plus ils approfondissent l’idée qu’ils forment de la matière et des propriétés qui la représentent, plus cette idée s’obscurcit et paraît vouloir leur échapper, plus ils se persuadent que l’existence des objets extérieurs, appuyée sur le témoignage équivoque de nos sens, est ce que nous connaissons le moins imparfaitement encore. »

D’Alembert aborde dans son discours une question fort célèbre alors et que les géomètres, qui peuvent seuls approfondir la discussion, résolvent tous aujourd’hui, sans, il est vrai, s’en inquiéter beaucoup, dans un sens opposé à celui qu’il adopte. Les lois de la mécanique sont-elles des vérités nécessaires ou contingentes ? Peut-on, en d’autres termes, par le seul raisonnement et en dehors de toute expérience, démontrer les principes de la science et découvrir les lois du mouvement ? « Pour fixer nos idées sur cette question, il faut, dit d’Alembert, d’abord la réduire au seul sens raisonnable qu’elle puisse avoir. Il ne s’agit pas de décider si l’auteur de la nature aurait pu lui donner d’autres lois que celles que nous observons ; dès qu’on admet un être intelligent et capable d’agir sur la matière, il est évident que cet être peut à chaque instant la mouvoir et l’arrêter à son gré, ou suivant des lois uniformes, ou suivant des lois qui soient différentes pour chaque instant et pour chaque partie de matière ; l’expérience continuelle de notre corps nous prouve assez que la matière, soumise à la volonté d’un principe pensant, peut s’écarter dans ses mouvements de ceux qu’elle aurait véritablement si elle était abandonnée à elle-même. La question proposée se réduit donc à savoir si les lois de l’équilibre et du mouvement qu’on observe dans la nature sont différentes de celles que la matière abandonnée à elle-même aurait suivies. »

Cette seule manière raisonnable de poser la question semble, il faut l’avouer, bien singulière, et l’idée de considérer la matière abandonnée à elle-même et affranchie du gouvernement, on pourrait presque dire des caprices de la raison souveraine, laisse entrevoir l’ami de Diderot disposé à écarter partout et toujours, dût-il ne rien rester, les arguments puisés dans une telle considération.

Lorsque Lagrange déclare que la dynamique de d’Alembert a mis fin entre les géomètres aux problèmes difficiles proposés par défi, si le lecteur suppose que la théorie du mouvement, trop bien connue, n’était plus digne de servir d’épreuve, il a très mal compris l’assertion. Descartes, parlant de sa grande découverte, l’analyse appliquée à la géométrie, déclare, non sans orgueil et même avec plus d’orgueil qu’il n’est permis, qu’il se dispense de résoudre les problèmes auxquels sa méthode est applicable, pour laisser à ses descendants le plaisir facile de s’y exercer. Pour la géométrie, comme pour la mécanique, l’assertion est trompeuse. La science, dans aucun cas, n’a procédé ainsi. Plus une méthode est nouvelle et féconde, plus elle étend le champ de l’inconnu. Les difficultés à vaincre pour avancer encore grandissent aux approches des sommets, qui, pour cette raison peut-être, ne seront jamais atteints. D’Alembert n’a vu dans son principe qu’une voie signalée à tous et ouverte à lui-même pour tenter de nouveaux travaux.

Quelques-uns sont admirables. L’un des premiers, malgré le succès obtenu, ne doit être aujourd’hui loué qu’avec réserves.

D’Alembert, en 1746, obtint le prix proposé par l’Académie de Berlin à l’auteur du meilleur ouvrage sur la cause des vents. Ce concours eut sur la vie de d’Alembert une grande influence en le mettant en relation avec Frédéric, dont, pendant quarante ans, il resta l’ami : c’est le seul mot qui convienne.

Le livre de d’Alembert sur la cause des vents ne tend pas à l’application.

D’Alembert n’a pas étudié le véritable mécanisme, déjà connu, dans ses traits généraux au moins, qui explique les vents alizés soufflant sans cesse dans la zone torride et presque exactement de l’est vers l’ouest. Ils sont produits par les différences de température, qui dans ces régions déterminent l’élévation de l’air : l’air plus froid qui le remplace et vient des régions boréales est animé d’une moindre vitesse de rotation et semble par conséquent souffler en sens opposé au mouvement de la terre.

