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Fusées

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FUSÉES[1]

Quand même Dieu n’existerait pas, la religion serait encore sainte et divine.

Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin d’exister.

Ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière.

L’amour, c’est le goût de la prostitution. Il n’est même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la prostitution.

Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit de tous.

Qu’est-ce que l’art ? Prostitution.

Le plaisir d’être dans les foules est une expression mystérieuse de la jouissance de la multiplication du nombre.

Tout est nombre. Le nombre est dans tout. Le nombre est dans l’individu. L’ivresse est un nombre.

Le goût de la concentration productive doit remplacer, chez un homme mûr, le goût de la déperdition.

L’amour peut dériver d’un sentiment généreux : le goût de la prostitution ; mais il est bientôt corrompu par le goût de la propriété.

L’amour veut sortir de soi, se confondre avec sa victime, comme le vainqueur avec le vaincu, et cependant conserver des privilèges de conquérant.

Les voluptés de l’entrepreneur tiennent à la fois de l’ange et du propriétaire. Charité et férocité. Elles sont même indépendantes du sexe, de la beauté et du genre animal.

Les ténèbres vertes dans les soirs humides de la belle saison.

Profondeur immense de pensée dans les locutions vulgaires, trous creusés par des générations de fourmis.

Anecdote du chasseur, relative à la liaison intime de la férocité et de l’amour.

*

De la féminéité de l’Église, comme raison de son omni-puissance.

De la couleur violette (amour contenu, mystérieux, voilé, couleur de chanoinesse).

Le prêtre est immense, parce qu’il fait croire à une foule de choses étonnantes. Que l’Église veuille tout faire et tout être, c’est une loi de l’esprit humain. Les peuples adorent l’autorité. Les prêtres sont les serviteurs et les sectaires de l’imagination. Le trône et l’autel, maxime révolutionnaire.



E  G    ou la séduisante aventurière[2]


Ivresse religieuse des grandes villes. Panthéisme. Moi, c’est tous ; tout, c’est moi. Tourbillon.


*


Je crois que j’ai déjà écrit dans mes notes que l’amour ressemblait fort à une torture ou à une opération chirurgicale[3]. Mais cette idée peut être développée de la manière la plus amère. Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l’un des deux sera toujours plus calme, ou moins possédé que l’autre. Celui-là ou celle-là, c’est l’opérateur ou le bourreau ; l’autre, c’est le sujet, la victime. Entendez-vous ces soupirs, préludes d’une tragédie de déshonneur, ces gémissements, ces cris, ces râles ? Qui ne les a proférés, qui ne les a irrésistiblement extorqués ? Et que trouvez-vous de pire dans la question appliquée par des soigneux tortionnaires ? Ces yeux de somnambule révulsés, ces membres dont les muscles jaillissent et se roidissent comme sous l’action d’une pile galvanique, l’ivresse, le délire, l’opium, dans leurs plus furieux résultats, ne vous en donneront certes pas d’aussi affreux, d’aussi curieux exemples. Et le visage humain, qu’Ovide croyait façonné pour refléter les astres, le voilà qui ne parle plus d’une expression de férocité folle, ou qui se détend dans une espèce de mort. Car, certes, je croirais faire un sacrilège en appliquant le mot : extase à cette sorte de décomposition.

— Épouvantable jeu, où il faut que l’un des joueurs perde le gouvernement de soi-même !

Une fois, il fut demandé, devant moi, en quoi consistait le plus grand plaisir de l’amour. Quelqu’un répondit naturellement : à recevoir, et un autre : à se donner. — Celui-ci dit : plaisir d’orgueil ; — et celui-là : volupté d’humilité. Tous ces orduriers parlaient comme l’Imitation de Jésus-Christ. — Enfin, il se trouva un impudent utopiste qui affirma que le plus grand plaisir de l’amour était de former des citoyens pour la patrie.

Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. Et l’homme et la femme savent, de naissance, que dans le mal se trouve toute volupté.


