La Matinée d’un Ministre

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ESQUISSES
DE
MŒURS POLITIQUES.

LA MATINÉE D’UN MINISTRE.

PERSONNAGES.
Le Ministre. Un Député.
Un de ses Collègues. Un Préfet.
Le Secrétaire-Général. Monsieur L……
Le Chef du Cabinet. Un Huissier.
La scène se passe dans le cabinet du ministre. — Une porte à deux battans donne sur les salons d’attente et s’ouvre pour les personnes qui reçoivent audience. — Une petite porte communique avec le cabinet particulier du ministre et sert aux personnes de l’administration.


Scène I.

LE CHEF DU CABINET, UN HUISSIER rangeant quelques livres.
LE CHEF DU CABINET.

Huit heures sonnées ! le ministre n’a pas encore quitté son appartement.

L’HUISSIER.

Il est rentré fort tard dans la nuit ; le bal de l’ambassadeur d’Angleterre l’a retenu jusqu’à deux heures du matin.

LE CHEF DU CABINET.

Jamais de repos : le monde, la politique, l’administration, il faut satisfaire à tout à la fois.



Scène II

LES MÊMES, LE MINISTRE. (Il arrive par la porte du cabinet particulier.)
LE MINISTRE, à l’huissier
Ne laissez entrer personne ce matin ; je suis accablé de travail. Ce n’est pas jour d’audience. Je veux être seul.
(L’huissier se retire.)
LE CHEF DU CABINET.

Puissiez-vous jouir de quelques heures de liberté ! Votre bureau est couvert de dossiers qui réclament une prompte solution. Les chefs de division n’ont pas pu arriver jusqu’à vous depuis huit jours ; ils se plaignent de l’encombrement et demandent en grace quelques momens de travail.

LE MINISTRE.

Ils sont bien impatiens ; à chaque jour suffit sa peine. Commençons par le plus pressé. Que disent les journaux ce matin ?

LE CHEF DU CABINET.

Toujours à peu près le même langage : des injures contre le ministère dans les feuilles de l’opposition, de grands éloges dans les autres.

LE MINISTRE.

C’est dans l’ordre. Les Débats parlent-ils de mon discours d’hier ?

LE CHEF DU CABINET.

Pas un mot.

LE MINISTRE.

Ce silence affecté est le fruit de quelque intrigue ; je la découvrirai. Du reste, rien de particulier sur mon ministère ?

LE CHEF DU CABINET.

La Presse attaque M. le secrétaire-général ; le Siècle le défend avec aigreur.

LE MINISTRE.

Appui maladroit. Ils feront si bien, que nous serons obligés de lui donner un successeur et de nous brouiller irrévocablement avec son parti ; et, après nous avoir forcé la main, on nous dira intolérans et exclusifs… Quel est l’emploi de ma journée ? Dans le tourbillon qui m’entraîne, vous êtes ma mémoire, vous réglez ma vie. Si je ne vous avais pas, je marcherais au hasard comme une horloge dérangée.

LE CHEF DU CABINET.

Ce matin, travail avec M. le secrétaire-général et MM. les chefs de division, s’il est possible.

LE MINISTRE.

S’il est possible ! Je vais les expédier tous : à midi, plus une seule affaire en retard.

LE CHEF DU CABINET.

À une heure, conseil chez le roi.

LE MINISTRE.

J’irai de bonne heure. S…… arrive toujours le premier et se ménage ainsi des conversations particulières.

LE CHEF DU CABINET.

Après le conseil, séance aux deux chambres. Au Luxembourg, rapport de deux pétitions de votre département. J’ai déposé près de vous des notes qui vous permettront de discuter les questions qu’elles soulèvent. Au palais Bourbon, discussion de la loi des sucres.

LE MINISTRE.

Je resterai à la chambre des pairs ; je ne veux pas prendre parti dans cette loi : mon port de mer ne plaisante point ; je n’ai pas envie de compromettre ma réélection.

LE CHEF DU CABINET.

Vous vous feriez élire dans un collége où la betterave aurait la majorité. Vous imiteriez ce député qui, en changeant d’arrondissement, a changé d’opinion… et de sucre.

LE MINISTRE.

Le plus sûr est de m’abstenir. Mon absence ne fera aucun tort à la loi.

LE CHEF DU CABINET.

Ce soir, réception chez les ministres de la rive gauche.

LE MINISTRE.

Voilà une journée bien remplie. Mais occupons-nous de nos affaires, le temps s’écoule… Vous avez été à l’Opéra hier soir ? Y avait-il beaucoup de monde ?

LE CHEF DU CABINET.

Salle comble.

LE MINISTRE.

J’ai été obligé de courir toute la soirée, au château, chez le comte de *** à l’ambassade anglaise… Que disait-on au foyer ?

LE CHEF DU CABINET.

Hum ! j’ai entendu beaucoup de propos contre le cabinet. L’orage gronde ; plusieurs députés, autrefois vos amis, ne tenaient pas un bon langage.

LE MINISTRE.

Pure grimace. Nous les retrouverons au scrutin.

LE CHEF DU CABINET.

Peut-être.

LE MINISTRE.

Mais qu’avez-vous entendu ?

LE CHEF DU CABINET.

R…… disait que les ministres sont inabordables depuis qu’ils se croient sûrs de la majorité.

LE MINISTRE.

Majorité bien solide en effet ! Elle dépend de l’humeur de l’un, du caprice de l’autre, de l’ambition de tous. Je n’ai pas assisté à l’enterrement de sa femme. Il est susceptible et fait l’important ; qu’on lui porte ma carte et que l’on plie le coin. Puis, vous lui enverrez une de mes loges ; il n’est pas si veuf qu’il ne sache en tirer bon parti.

LE CHEF DU CABINET.

L…… se plaint des places données à la faveur. Le ministère, dit-il, n’a aucun souci des règles de l’avancement ; le népotisme fait chaque jour des progrès effrayans ; que vous dirai-je ? toutes les phrases de nos puritains.

LE MINISTRE.

Il est mécontent qu’on n’ait donné qu’une sous-préfecture à son fils. En voulait-il deux ? Il prêche pour l’avancement dans l’intérêt de son neveu, le plus sot et par conséquent le plus ancien substitut du royaume. Il faudra faire encore quelque chose pour lui : il a des rapports avec le Journal des Débats, et son mécontentement m’explique…

LE CHEF DU CABINET.

B…… a passé à côté de moi sans me saluer ; on eût dit d’un membre du dernier cabinet.

LE MINISTRE.

Je l’avais bien prévu. On ne l’a pas invité au concert de la reine ; il est piqué. Je parlerai à sa femme ; elle en fait ce qu’elle veut. On ne sait pas assez le parti qu’on peut tirer des femmes dans les affaires publiques. Malheur à qui les a contre soi ! Quelle misère ! et il faut qu’au milieu des soucis du gouvernement nous descendions à de tels détails ! C’est ainsi cependant qu’une majorité se défait. Il suffit de vingt ou trente désertions, produites par les causes les plus imprévues et les plus étranges. Quant aux uns, nous n’avons pas satisfait tous leurs désirs, violé pour eux les règles du service, ou assez encensé leur orgueil. D’autres ont obtenu tout ce qu’ils ont osé demander ; mais la mesure est comble, et ils veulent des ministres nouveaux qui ne soient pas encore dégoûtés de leurs insatiables appétits.

