Essais et Notices - Lettres inédites de Madame Roland

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Essais et Notices - Lettres inédites de Madame Roland
Revue des Deux Mondes5e période, tome 2 (p. 473-480).
ESSAIS ET NOTICES


Lettres de Madame Roland, publiées par M. Claude Perroud, recteur de l’Académie de Toulouse. Tome Ier, 1780-1787. Un vol. in-8o, LXXXVI-720 pages ; Paris, MDCCCC, Imprimerie Nationale.


Et comment donc ? Est-ce que par hasard le rôle de la femme, et sa principale assurance de bonheur en ce monde, serait d’avoir « un mari, des enfans, un ménage ; » de prendre part aux intérêts de l’un, d’élever honnêtement les autres, et d’administrer le troisième avec économie, prudence et dignité ? C’est au moins ce qu’on est tenté de croire en achevant la lecture du premier volume des Lettres de Madame Roland, publié par M. Claude Perroud dans la Collection des Documens inédits sur l’histoire de France ; et, sans avoir besoin que le second vienne prochainement confirmer cette première impression, nous pouvons dès aujourd’hui la fixer.

Tout le monde connaît Madame Roland, je veux dire la Muse ou l’Égérie classique de la Gironde, ne fût-ce que par ses Mémoires, ou par le théâtre, puisque c’est au théâtre que les Français apprennent généralement leur propre histoire ; et tout le monde connaît Mademoiselle Phlipon, par ses Lettres aux demoiselles Cannet, qui ne sont pas seulement l’une des correspondances les plus intéressantes que le XVIIIe siècle nous ait léguées, mais l’une encore des plus instructives ; et peut-être l’un des chefs-d’œuvre de notre littérature épistolaire. Nous savons aussi comment, dans sa vingt-septième année, Mlle Phlipon, — après avoir manqué presque autant de mariages que jadis la Grande Mademoiselle, mais de moins brillans, et plus heureuse d’ailleurs en son choix que cette petite-fille d’Henri IV, — devint Mme Roland de la Platière. Mais, des trois personnages qu’elle joua dans sa courte existence, celui que nous ne connaissions pas, ou du moins que nous connaissions à peine, par quelques pages de ses Mémoires, ou quelques-unes de ses Lettres à Bosc, c’est Mme de la Platière ; et, précisément, dans les Lettres que nous donne aujourd’hui M. Claude Perroud, il n’y a que Mme de la Platière. Je l’appelle Mme de la Platière parce que, dans les grandes occasions, c’est le nom dont elle signe : Phl. de la Platière.

Quelques chiffres et deux ou trois dates suffiront à définir l’intérêt de la nouvelle publication, on pourrait presque dire de la « révélation. » Nous possédions environ 560 lettres de Mme Roland, — dont 320 de 1767 à 1780, et 240 de 1780 à 1793 ; — le total en sera porté par la publication de M. Perroud à plus de 880. Et, à ce propos, personne ne se fût plaint si M. Perroud, tandis qu’il y était, eût publié la Correspondance complète de Mme Roland. Car les notes font un peu défaut dans l’édition que Dauban a donnée des Lettres aux demoiselles Cannet, et aussi, quoiqu’elles y soient, moins nécessaires, dans le volume de M. Join-Lambert sur le Mariage de Madame Roland. On serait heureux d’avoir toutes ces lettres, et encore quelques autres, rassemblées et commentées, dans les cinq ou six volumes d’une seule collection. Et si peut-être la commission des Documens inédits eût reculé devant les frais, on n’avait donc alors qu’à choisir un format moins coûteux, moins majestueux, et plus commode que le grand in-octavo, sans compter qu’il y a des confidences qui font, dans cet ambitieux format, une étrange figure :

« Je ne sais, — écrit Mme Roland, en date du 28 décembre 1785, — je ne sais si je dois être fort contente de ma médecine d’hier ; il est vrai qu’elle m’a bien purgée, mais, en agitant les intestins, elle a renouvelé les douleurs. J’ai eu une journée laborieuse ; je me suis mise au lit à sept heures, très fatiguée ; j’ai pris deux œufs, et le sommeil est venu tout seul avant neuf heures. J’ai reposé tranquillement jusqu’à deux, que les coliques sont revenues ; rien de ce que je rends n’annonce le retour de la maladie, c’est de la bile pure. Un lavement à l’huile m’a calmée ce matin. J’ai dîné avec une douzaine d’huîtres qui m’ont paru fort bonnes, mais fort petites, fort maigres et faisant véritablement un petit dîner. Je suis fort bien cette après-midi. Je me flatte que l’émotion du purgatif est la cause de mes derniers maux, et que je vais enfin reprendre des forces… »

