Essais et Notices - La vie et l’œuvre d’Hérault de Séchelles

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Essais et Notices - La vie et l’œuvre d’Hérault de Séchelles
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 234-240).
ESSAIS ET NOTICES

LA VIE ET L'ŒUVRE D'HÉRAULT DE SÉCHELLES

Les acteurs du drame révolutionnaire sont certains de ne pas être oubliés : leur mémoire est l’objet d’un culte public, leur figure est souvent évoquée dans les discours de nos orateurs, et leur vie inspire de nombreux écrits. Les historiens se plaisent aujourd’hui à reconstituer l’existence que l’on menait sous la Terreur, et il semble que leur curiosité soit tout particulièrement attirée par le sanglant couperet de la guillottine. C’est ainsi que nous devons aux recherches de M. Emile Dard une nouvelle biographie d’Hérault de Séchelles en même temps qu’une réédition des œuvres littéraires du célèbre Jacobin[1].

« L’opinion commune lui est sévère, — remarque M. Dard au début de son livre, — les partis l’ont traité tour à tour en adversaire et en transfuge[2]. » Si nous examinons, avec l’attention qu’il mérite, l’ouvrage qui achève de nous renseigner sur le rôle du conventionnel, nous verrons que « l’opinion » avait quelque raison d’user de sévérité à l’égard de ce triste personnage.

Hérault de Séchelles n’était âgé que de vingt-cinq ans lorsqu’il fut nommé, le 20 juillet 1785, avocat général du Parlement, grâce à la protection de la duchesse de Polignac, sa cousine. Une tradition veut que la Reine broda elle-même la ceinture noire qu’elle offrit au jeune magistrat. La bonne compagnie venait en foule au Châtelet applaudir le séduisant orateur qui se réservait les « causes d’éclat » et les soutenait, disent les contemporains, en « homme sensible. » Après avoir tenu des propos austères à la tribune, M. l’avocat général montait dans un luxueux carrosse et courait à ses plaisirs. Nous ne le suivrons pas dans son boudoir de la rue Basse-du-Rempart, — dont le mobilier trop confortable a été consciencieusement inventorié par les biographes, — et nous irons le retrouver de préférence dans son cabinet de travail, au milieu de ses quatre mille volumes. « Les orateurs grecs et latins, dans leur texte et dans les traductions de l’abbé Auger, avoisinaient les grands écrivains du dernier siècle, quatre-vingt-douze volumes de Voltaire,… trente-quatre de Jean-Jacques et cinquante-six de Buffon. »

Hérault avait une envie extrême de connaître l’historien de la nature dont il relisait sans cesse les ouvrages. Il arriva à Montbard le 30 octobre 1785, y passa deux jours, et pénétra dans le fameux sanctuaire qu’on a appelé « le berceau de l’histoire naturelle. » Il nota ses impressions dans un petit opuscule, qui parut à la fin de l’année 1785, sans nom d’auteur, sous le titre : Visite à Buffon. « C’est le premier modèle d’un genre qui a fait fortune, — dit M. Dard, — l’interview irrévérencieuse des hommes célèbres. » Buffon aurait donné à son hôte la définition du génie. — Le visiteur est frappé par l’attitude religieuse du châtelain qui assiste tous les dimanches à la grand’messe. « Je tiens de M. de Buffon, — écrit-il, — qu’il a pour principe de respecter la religion ; qu’il en faut une au peuple ; que dans les petites villes on est observé de tout le monde, et qu’il ne faut choquer personne. » Le savant lui montre des lettres de l’impératrice Catherine en s’applaudissant « d’avoir été plus entendu par une femme que par une Académie. » Ici le jeune homme parait sensible à la gloire « personnifiée » par le vieillard : « Dans cette haute correspondance de la puissance et du génie, mais où le génie exerçait la véritable puissance, je sentais mon âme attendrie, élevée. » —Mais cette émotion est de courte durée. A vrai dire, les pages que nous avons sous les yeux témoignent de moins d’enthousiasme que d’ironie et justifient pleinement la sévérité de Sainte-Beuve, qui a traité l’auteur d’ « espion léger, infidèle et moqueur[3]. »