LE CHEF DU CABINET.

En revanche, un membre de l’opposition m’a accablé de caresses.

LE MINISTRE.

Bonne fortune inattendue ! Quel est-il ?

LE CHEF DU CABINET.

Devinez.

LE MINISTRE.

Il en est jusqu’à trois que je pourrais… nommer.

LE CHEF DU CABINET.

C’est G……

LE MINISTRE.

J’y suis. Ses désirs sont bien modestes. Hier, chez le ministre de l’intérieur, il insistait pour qu’on réengageât cette tragédienne que nous avons vue jouer l’autre soir.

LE CHEF DU CABINET.

Bah ! est-ce que… ?

LE MINISTRE.

Fi donc ! un premier président ! D’ailleurs, elle est si laide !… C’est dans l’intérêt de l’art.

LE CHEF DU CABINET.

À la bonne heure.

LE MINISTRE.

Quand la politique aura pris possession des coulisses, où le bon plaisir pourra-t-il se réfugier ? Mais puisque G…… s’occupe des tragédiennes, je le ferai mettre dans la commission des théâtres royaux. Il n’est pas impossible qu’il nous revienne…

LE CHEF DU CABINET.

Dans l’intérêt de l’art.


Scène III.

LES MÊMES, LE SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL. (Il entre par la porte du cabinet particulier.)
LE SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL.

Pardonnez-moi, monsieur le ministre, si je romps votre conversation, mais j’ai besoin de signatures pour un grand nombre d’affaires très importantes et qui ne peuvent se remettre.

LE MINISTRE.
Attendez un instant, mon cher secrétaire-général. Je suis à vous dans la minute. Nous nous entretenons en ce moment de choses fort graves et qui n’admettent pas non plus de retard.
(Le secrétaire-général se retire.)

Scène IV

LE MINISTRE, LE CHEF DU CABINET.
LE MINISTRE.

Que disait-on de mon dernier discours à l’Institut ? On en parlait sans doute ?

LE CHEF DU CABINET.

Avec de grands éloges. Jamais sujet plus grave n’a été traité, disait-on, dans un style plus élevé, avec une telle profondeur de pensées. La louange était dans toutes les bouches, sans distinction d’opinions.

LE MINISTRE.

Cela fera du bien au ministère. Ah ! si tous mes collègues pouvaient ainsi subjuguer l’opinion ! Mais, entre nous, le cabinet renferme des esprits bien médiocres.


Scène V.

LES PRÉCÉDENS, L’HUISSIER.
L’HUISSIER.

M. le comte de……, pair de France, demande à parler à son excellence : il insiste vivement.

LE MINISTRE.

Impossible ! Exprimez-lui bien tous mes regrets. Je n’ai pas une minute à moi. Je le verrai aujourd’hui à la chambre.


Scène VI.

LE MINISTRE, LE CHEF DU CABINET.
LE MINISTRE.

Revenons à mon discours académique. Le public aime qu’un ministre sache concilier les travaux de la politique avec le culte des lettres ; il apprécie une telle liberté d’esprit ; il admire une pensée toujours maîtresse d’elle-même, malgré les préoccupations des affaires de l’état. Quant à moi, vous savez mieux que personne si mon administration souffre.

LE CHEF DU CABINET.

Nous avons bien quelque arriéré.

LE MINISTRE.

Qu’est-ce que cela ? Trop de précipitation nuit souvent ; le temps est un grand conciliateur. Après tout, la bonne renommée du ministre n’est pas trop payée par le retard de quelques signatures.


Scène VII.

LES PRÉCÉDENS, L’HUISSIER.
LE MINISTRE.

Encore !… Ne vous avais-je pas défendu ?

L’HUISSIER.

C’est M. D……, membre de la chambre des députés : il dit qu’il a toujours audience quand il se présente.

LE MINISTRE.

Qu’il entre. (L’huissier sort.) L’ennuyeux personnage ! Il va encore me faire perdre une heure. (Au chef du cabinet.) Vous m’enverrez dans quelques instans le secrétaire-général, il m’en débarrassera peut-être.


Scène VIII.

LE MINISTRE, LE DÉPUTÉ.
LE DÉPUTÉ.

Je vous gêne, mon cher ministre.

LE MINISTRE.

Point du tout. Toujours enchanté de vous voir. Et Mme D…… ? Je me propose d’aller bientôt lui faire ma cour. J’espère qu’elle est en bonne santé.

LE DÉPUTÉ.

Merci, parfaitement. Savez-vous que je suis tout léger et tout heureux en venant vous voir aujourd’hui.

LE MINISTRE.

Vraiment ! tant mieux ; cette bonne disposition me flatte.

LE DÉPUTÉ.

Devinez ce qui me la donne.

LE MINISTRE.

Je n’en sais rien, en vérité.

LE DÉPUTÉ.

Eh bien ! mon cher ministre, c’est que je n’ai rien à vous demander. Il y a des gens qui ne peuvent aborder un ministre sans lui tendre la main en quelque sorte. Ce n’est pas mon habitude. Je le disais l’autre jour à M. Dupont de l’Eure, auprès de notre grande cheminée de la salle des conférences : « Mon opinion ne peut pas être suspecte, car elle est désintéressée. » Il en est convenu avec sa bonne foi habituelle. Ne me parlez pas de ces visiteurs faméliques. Vous devez en avoir beaucoup, vous, la source des graces, fons et origo, comme dirait Dupin.

LE MINISTRE.

Hélas ! oui ; c’est le revers de la médaille.

LE DÉPUTÉ.

J’éprouve une satisfaction réelle à me dire que je n’ai pas besoin de vous, que vous ne pouvez rien faire pour moi, et que cependant je suis un de vos soutiens les plus dévoués. Je ne me rappelle pas avoir voté une seule fois contre le ministère.

LE MINISTRE.

Voilà les étais de la monarchie !

LE DÉPUTÉ.

J’applaudis à tous les discours de vos amis : — Très bien, très bien. — On le met au Moniteur, et c’est d’un bon effet.

LE MINISTRE.

C’est excellent.

LE DÉPUTÉ.

J’ai signé toutes les listes pour le scrutin secret quand vous l’avez désiré, et vous savez si c’est agréable ; on fait lire les noms par le président, et l’opposition s’en donne à cœur joie. Il faut entendre Glais-Bizoin…..

LE MINISTRE, à part.

Où veut-il en venir ? je tremble. (Haut.) Vous êtes un de nos fidèles, nous ne l’oublions pas.

LE DÉPUTÉ.

Je veux vous le prouver en vous rendant service.

LE MINISTRE.

Voyons.

LE DÉPUTÉ.

La préfecture de Dijon est vacante en ce moment ; je viens vous indiquer le seul homme que vous puissiez y mettre en toute sécurité. Vous avez bien des préfets faibles, faites-y attention. C’est le sous-préfet de……, un administrateur distingué, par ma foi ! Il a fait passer votre candidat aux dernières élections, et a renversé celui de l’opposition ; avec cela, laborieux, instruit, habile à conduire les hommes. Il connaît le monde. Quand on a été agent de change pendant dix ans…

LE MINISTRE.