Ah ! nous sommes loin ici des analyses du livre de Delolme sur la Constitution anglaise, et généralement des propos littéraires ou philosophiques qui remplissaient les Lettres aux demoiselles Cannet ! Et la jeune femme a une excuse, qui est de relever à peine de ses premières couches. Elle ne s’attendait pas aussi que de semblables confidences dussent un jour devenir publiques ! et au fait, sont-elles vraiment « de l’histoire ? » l’éditeur serait-il bien coupable qui les aurait, oh ! non pas supprimées, mais seulement gardées pour lui ? et, d’avoir préféré la pudeur, à la « vérité » de ces médecines et de ces lavemens, lui en voudriez-vous beaucoup ? Moi, je lui pardonnerais, si même je ne l’en félicitais. Et, en tout cas, déjà choqué de voir prendre à ces détails de garde-robe ou d’alcôve la consistance de la lettre moulée, il me semble que l’inconvenance en augmente avec la grandeur du format et le calibre du caractère. Mais, enfin, et pour des raisons que je ne connais pas, puisque M. Perroud n’a voulu nous donner des Lettres de Madame Roland que celles qui datent d’après son mariage, prenons-les comme il nous les donne. Entrons nous-même un peu dans l’esprit de sa publication, et tâchons d’indiquer brièvement ce que nous avons trouvé dans ce premier volume de vraiment intéressant et de neuf.

« Le mariage, a dit un moraliste, met tout le monde dans son ordre ; » et, de ce point de vue, ce que ces Lettres ont de plus remarquable, c’est leur insignifiance. A peine y trouve-t-on quelques nouvelles littéraires à glaner, sur le Mahomet de Voltaire, par exemple, à l’occasion d’une représentation qu’en donne au théâtre d’Amiens l’acteur Noury, dit Grammont, le même qui devait quelques années plus tard devenir adjudant-général de l’armée républicaine en Vendée. « J’arrive de la Comédie, où, suivant mon usage, j’ai pleuré comme une petite fille qui va au spectacle pour la première fois de sa vie. C’est quelque chose que de n’avoir pas fait pis, car la lecture de Mahomet m’a jadis donné la fièvre. » La fièvre, Mahomet ! Après tout, n’était-ce pas le Rhadamiste de Crébillon qui faisait « entrer dans les transports des bacchantes » le président de Montesquieu ? Nous, c’est l’Aiglon, qui nous produit aujourd’hui cet effet. Mme Roland est plus sévère pour le Coriolan de La Harpe. Elle l’avait vu pendant un séjour qu’elle fit à Paris, au printemps de 1784, et, tandis qu’elle y était, nous ne saurions trop regretter qu’elle n’ait pas pu voir, faute déplace, le Mariage de Figaro. Elle se rabattit sur l’opéra des Danaïdes, dont elle envoie, le 5 mai, un compte rendu à son mari. « La Saint-Huberti lui a plu infiniment pour sa voix, pour son chant, pour son jeu… pour l’usage qu’elle sait faire de ses bras. » Mais Mme de la Platière avait pour le moment de bien autres affaires en tête : elle sollicitait des « lettres de noblesse ; » et, d’une manière générale, pendant ces six années, de 1781 à 1787, nous la voyons occupée de tout autres objets qu’au temps de sa correspondance avec les demoiselles Cannet. La curiosité du lecteur aurait quelque droit de s’en plaindre, s’il n’était sans doute assez naturel qu’une femme qui écrit à son mari lui parlai plus volontiers d’autre chose que de littérature. La littérature elle-même n’est pas toujours ni partout à sa place.

