À relire

Géorgiques (trad. Delille) - IV

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Traduction par Jacques Delille.
Michaud (p. 243-281).

 
Enfin je vais chanter le peuple industrieux
Qui recueille le miel, ce doux présent des cieux.
Mécène, daigne encor sourire à mes abeilles.
Dans ces petits objets que de grandes merveilles !
Viens ; je vais célébrer leur police, leurs lois,
Et les travaux du peuple, et la valeur des rois ;
Et si le Dieu des vers veut me servir de maître,
Moins le sujet est grand, plus ma gloire va l’être.
D’abord, de tes essaims établis le palais
En un lieu dont le vent ne trouble point la paix :
Le vent, à leur retour, ferait plier leurs ailes,
Tremblantes sous le poids de leurs moissons nouvelles.
Que jamais auprès d’eux le chevreau bondissant
Ne vienne folâtrer sur le gazon naissant,
Ne détache des fleurs ces gouttes de rosée
Qui tremblent, le matin, sur la feuille arrosée.
Loin d’eux le vert lézard, les guêpiers ennemis,
Progné sanglante encor du meurtre de son fils ;
Tout ce peuple d’oiseaux, avide de pillage,
Ils exercent partout un affreux brigandage,
Et saisissant l’abeille errante sur le thym,
En font à leurs enfants un barbare festin.
Je veux près des essaims une source d’eau claire,
Des étangs couronnés d’une mousse légère ;
Je veux un doux ruisseau fuyant sous le gazon,

Et qu’un palmier épais protège leur maison.
Ainsi, lorsqu’au printemps, développant ses ailes,
Le nouveau roi conduit ses peuplades nouvelles,
Cette onde les invite à respirer le frais,
Cet arbre les reçoit sous son feuillage épais.
Là, soit que l’eau serpente, ou soit qu’elle repose,
Des cailloux de ses bords, des arbres qu’elle arrose,
Tu formeras des ponts, où les essaims nouveaux,
Dispersés par les vents ou plongés dans les eaux,
Rassemblent au soleil leurs bataillons timides,
Et raniment l’émail de leurs ailes humides.
Près de là que le thym, leur aliment chéri,
Le muguet parfumé, le serpolet fleuri,
S’élèvent en bouquets, s’étendent en bordure,
Et que la violette y boive une onde pure.
Leurs toits, formés d’écorce ou tissus d’arbrisseaux,
Pour garantir de l’air le fruit de leurs travaux,
N’auront dans leur contour qu’une étroite ouverture.
Ainsi que la chaleur, le miel craint la froidure ;
Il se fond dans l’été, se durcit dans l’hiver :
Aussi, dès qu’une fente ouvre un passage à l’air,
À réparer la brèche un peuple entier conspire ;
Il la remplit de fleurs, il la garnit de cire,
Et conserve en dépôt, pour ces sages emplois,
Un suc plus onctueux que la gomme des bois.
Souvent même on les voit s’établir sous la terre,
Habiter de vieux troncs, se loger dans la pierre.
Joins ton art à leurs soins ; que leurs toits entr’ouverts
Soient cimentés d’argile, et de feuilles couverts.
De tout ce qui leur nuit garantis leur hospice :
Loin de là sur le feu fais rougir l’écrevisse ;
Défends à l’if impur d’ombrager leur maison ;
Crains les profondes eaux, crains l’odeur du limon,

Et la roche sonore, où l’écho qui sommeille
Répond, en l’imitant, à la voix qui l’éveille.
Mais le printemps renaît ; de l’empire de l’air
Le soleil triomphant précipite l’hiver,
Et le voile est levé qui couvrait la nature :
Aussitôt, s’échappant de sa demeure obscure,
L’abeille prend l’essor, parcourt les arbrisseaux ;
Elle suce les fleurs, rase, en volant, les eaux.
C’est de ces doux tributs de la terre et de l’onde
Qu’elle revient nourrir sa famille féconde,
Qu’elle forme une cire aussi pure que l’or,
Et pétrit de son miel le liquide trésor.
Bientôt abandonnant les ruches maternelles,
Ce peuple, au gré des vents qui secondent ses ailes,
Fend les vagues de l’air, et sous un ciel d’azur
S’avance lentement, tel qu’un nuage obscur :
Suis sa route ; il ira sur le prochain rivage
Chercher une onde pure et des toits de feuillage :
Fais broyer en ces lieux la mélisse ou le thym ;
De Cybèle alentour fais retentir l’airain :
Le bruit qui l’épouvante, et l’odeur qui l’appelle,
L’avertissent d’entrer dans sa maison nouvelle.
Mais lorsque entre deux rois l’ardente ambition
Allume les flambeaux de la division,
Sans peine l’on prévoit leurs discordes naissantes :
Un bruit guerrier s’élève, et leurs voix menaçantes
Imitent du clairon les sons entrecoupés ;
Les combattants épars déjà sont attroupés,
Déjà brûlent de vaincre, ou de mourir fidèles ;
Ils aiguisent leurs dards, ils agitent leurs ailes,
Et, rangés près du roi, défiant son rival,
Par des cris belliqueux demandent le signal.
Dans un beau jour d’été soudain la charge sonne :
Ils s’élancent du camp, et le combat se donne :
L’air au loin retentit du choc des bataillons ;
Le globe ailé s’agite, et roule en tourbillons ;