Plans. Fusées. Projets.

La Comédie à la Silvestre.

Barbara et le mouton.

Chenavard a créé un type surhumain.

Mon vœu à Levaillant. Préface, mélange de mysticité et d’engouement.

Rêves et théorie du Rêve à la Swedenborg.

La pensée de Campbell (The conduct of life)[4].

Concentration.

Puissance de l’idée fixe.

La franchise absolue, moyen d’originalité.

Raconter pompeusement des choses comiques…

Fusées. Suggestions.

*

Quand un homme se met au lit, presque tous ses amis ont un désir secret de le voir mourir ; les uns, pour constater qu’il avait une santé inférieure à la leur ; les autres, dans l’espoir désintéressé d’étudier une agonie[5].

Le dessin arabesque est le plus spiritualiste des dessins.

*

L’homme de lettres remue des capitaux et donne le goût de la gymnastique intellectuelle.

Le dessin arabesque est le plus idéal de tous.

Nous aimons les femmes à proportion qu’elles nous sont plus étrangères. Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste. Ainsi la bestialité exclut la pédérastie.

L’esprit de bouffonnerie peut ne pas exclure la charité, mais c’est rare.

L’enthousiasme qui s’applique à autre chose que les abstractions, est un signe de faiblesse et de maladie.

La maigreur est plus nue, plus indécente que la graisse.

*

Ciel tragique. — Épithète d’un ordre abstrait appliqué à un être matériel.

L’homme boit la lumière avec l’atmosphère. Ainsi le peuple a raison de dire que l’air de la nuit est malsain pour le travail.

Le peuple est adorateur-né du feu. Feux d’artifice, incendies, incendiaires.

Si l’on suppose un adorateur-né du feu, un Parsis-né, on peut créer une nouvelle…

*

Les méprises relatives aux visages sont le résultat de l’éclipse de l’image réelle par l’hallucination qui en tire sa naissance.

Connais donc les jouissances d’une vie âpre, et prie, prie sans cesse. La prière est réservoir de force. (Autel de la volonté. — Dynamique morale. — La Sorcellerie des Sacrements. — Hygiène de l’âme.)

La Musique creuse le ciel.

Jean-Jacques disait qu’il n’entrait dans un café qu’avec une certaine émotion. Pour une nature timide, un contrôle de théâtre ressemble quelque peu au tribunal des Enfers.

La vie n’a qu’un charme vrai : c’est le charme du Jeu. Mais s’il nous est indifférent de gagner ou de perdre ?

*

Les nations n’ont de grands hommes que malgré elles, — comme les familles. Elles font tous leurs efforts pour n’en pas avoir. Et ainsi, le grand homme a besoin, pour exister, de posséder une force d’attaque plus grande que la force de résistance développée par des millions d’individus.

À propos du sommeil, aventure sinistre de tous les soirs, on peut dire que les hommes s’endorment journellement avec une audace qui serait inintelligible si nous ne savions qu’elle est le résultat de l’ignorance du danger.

*

Il y a des peaux carapaces avec lesquelles le mépris n’est plus une vengeance. Beaucoup d’amis, beaucoup de gants. Ceux qui m’ont aimé étaient des gens méprisés, je dirais même méprisables, si je tenais à flatter les honnêtes gens.

Girardin parler latin ! Pecudesque locutœ.

Il appartenait à une Société incrédule d’envoyer Robert Houdin chez les Arabes pour les détourner des miracles[6].

*

Ces beaux et grands navires, imperceptiblement balancés (dandinés) sur les eaux tranquilles, ces robustes navires, à l’air désœuvré et nostalgique, ne nous disent-ils pas dans une langue muette : Quand partons-nous pour le bonheur ?

Ne pas oublier dans le drame le côté merveilleux, la sorcellerie, et le romanesque.

Les milieux, les atmosphères, dont tout un récit doit être trempé. (Voir Usher[7], et en référer aux sensations profondes du haschisch et de l’opium).