N’a-t-il pas éprouvé… des malheurs de bourse ?

LE DÉPUTÉ.

Il a tout payé… c’est ce qui l’a décidé à entrer dans l’administration. Dès le début, il s’est placé au premier rang : si j’en parle ainsi, ce n’est pas parce qu’il est mon frère : la parenté ne me fait pas illusion.

LE MINISTRE.

J’entends bien.

LE DÉPUTÉ.

Il se plaît fort à …… et ne demande pas d’avancement ; il ne sait pas ce que c’est que solliciter : il me ressemble.

(Le secrétaire-général passe la tête à la petite porte du cabinet particulier.)
LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Monsieur le ministre peut-il me donner quelques signatures très urgentes ?

LE MINISTRE.

Tout de suite ; j’ai bientôt fini avec monsieur.

(Le secrétaire-général rentre dans le cabinet particulier.)
LE DÉPUTÉ.

Que je ne vous retienne point.

LE MINISTRE.

Vous plaisantez ; les affaires après le plaisir. Je puis bien consacrer quelques instans à une causerie amicale. Vous ne me dites rien des Italiens, vous, un dilettante furieux ?

LE DÉPUTÉ.

La dernière représentation a été ravissante. Mario fait chaque jour de nouveaux progrès… Je vous disais donc que mon frère réunit toutes les conditions…

LE MINISTRE.

Nous en reparlerons… Comment trouvez-vous Grisi ? N’est-elle pas bien belle dans l’opéra nouveau ?

LE DÉPUTÉ.

Permettez-moi d’insister. Encore une fois, si je venais ici en solliciteur, j’éprouverais de l’embarras, et je ne voudrais pas, pour tout au monde, altérer ainsi le caractère de l’appui que je donne au ministère ; mais je parle dans l’intérêt de l’administration. Il lui importe d’avoir partout des agens sûrs et dévoués. Dijon est une ville difficile ; les passions y sont vives, les partis en présence ; il y faut une main de fer avec un gant de velours. Quand je connais l’homme qui peut vous y rendre le plus de services, je crois de mon devoir de vous le désigner, sans me laisser arrêter par cette misérable considération que cet homme est mon frère. On connaît assez, Dieu merci ! mon désintéressement.

LE MINISTRE.

Personne n’en doute. Je vous remercie de votre avis. L’affaire se décide en conseil ; parlez-en à mes collègues.

LE DÉPUTÉ.

(À part.) Il cherche à se dégager personnellement. (Haut.) Non ; je veux que vous ayez l’honneur de la désignation. Je vous ai dit la vérité. Maintenant, je me réserve seulement d’apprécier le tact du cabinet, d’après le choix qu’il fera. Vous voilà averti, je ne m’en mêle plus.

LE MINISTRE.

Je n’oublierai pas votre recommandation.

LE DÉPUTÉ.

Ma recommandation ! dites mon témoignage, rien de plus.

LE MINISTRE.

Soit. Mais parlons un peu des affaires générales. Vous qui recevez et voyez tant de monde, vous devez savoir mieux que personne l’état de l’opinion à l’égard du ministère…

LE DÉPUTÉ.

Assez bon ; cependant… voulez-vous que je vous dise la vérité ?

LE MINISTRE.

Sans doute ; vous m’obligerez beaucoup.

LE DÉPUTÉ.

Eh bien ! on trouve généralement que le cabinet ne fait rien pour ses amis… qu’il les néglige trop. Je ne parle pas pour moi ; mais, tenez, je viens de parcourir mon arrondissement, et j’y ai trouvé du mécontentement.

LE MINISTRE.

Est-ce qu’on y blâme notre politique ?

LE DÉPUTÉ.

Pas le moins du monde ; excepté un journaliste sans abonnés et deux avocats sans cause, personne ne s’y occupe de politique.

LE MINISTRE.

Les intérêts matériels y sont-ils en souffrance ? La récolte a-t-elle été mauvaise ?

LE DÉPUTÉ.

Elle a été magnifique.

LE MINISTRE.

Le gouvernement manque-t-il à quelqu’un de ses devoirs ? L’instruction publique est-elle négligée ?

LE DÉPUTÉ.

Aucunement ; elle n’est que trop répandue. Tous ces demi-savans deviennent des raisonneurs ; on n’en peut plus venir à bout.

LE MINISTRE.

Ne s’occupe-t-on pas des routes ?

LE DÉPUTÉ.

Si fait. Il n’y a plus un petit cultivateur qui n’ait des débouchés aussi faciles que le plus gros propriétaire.

LE MINISTRE.

À la bonne heure ; voilà la vraie et bonne démocratie. Mais de quoi se plaint-on ?

LE DÉPUTÉ.

Je vous avais donné la liste de quatre ou cinq électeurs influens, dont les prétentions étaient fort raisonnables ; vous les avez oubliés. Ce n’est pas pour moi que j’en parle, je ne tiens pas à revenir à la chambre, mais vous ferez si bien que le candidat de l’opposition passera, et vous serez bien avancés… On se demande à quoi sert de voter pour vous, et l’on murmure de l’indifférence que vous affectez pour vos amis. C’est vous qui m’avez forcé à vous en parler. Je voulais me taire, j’ai horreur de tout ce qui ressemble à une sollicitation, mais vous m’avez interrogé et j’ai dû répondre.

(Le secrétaire-général se montre à la porte du cabinet particulier. M. D…… se lève, le ministre en fait autant ; ils marchent vers la porte. M. D…… continue.)

À propos ! j’ai une querelle avec le ministre des finances.

LE MINISTRE.

À quel sujet ?

LE DÉPUTÉ.

Il a nommé l’autre jour deux percepteurs sans me consulter ; cela tend à me déconsidérer. Que dira-t-on dans mon arrondissement, si l’on voit qu’il s’y donne des places sans mon entremise ?

LE MINISTRE.

Cependant… on ne peut pas…

LE DÉPUTÉ.

Encore une fois, ce n’est pas pour moi que j’en parle. Le métier de député ne me procure qu’ennui et fatigue, et je me tiens à quatre pour ne pas donner ma démission. Si vous voulez à ma place un député de l’opposition, vous n’avez qu’à persévérer dans la même voie.

LE MINISTRE.

Vous ne vous retirerez point, et les électeurs sont trop justes pour vous rendre responsable des actes du ministère.

LE DÉPUTÉ.

Les électeurs veulent que leur député ait du crédit. S’il en est dépourvu, mieux vaut le candidat de l’opposition. Il flatte leur vanité, fait parler de lui dans les journaux, leur donne un renom d’indépendance.

LE MINISTRE.

J’en parlerai à mon collègue.

LE DÉPUTÉ.

C’est dans votre intérêt… Mais, je vous prie, n’allez pas plus loin… On vous attend… je serais désolé de vous faire perdre votre temps.

LE MINISTRE.
Vous permettez.
(Il retourne à son fauteuil ; le secrétaire-général entre.)
LE DÉPUTÉ, en ouvrant la porte, à part.

