L’inertie mentale et la loi du moindre effort (Ferrero)

La bibliothèque libre.
Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir L’inertie mentale et la loi du moindre effort.
L’inertie mentale et la loi du moindre effort (Ferrero)


L’INERTIE MENTALE


ET LA LOI DU MOINDRE EFFORT

La physique nous démontre qu’aucun corps ne se meut si le mouvement ne lui est communiqué, par une voie ou par une autre, du dehors ; la chimie nous démontre que les phénomènes chimiques sont impossibles si un courant de mouvement moléculaire ne vient troubler les vibrations des atomes provoquant entre eux des nouveaux arrangements, que ce mouvement soit sous forme de lumière, de chaleur, d’électricité ou d’action mécanique (choc, pression). De même un corps en mouvement s’arrête, une substance chimique devient inactive lorsque cette quantité de mouvement communiqué a été entièrement consommée, car aucun phénomène n’est éternel. C’est la loi bien connue qu’on nomme loi d’inertie ; mais tandis que cette loi est en général censée régler seulement les phénomènes de la matière, elle règle aussi les phénomènes de l’esprit et est susceptible d’application même dans le champ des sciences psychologiques[1].

Le cerveau, en effet, pour entrer en action et produire des images, des idées, des émotions, doit être pour cela pourvu de mouvement ; car un état de conscience est, de même que tous les autres phénomènes naturels, une dépense de force, de cette espèce particulière de force que nous appelons nerveuse, faute de savoir rien de plus précis sur elle, mais qui selon toutes les probabilités doit en dernière analyse se réduire au mouvement : et la voie par laquelle tout ce courant de mouvement et de vie vient aboutir au cerveau, ce sont les sens. Il est vrai que souvent il nous paraît que des images, des idées, des émotions se produisent en nous par elles-mêmes ; mais c’est une illusion engendrée par l’ignorance de la cause qui a éveillé tel ou tel autre état de conscience. Nous prêtons en général très peu d’attention à tout ce qui se passe en nous ; ainsi, souvent, en voyant seulement l’effet sans avoir perçu la cause, nous croyons qu’elle n’existe pas ; comme sans les recherches de la chimie nous serions portés à croire que certaines combinaisons chimiques se font par elles-mêmes, et non pas par effet de la lumière et de l’électricité. « L’activité cérébrale, écrit très bien M. Beaunis, en un instant donné représente un ensemble de sensations, d’idées, des souvenirs, dont quelques-uns seulement sont saisis par la conscience d’une façon assez forte pour que nous en ayons une perception nette et précise, tandis que les autres ne font que passer sans laisser des traces durables ; les premiers pourraient être comparés aux sensations nettes et distinctes que donne la vision dans la région centrale de la tache jaune, les autres aux sensations indéterminées que fournit la périphérie de la rétine. Aussi arrive-t-il très souvent que dans un processus psychique composé d’une série d’actes cérébraux successifs, un certain nombre de chaînons successifs vient à nous échapper… Il me paraît très probable que la plus grande partie des phénomènes qui se passent ainsi en nous se passent à notre insu ; ce qu’il y a d’important, c’est que ces sensations, ces idées, ces émotions auxquelles nous ne faisons aucune attention, peuvent cependant agir comme excitant sur d’autres centres cérébraux et devenir ainsi le point de départ ignoré de mouvements, d’idées, de déterminations, dont nous avons conscience[2]. »

Mais les expériences hypnotiques nous démontrent très bien que si les excitations produites par les sensations viennent à manquer, le cerveau entre dans un état d’inertie absolue. « D’après ce que j’ai observé — écrit M. Beaunis — je serais porté à croire que pendant le sommeil hypnotique, il y a un repos absolu de la pensée, tant que des suggestions ne sont pas faites. Quand on demande à un sujet placé dans le sommeil hypnotique — et j’ai fait cette demande bien des fois : À quoi pensez-vous ? presque toujours on a cette réponse : À rien. Il y a donc un véritable état d’inertie ou plutôt de repos intellectuel, ce qui s’accorde bien du reste avec l’aspect physique de l’hypnotisé : le corps est immobile, le masque impassible ; la figure a même une expression de calme et de tranquillité qu’elle atteint rarement dans le sommeil ordinaire ; il n’y a certainement ni rêves ni pensées d’aucune sorte, car les sujets qui se rappellent si bien, une fois endormis de nouveau, tout ce qui s’est passé dans un sommeil antérieur ne se rappellent rien d’un sommeil hypnotique dans lequel il ne leur a pas été fait de suggestions[3]. »