D’Alembert ne parle de cette cause principale et prépondérante que pour refuser de s’en occuper. « J’avoue, dit-il, que la différente chaleur que le soleil répand sur les parties de l’atmosphère doit y exciter des mouvements ; je veux même accorder qu’il en résulte un vent général qui souffle toujours dans le même sens, quoique la preuve qu’on en donne ne me paraisse pas assez évidente pour porter dans l’esprit une lumière parfaite ; mais si on se propose de déterminer la vitesse de ce vent général et sa direction dans chaque endroit de la terre, on verra facilement qu’un pareil problème ne peut être résolu que par un calcul exact ; or les principes nécessaires pour ce calcul nous manquent entièrement, puisque nous ignorons et la loi suivant laquelle la chaleur agit et la dilatation qu’elle produit dans les parties de l’air : cette dernière raison est plus que suffisante pour nous déterminer à faire ici abstraction de la chaleur solaire, car, comme il n’est pas possible de calculer avec quelque exactitude les mouvements qu’elle peut occasionner dans l’atmosphère, il faut nécessairement reconnaître que la théorie des vents n’est susceptible d’aucun degré de perfection de ce côté-là. » Ces lignes contiennent une déclaration de principes bien dangereuse pour les progrès de la physique. Bien éloigné de vouloir approfondir les causes cachées, d’Alembert n’accepte que des problèmes bien nets et bien purs, dont l’énoncé permette une solution exacte et achevée ; non content de négliger ce qui est petit et sans influence sensible, il écarte avec dédain tout ce qui, lui semblant mal connu et mal déterminé, diminue la précision et la beauté du problème. C’est la même tendance qui plus tard et dans un autre ordre d’idées devait le conduire à restreindre, jusqu’à l’annuler, le champ de la métaphysique et de la philosophie.

Malgré l’habileté qu’il y déploie, l’insuffisance de la théorie de d’Alembert est visible d’ailleurs au premier coup d’œil : la grandeur et la direction actuelle des vents dépendraient en effet, suivant elle, aujourd’hui encore, de l’état initial des couches atmosphériques, sans que les frottements et les chocs renouvelés depuis le commencement du monde en aient dissipé l’influence. Le prix accordé à d’Alembert fut-il donc le résultat d’une méprise, et le titre de membre de l’Académie de Berlin était-il immérité ? Il y aurait grande injustice à le croire. Dans l’ouvrage sur la cause des vents on reconnaît à chaque page le grand géomètre profondément instruit de la science du mouvement et capable d’ouvrir des voies nouvelles. De tels essais précèdent les chefs-d’œuvre et les préparent, parce qu’ils perfectionnent l’instrument des recherches en enseignant à le manier avec plus d’élégance et de sûreté.

D’Alembert, suivant les conséquences de son principe de dynamique, en a fait l’application à la théorie de la précession des équinoxes, et son livre sur ce sujet difficile suffirait pour le rendre immortel.

Les pôles de la terre, à moins de chocs que rien ne fait prévoir dans l’avenir et que rien ne prouve dans le passé, sont immobiles à la surface ; ceux du ciel, au contraire, se déplacent sans cesse par rapport aux étoiles fixes. C’est la grande découverte d’Hipparque. Le pôle, autour duquel semble tourner le ciel, parcourt un petit cercle dont le rayon mesure 23° 1/2 et, s’avançant de 50″ environ par an, en fera le tour en vingt-six mille ans. L’équateur, perpendiculaire à la ligne des pôles, tourne nécessairement avec elle ; en vertu de cette rotation, il coupe le plan écliptique, qui est fixe, en des points variables. Ces points sont les équinoxes, qui comme le pôle, par conséquent, accompliront leur révolution en vingt-six mille années.