Ah ! tu ne veux pas de mon frère ; nous verrons bien.


Scène IX.

LE MINISTRE, LE SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL.
LE MINISTRE.

Enfin ! J’ai cru qu’il ne sortirait point. Quel charlatan ! Et ils prétendent tous aux honneurs du désintéressement. Nous allons donc travailler, mon cher secrétaire-général. J’ai fait défendre ma porte ; nous avons encore au moins deux heures devant nous ; je vous les consacre.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

J’en ai grand besoin ; voilà huit jours que vous n’avez pu me donner une minute. Tous mes portefeuilles sont pleins.

LE MINISTRE.

Allons, ne perdons pas de temps ; commençons par le plus important, les affaires recommandées par des députés. Vous les avez mises à part ? Il faudra les expédier sur-le-champ.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Les voici, et les lettres d’avis sont toutes prêtes. Elles arriveront avant le vote des fonds secrets.

LE MINISTRE.

Bien ; je vous écoute.


Scène X.

L’huissier ouvre la porte à deux battans et annonce M. le ministre de…… Les deux ministres se donnent la main.
LE MINISTRE, au secrétaire-général.

Je suis à vous dans l’instant, mon cher, il y a force majeure, comme vous voyez ; mais attendez-moi, nous réparerons le temps perdu.

(Le secrétaire-général sort.)

Scène XI.

LE MINISTRE, SON COLLÈGUE.
LE COLLÈGUE.

Bonjour, cher collègue. Je m’échappe un instant pour venir causer avec vous. J’ai laissé dans mon cabinet deux de mes directeurs, désespérés de mon départ ; mais nous avons besoin de parler de nos affaires, et l’administration doit céder le pas à la politique. On nous accable de signatures : on nous force à nous mêler de tout ; il semble que les journées aient soixante heures pour nous. Parlez-moi des ministres anglais ; ils peuvent prendre du repos, aller à la chasse, donner du temps à la réflexion, parfois même, ce qui est fort bon, laisser leur esprit en friche.

LE MINISTRE.

S’est-il passé quelque chose de nouveau depuis notre dernier conseil ?

LE COLLÈGUE.

Non ; mais j’éprouvais le besoin d’en causer avec vous avant celui d’aujourd’hui.

LE MINISTRE.

Je vous remercie de cette confiance amicale.

LE COLLÈGUE.

Le roi m’a paru préoccupé et sérieux. Serait-il mécontent du cabinet ?

LE MINISTRE.

Ah ! je vous y prends, monsieur le ministre parlementaire ; vous n’étiez pas si soucieux de la grace royale, lorsque, dans l’opposition, vous combattiez les envahissemens de la prérogative.

LE COLLÈGUE.

Que voulez-vous ? le spectacle change avec le point de vue ; mon observatoire n’est plus le même.

LE MINISTRE.

Et la théorie de Duvergier de Hauranne : « Les ministres représentent la chambre devant le roi, et le roi devant la chambre. »

LE COLLÈGUE.

Je la défendrai toujours… dans l’opposition. Je ne suis pas pour Fonfrède ; mais il faut comprendre et accepter sa situation. Je suis parlementaire… avec un parlement fort ; mais, quand le point d’appui n’est pas là, je le cherche où il se trouve. Je ne renonce pas à mes opinions ; je les garde pour le jour où elles seront applicables, pour les positions où je servirai le pays en les proclamant… Vous me faites faire des aveux qui scandaliseraient fort le National ou le Courrier, s’ils m’entendaient… Mais, pour reprendre ma question, l’attitude du roi ne vous a-t-elle pas frappé comme moi ?

LE MINISTRE.

Nullement. Il était peut-être moins gracieux qu’à l’ordinaire : quelque souci, quelque malaise…

LE COLLÈGUE.

Avez-vous remarqué que S…… arrive toujours le premier et avant l’heure, pour causer avec le roi, qui a l’habitude de nous devancer tous ?

LE MINISTRE.

Je m’en suis aperçu comme vous ; il ne se contente pas des victoires de la tribune, il lui faut aussi la faveur royale ; c’est encore un parlementaire… pour l’opposition.

LE COLLÈGUE.

Ah ! grace ; si vous continuez, je me retire.

LE MINISTRE.

Pure plaisanterie. Vous vous moquez aussi quelquefois de mon dévouement un peu prétorien, comme vous dites, à la personne de sa majesté.

LE COLLÈGUE.

Le président du conseil n’était pas non plus en bonne humeur. Éprouverait-il quelque difficulté qu’il nous cacherait ?

LE MINISTRE.

Eh, mon Dieu ! vous vous inquiétez toujours et pour rien. Une contrariété de famille le préoccupait. La politique y était entièrement étrangère. Mais mon attention, à moi, s’arrête sur des choses plus graves. Parlons à cœur ouvert et comme il convient à d’honnêtes gens qui s’estiment. Dites-moi, ne trouvez-vous pas que plusieurs de nos collègues perdent tous les jours du terrain dans l’opinion, et que leur peu de capacité commence à n’être un secret pour personne ?

LE COLLÈGUE.

Je n’aurais pas osé en parler le premier. Le mal est réel, mais quel remède ? Quand un vieux bâtiment branle, le premier coup de marteau le fait crouler en entier. On risque plus à remplacer les poutres rongées par le temps qu’à conserver l’édifice tel quel. Nous ne sommes pas assez forts pour essayer un remaniement.

LE MINISTRE.

Soit. Vivons donc entre nous, comme nous sommes : que nos collègues profitent du bill d’indemnité que vous leur donnez. Du reste, je souffre moins de la médiocrité de quelques-uns que de la suffisance de certains autres. Nous avons en particulier un collègue qui se croit tout permis parce qu’il occupe la tribune avec plus de succès que nous. Qu’il se contente de ses palmes oratoires et qu’il ne vienne pas nous tracasser dans nos ministères. Chacun de nous doit être maître chez soi. Il nous impose des choix déplorables. J’ai songé plus d’une fois à donner ma démission ; mais, je l’avoue, j’ai craint également de briser le cabinet ou d’être pris au mot.

LE COLLÈGUE.

Ah ! comment vous remplacer ?

LE MINISTRE.

Vous dites plus vrai que vous ne croyez. Je ne m’abuse pas sur mon mérite : beaucoup de gens en ont plus que moi ; mais seriez-vous bien sûrs d’en trouver qui consentissent à entrer dans un cabinet déjà ancien… pour un cabinet, et à s’atteler à un char qui a fait peut-être les trois quarts de sa course ?

LE COLLÈGUE.

Vous m’accusiez tout à l’heure de m’inquiéter toujours ; vous voilà bien alarmiste à votre tour.

LE MINISTRE.