Certains faits pathologiques peuvent aussi être cités à l’appui de cette théorie, qui voit dans la sensation la cause première de toute vie mentale ; surtout le cas observé par Strumpell d’un malade frappé d’anesthésie dans tous les organes des sens, excepté l’œil droit et l’oreille gauche. Lorsque M. Strumpell fermait l’oreille et l’œil sensibles du malade, en ôtant ainsi toute communication avec le monde extérieur, le malade cherchait en vain à provoquer des impressions acoustiques en frappant des mains ; puis après deux ou trois minutes les mouvements cessaient, la respiration et le pouls devenaient plus tranquilles ; toute vie psychique s’était éteinte dans le cerveau du malade, plongé dans un sommeil profond[4].

Lorsqu’il n’est pas ébranlé par les sensations, le cerveau se trouve donc dans un état d’inertie absolue. Or c’est sur cette inertie que les sensations viennent agir de même que les courants électriques ou les rayons du soleil agissent sur les atomes d’une substance chimique, en déterminant une nouvelle activité. Ce phénomène peut être observé en sa forme la plus simple dans la dynamogénie, c’est-à-dire dans cette excitation psychique générale que produisent des sensations très fortes. Tout le monde connaît par expérience les effets psychiques d’une musique ou d’un paysage rempli de lumière ; les images, les idées, les sentiments qui occupent dans le moment le champ de la conscience augmentent de vivacité : mais aujourd’hui, après les expériences de M. Féré, nous pouvons donner la démonstration scientifique de ce phénomène, si commun. « Toutes les sensations, écrit M. Féré, s’accompagnent d’un développement d’énergie potentielle qui passe à l’état cinétique et se produit par des manifestations motrices susceptibles d’être mises en évidence même par des procédés assez grossiers, comme la dynamométrie[5]. » M. Binet, étendant ses recherches à un champ vraiment psychologique, trouva que, si après avoir récité des vers à des sujets hypnotisés, il les réveillait et leur demandait si aucun souvenir ne leur en était resté, presque tous déclaraient ne s’en souvenir nullement ; mais s’il leur montrait un disque rouge, quelques débris de vers retournaient à la mémoire. De même certains sujets, absolument rebelles à toute suggestion hypnotique, s’y prêtaient plus facilement si on leur montrait le disque rouge ; et par le même moyen M. Binet réussit à donner une force nouvelle à des anciennes suggestions qui avec le temps allaient faiblissant. Dans tous ces cas, il est évident que la sensation agit comme agirait une substance chimique, l’alcool par exemple, en augmentant l’activité cérébrale ; il est donc probable que la fonction de la sensation dans ce processus psychique est analogue à celle des forces physiques dans les combinaisons chimiques : c’est-à-dire qu’en communiquant du mouvement moléculaire au cerveau, elle ébranle l’inertie mentale et rend possibles ou augmente les phénomènes de la pensée.

La loi des associations mentales qui est la loi suprême de l’esprit humain peut, elle aussi, être à un certain point de vue ramenée à cette loi plus générale de l’inertie mentale. Une image, une idée, une émotion ne restent pas éternellement dans le champ de la conscience ; une image, très vive lorsque la sensation est encore récente, pâlit peu à peu ensuite ; une idée, qui au moment où elle est pensée occupe toute notre attention, est ensuite oubliée ; une émotion même, si elle est très intense, ne durera pas éternellement et finira par s’éteindre. Combien d’états de conscience disparaissent ainsi chaque jour dans le gouffre de l’oubli toujours béant au milieu de notre esprit ? C’est toujours la loi de l’inertie : de même qu’un corps ne demeure pas éternellement en mouvement, de même qu’une substance chimique finit par devenir inactive, un état de conscience, étant une transformation d’énergie, disparaît lorsqu’il a consommé la quantité initiale d’énergie dont il était pourvu.

Mais un état de conscience éteint n’est pas absolument perdu pour l’esprit. Il peut revivre, de deux façons. Il peut revivre d’une façon directe, si l’excitation qui l’a produite, vient agir de nouveau : ainsi par exemple une image pâlie revit, si la sensation vient de nouveau frapper nos sens. Mais un état de conscience peut aussi, et c’est le cas plus fréquent, revivre d’une façon indirecte, par association : et c’est justement ce phénomène de l’association mentale qui, comme j’ai dit, peut être ramené aux phénomènes de l’inertie et du mouvement communiqué.