L’ouvrage qui succède à cet écrit, et qui est postérieur de trois ans, nous fera pénétrer plus avant dans le caractère d’Hérault de Séchelles. Durant l’été de 1788, Hérault donna l’hospitalité, au château d’Épone, à un étrange personnage qui jouissait alors de quelque célébrité dans les cénacles littéraires. Antoine de Lassalle avait conçu au cours de ses voyages une ingénieuse théorie qui reposait sur le système des compensations. Il voulait prouver que l’univers était un immense pendule qui oscillait entre deux infinis. « Tout oscille, disait-il ; tout balance, tout est alternativement vainqueur et vaincu… Notre âme est une rude escarpolette menée par deux nègres vigoureux. » La théorie était exposée dans un livre intitulé : La Balance naturelle, ou Essai sur une loi universelle appliquée aux sciences, arts et métiers et aux moindres détails de la vie commune. — Le livre était dédié à Hérault de Séchelles, l’homme harmonieusement balancé, en qui Lassalle avait trouvé « l’emblème vivant » de son ouvrage. Les idées matérialistes dont était rempli ce traité donnèrent lieu à de nombreuses discussions qui retentirent sous les voûtes du château d’Épone. L’avocat Bellart rapporte qu’Hérault, Ysabeau son secrétaire et Lassalle tenaient des propositions « à faire dresser les cheveux sur la tête… Le maître de la maison se reposait des impiétés avec des obscénités. » Bellart constate qu’Hérault était « matérialiste au plus haut degré ; » il quitta précipitamment le château, y ayant fait une découverte qui le choqua fort : M. Dard nous laisse malicieusement entendre qu’il s’agissait d’intrigues amoureuses au dénouement trop rapide.

Quoi qu’il en soit, c’est au sortir de ces discussions qu’Hérault rédigea un petit cahier qui fut imprimé dans les dernières semaines de l’année 1788. Le Codicille politique et pratique d’un jeune habitant d’Épone est un recueil de pensées qui traite de l’art de parvenir et du culte du moi. L’art de parvenir consistera à bien observer et à calculer exactement : Qui bene définit et dividit tanquam Deus. Mais pour atteindre le but, il ne faudra pas craindre de s’affranchir des préjugés et des lois. Le cynisme qui perçait dans cet écrit effraya la famille, de l’auteur ; l’avocat général, soucieux encore de sa réputation consentit à ce que l’édition fût anéantie avant que le public n’ait eu le temps de crier au scandale. La date où l’opuscule fut composé en constitue l’intérêt : le Codicille nous renseigne sur les méditations du jeune patricien quelques mois avant la chute de l’ancien régime. L’ouvrage n’est pas autre chose qu’une « Théorie de l’ambition, » et c’est même sous ce titre qu’il fut réimprimé, — d’une manière très fautive du reste, — en 1802[4]. Quelques citations donneront une idée plus exacte de ces maximes que n’importe quel commentaire :

« L’homme n’est grand qu’en proportion de l’estime continue qu’il a pour lui-même (IV-XIX). »

« Il ne s’agit pas d’être modeste, mais d’être le premier (VI-II). »

« Envelopper les fourbes dans leurs propres filets, ne ruser que dans la forme, tenir registre des ruses qui auront réussi (VI-X). »

« Se consoler des malheurs réels par un bonheur idéal ; se réfugier de son cœur dans sa tête (VI-XXV). »

« Faire dire par les autres le mal qu’on pense de ses ennemis, en les louant des qualités voisines de leurs défauts et de leurs vices (VII-VI). »

« Donner toujours, et surtout aux femmes, une haute idée de soi par des mots fiers (X-VII). »

« Louer ceux de nos émules que nous avons surpassés (X-XII). »

On le voit, il suffit d’ouvrir ce testament philosophique pour se rendre compte qu’il ne contient pas une morale nouvelle : on y retrouve les commandemens du catéchisme machiavélique transportés à l’époque des Liaisons dangereuses.

Les œuvres d’Hérault de Séchelles comprennent encore des Réflexions sur la Déclamation, des Remarques Sur la conversation, les Détails sur la Société d’Ollen (1790), — récit humoristique d’un voyage en Suisse, — l’ Éloge d’Athanase Auger (lu à la séance publique de la Société des Neuf Sœurs, le 25 mars 1792), — éloquent hommage rendu à la mémoire du traducteur de Démosthène, — et des Pensées et Anecdotes qui renferment quelques raisonnemens frappans par leur justesse.