C’est pourquoi les éditeurs de Morceaux choisis ne trouveront pas beaucoup à puiser dans ces lettres. Je ne parle pas des Lettres à Bosc, dont plusieurs étaient déjà connues, entre lesquelles Bosc lui-même, qui en fut, en 1795, le premier éditeur, avait fait un choix littérairement assez judicieux ; et dont la forme, sans être ce que l’on appelle apprêtée, ne laisse pas d’être plus « soignée » que celle des Lettres à Roland. Rien encore n’est plus naturel. Nous avions 82 lettres de Mme Roland à Bosc : l’édition de M. Perroud en contiendra 195. Mais ce qui semblera plus étonnant, — et qu’il s’agisse des Lettres à Bosc ou des Lettres à Roland, — c’est que, de 1780 à 1787, Mme Roland s’y montre d’une indifférence presque entière aux (affaires publiques. N’étant jamais très longtemps séparée de Roland, supposerons-nous qu’elle aimât mieux ne pas confier à la poste ses impressions sur de pareils sujets ? Il faut aussi nous souvenir qu’aux environs de 1784, par exemple, — et en dépit du Mariage de Figaro, — la révolution paraissait moins prochaine qu’aux environs de 1773. Ceux qui souffraient des abus tâchaient de s’arranger pour en profiter à leur tour, et c’est précisément ce que faisait Roland, et sa femme l’y aidait de son mieux. Mais, encore une fois, c’est l’insignifiance même, à tous ces égards, des lettres de Mme Roland à Roland qui en fait l’intérêt ; et on le va bien voir.

« Avec ma trempe et ma façon d’exister, — écrivait-elle à Sophie Cannet, le 14 avril 1779, — le seul ennemi redoutable que j’aie à craindre serait cette passion si douce et si puissante qui pénètre tous les êtres, mais qui les modifie diversement. L’empire que Je moral s’est acquis sur moi ne me rend accessible que par l’âme, mais après s’être assuré de celle-ci, il n’exclurait pas les sens, et l’effet n’en serait que plus terrible. » Et vers le même temps, le même jour peut-être, c’est à Roland qu’elle faisait cet aveu : « Avec un cœur, et des sens, on ne parvient pas à mon âge sans éprouver ce que la sagesse peut avoir d’austère et de pénible. » Le mariage apaisa ses sens, si mieux peut-être on n’aime dire qu’il les éveilla. La maternité survint ; et, pendant quelques années, rendue à sa nature de femme, celle qui avait été Marie Phlipon et qui devait plus tard devenir Mme Roland, s’abandonna tout entière à la douceur d’un mariage qui était une victoire de sa volonté sur l’indécision de Roland ; qui d’ailleurs l’avait tirée du milieu paternel, où elle avait plus d’une raison de se sentir mal à l’aise ; et qui enfin, n’oublions pas ce point, l’avait élevée d’un ou deux degrés au-dessus de sa condition.

On ne pouvait guère douter, — depuis la publication du livre de M. Join-Lambert, — qu’elle eût aimé Roland, à sa manière, laquelle assurément ne pouvait être à vingt-sept ans celle d’une petite fille ou d’une ingénue, et qu’elle l’eût aimé passionnément. C’est ce que confirmera la lecture des Lettres que nous donne aujourd’hui M. Perroud. Six ans après le mariage, les intimes, avec un goût d’ailleurs assez douteux, la plaisantaient encore sur ce grand amour, et notamment l’ami Bosc, auquel elle répondait par ce joli billet, — qu’il s’est bien gardé de publier :

« Oui, Monsieur, je n’en démords pas, c’est mon tourtereau. (C’est elle qui souligne.) Où donc avez-vous vu que l’âge et la maigreur changeassent l’espèce du tourtereau ? (Décidément les plaisanteries de Bosc devaient être du plus mauvais goût.) La jeunesse et l’embonpoint sont-ils les caractères distinctifs de cet être attachant ? J’avais cru, jusqu’à présent, que la tendresse, la fidélité, la constance, étaient ses qualités les plus remarquables, et celles qui lui avaient fait sa réputation chez les poètes et chez les hommes sensibles. Un vieil étourneau me paraîtrait assurément fort ridicule. Mais un tourtereau dont l’âge n’aura fait qu’assurer la persévérance, n’en sera jamais moins aimable et moins tourtereau.