Quelque étrange que puisse paraître tout à coup ce rapprochement entre la loi de l’inertie et la loi des associations mentales, il est justifié par ce fait que les associations mentales de toute espèce ont toujours leur dernier point de départ dans une sensation, c’est-à-dire que les processus associatifs sont toujours déterminés, dans leur première origine, par une sensation. Certainement, dans la vie psychique ordinaire, dans l’enchevêtrement infini de nos états de conscience, outre les images, les émotions et les idées qui sont éveillées par les sensations, il y a des images, des émotions et des idées qui sont éveillées par d’autres images, d’autres émotions, d’autres idées, auxquelles elles étaient associées : mais c’est là seulement un enchaînement plus compliqué d’associations, car si on remonte au premier chaînon de la série, c’est-à-dire à l’image, à l’émotion, à l’idée qui ont éveillé par association les autres images, les autres émotions et les autres idées, on trouve toujours que leur reviviscence a été déterminée par une sensation.

Tout le monde en effet sait par expérience que nous ne sommes nullement maîtres de nos sentiments ; ils naissent, se développent, s’éteignent et surtout se réveillent d’une façon capricieuse, sans règle apparente et indépendamment de notre volonté. Or la cause de ce fait est que les émotions sont réveillées par les sensations auxquelles elles étaient jadis associées, et qui se représentent accidentellement selon le hasard des probabilités. En effet, il existe un certain nombre de processus psychologiques par lesquels on peut réveiller à plaisir et jusqu’à un certain point les émotions passées et qui consistent tous à provoquer le retour d’une sensation qui ayant été jadis associée à l’émotion, peut la faire revivre, bien qu’en général plus faible.

Ainsi nous ne pouvons pas à notre volonté ressentir un plaisir ou une douleur qui occupèrent jadis notre esprit ; mais la vue des lieux dans lesquels ces sentiments furent éprouvés par nous, les réveille de nouveau, plus faibles et même contre notre volonté. Souvent la rancune contre un ennemi qui nous a fait du mal s’évanouit avec le temps ; toutefois si nous rencontrons un homme qui ait avec lui une certaine ressemblance, nous éprouvons une espèce de répulsion involontaire contre celui-ci : ce sont les anciens sentiments de haine que la sensation optique de la figure de l’ennemi à laquelle ils étaient associés a réveillés. À la Côte des Esclaves, par exemple, les indigènes font responsables d’une offense qu’ils ont reçue tous les hommes de la même couleur que l’offenseur ; ainsi certains missionnaires français y furent tracassés, seulement parce qu’un blanc — et non pas un Français ou un missionnaire — leur avait fait du mal auparavant[6] ; c’est-à-dire que les sentiments de haine s’associent non pas avec une idée, celle de la nationalité ou de la qualité personnelle, mais avec une sensation, la sensation de la couleur de la peau, qui seule peut les réveiller.

De même les sentiments d’amour pour une personne, qui sommeillent lorsque leur objet est loin (lontano dagli occhi, lontano dal cuore, dit un proverbe italien) par défaut d’excitation, se réveillent tout à coup si un portrait, une lettre ou quelque chose qui lui appartenait nous tombe sous la main ou sous les yeux : qui n’a éprouvé au moins une fois dans sa vie et dans des circonstances pareilles une espèce d’attendrissement soudain et foudroyant, qui n’est autre chose que le réveil de nos sentiments d’affection provoqué par le retour d’une sensation à laquelle ils avaient été associés ? Voilà quelle est l’origine de ce fétichisme de l’amour si commun, par lequel des bibelots, des vétilles, qui appartinrent jadis à la personne aimée sont conservés comme des trésors ou des reliques : c’est qu’en regardant, en touchant, en baisant ces objets, les sensations optiques et tactiles réveillent par association toutes les émotions de l’amour que la seule idée et la seule image de la personne aimée seraient impuissantes à exciter.

Même à ce propos les expériences hypnotiques nous montrent la nécessité de ce rapport entre la sensation et la reviviscence des émotions, sous une forme plus simple et plus claire. On peut en effet changer la personnalité d’un sujet hypnotisé (c’est-à-dire l’ensemble de ses idées et de ses sentiments) en lui donnant un objet qui soit en quelque rapport avec la personnalité qu’on veut réveiller en lui ; ainsi si on pose dans ses cheveux un peigne, le sujet croit être une femme, si on lui donne une épée, il devient soldat, si on lui pose une plume sur l’oreille, il devient un employé ; lorsqu’il porte tous ces objets ensemble, il est à la fois femme, soldat, employé et il perd toutes ces personnalités successivement, si on lui ôte les objets. C’est donc une sensation, la sensation de l’objet donné qui peut réveiller un nombre extraordinaire d’états de conscience, idées et émotions, qui lui étaient associés : ôtez la sensation, les états de conscience disparaissent[7].