Précipité des cieux, plus d’un héros succombe :
Ainsi pleuvent les glands, ainsi la grêle tombe.
À leur riche parure, à leurs brillants exploits,
Au fort de la mêlée on distingue les rois ;
Ils pressent le soldat, ils échauffent sa rage :
Et dans un faible corps s’allume un grand courage.
Mais tout ce fier courroux, tout ce grand mouvement,
Qu’on jette un peu de sable, il cesse en un moment.
Quand les rois ont quitté les plaines de Bellone,
Donne au vaincu la mort, au vainqueur la couronne.
Aisément on connaît le plus vaillant des deux :
De sa tunique d’or l’un éblouit les yeux ;
L’autre, à regret montrant sa figure hideuse,
Traîne d’un ventre épais la masse paresseuse.
Il faut, comme les rois, distinguer les sujets :
Les uns n’offrent aux yeux que d’informes objets ;
Leur couleur est pareille à la poussière humide
Que chasse un voyageur de son gosier aride.
Les autres sont polis, et luisants, et dorés,
Et d’un brillant émail richement colorés.
Préfère cette race : elle seule, en automne,
T’enrichira du suc des fleurs qu’elle moissonne ;
Elle seule, au printemps, te distille un miel pur,
Qui dompte l’âpreté d’un vin fougueux et dur.
Cependant si ce peuple, en son humeur volage,
Quittait ses ateliers, suspendait son ouvrage,
Sans peine on le rappelle à ses premiers emplois :
Arrache seulement les ailes de ses rois ;
Quels sujets oseront, quand leur chef est tranquille,
Abandonner leur poste et déserter la ville ?

Toi-même, pour fixer leurs folâtres humeurs,
Parfume tes jardins des plus douces odeurs ;
Ombrage de pins verts les dômes qu’ils habitent ;
Que les vapeurs du thym au travail les invitent ;
Que Priape, en ces lieux, écarte avec sa faux
Et la main des voleurs et le bec des oiseaux ;
Fais-y naître des fruits, fais-y croître des plantes,
Et verse aux tendres fleurs des eaux rafraîchissantes.
Si mon vaisseau, longtemps égaré loin du bord,
Ne se hâtait enfin de regagner le port,
Peut-être je peindrais les lieux chéris de Flore,
Le narcisse en mes vers s’empresserait d’éclore ;
Les roses m’ouvriraient leurs calices brillants ;
Le tortueux concombre arrondirait ses flancs ;
Du persil toujours vert, des pâles chicorées,
Ma muse abreuverait les tiges altérées ;
Je courberais le lierre et l’acanthe en berceaux ;
Et le myrte amoureux ombragerait les eaux.
Aux lieux où le Galèse, en des plaines fécondes,
Parmi les blonds épis roule ses noires ondes,
J’ai vu, je m’en souviens, un vieillard fortuné,
Possesseur d’un terrain longtemps abandonné.
C’était un sol ingrat, rebelle à la culture,
Qui n’offrait aux troupeaux qu’une aride verdure,
Ennemi des raisins, et funeste aux moissons :
Toutefois, en ces lieux hérissés de buissons,
Un parterre de fleurs, quelques plantes heureuses,
Qu’élevaient avec soin ses mains laborieuses,
Un jardin, un verger, dociles à ses lois,
Lui donnaient le bonheur, qui s’enfuit loin des rois.
Le soir, des simples mets que ce lieu voyait naître,
Ses mains chargeaient, sans frais, une table champêtre :
Il cueillait le premier les roses du printemps,
Le premier, de l’automne amassait les présents ;
Et lorsque autour de lui, déchaîné sur la terre,