Je cherche à me rendre compte de notre situation, sans confiance exagérée, ni inquiétude excessive. Ne nous le dissimulons pas, notre chute ne se fera plus long-temps attendre. Ce n’est pas que nous valions moins que le jour où nous sommes devenus ministres. Nous avons gouverné le pays sans éclat, mais sans aucune faute grave, et ainsi que le comportaient les circonstances et l’état de l’opinion ; nous n’avons ni manqué à nos engagemens, ni trompé les espérances qu’on pouvait mettre en nous. Mais notre tort, et il est grand dans ce pays, c’est d’avoir duré quelque temps. Le changement plaît : on s’ennuie de nos noms, et toutes les ambitions que contient notre présence aspirent à une crise pour se jeter à la curée. J’y suis tout préparé pour mon compte ; le ministère ne m’a pas causé une grande joie ; le roi ayant bien voulu croire que je pourrais le servir utilement, j’ai accepté sans illusions dans le présent, sans espoir pour l’avenir, et je tomberai sans regrets bien vifs.

LE COLLÈGUE.

Pour moi, j’avoue que je ne quitterai pas le pouvoir sans amertume. Je l’ai beaucoup désiré ; j’ai consacré de grands efforts à l’obtenir, il a été le but et le terme de mon ambition. Je ne voudrais pas le perdre avant d’avoir signalé mon passage par des actions utiles, honoré mon nom, et, s’il est possible, laissé un souvenir dans l’histoire.

LE MINISTRE.

Eh ! le pouvons-nous ? Les vastes pensées nous sont interdites. Pour nous, point d’avenir, pas même un lendemain assuré. Il nous faut chaque jour disputer misérablement une possession toujours contestée.

LE COLLÈGUE.

La lutte éveille les facultés et développe le génie, les forces grandissent dans le combat.

LE MINISTRE.

Est-il une pensée que nous puissions réaliser ? Tout projet est séparé de l’exécution par un intervalle qu’il n’est donné à aucun ministre de franchir.

LE COLLÈGUE.

Les grandes idées frappent le public, et nos assemblées politiques sont aussi le public ; il faut savoir les saisir et les impressionner.

LE MINISTRE.

Mon pauvre collègue, vous êtes bien jeune, et, malgré votre expérience, vous avez encore d’étranges illusions. De grandes idées ! mais en avez-vous d’abord ? permettez-moi de vous le demander. Tous les systèmes ont été inventés, formulés, essayés. Je ne sache pas de théorie, si folle et si étrange qu’elle soit, qui n’ait eu ses prôneurs et ses apôtres. Mais je veux que vous ayez trouvé en politique, en administration, en économie publique, un projet nouveau et important ; gardez-vous de croire que vous le ferez adopter. Les assemblées aiment la routine, toute innovation les effraie, et l’opposition elle-même, que vous connaissez mieux que moi, mais que j’ai observée comme vous, l’opposition déteste le neuf. Toute proposition neuve lui paraît cacher un piége, quand elle est faite par un ministre, et renfermer un inconnu dont on pourrait abuser, quand elle sort de ses rangs. C’est folie de rêver la grandeur et la gloire dans notre temps d’efforts mesquins et de petites passions.

LE COLLÈGUE.

Avec le courage et la persévérance, on détruit les préjugés, on brave les résistances, on force les convictions.

LE MINISTRE.

Les convictions ! des convictions par le temps qui court ! mais ne savez-vous pas, depuis que vous tenez le pouvoir, comment elles se forment et comment elles s’évanouissent. Combien de fois, pour les choses les plus simples et les plus justes, ne vous êtes-vous pas trouvé contraint de ménager, de flatter, de séduire, — vous auriez dit de « corrompre » quand vous étiez dans l’opposition, — les hommes dont l’approbation vous était nécessaire ! N’employons-nous pas sans cesse à entendre les plus sots propos, à recevoir les plus honteuses ouvertures, un temps que réclament les intérêts de l’état, et qui ne leur est pas enlevé sans un dommage public ? Combien connaissez-vous de consciences et de convictions qui résistent à une première présidence ou à un siége dans le conseil d’état ?

LE COLLÈGUE.

Vous êtes désolant. Votre raison a desséché votre cœur ; mais, si vous dépouillez nos fonctions de toute gloire, de tout honneur à venir, que nous reste-t-il ? Ces hôtels que nous occupons comme une chambre d’auberge, hôtes d’un jour que cent autres y ont précédés, que cent autres y suivront ; les jouissances du luxe, un gros traitement, une voiture, le bruit du grand monde : vaines et tristes satisfactions ! Je préfère cent fois mon modeste réduit bourgeois à vos grands appartemens, un cercle d’amis intimes à vos réceptions d’apparat, et mon indépendance obscure à la servitude de votre vie officielle et éclatante.

LE MINISTRE.

Vous voilà dans l’autre excès. Faisons le bien sans prétendre à la gloire, servons notre pays sans attendre de lui aucune récompense ; vivons avec notre temps, et ne soyons ni plus hardis ni plus vertueux que nos contemporains. Qu’il nous suffise d’accomplir notre tâche avec les instrumens que la Providence nous a donnés et dans la limite des besoins et de l’attente du public, et quand viendra le moment de remettre en d’autres mains l’autorité dont nous sommes les dépositaires d’un jour, souvenons-nous des difficultés dont elle est entourée, et tenons-en compte à nos successeurs.

LE COLLÈGUE.

Que voulez-vous dire ? Sorti de l’opposition, j’y rentrerai. Je n’approuverai pas plus les abus, après avoir été ministre, que je ne les approuvais auparavant. La popularité de l’opposition me dédommagera de la perte du pouvoir et y préparera mon retour.

LE MINISTRE.

Pour moi, je resterai ministériel tout en cessant d’être ministre, et je croirai accomplir un devoir d’honnête homme et de bon citoyen.

LE COLLÈGUE.

Avouez que notre conversation a pris une singulière direction. On dirait, à nous entendre, que le cabinet est déjà renversé. J’espère bien qu’il a encore de l’avenir, et je ne le laisserai pas briser sans le défendre énergiquement. Mais, adieu ; je vous ai volé votre temps, et je fais attendre mes chefs de division, que je vois d’ici dans mon cabinet, la plume en arrêt et les portefeuilles béans ; ainsi donc, dans deux heures au conseil, et un jour, vous sur les bancs de la trésorerie, comme on dit en Angleterre, et moi sur ceux de l’opposition, mais que ce soit le plus tard possible.

LE MINISTRE.

À la grace de Dieu.

LE COLLÈGUE.

Et du roi.

LE MINISTRE.

Autrefois vous auriez dit : et de la majorité.

LE COLLÈGUE.
Décidément vous me chassez.
(Il sort.)
L’HUISSIER.

Messieurs les chefs de division attendent pour le travail dans le salon.

LE MINISTRE.

Il est trop tard ; il n’y aura pas de travail pour eux.


Scène XII.

LE MINISTRE, LE SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL.
LE MINISTRE.

Remettons-nous à l’œuvre.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Voici le projet de loi qui doit être porté aux chambres dans trois jours.

LE MINISTRE.

Renvoyé au conseil d’état. On nous reproche toujours de ne le pas consulter.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Il n’aura pas le temps de se livrer à une discussion approfondie.

LE MINISTRE.

Nous y gagnerons quelques chicanes de moins. Ces messieurs veulent qu’on leur soumette les lois, et ils ne sont jamais contens des projets qu’on leur communique. Nous avons bien besoin de leurs critiques ! c’est assez de deux chambres.

LE SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL, lisant.

Projet d’ordonnance concernant la ville de Joigny.