Un autre processus psychologique bien connu qui sert à produire la reviviscence des émotions passées est le procédé qu’on pourrait appeler physionomique. Si vous exprimez avec la physionomie, écrit M. Maudsey, une émotion, la rage par exemple, l’étonnement, la méchanceté, cette émotion se réveillera dans votre esprit ; il vous sera même impossible d’éprouver dans ce moment une émotion autre que celle que vous exprimez avec le visage[8]. M. Espinas a remarqué que les chats, les chiens, les singes jouant à se mordre, à se frapper, finissent par s’enrager et se battre : or les hommes ne sont pas, à ce point de vue, beaucoup différents des autres animaux. Même cette fois les expériences hypnotiques nous montrent le phénomène réduit à une merveilleuse simplicité, dans la suggestion par attitude que Braid a découverte. « Si on met un sujet dans l’attitude de la prière, écrit M. Beaunis, par ce seul fait et sans besoin d’aucun mot on lui suggère l’idée de la prière et on provoque des hallucinations et des actes qui sont en rapport avec cette idée. Il y a donc une relation étroite entre un mouvement, même communiqué, et les idées et les sentiments dont ce mouvement est l’expression[9]. » Dans ce cas, ce sont les sensations musculaires produites par la contraction des muscles servant à exprimer l’émotion qui la réveillent, ayant été associées à cette émotion un grand nombre de fois.

La reviviscence d’une émotion éteinte est donc toujours déterminée en dernière analyse par une sensation.

De même que les émotions, les idées sont en dernière analyse réveillées toujours par des sensations. Si nous passons de nouveau par un lieu où une certaine idée nous vint à l’esprit, nous nous ressouvenons souvent de cette idée ; si nous touchons des doigts le nœud que nous avons fait au coin du mouchoir, nous nous souvenons de la pensée qui était présente à notre esprit, pendant que nous nouions le mouchoir ; si nous regardons un livre, beaucoup des idées oubliées que nous y avions puisées nous reviennent à l’esprit. Une idée est donc toujours rappelée par une sensation, avec laquelle elle a été associée dans l’expérience antérieure ; bien que souvent ce rapport soit plus compliqué et difficile à découvrir, une idée pouvant être réveillée par une autre idée associée, qui à son tour a été réveillée par une sensation. Dans ce cas nous avons une chaîne d’idées associées, dont l’une réveille l’autre, mais dont la première a été excitée par une sensation.

Il y a sans doute des personnes chez lesquelles les émotions et les souvenirs peuvent durer longtemps, même après que la cause excitatrice n’agit plus ; mais cela revient seulement à dire que chez ces personnes les états de conscience étant très intenses, il faut beaucoup de temps pour consommer la quantité d’énergie dont ils sont pourvus à leur origine. Mais ces états de conscience, bien que très intenses et vifs, ne pourront pas durer éternellement ; et lorsqu’ils seront éteints, ils ne pourront être réveillés que par une sensation à laquelle ils aient été associés auparavant.

Si nous comparons à présent ces conclusions avec les dernières théories de la psycho-physique, ce rapprochement entre la loi d’inertie et la loi des associations mentales nous paraîtra entièrement justifié. Une sensation est selon l’hypothèse la plus probable au point de vue physique un mouvement moléculaire : or elle devient toujours en dernière analyse le point de départ de la reviviscence des images, des émotions, des idées de toute espèce, en somme, d’états de conscience, parce qu’elle apporte de nouveau à ces états de conscience l’énergie et le mouvement moléculaire qu’ils avaient consommés, comme la lumière et l’électricité apportent de nouveau du mouvement et de l’énergie à la substance chimique. L’association mentale serait donc considérée sous son aspect le plus général, un phénomène de mouvement communiqué : ce qu’il y a de spécial en elle — c’est-à-dire ses formes différentes — sont déterminées par la direction que suit ce mouvement, et pour le produire entrent en action beaucoup de facteurs. Ainsi selon l’hypothèse de Münsterberg, lorsque deux groupes ganglionnaires du cerveau sont excités dans le même temps, il est probable qu’il s’établit entre ces deux points du cerveau une communication par laquelle les deux excitations qui ne sont au fond que mouvements moléculaires tendraient à s’équilibrer. Si ensuite l’un des deux groupes est de nouveau excité, un petit courant de mouvement moléculaire tendrait à s’écouler par l’ancienne voie de communication, suivant, d’après une loi bien connue, la ligne de la moindre résistance[10]. Mais pour cela il faut qu’une sensation vienne porter du dehors cette énergie et ce mouvement moléculaire, qui redonne la vie aux états de conscience épuisés, de même qu’il faut une impulsion du dehors pour qu’un corps se déplace ou pour qu’une combinaison chimique ait lieu.