*

Y a-t-il des folies mathématiques et des fous qui pensent que deux et deux fassent trois ? En d’autres termes, l’hallucination peut-elle, si ces mots ne hurlent pas [d’être accouplés ensemble], envahir les choses de pur raisonnement ? Si, quand un homme prend l’habitude de la paresse, de la rêverie, de la fainéantise, au point de renvoyer sans cesse au lendemain la chose importante, un autre homme le réveillait un matin à grands coups de fouet et le fouettait sans pitié jusqu’à ce que, ne pouvant travailler par plaisir, celui-ci travaillât par peur, cet homme, le fouetteur, ne serait-il pas vraiment son ami, son bienfaiteur ? D’ailleurs, on peut affirmer que le plaisir viendrait après, à bien plus juste titre qu’on ne dit : l’amour vient après le mariage.

De même, en politique, le vrai saint est celui qui fouette et tue le peuple, pour le bien du peuple.

Mardi, 13 mai 1856.

Prendre des exemplaires à Michel[8]. Ecrire à Moun, à Urriès, à Maria Clemm.

Écrire à Maria Clemm.

Envoyer chez Mme Dumay savoir si Mirès…

Ce qui n’est pas légèrement difforme a l’air insensible ; d’où il suit que l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique de la beauté.

*

Théodore de Banville n’est pas précisément matérialiste ; il est lumineux. Sa poésie représente les heures heureuses. À chaque lettre de créancier, écrivez cinquante lignes sur un sujet extra-terrestre et vous serez sauvés.

Grand sourire dans un beau visage de géant.

*

Du suicide et de la folie-suicide considérés dans leurs rapports avec la statistique, la médecine et la philosophie.

Briere de Boismont. Chercher le passage : « Vivre avec un être qui n’a pour vous que de l’aversion… »

Le portrait de Sérène, par Sénèque. Celui de Stagire, par saint Jean Chrysostome. L’acedia, maladie des moines. — Le tœdium vitae.

*

Traduction et paraphrase de La Passion. Rapporter tout à elle.

Jouissances spirituelles et physiques causées par l’orage, l’électricité et la foudre, tocsin des souvenirs amoureux, ténébreux, des anciennes années.

*

J’ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau.

C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet par exemple, le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une tête séduisante et belle, une tête de femme, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois, mais d’une manière confuse, de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, — soit une idée contraire, c’est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associés avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau.

Une belle tête d’homme n’a pas besoin de comporter, aux yeux d’un homme bien entendu, excepté, peut-être, aux yeux d’une femme, cette idée de volupté, qui, dans un visage de femme, est une provocation d’autant plus attirante que le visage est généralement plus mélancolique. Mais cette tête contiendra aussi quelque chose d’ardent et de triste, des besoins spirituels, des ambitions ténébreusement refoulées, l’idée d’une puissance grondante et sans emploi, quelquefois l’idée d’une insensibilité vengeresse (car le type idéal du dandy n’est pas à négliger dans ce sujet) ; quelquefois aussi, — et c’est l’un des caractères de beauté les plus intéressants — le mystère, et enfin (pour que j’aie le courage d’avouer jusqu’à quel point je me sens moderne en esthétique), le malheur. — Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s’associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie est un des ornements les plus vulgaires, tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur. Appuyé sur — d’autres diraient : obsédé par — ces idées, on conçoit qu’il me serait difficile de ne pas conclure que le plus parfait type de Beauté virile est Satan, — à la manière de Milton.

*

Auto-idolâtrie. Harmonie poétique du caractère. Eurythmie du caractère et des facultés. Conserver toutes les facultés. Augmenter toutes les facultés. Un culte (magisme, sorcellerie évocatoire).

Le sacrifice et le vœu sont les formules suprêmes et les symboles de l’échange.