L’hiver impétueux brisait encor la pierre,
D’un frein de glace encore enchaînait les ruisseaux,
Lui déjà de l’acanthe émondait les rameaux ;
Et, du printemps tardif accusant la paresse,
Prévenait les zéphyrs, et hâtait sa richesse.
Chez lui le vert tilleul tempérait les chaleurs ;
Le sapin pour l’abeille y distillait ses pleurs :
Aussi, dès le printemps toujours prêts à renaître,
D’innombrables essaims enrichissaient leur maître ;
Il pressait le premier ses rayons toujours pleins,
Et le miel le plus pur écumait sous ses mains.
Jamais Flore chez lui n’osa tromper Pomone :
Chaque fleur du printemps était un fruit d’automne.
Il savait aligner, pour le plaisir des yeux,
Des poiriers déjà forts, des ormes déjà vieux,
Et des pruniers greffés, et des platanes sombres
Qui déjà recevaient les buveurs sous leurs ombres.
Mais d’autres chanteront les trésors des jardins :
Le temps fuit ; je revole aux travaux des essaims.
Jadis, parmi les sons des cymbales bruyantes,
L’abeille, secondant les soins des corybantes,
Nourrit dans son berceau le jeune roi du ciel :
Son admirable instinct fut le prix de son miel.
Chez elle, les sujets unissent leurs fortunes ;
Les enfants sont communs, les richesses communes :
Elle bâtit des murs, obéit à des lois,
Et prévoit aux temps chauds les besoins des temps froids.
L’une s’en va des fleurs dépouiller le calice ;
L’autre d’un suc brillant et des pleurs du narcisse
Pétrit les fondements de ses murs réguliers,
Et d’un rempart de cire entoure ses foyers ;
L’autre forme un miel pur d’une essence choisie,
Et comble ses celliers de sa douce ambroisie ;
L’autre élève à l’état des enfants précieux ;
Celles-ci tour à tour vont observer les cieux ;
Plusieurs font sentinelle, et veillent à la porte ;

Plusieurs vont recevoir les fardeaux qu’on apporte ;
D’autres livrent la guerre au frelon dévorant :
Tout s’empresse ; partout coule un miel odorant.
Tels les fils de Vulcain, dans les flancs de la terre,
Se hâtent à l’envi de forger le tonnerre :
L’un tour à tour enferme et déchaîne les vents ;
L’autre plonge l’acier dans les flots frémissants ;
L’autre du fer rougi tourne la masse ardente :
L’Etna tremblant gémit sous l’enclume pesante ;
Et leurs bras vigoureux lèvent de lourds marteaux,
Qui tombent en cadence et domptent les métaux.
Tels, aux petits objets si les grands se comparent,
En des corps différents les essaims se séparent.
La vieillesse, d’abord, préside aux bâtiments,
Dessine des remparts les longs compartiments ;
La jeunesse, des murs abandonnant l’enceinte,
Sur le safran vermeil, sur la sombre hyacinthe,
Sur les tilleuls fleuris, enlève son butin,
Moissonne la lavande et dépouille le thym.
On les voit s’occuper, se délasser ensemble.
L’aurore luit, tout part ; la nuit vient, tout s’assemble :
L’espoir d’un doux repos les invite au retour ;
On s’empresse à la porte, on bourdonne à l’entour ;
Dans son alcôve enfin chacune se cantonne :
Plus de bruit ; tout ce peuple au sommeil s’abandonne.
L’air est-il orageux et le vent incertain ?
Il ne hasarde point de voyage lointain :