Les observations astronomiques confirment la prédiction hardie du grand astronome de l’antiquité. Les siècles succèdent aux siècles et l’équinoxe continue sa marche uniforme. Quelle force produit et règle son mouvement ? La question pour Kepler n’aurait pas eu de sens. Heureux et fier de pénétrer le mécanisme du monde, il n’avait pas l’audace de chercher les causes. Newton a révélé le ressort ; c’est à la mécanique à en chercher les effets. La terre chaque année tourne autour du soleil. C’est qu’elle est attirée par lui ; sans cette attraction insuffisante à les réunir, animés par les vitesses acquises, les deux corps s’éloigneraient indéfiniment. Le soleil, en attirant la terre, n’est pas la cause de la rotation qui produit les jours et les nuits ; il ne pourrait, si la terre était homogène et sphérique, ni l’accélérer ni la ralentir. Mais sur un globe aplati et hétérogène l’action est déviée et, ne s’exerçant pas exactement vers le centre, produit une rotation qui déplace chaque jour d’une quantité inappréciable aux observations la position de l’axe du monde. Newton a signalé cette cause incontestée du phénomène. D’Alembert l’a soumise au calcul. Écoutons Laplace, en pareille matière le grand juge. « La découverte de ces résultats, dit-il après avoir expliqué le détail du phénomène, était au temps de Newton au-dessus des moyens de l’analyse et de la mécanique ; il fallait en inventer de nouveaux. L’honneur de cette invention était réservé à d’Alembert. Un an et demi après la publication de l’écrit dans lequel Bradley présenta sa découverte, d’Alembert fit paraître son traité de la précession des équinoxes, ouvrage aussi remarquable dans l’histoire de la mécanique céleste et de la dynamique, que l’écrit de Bradley dans les annales de l’astronomie. »

D’Alembert en suivant sa voie devait rencontrer les plus grands problèmes de la mécanique céleste. Les questions depuis Newton étaient nettement posées, et nul mieux que lui n’était préparé à la lutte. Le traité de dynamique de d’Alembert est l’annonce et en quelque sorte le prologue de la mécanique analytique, chef-d’œuvre de Lagrange. Les écrits de d’Alembert sur le système du monde forment un traité de mécanique céleste dans lequel Laplace, qui l’a loyalement reconnu, a largement et fructueusement puisé. D’Alembert a repris la théorie de la lune esquissée seulement par Newton. Le problème appartenait à tous ; si Clairaut et Euler, en l’abordant en même temps que lui, y ont rencontré les mêmes succès, il faut se garder d’en conclure qu’il fût facile. Newton y avait échoué, et les forces réunies des trois nouveaux athlètes ont laissé à leurs successeurs un vaste champ à parcourir. Les observations se perfectionnent ; après les degrés sont venues les minutes, après les minutes les secondes, et aujourd’hui les dixièmes de seconde. Les calculateurs prétendent tout expliquer et y réussissent ; c’est en astronomie surtout que les détails sont la pierre de touche des théories. L’accord dans la théorie de la lune n’a pas été immédiat, et l’observation, en démentant d’abord le calcul, a éveillé de grandes émotions et provoqué d’ardentes discussions.

Diderot ne faisait qu’en rire et, sans rien entendre à la question, se faisait lire en la discutant. « Ce qu’il y a d’utile en géométrie peut, disait-il, s’apprendre en six mois. Le reste est de pure curiosité. »

Cela est vrai sans doute. Mais la poésie, la peinture, la métaphysique et bien d’autres produits de l’activité humaine sont aussi de pure curiosité ; si l’on doit pour cela les envelopper dans un même dédain, la barbarie deviendra l’idéal des sages et le vœu des gens sensés. « Il n’existe dans la nature, ajoute Diderot, ni surface sans profondeur, ni ligne sans largeur, ni point sans dimensions, ni aucun corps qui ait cette régularité hypothétique du géomètre. Dès que la question qu’on lui propose le fait sortir de ses suppositions, dès qu’il est forcé de faire entrer dans la solution d’un problème l’évaluation de quelques causes ou qualités physiques, il ne sait plus ce qu’il fait. »

« Si le calcul s’applique si parfaitement à l’astronomie — c’est toujours Diderot qui parle — c’est que la distance immense à laquelle nous sommes placés des corps célestes réduit leurs orbes à des lignes presque géométriques. Mais prenez le géomètre au toupet et approchez-le de la lune d’une cinquantaine de diamètres terrestres : alors, effrayé du balancement énorme et des terribles alternatives du globe lunaire, il trouvera qu’il y a autant de folie à lui proposer de tracer la marche de notre satellite dans le ciel que d’indiquer celle d’un vaisseau dans nos mers quand elles sont agitées par la tempête. »

L’imagination de Diderot le sert mal. Les géomètres ont depuis le traité de d’Alembert perfectionné sans cesse les calculs dont il a nettement donné le principe. Clairaut et Euler ses contemporains, Lagrange et Laplace, et, après eux, Plana, Damoiseau, Hansen, Delaunay et Adams ont inscrit leurs noms dans l’histoire de la science en consacrant de nombreuses années à perfectionner et à refaire cette théorie rebelle aux formules. La longueur des calculs dépasse toute prévision et s’accroît sans cesse. Pour l’astronome aujourd’hui tout est fait, rien n’est ébauché pour le géomètre.