L’impulsion à la vie psychique nous vient en somme toujours du dehors ; elle n’a pas origine en nous, par une production automatique et spontanée. Ce serait l’absurde mathématique du mouvement perpétuel ou l’absurde psychique de la création ex nihilo de la force, appliquée à la psychologie. « Il est très rare, écrit M. Granger, que l’esprit soit entièrement enseveli en soi-même et que des nouvelles combinaisons aient lieu entre les éléments mentaux en dehors des influences extérieures. L’état des organes des sens extérieurs, les changements produits par les excitations du milieu, l’état des organes des sens intérieurs fournissent toujours de temps en temps des nouveaux points de départ aux processus associatifs. L’habitude à la méditation peut servir à restreindre l’action des influences extérieures ; mais elle ne peut pas les annuler. Pour cela la pensée pure est une chimère[11]. »

À côté des phénomènes de l’inertie mentale, on peut étudier un autre phénomène psychologique, qui a été jusqu’ici très peu observé, mais dont l’influence sur toute l’évolution humaine est très considérable, et dont l’action se trouve souvent jointe à celle de la loi d’inertie. Ce phénomène est celui qu’on pourrait appeler loi du moindre effort. L’homme, d’après la loi de l’inertie, reçoit du dehors l’impulsion à la vie psychique ; mais cette impulsion reçue, il cherche, toujours d’après la loi du moindre effort, à accomplir l’effort mental le plus petit. La loi de l’inertie règle la production des états de conscience, la loi du moindre effort règle leur activité.

L’homme n’aime pas le travail, ni le travail des muscles, ni le travail du cerveau. Je dirai presque que l’horreur du travail est un des phénomènes les plus saillants de la psychologie humaine.

La chose que l’homme a maudite avec plus d’amertume, aux débuts de la civilisation, a été justement le travail. En hébreu le même mot assab a la signification de travail et de douleur ; en grec μενομαι = s’efforcer, travailler, souffrir ; πενία = pauvreté ; πείνα, faim ; πόνος, souffrance, qui tous sont dérivés de la même racine. Le mot français travail a un frère dans le mot italien travaglio, qui veut dire souffrance ; et le mot italien lavoro (= travail) a été engendré par le mot latin labor, dont la signification était celle de douleur. Quel est le châtiment que les anciens Juifs prétendent avoir été donné par Dieu à l’homme à cause de sa désobéissance ? Le travail. Le goût des sauvages pour l’oisiveté est si connu, d’après un tel nombre de témoignages des voyageurs, qu’il est presque inutile de donner beaucoup de faits sur ce point ; il suffit de rappeler que presque partout l’homme a chargé la femme des travaux les plus pénibles, ne s’occupant pour son compte que de la chasse et de la guerre, c’est-à-dire se réservant les activités auxquelles sont liés les plaisirs du succès et de la vanité satisfaite.

La civilisation a sans doute réussi à faire contracter l’habitude du travail musculaire à la grande majorité des hommes ; celle-ci a été même une de ses conquêtes les plus brillantes ; mais combien elle a coûté cher, cette conquête ! Il a fallu l’échafaud, la misère, l’esclavage pour habituer l’homme à porter ce fardeau ; et même aujourd’hui la victoire est loin d’être complète. « La plus grande partie des hommes, écrit M. Spencer, ne travaille que parce qu’elle y est contrainte par la nécessité. » Il y a des classes sociales entières dont tout l’effort est dirigé à se soustraire à la loi du travail, tels que les criminels, les vagabonds, les prostituées ; le goût de l’oisiveté est même un caractère qu’on trouve toujours dans toutes les formes de dégénération ; car l’amour du travail étant une des formations plus récentes de l’évolution psychique est aussi une des premières à disparaître dans les cas pathologiques. Enfin ceux qui bon gré mal gré se plient au devoir du travail, trop souvent cherchent un soulagement dans la boisson qui est chargée de faire oublier les chagrins de la vie.