LE MINISTRE.

C’est bon ; nous verrons plus tard. Une ville qui nomme Cormenin ! Quand on veut l’appui du gouvernement, il faut commencer par l’appuyer soi-même. Ils veulent tout avoir, les gloires de l’opposition et les profits du pouvoir.


Scène XIII.

LES MÊMES, LE CHEF DU CABINET.
LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

M. L…… est dans mon cabinet avec son frère, mon sous-chef ; vous m’avez dit de vous prévenir quand il viendrait.

LE MINISTRE.

Priez-le de me venir voir avant son départ.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Je l’en ai pressé, d’après vos ordres. Il refuse ; il respecte, dit-il, vos occupations. Au fond, je crois qu’il évite une explication.

LE MINISTRE.

J’y vais moi-même. (Au secrétaire-général.) Accordez-moi un quart d’heure de répit ; j’ai absolument besoin de parler à M. L…… Je reviens avec lui… ; ensuite, nous terminerons sans désemparer, je vous le promets.

LE SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL, seul.

Je vais encore céder la place… Je ne puis retourner chez moi…, comment en revenir… Vingt personnes attendent et épient mon retour… ; on me les renvoie toutes, et on ne me laisse pas le temps de les recevoir… Quand je serai ministre… je ne ferai pas attendre mon secrétaire-général.


Scène XIV.

LE MINISTRE, M. L…… (Le secrétaire-général sort après avoir serré la main à M. L……)
LE MINISTRE.

Parce que vous êtes de l’opposition, vous me fuyez ; sans votre frère, que je vous ai pris malgré vous, cet hôtel ne vous verrait jamais.

M. L……

Un ministre ne m’attire point par son titre, et, quand j’ai le malheur de désapprouver ses actes, j’évite sa rencontre.

LE MINISTRE.

J’espérais plus de votre amitié. Depuis mon arrivée au ministère, je vois avec douleur que tous les hommes sur la sincérité desquels je comptais me délaissent et me privent de leurs conseils.

M. L……

Franchement, y auriez-vous grand égard ?

LE MINISTRE.

Pourquoi en douter ?

M. L……

Nos opinions diffèrent tous les jours plus profondément ; j’ai vu tous les ministres s’éloigner ainsi insensiblement, mais par une déviation constante, des idées même qui les avaient élevés. Ce n’est pas vous que j’accuse ; je ne sais quel vertige le pouvoir donne, quelle atmosphère vous respirez dans vos hôtels. En parcourant les salons du monde, en causant avec les hommes politiques, on rencontre un courant d’idées qui a pénétré dans tous les esprits, une opinion commune qui est généralement acceptée ; certains actes sont ou blâmés ou loués d’une voix unanime. Entrez chez un ministre, c’est une façon de voir toute différente ; il y règne une foule de préjugés qu’on ne trouve que là ; on n’y connaît point les hommes, on porte sur eux des jugemens étranges ; on ignore les choses que sait le dernier rédacteur du moindre journal, et l’on en raisonne à contre-sens. Toute discussion devient impossible.

LE MINISTRE.

Vous me permettrez de ne point accepter ce jugement sévère ; mais s’il était fondé, je vous le demande, à qui en serait la faute ? Est-ce nous qui fuyons la lumière, ou la lumière qui nous fuit ? Les hommes sincères et impartiaux s’éloignent de nous. Hors du ministère, plusieurs amis se partageaient ma confiance ; je les avais choisis pour la droiture de leur esprit, l’honnêteté de leur caractère. Une grande intimité politique nous rapprochait : je n’en vois plus aucun. Vous-même, mon cher collègue, n’avez-vous pas fait comme eux ? Simples députés tous deux, sur les bancs de la chambre, sans autre puissance que notre travail, nous nous voyions tous les jours. Nous mettions en commun nos impressions, nos études, nos appréciations diverses. Si nos avis ne s’accordaient point, une discussion amicale et de bonne foi faisait souvent disparaître tout dissentiment et effaçait toujours ce que nos opinions renfermaient de trop absolu. Je n’ai pas la prétention de vous avoir été utile, mais vous me l’étiez souvent. L’accident, je ne trouve pas un autre mot, qui m’a fait ministre a tout changé. Depuis six mois, je ne vous ai point vu. Plus de ces causeries intimes, plus de mise en commun de nos pensées et de nos jugemens. Chacun de nous a vécu dans un milieu différent : vous êtes entré chaque jour plus avant dans l’opposition, comme moi peut-être dans les doctrines du pouvoir.

M. L……

Je regrette bien sincèrement qu’il en soit ainsi. Je n’aurais rien épargné pour vous retenir sur la pente où vous étiez placé. Mais comment vous aborder ? Jamais seul ! jamais un instant où l’on puisse obtenir de vous une attention complète et exclusive. Que les affaires vous laissent une minute de loisir, elle est la proie d’une foule de parasites, de complaisans admirateurs qui s’emparent de vous et obtiennent souvent toutes vos préférences.

LE MINISTRE.

Vous leur laissez le champ libre, comment ne s’en empareraient-ils pas ? Nous-mêmes, abandonnés par nos amis les plus dévoués, rudoyés par les uns, soupçonnés par les autres, quelle force d’ame il nous faudrait pour résister aux avances obligeantes qui nous viennent de tous côtés ! Eh, mon Dieu ! faites la part de la faiblesse humaine ; on nous flatte, comment croire que nous ne méritons que vos défiances ? On nous témoigne de la bienveillance, comment n’y être pas sensibles ? Et les nécessités politiques ! pouvons-nous traiter chacun selon son mérite ? Croyez-moi, Alceste ne serait pas vingt-quatre heures ministre constitutionnel ; nous sommes condamnés à faire bon visage à tous, et souvent à donner la main à des gens que nous méprisons ; ce n’est pas la moins pénible de nos obligations.

M. L……

Souffrez au moins que ceux sur qui elle ne pèse pas conservent l’indépendance de leur censure et se tiennent à l’écart, loin de ce monde servile et corrompu qui vous entoure.

LE MINISTRE.

Vous êtes encore plus de l’opposition que je ne croyais : ce langage violent me le prouve ; mais voulez-vous que je vous dise toute ma pensée ?

M. L……

Parlez ; la franchise est un gage d’estime.

LE MINISTRE.

Vous sacrifiez beaucoup à l’opinion, en croyant ne suivre que l’inspiration de votre conscience ; vous craignez qu’on ne vous prenne pour un solliciteur, disons le mot, pour un ministériel. Nous vivons dans un pays où personne ne veut être ministériel, et, quand on n’est pas de l’opposition, on se dit indépendant pour être quelque chose. Il n’y a pas un candidat dans les élections qui ose avouer qu’il appuie le pouvoir, et les électeurs les plus amis de l’ordre, les plus opposés à toute secousse, repousseraient celui qui se dirait ouvertement ministériel ; c’est la maladie du temps.