Un problème très connu et par comparaison très facile donnera la clef de l’énigme. La quadrature du cercle est en géométrie comme la pierre philosophale en chimie, la chose impossible ; les ignorants seuls osent la chercher, et quand ils l’ont péniblement trouvée, il leur faut de nouveau de longs efforts pour décider un savant véritable à leur montrer, en entrant au détail, l’illusion de leur découverte. Les académies depuis longtemps rejettent avec dédain, sans en avoir pris connaissance, toute annonce d’une solution nouvelle. Le problème est classé comme insoluble. Archimède l’a résolu pourtant, précisément comme d’Alembert a résolu celui du mouvement de la lune, et, depuis deux mille ans, quiconque ne se contente pas de l’exactitude acquise peut, sans effort d’esprit, trouver, autant qu’il lui plaît, de nouveaux chiffres exacts et certains. Le rayon du cercle étant donné, la surface est connue avec une précision illimitée ; on peut partager un millimètre carré en un million de parties égales, et chaque partie, de nouveau, en un million de parties nouvelles, recommencer cinquante fois la division ; le résultat imperceptible de toutes ces opérations de l’esprit restera, si le calculateur le veut, supérieur à l’erreur commise. Que demande-t-on de plus ? Pourquoi traiter d’insoluble un problème si parfaitement résolu ? La réponse est bien simple : le géomètre veut une erreur nulle. Entre zéro pour lui et l’extrême petitesse, d’après les règles du jeu qu’il veut jouer, il y a un abîme. Une solution n’est pas plus ou moins parfaite, elle est exacte ou inexacte. L’histoire du problème des trois corps est semblable.

Les travaux mathématiques de d’Alembert sont innombrables. Nous ne pouvons en faire le résumé. Il est impossible même de citer ceux qui pourraient, en l’absence de tout autre titre, assurer à son nom une place élevée dans l’histoire de la science. Ses études sur les cordes vibrantes sont du nombre.

Taylor avant d’Alembert avait résolu le problème ; Euler, Bernouilli et Lagrange s’y sont exercés après lui. Après de longues et subtiles discussions, leur désaccord a souvent subsisté.

Une gloire incontestable reste à d’Alembert : il a créé à l’occasion de ce problème de physique une méthode nouvelle d’analyse. D’Alembert est le créateur de la théorie si féconde des équations aux dérivées partielles.

Il faut dire toute la vérité. L’esprit de d’Alembert, ingénieux et profond sur toutes les parties de la science, se refusait sur l’une d’elles aux démonstrations les plus claires. Il a toujours repoussé les principes du calcul des probabilités, et, dans ses discussions plusieurs fois répétées avec Daniel Bernouilli, la postérité ne peut refuser à son illustre adversaire l’avantage d’avoir eu raison sur tous les points.

Malgré les travaux de Pascal, d’Huygens et de Jacques Bernouilli, d’Alembert refuse de voir dans le calcul des probabilités une branche légitime des mathématiques. Le problème qui fut le point de départ de ses doutes et l’occasion de ses critiques est resté célèbre dans l’histoire de la science sous le nom de « problème de Saint-Pétersbourg ». On suppose qu’un joueur, Pierre, jette une pièce en l’air autant de fois qu’il faut pour amener face. Le jeu s’arrête alors et il paye à son adversaire Paul, 1 franc s’il a suffi de jeter la pièce une fois, 2 francs s’il a fallu la jeter deux fois, 4 francs s’il y a eu trois coups, puis 8 francs, 16 francs, et ainsi de suite en doublant la somme chaque fois que l’arrivée de face est retardée d’un coup. On demande combien Paul doit payer équitablement en échange d’un tel engagement ?

Le calcul fait par Daniel Bernouilli, qui avait proposé le problème, exige que l’enjeu de Paul soit infini. Quelque somme qu’il paye à Pierre avant de commencer le jeu, l’avantage sera de son côté ; tel est le sens du mot infini. Ce résultat, quoique rigoureusement démontré, semble contraire aux indications du bon sens. Aucun homme raisonnable ne voudrait payer cent francs les promesses de Pierre.