Mais si l’horreur du travail musculaire a été en partie vaincue par la civilisation, l’horreur du travail mental est bien plus vive. Tout effort mental répugne instinctivement à l’homme. On sait que la forme supérieure du travail mental est l’attention que M. Ribot a appelée volontaire ; c’est-à-dire l’effort volontaire dirigé à régler le cours des images et des idées, en retenant dans le champ de la conscience celles qui sont nécessaires pour un travail donné et refoulant en dehors de la conscience les autres. Or s’il est certain que, ainsi que l’a remarqué M. Spencer, les peuples civilisés sont plus capables d’attention que les sauvages, on ne peut aussi douter que même les peuples civilisés n’ont pas cette faculté développée à un haut degré. « La grande majorité des gens civilisés, écrit M. Ribot, s’est adaptée d’une manière suffisante aux exigences de la vie sociale ; ils sont capables à quelques degrés d’attention volontaire. Mais bien petit est le nombre de ceux dont parle Spencer, pour qui elle est un besoin ; bien rares sont ceux qui professent et pratiquent le stantem oportet mori… L’attention est un état anormal, non durable, produisant un épuisement rapide de l’organisme ; car au bout de l’effort il y a la fatigue, au bout de la fatigue l’inactivité fonctionnelle[12]. » Tout le monde du reste aura observé que l’attention est toujours partielle et limitée à un nombre très petit d’objets : ainsi nous prêtons attention à tout ce qui a rapport avec notre profession et dans les heures où nous sommes forcés de le faire ; mais en dehors de ce champ très restreint nous ne prêtons qu’une attention très superficielle à toutes les choses qui d’une façon ou d’une autre viennent frapper nos sens. La grande majorité des hommes comprend même si peu un état d’attention intense et continuelle, qu’il appelle distraits, comme l’a remarqué M. Richet, justement les hommes chez qui l’attention a une puissance plus grande, c’est-à-dire les hommes de génie qui, souvent absorbés par une idée, n’ont plus ni yeux ni oreilles pour les autres choses.

L’homme en somme cherche à s’épargner le plus qu’il peut ce douloureux effort mental qui s’appelle attention. En effet un petit nombre seulement de ses idées est l’effet de la réflexion volontaire et de l’attention concentrée ; toutes les autres sont le produit d’associations qui se sont établies inconsciemment peu à peu dans notre cerveau, par effet des sensations que les choses et les phénomènes naturels produisent en nous. Les sauvages, qui sont si peu capables d’attention et de réflexion, ont pu exploiter beaucoup des forces naturelles, sans aucune notion de chimie ou de physique. « Si nous ne nous trompons, écrit M. Espinas, la théorie mécanique du boomerang, cet instrument de chasse qui revient, après avoir touché le but, vers celui qui l’a lancé, embarrasserait nos savants actuels. Il a fallu de longs efforts pour expliquer théoriquement les procédés chimiques dont l’humanité se sert depuis des temps immémoriaux dans la préparation des métaux, du vin, du laitage, etc. ; l’horticulture a précédé la botanique et c’est aux éleveurs que Darwin a emprunté l’idée de sélection, loin que ceux-ci la tiennent de lui. La pratique partout a devancé la théorie. En d’autres termes, l’action s’est partout adaptée aux circonstances sans le secours de la pensée abstraite[13]. » Même aujourd’hui le matelot, en regardant l’atmosphère, y voit sans se tromper les signes de la tempête ou du beau temps ; le sportman connaît parfois la psychologie du cheval aussi bien que Romanes et Houzeau ; mais ni l’un ni l’autre n’ont jamais fait des études méthodiques de météorologie ou de psychologie générale. Les proverbes, qui sont l’expérience de la foule, contiennent parfois des vérités que la science ne réussit à démontrer qu’après un grand nombre de recherches : ainsi M. Lombroso et moi, nous avons trouvé énoncée dans les proverbes la loi de la longévité plus grande de la femme, que la statistique a mis tant de temps à démontrer scientifiquement avec ses tableaux et ses chiffres. C’est une espèce particulière de raisonnement qu’on pourrait appeler, d’après M. Espinas, subconsciente, dans laquelle ni l’attention ni la réflexion ne jouent qu’un rôle très petit, et qui a été employée par l’homme sur une échelle bien plus grande que le raisonnement proprement scientifique. Puisque par une loi psychologique, analysée entre autres par M. Spencer, la cohésion et l’associabilité des états de conscience sont proportionnelles à la fréquence avec laquelle ils se sont suivis dans l’expérience, il s’en suivra que dans le cas du matelot, parmi tous les états de conscience produits par les phénomènes qui précèdent une tempête, ceux-là auront une tendance plus forte à s’associer avec l’idée de la tempête, qui précèdent constamment la tempête ; ceux qui par contre tantôt la précèdent, tantôt manquent, auront une tendance moindre. Pour cette espèce de raisonnement, il suffit d’un effort très petit ; et puisque le plus grand nombre des raisonnements humains appartiennent à cette classe, nous trouvons dans ce fait une preuve de cette loi du moindre effort qui exprime le penchant de l’homme à employer les processus mentaux qui lui coûtent la moindre fatigue.