L’écrivain pénétrant, qui se vantait d’être un homme libre et de mépriser les esclaves, allait être amené tout naturellement à ressentir les premiers effets de l’ivresse révolutionnaire : il fut arraché à ses travaux ou à ses plaisirs par les clameurs de la foule qui se ruait vers la Bastille et il prit part à l’émeute d’une façon tout à fait scandaleuse. L’espace nous manque pour retracer en détail la carrière d’Hérault de Séchelles ; nous chercherons pourtant une querelle à l’historien qui trace du personnage un portrait par trop flatté : il semble qu’il ait des trésors d’indulgence pour « l’Alcibiade de la Montagne » et qu’il soit constamment sous le charme de la beauté, du savoir et de l’éloquence de cet ambitieux politicien ; nous ne nous laisserons pas entraîner de la sorte, et nous examinerons plus froidement les chefs d’accusation qui pèsent si lourdement sur la mémoire du cynique Jacobin.

Élu député à l’Assemblée législative le 16 septembre 1791, Hérault ne tarda pas à descendre la pente glissante qui conduisait des Feuillans à la Gironde et de la Gironde à la Montagne. Un an après, le 1er septembre 1792, il fut porté au fauteuil présidentiel. Les prisons vont se remplir d’innocens, les massacres vont ensanglanter la rue, et celui qui est alors le premier magistrat de France ne fera que de loin en loin le geste de calmer les assassins. Le 2 novembre, l’ancien Girondin fut élu par la Montagne président de la Convention : il témoignait sa reconnaissance en défendant Robespierre contre Louvet et Barbaroux. — Hérault jugea prudent de s’éloigner avant que le procès de Louis XVI ne commençât : il se fit donner avec Philibert Simond une mission en Savoie, pour gagner ce pays aux idées révolutionnaires. « Quelques semaines après leur arrivée, — dit M. Ernest Daudet, — les citoyens commissaires étaient exécrés autant que redoutés… Absens de Paris, les représentans du peuple en mission auraient pu se dispenser de s’associer au vote de la Convention qui prononçait la mort du Roi. Mais ils revendiquèrent leur part de responsabilité et s’associèrent à ce crime, en écrivant de Chambéry : « que leur vœu était pour la condamnation de Louis Capet sans appel au peuple. »

Le plus beau jour de l’Alcibiade de la Montagne fut, au dire de M. Dard, le 10 août 1793. Hérault, qui venait de donner une Constitution à la France, célébra le culte de la Nature sur la place de la Bastille. La Bibliothèque nationale possède une estampe qui permet de se représenter les scènes de folie auxquelles donna lieu cette l’été démagogique. « Étrange fête, écrit Taine à ce sujet, et qui exprime bien l’esprit du temps : c’est une sorte d’opéra que les autorités publiques jouent dans la rue, avec des chars de triomphe, des encensoirs, des autels, une arche d’alliance, des urnes mortuaires et le reste des oripeaux classiques. » Quelques jours après, Hérault apprenait que son grand-oncle, M. Magon de la Balue, âgé de quatre-vingts ans, avait été incarcéré à la Force. Nicolas Berryer, qui était lié avec la famille, supplie le président de l’Assemblée, membre du Comité de Salut public, d’intervenir. Hérault répond « qu’il se compromettrait lui-même en sollicitant pour son oncle ; qu’il ne sauverait pas celui-ci pour lequel il ne pouvait rien. » Berryer demeura confondu d’une telle impassibilité.

Une des plus lourdes charges qui pèsent sur le conventionnel est d’avoir été l’ami de Carrier ; M. Dard constate qu’Hérault fut au Comité de Salut public le correspondant préféré du terrible proconsul. « J’ai lu tes lettres au Comité, écrit-il, le 20 septembre, à Carrier. Elles sont pleines de vigueur et d’énergie. Continue, brave collègue, c’est en poursuivant ainsi les coquins et les hommes douteux, c’est en déménageant cette engeance que tu sauves la République. » On sait le moyen que Carrier employa dans la suite pour « déménager » rapidement l’engeance des hommes douteux. Dans une autre lettre, Hérault donne à son correspondant le conseil de « frapper en passant de grands coups et d’en laisser la responsabilité à ceux qui sont chargés de l’exécuter. » M. Dard retrouve avec raison dans cette recommandation hypocrite la théorie du charlatanisme qui fait l’objet d’un chapitre du Codicille.