Deux qualités littéraires fondamentales : surnaturalisme et ironie. Coup d’œil individuel, aspect dans lequel se tiennent les choses devant l’écrivain, puis tournure d’esprit satanique. Le surnaturel comprend la couleur générale et l’accent, c’est-à-dire intensité, sonorité, limpidité, vibrativité, profondeur et retentissement dans l’espace et dans le temps.

Il y a des moments de l’existence où le temps et l’étendue sont plus profonds, et le sentiment de l’existence immensément augmenté.

De la magie appliquée à l’évocation des grands morts, au rétablissement et au perfectionnement de la santé.

L’inspiration vient toujours, quand l’homme le veut, mais elle ne s’en va pas toujours, quand il le veut.

De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire.

de l’air dans la femme.

Les airs charmants, et qui font la beauté, sont :

L’air blasé, l’air ennuyé, l’air évaporé, l’air impudent, l’air froid, l’air de regarder en dedans, l’air de domination, l’air de volonté, l’air méchant, l’air malade, l’air chat, enfantillage, nonchalance et malice mêlés.
*

Dans certains états de l’âme presque surnaturels, la profondeur de la vie se révèle tout entière dans le spectacle, si ordinaire qu’il soit, qu’on a sous les yeux. Il en devient le Symbole.

Comme je traversais le Boulevard et comme je mettais un peu de précipitation à éviter les voitures, mon auréole s’est détachée et est tombée dans la boue du macadam. J’eus heureusement le temps de la ramasser ; mais cette idée malheureuse se glissa, un instant après, dans mon esprit, que c’était un mauvais présage ; et dès lors l’idée n’a plus voulu me lâcher ; elle ne m’a laissé aucun repos de toute la journée[9].

Du culte de soi-même dans l’amour, au point de vue de la santé, de l’hygiène, de la toilette, de la noblesse spirituelle et de l’éloquence.

Self-purification and anti-humanity.

Il y a dans l’acte de l’amour une grande ressemblance avec la torture ou avec une opération chirurgicale.

*

Il y a dans la prière une opération magique. La prière est une des grandes forces de la dynamique intellectuelle. Il y a là comme une récurrence électrique.

Le chapelet est un médium, un véhicule ; c’est la prière mise à la portée de tous. Le travail, force progressive et accumulative, portant intérêts comme le capital, dans les facultés comme dans les résultats.

Le jeu, même dirigé par la science, force intermittente, sera vaincu, si fructueux qu’il soit, par le travail, si petit qu’il soit, mais continu.

Si un poète demandait à l’Etat le droit d’avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel.

Cela ne pourra pas scandaliser mes femmes, mes filles, ni mes sœurs[10].

Tantôt il lui demandait la permission de lui baiser la jambe et il profitait de la circonstance pour baiser cette belle jambe dans telle position qu’elle dessinât nettement son contour sur le soleil couchant !

« Minette, minoutte, minouille, mon chat, mon loup, mon petit singe, grand singe, grand serpent, mon petit singe mélancolique. » De pareils caprices de langue trop répétés, de trop fréquentes appellations bestiales témoignent d’un côté satanique dans l’amour. Les satans n’ont-ils pas des formes de bêtes ? Le chameau de Cazotte, chameau, diable et femme.
*

Un homme va au tir au pistolet, accompagné de sa femme. Il ajuste une poupée, et dit à sa femme : Je me figure que c’est toi. — Il ferme les yeux et abat la poupée. — Puis il dit, en baisant la main de sa compagne : Cher ange, que je te remercie de mon adresse[11] !

Quand j’aurai inspiré le dégoût et l’horreur universels, j’aurai conquis la solitude.

Ce livre n’est pas fait pour mes femmes, mes filles et mes sœurs. — J’ai peu de ces choses.

Il y a des peaux carapaces, avec lesquelles le mépris n’est plus un plaisir.

Beaucoup d’amis, beaucoup de gants, de peur de la gale.

Ceux qui m ont aimé étaient des gens méprisés, je dirais même méprisables, si je tenais à flatter les honnêtes gens.