M. L……

Si les mœurs du pays repoussent le dévouement servile à un ministère, les ministères, à leur tour, n’acceptent aucune opposition. Votre entourage vous gâte, vous perdez l’habitude de la contradiction, et elle vous irrite ; vous contractez le goût et le besoin du commandement ; vous vivez au milieu d’agens dont le devoir et la vertu consistent à obéir à vos moindres volontés ; vous ne comprenez plus les résistances. Il est si commode de suivre sa pensée sans obstacle ni gêne, et l’on se prend si aisément aux séductions de la puissance. Vous parliez tout à l’heure d’avances, ce serait à vous d’en faire à ceux dont vous estimez le caractère, dont vous prisez le jugement ; mais quand tant de gens se jettent dans vos bras, pour ne pas dire à vos pieds, à quoi bon chercher des conseils qui déplaisent et des critiques qui froissent votre susceptibilité ?

LE MINISTRE.

Mais ces conseils et ces critiques, si vous ne les accordez pas à l’amitié, ne les devez-vous pas à l’intérêt de votre opinion ? Vous parlez de nos susceptibilités, en êtes-vous exempt vous-même, et votre conduite n’en laisse-t-elle percer aucune ? Comment expliquer l’opposition chaque jour plus vive où vous vous placez à notre égard ? Je ne m’en plains pas ; je respecte votre droit et vos convictions, mais je crois me rappeler qu’au moment où le cabinet s’est formé, vous m’aviez permis de compter sur votre appui.

M. L……

Je ne m’en dédis point ; mais les erreurs de votre politique m’ont créé des devoirs nouveaux.

LE MINISTRE.

Et vous la condamnez sans m’avoir jamais admis à la justifier devant vous. Savez-vous les motifs qui nous ont dirigés ? avez-vous le secret de nos mesures ? connaissez-vous les circonstances particulières qui expliquent, qui légitiment peut-être les actes dont vous vous irritez le plus ?

M. L……

La politique d’un cabinet est publique ; la presse la discute et la met en lumière.

LE MINISTRE.

Ainsi, vous formez votre opinion sur celle de la presse, vous, homme grave et sérieux ! mais ne savez-vous pas, aussi bien que moi, ses illusions, ses erreurs, ses écarts ? Vous suivez à votre insu l’impulsion de votre journal. Vous l’écoutez de préférence à un ancien ami, dont le seul tort, souffrez que je vous le dise comme je le pense, est d’être devenu ministre.

M. L……

La chambre prononcera entre nous.

LE MINISTRE.

Eh bien ! soit ! puisque c’est là votre dernier mot. Elle prononcera sans doute ; elle est notre juge suprême, et j’accepte à l’avance sa décision, quand même elle me serait contraire. J’ai confiance dans les institutions de mon pays ; mais j’avoue que, lorsque je vois les hommes chargés de ses destinées, dominés, les uns par des intérêts personnels de l’ordre le plus bas, les autres par des préjugés respectables, mais aveugles, je ne puis m’empêcher de jeter sur l’avenir un regard inquiet et douloureux.

M. L……

Je me retire. J’avais prévu que cet entretien n’amènerait entre nous aucun rapprochement.

LE MINISTRE.

Pour moi, j’espérais mieux ; mais, adieu, et si jamais votre cœur éprouve un regret, vous me retrouverez toujours.

M. L……
J’attendrai que vous ne soyez plus ministre.
(Il sort.)

Scène XV.

LE MINISTRE, PUIS LE SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL.
LE MINISTRE.

Esprit fier et digne, mais cœur sec. À quelles autopsies morales le pouvoir nous fait assister ! Mais ne perdons pas de temps. (Il ouvre la porte du cabinet particulier.) Monsieur le secrétaire-général !

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Je reprends mon travail… (Il lit.) M. de La Courtie demande à ouvrir un canal d’irrigation destiné à prendre les eaux de la rivière qui longe sa propriété.

LE MINISTRE.

L’avis du conseil d’état ?

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Contraire.

LE MINISTRE.

Qui l’appuie ?

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

M……

LE MINISTRE.

Un député de l’opposition ! Je ne lui ferai pas le chagrin de contredire le conseil d’état pour lui. Rejeté.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Je l’avais prévu. Voici la lettre d’avis.

LE MINISTRE.

Je ne la signe point.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Pourquoi ?

LE MINISTRE.

Il s’en ferait un titre auprès des électeurs.

LE SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL, à part.

Je lui écrirai en mon nom personnel.


Scène XVI.

LES MÊMES, L’HUISSIER.
L’HUISSIER.

Le préfet de …… demande à être admis ; il quitte Paris et dit que son excellence lui a ordonné de venir avant son départ.

LE MINISTRE.

C’est vrai ; faites-le entrer. (Au secrétaire-général.) Restez. Vous n’êtes pas de trop ; d’ailleurs, il est de vos amis. C’est vous qui l’avez fait nommer : nous causerons devant vous. Je donnerai, tout en l’écoutant, les signatures les plus pressées.


Scène XVII.

LE MINISTRE, LE SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL, LE PRÉFET.
LE PRÉFET.

D’après les ordres de votre excellence, je viens prendre ses instructions au moment de me rendre à mon poste.

LE MINISTRE.

Je suis charmé de vous voir, monsieur le préfet ; je voulais, avant votre départ, m’entretenir avec vous des affaires de votre département. L’opinion y est bonne, l’esprit d’ordre a repris le dessus. Vous n’avez qu’à maintenir cette heureuse situation.

LE PRÉFET.

J’y ferai mes efforts. Le gouvernement du roi et le cabinet dont votre excellence fait partie peuvent toujours compter sur mon dévouement inaltérable et absolu.

LE MINISTRE.

Où en est, dans votre département, la question électorale ?

LE PRÉFET.

Les élections sont encore éloignées, selon toute apparence.

LE MINISTRE.

Qu’importe ? l’intérêt des élections n’est jamais suspendu. Il faut les préparer de longue main et se tenir toujours prêt à les faire. Vos députés ne sont pas tous également dévoués au gouvernement.

LE PRÉFET.

Il y a de l’ivraie dans le bon grain.

LE MINISTRE.
Votre devoir est de l’extirper. Vous en répondrez au roi et au ministère.
(Le chef du cabinet paraît, s’approche du ministre et lui parle à l’oreille.)
LE MINISTRE.

Le rédacteur en chef lui-même ! Je vais lui parler dans le petit salon bleu. Pardon, messieurs.


Scène XVIII.

LE SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL, LE PRÉFET.
LE PRÉFET.

Je suis passé chez toi, mon cher ami ; on m’a dit que tu étais à travailler avec le ministre.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Ne m’en parle pas. Je suis ici depuis ce matin ; mais on ne peut pas arracher une signature. La porte est ouverte à tous venans. Pas moyen d’expédier une seule affaire.

LE PRÉFET.

Je voulais causer avec toi de la position du cabinet. Sais-tu, d’après ce qui me revient de tous côtés, qu’il ne me paraît pas bien solide ? Il n’y a qu’un cri contre lui.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Il le mérite bien. Vit-on jamais une plus déplorable politique ? Les affaires ne sont pas mieux conduites au dehors qu’au dedans.

LE PRÉFET.

Tiens, tu es de l’opposition, toi ?