« Ne sied-il pas bien à un effronté moineau, qui va partout à la picorée, de rire d’un bon tourtereau qui n’aime que sa colombe ! Allez, vous pourrez être vif et ardent comme un pierrot, gai comme un pinson, tapageur comme un geai et chaud comme une caille, mais vous ne serez jamais tendre comme un tourtereau… »

On aime à voir Mme Roland dans ce rôle de femme. Marie Phlipon, la jeune fille, très intelligente, un peu virile, et même très libre en ses propos, était « inquiétante ; » et nous ne voulons rien dire ici de la femme politique, si ce n’est que l’agitation révolutionnaire devait bientôt remuer en elle quelques-uns des pires instincts de la nature humaine. Feignons donc pour aujourd’hui de ne pas la connaître. Mais on se réconcilierait volontiers avec la petite Mme de la Platière, pour sa naturelle gaîté, pour sa simplicité ; pour la facilité « bien parisienne » avec laquelle, entre son mari et sa fille, elle s’accommode d’une situation médiocre, par momens difficile ; pour son égalité d’humeur, et, dans ces années heureuses de sa vie, pour la fermeté de son bon sens.

Elle n’est guère moins intéressante dans son rôle de mère, et on est amusé de surprendre, en présence de l’« enfant, » — sa fille Eudora, — l’étonnement de la jeune personne qui avait composé jadis un si beau mémoire sur la question de savoir : Comment l’éducation des femmes pourrait contribuer à rendre les hommes meilleurs. D. semble ici que toute sa pédagogie s’en aille à la dérive, et ses « principes » mêmes en sont fortement ébranlés.

« Ma petite est sur mes genoux, — écrit-elle à son mari le 18 novembre 1785. — Elle tient le sein deux heures de suite, en faisant de petits sommeils qu’elle interrompt pour sucer… Elle prend étonnamment, et elle en rend bien la moitié : j’en ai conclu que la fable d’Eve n’est pas si bête, et que la gourmandise était véritablement un péché originel. Vous autres, philosophes, qui n’y croyez guère, qui nous dites que tous les vices sont nés dans la société par le développement des passions qu’elle excite et par l’opposition des intérêts, apprenez-moi pourquoi cet enfant de six semaines, dont l’imagination ne peut rien dire encore, dont les sens paisibles et réglés ne doivent avoir d’autre maître que le besoin, passe déjà les bornes de celui-ci ? On nous peint l’homme dans l’état de nature, docile à ses impressions, mais uniquement guidé par elle, s’arrêtant constamment après le besoin satisfait ; et je vois mon petit nouveau-né prendre le lait avec l’avidité et l’excès de la gourmandise. »

C’est ainsi que l’observation corrige et rectifie les idées de l’élève d’Helvétius et de Rousseau. Elle continue de croire, et elle a raison, au « pouvoir de l’éducation : » elle ne croit plus comme autrefois, — Lettre A Sophie Cannet, du 1er août 1774, — « que les différences infinies qui se trouvent entre les hommes proviennent presque entièrement de l’éducation. » Et je crois bien qu’elle continue de croire « à la bonté de la nature, » mais elle a cependant quelques doutes ; et l’expérience qu’elle va faire du caractère naissant de sa fille ne les dissipera pas. Elle est extrêmement inquiète, quand elle cesse de lui donner le sein, de savoir si l’enfant ne va pas « s’attacher, plus qu’à sa mère, à la bonne qui lui donnera désormais à manger. » En revanche, deux ou trois ans plus tard, elle sera fière et tout heureuse, parmi son inquiétude, quand l’enfant, dans une maladie, repoussera tout le monde et n’acceptera de soins que de sa mère. « J’étais la seule qu’il accueillit, — il, c’est « l’enfant, » comme elle appelle souvent sa fille, — non pas avec des marques d’affection, mais comme s’il m’eût jugée la plus dévouée à son bien ; quand il s’ennuie de son lit, il lui faut mes bras ; pour le soigner en tout il veut que ce soit moi, mais il le veut avec empire, avec aigreur ; il se plaint sur le même ton si je ne fais pas à sa fantaisie, et pourtant, il ne veut nulle autre à ma place. » En vérité, ajoute-t-elle, la maladie est pour les enfans une bien mauvaise éducation. Mais quoi ! La santé n’en est guère une meilleure ! « Voilà mes grandes histoires ! avec un fouet et un repas d’anachorète donnés à ta petite coquine, qui me dit fort bien qu’elle t’obéit parce que tu es le plus fort, et qu’elle ne doit pas m’obéir si vite parce que je ne suis pas si forte. Cependant je lui ai fait sentir que je l’étais encore plus qu’elle, et elle a fini par convenir que c’était assez pour que ma volonté dût l’emporter sur la sienne : mais il a fallu inculquer cet argument du bon côté. » Trouvera-t-on peut-être tous ces détails un peu vulgaires ? Et, en effet, ils le sont : la nature et la vérité manquent parfois de distinction ! Ils sont surtout un peu communs, ou fort ordinaires, pour mieux dire, et je pense que toutes les mères en ont conté de pareils à tous les pères. Mais, précisément, il était bon de savoir qu’après avoir différé de beaucoup de jeunes filles, et avant de différer de beaucoup de femmes, Mme Roland a ressemblé, cinq ou six ans, à toutes les mères.