Dieu est un scandale, — un scandale qui rapporte.

*

Ne méprisez la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun, c’est son génie.

Il n’y a que deux endroits où l’on paye pour avoir le droit de dépenser : les latrines publiques et les femmes. Par un concubinage ardent, on peut deviner les jouissances d’un jeune ménage.

Le goût précoce des femmes. Je confondais l’odeur de la fourrure avec l’odeur de la femme. Je me souviens… Enfin j’aimais ma mère pour son élégance. J’étais donc un dandy précoce.

Mes ancêtres, idiots ou maniaques, dans des appartements solennels, tous victimes de terribles passions.

Les pays protestants manquent de deux éléments indispensables au bonheur d’un homme bien élevé, la galanterie et la dévotion.

Le mélange du grotesque et du tragique est agréable à l’esprit, comme les discordances aux oreilles blasées.

Ce qu’il y a d’enivrant dans le mauvais goût, c’est le plaisir aristocratique de déplaire.

L’Allemagne exprime la rêverie par la ligne, comme l’Angleterre par la perspective.

Il y a, dans l’engendrement de toute pensée sublime, une secousse nerveuse qui se fait sentir dans le cervelet.

L’Espagne met dans la religion la férocité naturelle de l’amour.

Style. — La note éternelle, le style éternel et cosmopolite. Chateaubriand, Alph. Rabbe, Edgar Poe.

Pourquoi les démocrates n’aiment pas les chats, il est facile de le deviner. Le chat est beau ; il révèle des idées de luxe, de propreté, de volupté, etc…
*

Un peu de travail, répété trois cent soixante-cinq fois, donne trois cent soixante-cinq fois un peu, d’argent, c’est-à-dire une somme énorme. En même temps, la gloire est faite,

[En marge.] De même, une foule de petites jouissances composent le bonheur.

Créer un poncif, c’est le génie. Je dois créer un poncif.

Le concetto est un chef-d’œuvre.

Le ton Alphonse Rabbe.

Le ton fille entretenue (Ma toute belle ! Sexe volage ! ).

Le ton éternel.

Coloriage crû, dessin profondément retaillé.

La prima dona et le garçon boucher.

Ma mère est fantastique ; il faut la craindre et lui plaire.

L’orgueilleux Hildebrand. Césarisme de Napoléon III. Pape et Empereur. (Lettre à Edgar Ney.)

*

Se livrer à Satan, qu’est-ce que c’est ?

Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque l’homme, comme cela est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire toujours à l’état sauvage ! Qu’est-ce que les périls de la forêt et de la prairie auprès des chocs et des conflits quotidiens de la civilisation ? Que l’homme enlace sa dupe sur le boulevard, ou perce sa proie dans des forêts inconnues, n’est-il pas l’homme éternel, c’est-à-dire l’animal de proie le plus parfait ?

— On dit que j’ai trente ans ; mais si j’ai vécu trois minutes en une…, n’ai-je pas quatre-vingt-dix ans.

… Le travail, n’est-ce pas le sel qui conserve les âmes momies ?

Début d’un roman, commencer un sujet n’importe où, et, pour avoir envie de le finir, débuter par de très belles phrases.

*

Je crois que le charme infini et mystérieux qui gît dans la contemplation d’un navire, et surtout d’un navire en mouvement, tient, dans le premier cas, à la régularité et à la symétrie, qui sont un des besoins primordiaux de l’esprit humain, au même degré que la complication et l’harmonie ; — et, dans le second cas, à la multiplication successive et à la génération de toutes les courbes et figures imaginaires opérées dans l’espace par les éléments réels de l’objet.

L’idée poétique, qui se dégage de cette opération du mouvement dans les lignes, est l’hypothèse d’un être vaste, immense, compliqué, mais eurythmique, d’un animal plein de génie, souffrant et soupirant tous les soupirs et toutes les ambitions humaines.