L’évolution sociologique tout entière aussi nous prouve merveilleusement que cette loi du moindre effort règle l’activité psychique de l’homme. Toutes les institutions sociales un peu complexes que les peuples civilisés possèdent n’ont pas été créées d’une pièce et en une seule fois ; elles ont été créées peu à peu, par de nombreuses générations dont chacune a porté ses petites innovations, qui toutes réunies ont formé avec le temps ces institutions, telles qu’elles sont à présent dans leur extrême complexité. C’est donc une complexité qui se compose d’une somme très grande d’inventions simples, dont chacune a coûté un effort mental très petit. Comment par exemple l’homme est-il arrivé à créer les ministères, une des institutions les plus complexes de nos vieilles civilisations ? Les plus hauts fonctionnaires de l’État, civils et militaires, n’étaient à l’origine que des serviteurs attachés à la personne du roi, chargés de son service personnel : ainsi, dans l’ancienne Égypte, le porte-éventail du roi acquit une importance militaire et devint une espèce de chef d’état-major ; dans la France mérovingienne, le Sénéchal et le Chambellan étaient encore des serviteurs de la maison royale, qui devinrent ensuite de hauts dignitaires de l’État ; en Angleterre, dans les temps les plus reculés, les quatre grands fonctionnaires de l’État étaient le Hroegethegn ou serviteur de la garde-robe, le Horsthegn ou maître du cheval, le Dishthegn ou thane de la table, le Byrele ou Scenca, c’est-à-dire le bouteiller. L’idée première de laquelle l’institution des grands ministères politiques est sortie était donc une idée bien simple : à l’origine les rois pensèrent seulement à avoir des serviteurs pour leur compte, mais lorsque les affaires publiques devinrent dans quelque circonstance trop nombreuses, ils adoptèrent le moyen pour lequel il fallait l’effort mental le plus petit ; ils en chargèrent leurs serviteurs (dans certains pays aussi leurs conjoints), c’est-à-dire les personnes qu’ils avaient plus directement à leur disposition. C’était sans doute à l’origine une mesure provisoire, provoquée par des nécessités extraordinaires, mais cette complication des affaires publiques, se faisant toujours plus grande dans les États qui progressaient, cette mesure provisoire devint peu à peu définitive ; les serviteurs du roi, chargés de missions spéciales, devinrent par des transformations successives et graduelles des ministres d’État, chargés de fonctions publiques.

Ainsi tout l’appareil judiciaire ne fut point créé parce que tout à coup les hommes comprirent l’utilité et la nécessité d’empêcher les crimes par le moyen d’un pouvoir coercitif. Cette idée est trop complexe pour qu’elle puisse venir tout entière à l’esprit d’un sauvage ou d’un barbare, même si ce barbare appartient aux races les mieux douées ; d’autant plus que beaucoup de peuples considèrent souvent sans horreur des crimes atroces, comme l’homicide. L’idée première de laquelle l’appareil judiciaire se développa était bien plus simple : quelque faible, dépouillé par un plus fort que lui, recourut aux chefs des tribus en leur offrant des présents pour être vengé ou protégé ; et cet expédient du faible suggéra peu à peu aux chefs l’idée de contraindre leurs sujets à soumettre les différends à leur jugement, surtout en vue des présents qu’ils auraient à toucher pour cela : voilà comment peu à peu se développèrent les institutions judiciaires, les tribunaux, les frais de justice, etc., etc. Dans nos sociétés bureaucratiques aucune idée ne paraît plus innée et plus élémentaire que celle d’appointements ; toutefois l’histoire nous démontre qu’on est parvenu à cette idée complexe seulement en passant par une série d’idées plus simples trouvées par l’homme peu à peu. À l’origine aucun fonctionnaire n’était payé, de sorte que pour vivre ils employèrent un moyen plus simple, et plus facile à inventer que notre système compliqué d’administration : ils cherchèrent à se faire offrir des présents par ceux auxquels leur travail était utile : ces présents, à l’origine volontaires, devinrent peu à peu presque obligatoires, comme le sont à Paris les pourboires aux garçons de café, aux cochers, etc., etc. ; ils se transformèrent ensuite en une somme d’argent, dont le payement était imposé par la loi, et cet usage finit par engendrer l’idée d’une rémunération fixe payée directement par l’État. Ainsi, par exemple, en Russie et en Espagne les fonctionnaires inférieurs n’étaient pas payés récemment encore ; mais ils cherchaient à se faire donner des cadeaux, en rémunération de leurs services. Pendant le moyen âge, en France, les juges n’avaient pas d’appointement ; mais les deux parties devaient leur offrir des cadeaux, les lois ayant rendu obligatoires les présents. En Angleterre, le damage cleer, qui était jadis une gratification donnée volontairement à l’huissier, devint ensuite obligatoire et se transforma en appointement fixe.