A partir de ce moment, les argumens manquent à l’historien pour disculper le féroce Montagnard. Il nous le montre menacé par l’hostilité de Robespierre et en proie à son tour à la terreur. « Hérault était devenu, comme Hébert, implacable par peur. » C’est par lâcheté qu’il charge la Reine sa bienfaitrice qu’un mois auparavant il avait eu l’intention de sauver. Au cours de sa mission dans le Haut-Rhin, s’il n’a pas « semé quelques guillotines » sur sa route, — comme le lui fait dire Feller, dans la Biographie, universelle, — il n’en a pas moins appliqué à outrance les pires lois révolutionnaires : il pressentait qu’il allait être sacrifié avec Danton à la haine de Robespierre et de Saint-Just. Mallet du Pan notait dans un rapport qu’Hérault « marchait sur la lame d’un rasoir. » Le suspect cherchait en vain des consolations auprès de sa belle amie, Mme de Morency, qu’il emmenait souper à Chaillot, « dans un petit pavillon nommé l’Amitié. » Mais il ne réussissait pas à lui cacher ses alarmes : « C’est plutôt pour se tuer, écrivait-elle, qu’il prend du plaisir à l’excès que pour se rendre heureux. » Le 16 mars 1794, le « ci-devant noble » Hérault de Séchelles retrouvait à la prison du Luxembourg la bonne compagnie qu’il avait désertée. Notre historien constate avec satisfaction que l’on fit au cousin de la duchesse de Polignac « la réception de l’enfant prodigue. » Le 2 avril, il comparut devant le tribunal où il rappela en pure perte les services qu’il avait rendus à la nation. Trois jours après, il monta dans la même charrette que Danton et Fabre d’Églantine. Son attitude fut celle de l’indifférence, au témoignage de l’académicien Arnault, qui rencontra le lugubre cortège : « Il [Hérault] paraissait enfin détaché de la vie dont il avait acheté la conservation par tant de lâchetés et d’atrocités. L’aspect de cet égoïste étonnait tout le monde. »

M. Dard mentionne qu’Hérault relisait son Codicille en prison et y apportait des corrections. Nous regrettons de ne pas posséder ces retouches. C’eût été un document curieux que celui qui nous eût ; renseignés sur les dernières pensées de l’épicurien qui venait de parcourir une si rapide et si triste carrière : cet ironiste eut soin, même au bord de l’abîme, de ne rien livrer de son âme et de ne donner aucune marque de repentir qui pût modifier, en quoi que ce fût, son attitude de comédien. Hérault de Séchelles mérite d’être traité avec la même rigueur que son complice Danton, dont on a pu dire : « Si nous étions condamnés à l’admirer ou seulement à l’absoudre, il faudrait déchirer tous les codes, jeter au feu tous les livres de morale, retourner à l’état sauvage, avec l’innocence de moins et la corruption de plus. »

Nous souhaitons que cette courte notice suffise à montrer le réel intérêt du livre de M. Dard. On ne saurait trop louer la bonne méthode employée, qui consiste à situer le document dans un tableau pittoresque et à dissimuler ainsi l’effort que la recherche a coûté. Soyons donc reconnaissans à l’historien de nous avoir fait pénétrer dans l’intimité d’un des personnages les plus singuliers qui aient figuré sur la scène de la Révolution, et félicitons-le d’avoir réussi à fixer les traits de l’écrivain et de l’orateur dans un portrait d’une touche fine, élégante et légère.


R. V.


Le Secrétaire de la Rédaction, gérant,

JOSEPH BERTRAND.

  1. Un épicurien sous la Terreur. Hérault de Séchelles (1759-1794), d’après des documens inédits, par M. Emile Dard, 1 vol. in-8o ; Perrin. — Hérault de Séchelles, Œuvres littéraires, publiées avec une préface et des notes, 1 vol. in-16 ; ibid.
  2. Le lecteur voudra bien se rappeler les articles si documentés que M. Ernest Daudet a publiés ici sur le même sujet et qui établissent nettement qu’Hérault de Séchelles fut « un apôtre du terrorisme persécuteur et brutal. » Voyez dans la Revue des 1er, 15 octobre et 15 novembre 1903 : les Dames de Bellegarde.
  3. Causeries du Lundi, t. IV.
  4. Les titres des chapitres indiquent les divisions du traité : Chapitre I. Préceptes généraux pour avoir du génie. — II. Choix de moyens et de circonstances pour exalter les facultés intellectuelles, soit toutes ensemble, soit les unes aux dépens des autres. — III. Lecture. — IV. Caractère. — V. Connaissance des hommes. — VI. Plan d’action. — VII. Conversation. — VIII. Forme des livres. — IX. Style des livres et des discours publics. — X. Théorie du charlatanisme. — XI. Logique des contractifs.