Peuples civilisés, qui parlez toujours sottement de Sauvages et de Barbares, bientôt, comme dit d’Aurevilly, vous ne vaudrez même plus assez pour être idolâtres.

Le stoïcisme, religion qui n’a qu’un sacrement : le suicide !

Concevoir un canevas pour une bouffonnerie lyrique ou féerique, pour pantomime, et traduire cela en un roman sérieux. Noyer le tout dans une atmosphère anormale et songeuse, — dans l’atmosphère des grands jours. Que ce soit quelque chose de berçant, — et même de serein dans la passion. — Régions de la Poésie pure.

*

Ému au contact de ces voluptés qui ressemblaient à des souvenirs, attendri par la pensée d’un passé mal rempli, de tant de fautes, de tant de querelles, de tant de choses à se cacher réciproquement, il se mit à pleurer ; et ses larmes chaudes coulèrent, dans les ténèbres, sur l’épaule nue de sa chère et toujours attirante maîtresse. Elle tressaillit, elle se sentit, elle aussi, attendrie et remuée. Les ténèbres rassuraient sa vanité et son dandysme de femme froide. Ces deux êtres déchus, mais souffrant encore de leur reste de noblesse, s’enlacèrent spontanément, confondant, dans la pluie de leurs larmes et de leurs baisers, les tristesses de leur passé avec leurs espérances bien incertaines d’avenir. Il est présumable que jamais, pour eux, la volupté ne fut si douce que dans cette nuit de mélancolie et de charité ; — volupté saturée de douleur et de remords.

À travers la noirceur de la nuit, il avait regardé derrière lui dans les années profondes, puis il s’était jeté dans les bras de sa coupable amie, pour y retrouver le pardon qu’il lui accordait[12].

*

Hugo pense souvent à Prométhée. Il s’applique un vautour imaginaire sur une poitrine qui n’est lancinée que par les moxas de la vanité. Puis, l’hallucination se compliquant, se variant, mais suivant la marche progressive décrite par les médecins, il croit que, par un fiat de la Providence, Sainte-Hélène a pris la place de Jersey.

Cet homme est si peu élégiaque, si peu éthéré, qu’il ferait horreur même à un notaire.

Hugo, sacerdoce, a toujours le front penché, — trop penché pour rien voir, excepté son nombril.

… Qu’est-ce qui n’est pas un sacerdoce aujourd’hui ? La jeunesse, elle-même, est un sacerdoce, — à ce que dit la jeunesse.

Et qu’est-ce qui n’est pas une prière ? Chier est une prière, à ce que disent les démocrates, quand ils chient.

M. de Pontmartin, un homme qui a toujours l’air d’arriver de sa province.

L’homme, c’est-à-dire chacun, est si naturellement dépravé qu’il souffre moins de l’abaissement universel que de l’établissement d’une hiérarchie raisonnable.

*

Le monde va finir. La seule raison, pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du Dictionnaire historique ? Je ne dis pas que le monde sera réduit aux expédients et au désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, que peut-être même nous retournerons à l’état sauvage, et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher notre pâture, un fusil à la main. Non ; car ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien, parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou anti-naturelles des utopistes, ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d’en parler et d’en chercher les restes, puisque se donner la peine de nier Dieu est le seul scandale, en pareilles matières. La propriété avait disparu virtuellement avec la suppression du droit d’aînesse ; mais le temps viendra où l’humanité, comme un ogre vengeur, arrachera leur dernier morceau à ceux qui croiront avoir hérité légitimement des révolutions. Encore, là ne serait pas le mal suprême.