L’esprit de d’Alembert, pour repousser ce paradoxe, rejetait avec dédain les principes qui y conduisent, en proposant, pour en nier la rigueur et en contester l’évidence, les raisonnements les moins fondés et les plus singulières objections. Il refuse, par exemple, aux géomètres le droit d’assimiler dans leurs déductions cent épreuves faites successivement avec la même pièce à cent autres faites simultanément avec cent pièces différentes, « Les chances, dit-il, ne sont pas les mêmes dans les deux cas », et la raison qu’il en donne est fondée sur un singulier sophisme :

« Il est très possible, dit-il, et même facile de produire le même événement en un seul coup autant de fois qu’on le voudra, et il est au contraire très difficile de le produire en plusieurs coups successifs, et peut-être impossible, si le nombre des coups est très grand. »

« Si j’ai, ajoute d’Alembert, deux cents pièces dans la main et que je les jette en l’air à la fois, il est certain que l’un des coups croix ou pile se trouvera au moins cent fois dans les pièces jetées, au lieu que, si l’on jetait une pièce successivement en l’air cent fois, on jouerait peut-être toute l’éternité avant de produire croix ou pile cent fois de suite. » Est-il nécessaire de faire remarquer que les deux cas assimilés sont entièrement distincts, et que jeter deux cents pièces en l’air pour choisir après coup les cent qui tournent la même face, c’est absolument comme si l’on jetait en l’air une pièce deux cents fois de suite, en choisissant après, pour les compter seules, les épreuves qui ont fourni le résultat désiré ? Dans cette discussion, qui d’ailleurs n’occupe qu’une bien faible place parmi ses opuscules, d’Alembert se trompe complètement et sur tous les points. Son esprit, désireux de lumière, toujours prêt à déclarer impénétrable ce qui lui semble obscur, était plus qu’un autre exposé au péril de condamner légèrement les raisonnements si glissants et si fins du calcul des chances. Quant au paradoxe du problème de Saint-Pétersbourg, il disparaît entièrement lorsqu’on interprète exactement la réponse du calcul : une convention équitable n’est pas une convention indifférente pour les parties ; cette distinction éclaircit tout. Un jeu peut être à la fois très juste et très déraisonnable. Supposons, pour mettre cette vérité dans tout son jour, que l’on propose à mille personnes possédant chacune un million de former en commun un capital d’un milliard, qui sera abandonné à l’une d’elles désignée par le sort, toutes les autres restant ruinées. Le jeu sera équitable, et pourtant aucun homme sensé n’y voudra prendre part. En termes plus simples et plus évidents encore : un très gros jeu est insensé sans être inique.

Le problème de Saint-Pétersbourg offre, sous l’apparence d’un jeu très modéré, dans lequel on doit vraisemblablement payer quelques francs seulement, des conventions qui peuvent, dans des cas qui n’ont rien d’impossible, rendre la perte colossale.

Les plus grands géomètres ont écrit sur le calcul des probabilités ; presque tous ont commis des erreurs : la cause en est, le plus souvent, au désir d’appliquer des principes à des problèmes qui par leur nature échappent à la science.

D’Alembert commet la faute opposée : il nie les principes. Imposer aux hasards des lois mathématiques est pour lui un contresens ; il rejette le problème et détourne les yeux. Les géomètres, sur ce point, n’avaient qu’un parti à prendre, celui de ne pas le lire. Il n’a jamais connu la question. Daniel Bernouilli l’a invité à se mettre au fait des matières dont il parle. D’Alembert l’a traité d’impertinent : ils avaient tous les deux raison.

Lorsque, trop confiant dans la théorie, on l’invoque dans des cas où elle n’a que faire, le scepticisme reprend l’avantage. La célèbre question de l’inoculation en offre un exemple.

L’inoculation, au XVIIIe siècle, avant la découverte de la vaccine, était pour les familles le parti le plus sage ; l’étude des faits le rendait évident, mais il ne fallait pas mêler de formules à la discussion : telle est la thèse de d’Alembert. Il l’a, selon sa coutume, soutenue avec chaleur et esprit ; il adopte la bonne cause et combat ceux qui la défendent mal ; nous ne devons pas passer sous silence ce rôle qui lui fait honneur.

La question de fait domine tout ; elle repose sur des chiffres incertains. Les statistiques n’étaient pas d’accord. D’Alembert, dont la conclusion est résolument favorable à l’inoculation, allègue surtout le très petit nombre des décès, fort inférieur, suivant les renseignements les plus certains, à celui qu’on avait proposé d’abord en conseillant pourtant de braver le danger.

Sur deux cents inoculés, avait dit Daniel Bernouilli, il en meurt un en moyenne dans le mois qui suit l’opération.