Tout cela nous démontre que lorsque les nécessités de l’existence le contraignent à travailler avec le cerveau, l’homme cherche toujours à accomplir l’effort le plus petit, à employer les processus psychologiques qui lui coûtent la moindre fatigue et qui pour cela ne sont pas douloureux. L’homme en somme cherche à résoudre tous les problèmes de l’existence avec les moyens qu’on peut trouver le plus promptement, sans beaucoup de travail, même si le remède est passager, même s’il complique encore plus le mal, qu’il devait faire disparaître. Voilà pourquoi l’évolution sociale se déroule par petites secousses et par petits progrès ; voilà pourquoi les idées les plus complexes se forment peu à peu, par accumulation d’idées plus simples, qui ont coûté un travail moins intense.

À leurs débuts donc toutes les institutions, même les plus solides, commencent par être des expédients provisoires inventés dans un but assez restreint et limité ; elles se développent ensuite et acquièrent une importance permanente par tous les petits efforts additionnés des générations qui suivent. Nous, les hommes civilisés, nous ne jouissons par ce côté que d’un avantage sur les peuples barbares : c’est que, grâce à une culture plus grande, nos institutions passent plus vite de la période provisoire à la période permanente. L’histoire récente des sociétés coopératives peut être assez instructive à ce propos.

Cette horreur de l’homme pour le travail musculaire et mental est du reste très bien explicable. Un travail comporte toujours une désintégration dans les tissus ; il produit donc une douleur, si le tissu n’est pas assez fort pour soutenir cette usure pendant un certain temps. Plus le tissu est faible, plus l’épuisement produit par cette désintégration du travail est rapide. Or le cerveau paraît se trouver chez la plus grande majorité de l’humanité dans un état de faiblesse normale, par laquelle en peu de temps il se lasse et s’épuise au travail.

Cette loi psychologique du moindre effort n’a rien de commun avec la loi bien connue de l’économie politique, qu’on a appliquée aussi à la psychologie ; la loi du maximum des effets obtenus avec le minimum de l’effort. Cette loi exprime le but final du travail humain et du progrès intellectuel, qui est d’obtenir des résultats toujours plus grands en employant des forces toujours plus petites, en réalisant ainsi une épargne de travail : la loi du moindre effort exprime au contraire le processus par lequel peu à peu l’humanité accomplit ses progrès, qui est celui d’accomplir toujours pour résoudre les difficultés de l’existence, l’effort moindre, même en obtenant le résultat le plus petit et le plus passager. Comme on le voit, les deux idées ne pourraient être confondues.

Guillaume Ferrero.

  1. Le mérite d’avoir introduit l’idée de l’inertie en psychologie revient, comme on sait, à M. Lombroso, qui s’en servit pour expliquer l’inné conservatisme humain. Dans cette étude, je propose une nouvelle application de cette idée qui me paraît très féconde.
  2. Beaunis, Physiologie, 2e éd., p. 1351.
  3. Beaunis, L’expérimentation en psychologie par le somnambulisme provoqué (Revue philosophique, août 1885).
  4. Stefani, Fisiologia dell’ encefalo, p. 314.
  5. Féré, Sensation et mouvement, Paris, 1877, p. 51.
  6. Bouche, La Côte des Esclaves et le Dahomey, Paris, 1885.
  7. Ottolenghi e Lombroso, Nuovi studi sull’ ipnotismo e la credulita, Torino ; 1889.
  8. L’esprit et le corps.
  9. Op. cit.. — Richet, L’homme et l’intelligence, Paris, 1884.
  10. Münsterberg, Beiträge zur experimentelle Psychologie, I, 129.
  11. Granger, Psychology, London, 1891, p. 88.
  12. Ribot, La psychologie de l’attention, Paris, 1889, passim.
  13. Espinas, Des sociétés animales, Paris, 1878, p. 199.