L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres États communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel ; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie ? — Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s’enrichir, et pour faire concurrence à son infâme papa, fondateur et actionnaire d’un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer le Siècle d’alors comme un suppôt de la superstition. — Alors, les errantes, les déclassées, celles qui ont eu quelques amants et qu’on appelle parfois des Anges, en raison et en remerciement de l’étourderie qui brille, lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal, — alors celles-là, dis-je, ne seront plus qu’impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l’argent, tout, même les erreurs des sens ! Alors, ce qui ressemblera à la vertu, que dis-je, tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. Ton épouse, ô Bourgeois ! ta chaste moitié, dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l’idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera, dans son berceau, qu’elle se vend un million, et toi-même, ô Bourgeois, moins poète encore que tu n’es aujourd’hui, tu n’y trouveras rien à redire ; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses, dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent ; et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères ! — Ces temps sont peut-être bien proches ; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons ?

Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux — autant que possible — du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en contemplant la fumée de son cigare : « Que m’importe où vont ces consciences ? »

Je crois que j’ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors-d’œuvre. Cependant, je laisserai ces pages, — parce que je veux dater ma colère[13].

  1. Eugène Crépet, op. cit.

    Les Journaux Intimes : Fusées, Mon Cœur mis à nu, ont été constitués par Poulet-Malassis d’une suite de notes sur feuilles volantes trouvées dans les papiers de Baudelaire à sa mort, et non paginées, que l’éditeur-collectionneur colla sur des feuilles de plus grand format, dans un ordre forcément arbitraire. Il n’y faut donc pas chercher d’enchaînement rigoureux non plus qu’aucune unité de matières. Pêle-mêle Baudelaire ici consigne aussi bien les menus faits de sa vie quotidienne que les postulats de sa philosophie, ou encore telle phrase heureusement venue qu’il destine à quelque nouvelle en projet. Ce sont plus des bloc-notes, en somme, que des journaux intimes. Et ceci explique suffisamment les répétitions fréquentes qu’on y trouve.

    M. Octave Uzanne en avait, le premier, donné des fragments importants (le Livre, 10 septembre 1884). M. Eugène Crépet avait cru devoir, lui-même, se résigner à en couper quelques passages ; nous restituons ici le texte intégral.

    Ajoutons que, selon M. Eugène Crépet, le recueil intitulé Fusées « remonte à une dizaine d’années avant la mort de l’auteur, tandis que Mon Cœur mis à nu se rapporte presque exclusivement à l’époque où il se sentit frappé des premières atteintes du mal qui allait l’emporter. »

  2. Peut-être est-ce la variante du titre d’un roman projeté : le Fou raisonnable et la belle Aventurière (V. p. 405).
  3. V. plus loin. Ce déjà nous fournit une preuve évidente de l’ordre arbitraire introduit dans ces notes par Poulet-Malassis.
  4. Titre du livre d’Emerson, paru en 1860.
  5. Ailleurs Baudelaire indique Emerson comme l’auteur de cette misanthropique boutade. (Note de M. Eug. Crépet.)
  6. Se souvient-on qu’en effet Robert Houdin fut envoyé en Algérie par le gouvernement français pour combattre l’influence des sorciers indigènes ?
  7. La Chute de la maison Udher, conte d’Edgar Poe, que Baudelaire avait traduit dans le Pays (7, 9, 13 février 1855).
  8. Évidemment des exemplaires des Histoires Extraordinaires, dont la traduction venait de paraître chez Michel Lévy et était dédiée à Maria Clemm, la belle-mère, — « l’ange-gardien » d’Edgar Poe.
  9. Cet alinéa est évidemment l’embryon du poème en prose intitulé Perte d’auréole.
  10. Note relative évidemment au projet de préface des Fleurs du Mal qui, dans la première et la troisième version (v. plus haut), en reproduit à peu près les termes. Nous la retrouvons d’ailleurs, plus loin, une fois encore.
  11. Idée première du Petit Poème en prose intitulé : le Galant Tireur.
  12. M. Euçène Crepet, op. cit., a donné cette page au chapitre Romans et Nouvelles. Nous la rétablissons à la place qu’elle occupe dans le recueil autographe formé par Malassis, pour mieux donner l’idée de la manière dont fut composé ce recueil.
  13. Au-dessous de ce dernier mot, on lit cette variante : tristesse.