Si cela était vrai, répond d’Alembert, il faudrait laisser chacun libre. « Chacun, comme dit Pantagruel, serait arbitre de ses propres pensées et de soy-même prendrait conseil » ; mais le chiffre est exagéré. Les précautions chaque jour mieux connues ont rendu le nombre des victimes dix fois moindre et pourront le réduire encore.

Sans insister sur ces chiffres douteux, la thèse qu’il soutient est celle-ci :

L’évaluation de la vie moyenne n’a pour une telle question rien qui soit décisif. Il n’est pas vrai que, la vie moyenne étant supposée, par exemple, de vingt-cinq ans pour les hommes de trente ans bien portants, toute innovation qui la portera à vingt-sept ans doive être acceptée comme un avantage.

Supposons, pour écarter toute hésitation, que la petite vérole soit la seule maladie mortelle ; on sait guérir toutes les autres ; quiconque ne meurt pas de celle-là atteindra l’âge de cent ans. Les ravages de cette maladie unique sont cependant terribles ; ils réduisent de quatre-vingts ans à soixante la vie moyenne d’un homme de vingt ans. L’inoculation — c’est l’hypothèse — fait mourir, le lendemain du jour où elle est pratiquée, le cinquième de ceux qui s’y exposent. La vie moyenne, si tous se font inoculer à vingt ans, s’élèvera — le calcul est facile — de soixante ans à soixante-quatre. Qui oserait cependant, dans de telles conditions, je ne dis pas conseiller, mais pratiquer l’opération ? Quel médecin consentirait à se présenter dans une ville, offrant à mille habitants jeunes et bien portants d’accroître de quatre ans leur vie moyenne, en se faisant accompagner de deux cents cercueils destinés à recevoir le lendemain ceux qui n’auront pas acquis la certitude de vivre cent ans ?

L’accroissement de la vie moyenne semblerait fort indifférent. Devant la crainte de mourir demain, quels que soient les raisonnements, disparaissent toutes les espérances et toutes les craintes relatives aux quatre-vingts années qui suivent.

D’Alembert dans ses écrits mathématiques manque d’élégance et de clarté. Comment ce savant universel, nourri aux études classiques, habile à disserter spirituellement et avec éloquence sur les sujets les plus divers, cet écrivain célèbre pour la vigueur et la précision de son style, perd-il son habileté et sa grâce en rédigeant ses belles découvertes ? Je hasarderai une explication. D’Alembert à aucune époque de sa vie n’a voulu être professeur. Au sortir du collège et pendant ses études en droit, grâce aux 1 200 livres léguées par son père, il diminuait, en la partageant, la gêne de ses parents adoptifs. Leur ordinaire de pauvres artisans suffisait à la simplicité de ses goûts. Résigné comme son ami Diderot à revêtir souvent un costume en désaccord avec la saison, il n’a jamais consenti comme lui à échanger son temps contre un salaire. Diderot nous apprend sans embarras que, profitant de toute occasion, il enseignait pour gagner le pain quotidien les sciences aussi volontiers que les lettres.

« Que faisiez-vous dans l’allée des Soupirs ?

— Une assez triste figure.

— Au sortir de là vous battiez le pavé.

— D’accord.

— Vous donniez des leçons de mathématiques.

— Sans en savoir un mot. N’est-ce pas là que vous voulez en venir ?

— Justement.

— J’apprenais en montrant aux autres et j’ai fait quelques bons élèves. »

D’Alembert, en cela comme sous beaucoup d’autres rapports, dissemblait de son ami Diderot : Diderot enseignait les mathématiques sans les savoir ; d’Alembert les savait, mais n’a jamais voulu vendre une heure de son temps.

« Demandez, dit ailleurs à Diderot le neveu de Rameau, son cynique interlocuteur, demandez à votre ami d’Alembert, le coryphée de la science mathématique, s’il serait trop bon pour en faire les éléments. » D’Alembert ne se posait pas la question, jamais il n’a formé d’élève, et jamais, dans le désir d’être compris des intelligences paresseuses et rebelles, il n’a fait effort pour être, comme disait Descartes, transcendantalement clair.

On raconte qu’un jeune homme abordant le calcul différentiel y rencontrait des contradictions qui, s’il est mal enseigné, peuvent réellement s’y trouver. Il osa consulter d’Alembert, illustre déjà et, comme disait Diderot, coryphée admiré des sciences mathématiques. La réponse est restée célèbre : « Allez en avant, la foi vous viendra ».