À l’abri des remparts de sa cité tranquille,
Il va puiser une onde à ses travaux utile ;
Et souvent dans son vol, tel qu’un nocher prudent,
Lesté d’un grain de sable, il affronte le vent.
Ses enfants sont nombreux ; cependant, ô merveille !
L’hymen est inconnu de la pudique abeille :
Ignorant ses plaisirs ainsi que ses douleurs,
Elle adopte des vers éclos du sein des fleurs,
De jeunes citoyens repeuple son empire,
Et place un roi nouveau dans ses palais de cire :
Aussi, quoique le sort, avare de ses jours,
Au septième printemps en termine le cours,
Sa race est immortelle ; et, sous de nouveaux maîtres,
D’innombrables enfants remplacent leurs ancêtres.
Plus d’une fois aussi, sur des cailloux tranchants
Elle brise son aile en parcourant les champs,
Et meurt sous son fardeau, volontaire victime :
Tant du miel et des fleurs le noble amour l’anime !
Quel peuple de l’Asie honore autant son roi ?
Tandis qu’il est vivant, tout suit la même loi :
Est-il mort ? Ce n’est plus que discorde civile ;
On pille les trésors, on démolit la ville :
C’est l’âme des sujets, l’objet de leur amour ;
Ils entourent son trône, et composent sa cour,
L’escortent au combat, le portent sur leurs ailes,
Et meurent noblement pour venger ses querelles.
Frappés de ces grands traits, des sages ont pensé
Qu’un céleste rayon dans leur sein fut versé.
Dieu remplit, disent-ils, le ciel, la terre et l’onde,
Dieu circule partout, et son âme féconde
À tous les animaux prête un souffle léger :

Aucun ne doit périr, mais tous doivent changer ;
Et, retournant aux cieux en globe de lumière,
Vont rejoindre leur être à la masse première.
Enfin veux-tu ravir leur nectar écumant ?
Devant leur magasin porte un tison fumant,
Et qu’une onde échauffée en roulant dans ta bouche,
Pleuve, pour l’écarter, sur l’insecte farouche.
L’abeille est implacable en son inimitié,
Attaque sans frayeur, se venge sans pitié :
Sur l’ennemi blessé s’acharne avec furie,
Et laisse dans la plaie et son dard et sa vie.
Deux fois d’un miel doré ses rayons sont remplis,
Deux fois ces dons heureux tous les ans sont cueillis ;
Et lorsque abandonnant l’humide sein de l’onde
Taygète monte aux cieux pour éclairer le monde ;
Et lorsque cette nymphe, au retour des hivers,
Redescend tristement dans le gouffre des mers.
Toutefois, si l’hiver, alarmant ta prudence,
Te fait de tes essaims craindre la décadence,
Epargne leurs trésors dans ces temps malheureux,
Et n’en exige point un tribut rigoureux ;
Mais parfume leurs toits, et prends les rayons vides
Dont viennent se nourrir leurs ennemis avides.
La chenille en rampant gagne leur pavillon !
Le lourd frelon se rit de leur faible aiguillon :
Le lézard de leur miel se nourrit en silence ;
Leur travail de la guêpe engraisse l’indolence ;
Des cloportes sans nombre assiègent leur palais ;
Et l’impure araignée y suspend ses filets.
Mais plus on les épuise, et plus leur diligence
De l’état appauvri répare l’indigence.
Comme nous cependant ces faibles animaux
Eprouvent la douleur et connaissent les maux ;

Des symptômes certains toujours en avertissent :
Leur corps est décharné, leurs couleurs se flétrissent :
On les voit dans leurs murs languir emprisonnés,
Ou bien suspendre au seuil leurs essaims enchaînés ;
Tantôt leur troupe en deuil autour de ses murailles
Accompagne des morts les tristes funérailles ;
Tantôt le bruit plaintif de ce peuple aux abois
Imite l’aquilon murmurant dans les bois,
Et le reflux bruyant des ondes turbulentes,
Et le feu prisonnier dans les forges brûlantes.
Veux-tu rendre à l’abeille une utile vigueur ?
Que des sucs odorants raniment sa langueur ;
Et, dans des joncs, remplis du doux nectar qu’elle aime,
À prendre son repas invite-la toi-même.
Joins-y du raisin sec, du vin cuit dans l’airain,
Ou la pomme du chêne, ou les vapeurs du thym,
Et la rose flétrie, et l’herbe du centaure.
Mais il est une fleur plus salutaire encore.
Sur les bords tortueux qu’enrichit son limon,
Le Melle la voit naître, et lui donne son nom.
De rejetons nombreux un amas l’environne ;
D’un disque éclatant d’or sa tête se couronne ;
Mais de la violette, amante des gazons,
La pourpre rembrunie embellit ses rayons ;
Et souvent les autels, chargés de nos offrandes,
Aiment à se parer de ses riches guirlandes :
Le goût en est pourtant moins flatté que les yeux.
Dans les flots odorants d’un vin délicieux
Fais bouillir sa racine, et devant tes abeilles
De ce mets précieux fais remplir des corbeilles.
Mais si de tes essaims tout l’espoir est détruit,
Apprends par quels secrets ce peuple est reproduit :