Cependant, et au milieu de tout cela, ce qui est plus curieux encore, c’est de voir, d’année en année, l’ascendant croissant que, dans ce ménage, la femme prend sur le mari. Il ne semble pas à vrai dire que ce soit, de la part de Mme Roland, l’effet d’aucune politique ou d’aucun calcul domestique. Non ! Mais c’est que Roland, avec toute sa science et ses « capacités administratives, » qu’on nous permettra de ne pas discuter, n’est à proprement parler qu’un pauvre homme, tout en façade, et de ceux qui derrière cette façade ne dissimulent que le vide et le néant du caractère. On a conté qu’Eudora Roland, devenue Mme Champagneux, ne pouvait pardonner à Lamartine « d’avoir amoindri et obscurci « la grande figure » de Roland, pour faire ressortir et briller d’autant plus, par le contraste, celle de Mme Roland. » Lamartine a eu raison ; et en cette occasion, comme en tant d’autres, son instinct de poète l’a bien servi. Roland a commencé par faire de Marie Phlipon sa collaboratrice, et je ne doute pas crue, tandis qu’elle rédigeait pour lui les articles de son Dictionnaire des Manufactures, il ne continuât, lui, de se complaire dans sa supériorité de fonctionnaire et de technicien. Mais la collaboratrice, qui avait sur son maître la supériorité de l’intelligence et du caractère, monte insensiblement et naturellement à sa vraie place, qui est la première. C’est elle qui le conseille, au bout d’un ou deux ans, et qui le guide, sans presque s’en douter elle-même, et, lui, sans qu’il s’en aperçoive. A mesure qu’elle redevient maîtresse de ses sens, et que les années la dégagent des servitudes immédiates de la maternité, Roland ne fait plus rien ou presque plus rien qu’elle ne le lui souffle, pas même ses Discours pour l’Académie de Lyon. Au travers des lettres de 1781 ou 1783, il semblait qu’on le vît encore faire figure de mari, qu’il fût quelqu’un ou quelque chose, mais, tout doucement, il s’efface, et, dans les lettres de 1786 ou 1787, le tourtereau n’est plus en vérité que la boîte aux lettres de sa colombe ; une occasion pour elle d’épancher sa verve épistolaire ; et le destinataire légal de ses effusions.

Cela tient-il peut-être à ce que nous n’avons pas les lettres de Roland, ou du moins, — car je crois que nous les avons, — cela tient-il à ce que les éditeurs n’en ont donné que de maigres extraits, et en note ? Je le veux bien. Mais, pour en être sûr, on ne serait pas fâché de les connaître, et quand on les connaîtrait, je suis persuadé qu’on n’en verrait pas moins Marie Phlipon reparaître dans Mme de la Platière, et de celle-ci se dégager les premiers traits de Mme Roland. La transformation est facile à suivre dans les dernières lettres du présent volume. Le ton de supériorité que Marie Phlipon prenait souvent dans ses dernières lettres Aux demoiselles Cannet reparaît ici comme involontairement. Les préoccupations philosophiques, politiques même, y reprennent par suite l’importance qu’elles avaient un moment perdue. Et, d’ailleurs, pour conclure à cet égard, nous attendrons que le second volume de ces Lettres ait paru. C’est lui qui nous permettra de nous faire de Mme Roland une idée plus complète, et probablement plus exacte. Mais nous n’avons pu parcourir ces deux cent quatre-vingt-neuf lettres, en grande partie inédites, sans éprouver le besoin d’en parler. Elles nous ont révélé une Mme Roland que nous ne connaissions pas, ou bien peu. C’est de ce recueil que l’on peut dire, littéralement, qu’il « comble une lacune, » — une lacune de sept ans, — dans l’histoire d’un personnage essentiel de la Révolution. Et comme enfin, je ne sais pourquoi, je ne l’ai pas vu s’étaler chez beaucoup de libraires, j’ai pensé que quelques lecteurs de la Revue ne me sauraient pas mauvais gré de le leur avoir signalé.


P. B.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.