Ce mot brillant, mais dépourvu de toute vérité, explique assez bien les défauts de d’Alembert. Il se réserve d’éclairer chaque page par la lecture de la suivante ; c’est ce qu’on appelle manquer de méthode.

Si d’Alembert n’avait pas toujours dans ses compositions géométriques le style net et précis d’Euclide, il réunissait à un haut degré, avec une réputation toujours croissante, les qualités désirées dans un secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Trop jeune pour remplacer Fontenelle, il aurait été, s’il l’avait voulu, le successeur de Mairan ou celui de Grandjean de Fouchy. Plusieurs fois dans sa correspondance il fait allusion pour les démentir aux bruits répandus à ce sujet. La voix publique une première fois le désignait pour remplir une place que le titulaire n’avait pas le désir de quitter. D’Alembert ne pouvait admettre qu’on lui prêtât de telles intentions. Il écrivait à Mme du Deffant, amie dévouée de celui qui, bien ou mal, comme dit d’Alembert, occupait la place :

« Je suis toujours et plus que jamais dans les dispositions où vous m’avez vu de ne rien demander ; je ne pense point du tout, et n’ai jamais pensé à la place de secrétaire de l’Académie des sciences, je serais très fâché, quand je le pourrais, d’en dépouiller celui qui la remplit bien ou mal. Je ne veux point non plus aller sur les brisées de Montigny qui, je crois, pense à cette place, en cas que Dieu ou M. d’Argenson, sous sa figure, dispose du titulaire ; si j’ai fait la préface de l’Encyclopédie, ç’a été pour contribuer de mon mieux au bien de l’ouvrage ; à l’égard des deux éloges (allégués comme preuve de sa candidature), je ne les ai faits que parce que les auteurs du Mercure me les ont demandés. Je n’ai eu dans tout cela aucune vue d’intérêt et de fortune et point d’autre que de prouver qu’on peut être géomètre et avoir le sens commun.

« Êtes-vous contente à présent, madame, et me condamnerez-vous sur la parole de M. Simard, car, selon ce que l’abbé Canaye m’écrit, je vois que vous êtes fort en colère. Je lui pardonne cette démarche, parce qu’il n’a point eu envie de me désobliger ; je vous pardonne même de l’avoir cru, mais je ne vous pardonnerais pas de le croire encore. »

Il écrivait plus tard à Lagrange : « Depuis que je vous ai écrit, j’ai acquis une dignité, celle de secrétaire de l’Académie française, vacante par la mort de mon ami Duclos. Cette place n’est pas fort avantageuse, mais en récompense elle donne peu de besogne à faire, ce qui me convient fort dans l’état où je suis. Il n’en est pas de même de la place de secrétaire de notre Académie des sciences, qui vraisemblablement ne tardera pas à vaquer, et que je travaille à faire retomber à notre ami Condorcet qui la remplira merveilleusement. »

D’Alembert, élu à l’Académie française en 1755, sans jamais délaisser la science, portait depuis longtemps vers les lettres, la philosophie et les polémiques de parti la plus grande part de son activité.

Le dévouement de d’Alembert pour ceux qu’il aimait était sans limite et toujours prêt, mais il aimait peu de monde. Jovial et familier avec les indifférents, il avait le don de leur plaire, les traitait en amis sans s’engager à rien, et sa verve satirique, qui souvent dépassait sa pensée, prenait en s’exerçant sur eux l’apparence d’une trahison.

Il se plaisait peu parmi ses confrères de l’Académie des sciences et, sans vouloir s’en faire des ennemis, parlait souvent d’eux comme s’ils l’avaient été.

Sa correspondance avec Lagrange est toute scientifique ; l’Académie des sciences y semble occuper le centre de ses pensées et de sa vie. Dans la liberté d’un commerce intime, il dit sans y attacher d’importance ce qu’il pense de chacun. Le secrétaire perpétuel, Grandjean de Fouchy, dont il destine la succession à son ami Condorcet, est négligent et inepte. L’épithète de Viédaze semble faite pour lui comme celle de : aux pieds légers, pour Achille. Quand le nom de Lalande se rencontre sous sa plume, une épithète injurieuse le précède ou le suit. Les éditeurs de la correspondance ont remplacé l’une d’elles par des points ; nous imiterons leur réserve. Lagrange, en apprenant par un tiers la réconciliation de d’Alembert avec celui qu’il traitait si mal, marque un étonnement bien naturel. D’Alembert lui répond : « À propos de Lalande, il est vrai que nous sommes raccommodés parce qu’il en a témoigné un grand désir et qu’au fond je suis bon diable ». Le mot est très juste ; d’Alembert a des colères et des mots piquants, il dit sur tous toute la vérité, mais n’en veut à personne.