Je vais de ce grand art éterniser la gloire,
Et dès son origine en rappeler l’histoire.
Le peuple, dont le Nil inonde les sillons,
Qui, sur des vaisseaux peints voguant dans ses vallons,
Fend les flots nourriciers du fleuve qu’il adore,
Et de son noir limon voit la verdure éclore ;
Les voisins des Persans qu’il baigne de ses eaux ;
Les lieux où, vers la mer courant par sept canaux
Il fuit les cieux brûlants témoins de sa naissance,
De cet art précieux attestent la puissance.
Ce mystère d’abord veut des réduits secrets :
Il te faut donc choisir et préparer exprès
Un lieu dont la surface, étroitement bornée,
Soit enceinte de murs, et d’un toit couronnée ;
Et que des quatre points qui divisent le jour,
Une oblique clarté se glisse en ce séjour.
Là, conduis un taureau dont les cornes naissantes
Commencent à courber leurs pointes menaçantes ;
Qu’on l’étouffe, malgré ses efforts impuissants ;
Et, sans les déchirer, qu’on meurtrisse ses flancs.
Il expire : on le laisse en cette enceinte obscure,
Embaumé de lavande, entouré de verdure.
Choisis pour l’immoler le temps où des ruisseaux
Déjà les doux zéphyrs font frissonner les eaux,
Avant que sous nos toits voltige l’hirondelle,
Et que des prés fleuris l’émail se renouvelle.
Les humeurs cependant fermentent dans son sein.
Ô surprise ! ô merveille ! Un innombrable essaim
Dans ses flancs échauffés tout à coup vient d’éclore
Sur ses pieds mal formés l’insecte rampe encore ;
Sur des ailes bientôt il s’élève en tremblant ;
Plus vigoureux enfin, le bataillon volant
S’élance, aussi pressé que ces gouttes nombreuses

Qu’épanche un ciel brûlant sur les plaines poudreuses ;
Ou que ces traits, dans l’air élancés à la fois,
Quand les Parthes guerriers épuisent leurs carquois.
Muses, révélez-nous l’auteur de ces merveilles.
Possesseur autrefois de nombreuses abeilles,
Aristée avait vu ce peuple infortuné
Par la contagion, par la faim moissonné :
Aussitôt, des beaux lieux que le Pénée arrose,
Vers la source sacrée où le fleuve repose
Il arrive ; il s’arrête, et, tout baigné de pleurs,
À sa mère, en ces mots, exhale ses douleurs :
« Déesse de ces eaux, ô Cyrène ! ô ma mère !
Si je puis me vanter qu’Apollon est mon père,
Hélas ! du sang des dieux n’as-tu formé ton fils
Que pour l’abandonner aux destins ennemis ?
Ma mère, qu’as-tu fait de cet amour si tendre ?
Où sont donc ces honneurs où je devais prétendre ?
Hélas ! Parmi les dieux j’espérais des autels,
Et je languis sans gloire au milieu des mortels !
Ce prix de tant de soins qui charmait ma misère,
Mes essaims ne sont plus, et vous êtes ma mère !
Achevez ; de vos mains ravagez ces coteaux,
Embrasez mes moissons, immolez mes troupeaux ;
Dans ces jeunes forêts allez porter la flamme,
Puisque l’honneur d’un fils ne touche point votre âme. »
Cyrène entend sa voix au fond de son séjour :
Près d’elle, en ce moment, les nymphes de sa cour
Filaient d’un doigt léger des laines verdoyantes ;
Leurs beaux cheveux tombaient en tresses ondoyantes.
Là sont la jeune Opis aux yeux pleins de douceur,
Et Clio toujours fière, et Béroé sa sœur :
Toutes deux se vantant d’une illustre origine,
Etalant toutes deux l’or, la pourpre et l’hermine ;
Et la brune Nésée, et la blonde Phyllis,
Thalie au teint de rose, Éphyre au teint de lis ;
Près d’elle Cymodoce, à la taille légère,
Cydippe vierge encor, Lycoris déjà mère ;