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Oui, cela t’étonne ? Quand le ministère s’est formé, il était appuyé par mes amis à la chambre, et l’on m’a pris ici pour les lier plus étroitement au nouveau cabinet. Depuis, on s’est brouillé, mes amis sont retournés à l’opposition, et j’ai fait comme eux.

LE PRÉFET.

Tu n’as pas donné ta démission, en dépit du comte Jaubert et de ses philippiques contre les fonctionnaires de l’opposition ?

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Il en peut dire ce qu’il veut. J’ai consulté Barrot, qui m’a laissé libre. Je suis resté.

LE PRÉFET.

Ton prédécesseur s’est retiré avec le précédent cabinet.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Il n’est pas sans s’en repentir. En se démettant, on fait place à un ennemi, et on nuit à son parti. Ils peuvent me destituer s’ils veulent. Je ne les crains pas ; ils n’oseront jamais braver les clameurs des journaux qui me défendent. En attendant, on vante mon désintéressement ; avoir le courage de risquer tous les jours sa position, c’est d’un grand cœur. Une démission vous attire un éloge d’un jour et s’oublie tout de suite ; mais chaque matin on célèbre à l’envi le fonctionnaire indépendant qui n’écoute que sa conscience. Il cumule glorieusement les profits de son emploi et les douceurs de la popularité. S’ils me destituent, je suis inscrit sur le martyrologe de l’opposition, et au premier remaniement je deviens au moins sous-secrétaire d’état. Cependant je remplis mes fonctions avec zèle et conscience, et, tout en votant contre le ministère, je lui prête une collaboration assidue et loyale. Il ne pourra accuser que mon opinion ; ma destitution, s’il la prononce, sera purement politique. Or, tu ne sais pas tout ce que vaut une destitution politique ; c’est une lettre de change à vue sur le premier ministère qui se forme. Je t’en souhaite une pour assurer ta carrière.

LE PRÉFET.

Bien obligé, je n’ai pas autant d’ambition que toi. Mais dis-moi pour qui sont les chances ? À qui ira le pouvoir, si le ministère tombe ?… Je voudrais profiter du temps qui me reste avant mon départ pour faire quelques démarches de précaution. Les absens ont tort, et, dans ces crises, il n’y a pas de position inviolable, si l’on n’a, par avance, pris quelques sûretés.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Nous n’aurons pas encore Barrot ; cependant le pouvoir gravite vers lui, et le prochain ministère s’en rapprochera. Tu ferais bien de voir quelques-uns des membres du dernier cabinet : il y en a qui reviendront nécessairement.

LE PRÉFET.

Ils auront tous ma carte avant ce soir. J’irai à la place Saint-George et à la rue de la Ville-l’Évêque. Diable ! il ne faut pas se laisser prendre au dépourvu.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Sois sans inquiétude ; je serai toujours là, et je te défendrai, quand même je serais dans l’opposition, peut-être mieux encore qu’au pouvoir. Et puis, vois-tu, les ministères tombent, mais la politique reste ; comme le disait un de nos hommes d’état les plus spirituels : c’est toujours le même air de flûte, seulement il est plus ou moins bien joué. Puisque tu n’aimes pas la destitution, ce qui est un goût comme un autre, songe à bien ménager ta position. Ne te livre pas ; donne des espérances à tous, des gages à personne. Crains les bureaux surtout : ils sont impitoyables. Mais le moyen de leur plaire est facile. Crée-leur le moins de besogne que tu pourras, parce que la besogne les fatigue. Ne leur demande jamais de conseils, parce que les conseils les embarrassent et les engagent. Avec ces précautions, tu obtiendras leur estime et leur protection, et ni l’une ni l’autre n’est à dédaigner. Il est des jours où le ministre a besoin d’une préfecture. Il faut satisfaire un député pressé ; on envoie chercher le chef de section : — De quelle préfecture peut-on disposer ? — Il répond toujours en désignant le préfet qui déplaît le plus aux bureaux. Il faut donc les avoir pour soi.

LE PRÉFET.

Ces conseils ne seront pas perdus. Si j’écris une lettre qui ne soit pas indispensable, si je demande jamais un avis, je veux être… destitué.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Voici le ministre. (Il fait comme s’il continuait la conversation.) Vous n’avez pas d’autre affaire dont vous désiriez m’entretenir ?

LE PRÉFET.

Non.


Scène XIX.

LES MÊMES, LE MINISTRE.
LE MINISTRE.

Donnez-moi cette liasse, je signe de confiance. N’allez pas placer ma démission sous ma plume.

LE PRÉFET.

Ah ! monsieur le ministre !

LE MINISTRE, en riant.

Il en serait bien capable ; mais je le surveille. (Il signe sans lire.) Ainsi, monsieur le préfet, vous avez entendu mes instructions. Ne négligez rien pour que le gouvernement du roi soit populaire et respecté ; montrez-vous juste et impartial dans tous les actes de votre administration, actif surtout. Que jamais une affaire n’éprouve de retard. On ne sait pas combien l’administration se compromet par ses lenteurs. Écrivez souvent et consultez-moi toutes les fois que vous en éprouverez le besoin. Ne craignez pas de mettre à contribution l’expérience de mes bureaux : mes réponses ne se feront jamais attendre. Vous voyez mon activité à les expédier.

LE PRÉFET.

Votre excellence peut être assurée que je me conformerai strictement aux instructions qu’elle daigne me donner.

(Il regarde en souriant le secrétaire-général.)
LE MINISTRE.

Vous avez peu d’instans à vous, je ne vous retiens pas davantage.

(Le préfet sort.)

Scène XX ET DERNIÈRE.

LE MINISTRE, LE SECRÉTAIRE-GÉNÉRAL.
LE MINISTRE.

Pour le coup, j’espère qu’on ne nous dérangera plus. Indiquez-moi seulement les affaires qui présentent quelque difficulté. De cette façon, nous irons plus vite.

L’HUISSIER, à la porte, à haute voix.

Le déjeuner de son excellence est servi.

LE MINISTRE.

Allons ! c’est comme un fait exprès. On m’attend chez moi ; j’y ai donné rendez-vous à quelques amis, et ma femme ne plaisante pas quand je laisse refroidir son déjeuner.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Dans une heure, je reviendrai…

LE MINISTRE.

Dans une heure nous avons conseil.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Après le conseil ?

LE MINISTRE.

Séance aux deux chambres.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Après dîner ?

LE MINISTRE.

Réception.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

À demain donc.

LE MINISTRE.

Demain est mon jour d’audience ; mais après-demain je fermerai ma porte, et nous travaillerons en toute liberté.

LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL.

Comme aujourd’hui. (Le ministre sort.) Après-demain, nous aurons quelque message du roi, une dépêche télégraphique à expédier, un discours à préparer pour la chambre ou pour l’Académie, un ambassadeur à recevoir, une commission à présider, des amis à entendre, et par-dessus tout des députés à flatter, à caresser, à ménager dans leur vanité, à satisfaire dans leurs exigences incessantes ; au milieu de la confusion de tant de soins divers, il en sera ce qu’il pourra des signatures, des portefeuilles, des chefs de division et de la myriade d’affaires qui réclament la signature du ministre, cette formalité sans laquelle il n’y a pas de responsabilité, avec laquelle les affaires n’ont pas de terme.


***