Le vaniteux Fontaine, quoi qu’en ait dit Diderot, n’était ni estimé ni aimé de d’Alembert. Il en parle souvent avec dédain, et quand il annonce sa mort à Lagrange, c’est avec plus que de l’indifférence. « Monsieur Fontaine est mort dans un état fort misérable, accablé de dettes et même ruiné ; le tout par sa faute et pour avoir eu la vanité de vouloir être seigneur de paroisse et d’avoir acheté pour cela une terre qu’on lui a vendue un prix fou et qu’il n’a pas pu payer.

« C’était un homme de génie, mais d’ailleurs un fort vilain homme. La société gagne à sa mort encore plus que la géométrie n’y perd. » Fontaine n’était pas un homme de génie, d’Alembert le savait bien, mais il fallait aiguiser la pointe de l’épigramme.

Lagrange répond :

« J’ai été fort touché de la mort de M. Fontaine et surtout des circonstances qui l’ont accompagnée, quoiqu’il se fût déchaîné contre moi sans rime ni raison. Le souvenir de ses anciennes bontés pour moi m’empêchait cependant de lui vouloir du mal. »

Les traits lancés par d’Alembert contre ses confrères sont continuels. Lorsque Lagrange est nommé associé étranger de l’Académie des sciences, une voix manque à l’unanimité. C’est celle d’un médecin nommé Hérissent, « très plat sujet et bien méchant bougre ».

Lorsque l’Académie choisit l’abbé Bossut, géomètre estimable, auteur d’une très bonne histoire des mathématiques, d’Alembert écrit en annonçant ce choix :

« Nous avions pourtant grand besoin de géomètres. » Deparcieux, homme à projets utiles, que Voltaire a appelé grand géomètre, est caractérisé par d’Alembert comme un de ces hommes qu’il est bon d’avoir dans les Académies afin que les gens en place soient persuadés qu’elles sont bonnes à quelque chose.

D’Alembert d’ailleurs — c’est à la fois une explication et une excuse — n’épargne pas à ses propres ouvrages ses jugements dédaigneux ou sévères. « Je m’amuse, écrit-il à Lagrange, à faire imprimer deux volumes d’opuscules qui comprennent tous les rogatons géométriques que j’imprime, pour m’en débarrasser, comme les femmes qui épousent leurs amants pour s’en défaire. »

Je ne quitterai pas la correspondance entre d’Alembert et Lagrange sans y relever un trait piquant qui trouverait difficilement place ailleurs.

D’Alembert protégeait et aimait le jeune Lagrange ; il avait, lors ’un voyage de Turin à Paris, recommandé le grand géomètre à son ami Voltaire, dont le domaine des Délices se trouvait sur la route. Le jeune protégé de d’Alembert, accueilli gracieusement par l’auteur de la Henriade, de Zaïre, de l’Essai sur les mœurs et de ’'Candide, il y en avait pour tous les goûts, ne parut nullement ébloui. Il écrit à d’Alembert :

« J’ai passé par Genève, comme je me l’étais proposé, et, à la faveur de votre recommandation, j’ai eu l’honneur de dîner chez Monsieur de Voltaire, qui m’a fait un très gracieux accueil. Il était ce jour-là en humeur de rire et ses plaisanteries tombaient toujours, comme de coutume, sur la religion, ce qui amusa beaucoup toute la compagnie. C’est, en vérité, un original qui mérite d’être vu. »

Voltaire n’a pas même remarqué le géomètre ; le nom de Lagrange dans ses lettres n’est pas prononcé. On l’aurait bien surpris en lui prédisant que ce jeune homme insignifiant, qui le trouvait curieux à voir, occuperait dans l’histoire de l’esprit humain une place plus haute sinon plus grande que la sienne.

L’esprit de d’Alembert est complexe, mais son cœur est facile à connaître. L’effort nécessaire pour la dissimulation dépassait ses forces. Ses amitiés, ses amours, ses dédains et ses haines, son incrédulité et son scepticisme étaient connus de quiconque l’approchait, et lorsque, désireux de tranquillité, il prenait la résolution d’être correct et prudent, il ne tardait pas à rire de lui-même, comme il voulait rire de tout.