Vous, Aréthuse, enfin, que l’on vit autrefois
Presser d’un pas léger les habitants des bois.
Pour charmer leur ennui, Clymène au milieu d’elles
Leur racontait des dieux les amours infidèles,
Et Vénus de Vulcain trompant les yeux jaloux,
Et le bonheur de Mars, et ses larcins si doux.
Tandis qu’à l’écouter les nymphes attentives
Font tourner leurs fuseaux entre leurs mains actives,
Du malheureux berger la gémissante voix
Parvient jusqu’à sa mère une seconde fois.
Cyrène s’en émeut ; ses compagnes timides
Ont tressailli d’effroi dans leurs grottes humides :
Aréthuse, cherchant d’où partent ces sanglots,
Montre ses blonds cheveux sous la voûte des flots :
« Ô ma sœur ! Tu sentais de trop justes alarmes ;
Ton fils, ton tendre fils, tout baigné de ses larmes,
Paraît au bord des eaux accablé de douleurs ;
Et sa mère est, dit-il, insensible à ses pleurs. »
« Mon fils ! répond Cyrène en pâlissant de crainte ;
Qu’il vienne : et quel est donc le sujet de sa plainte ?
Qu’on amène mon fils, qu’il paraisse à mes yeux ;
Mon fils a droit d’entrer dans le palais des dieux :
Fleuve, retire-toi. » L’onde respectueuse,
À ces mots suspendant sa course impétueuse,
S’ouvre, et, se repliant en deux monts de cristal,
Le porte mollement au fond de son canal.
Le jeune dieu descend ; il s’étonne, il admire
Le palais de sa mère et son liquide empire,
Il écoute le bruit des flots retentissants,
Contemple le berceau de cent fleuves naissants,
Qui, sortant en grondant de leur grotte profonde,
Promènent en cent lieux leur course vagabonde.
De là partent le Phase et le vaste Lycus,
Le père des moissons, le riche Caïcus,
L’Énipée orgueilleux d’orner la Thessalie ;
Le Tibre, encor plus fier de baigner l’Italie ;
L’Hypanis se brisant sur des rochers affreux,

Et l’Anio paisible, et l’Eridan fougueux,
Qui, roulant à travers des campagnes fécondes,
Court dans les vastes mers ensevelir ses ondes.
Mais enfin il arrive à ce brillant palais,
Que les flots ont creusé dans un roc toujours frais :
Sa mère en l’écoutant sourit, et le rassure ;
Les nymphes sur ses mains épanchent une eau pure,
Offrent pour les sécher de fins tissus de lin ;
On fait fumer l’encens, on fait couler le vin.
« Prends ce vase, ô mon fils ! Afin qu’il nous seconde,
Invoquons l’océan, le vieux père du monde.
Et vous, reines des eaux, protectrices des bois,
Entendez-moi, mes sœurs. » Elle dit ; et trois fois
Le feu sacré reçut la liqueur pétillante :
Trois fois jaillit dans l’air une flamme brillante.
Elle accepte l’augure, et poursuit en ces mots :
« Protée, ô mon cher fils ! peut seul finir tes maux.
C’est lui que nous voyons, sur ces mers qu’il habite,
Atteler à son char les monstres d’Amphitrite.
Pallène est sa patrie ; et, dans ce même jour,
Vers ces bords fortunés il hâte son retour.
Les nymphes, les tritons, tous, jusqu’au vieux Nérée,
Respectent de ce dieu la science sacrée ;
Ses regards pénétrants, son vaste souvenir,
Embrassent le présent, le passé, l’avenir ;
Précieuse faveur du dieu puissant des ondes,
Dont il paît les troupeaux dans les plaines profondes.
Par lui tu connaîtras d’où naissent tes revers ;
Mais il faut qu’on l’y force en le chargeant de fers.
On a beau l’implorer ; son cœur, sourd à la plainte,
Résiste à la prière, et cède à la contrainte.
Moi-même, quand Phébus, partageant l’horizon,
De ses feux dévorants jaunira le gazon,
À l’heure où les troupeaux goûtent le frais de l’ombre,
Je guiderai tes pas vers une grotte sombre,
Où sommeille ce dieu, sorti du sein des flots.

Là tu le surprendras dans les bras du repos.
Mais à peine on l’attaque, il fuit, il prend la forme
D’un tigre furieux, d’un sanglier énorme ;
Serpent, il s’entrelace ; et lion, il rugit ;
C’est un feu qui pétille, un torrent qui mugit.
Mais plus il t’éblouit par mille formes vaines,
Plus il faut resserrer l’étreinte de ses chaînes,
Redoubler tes assauts, épuiser ses secrets,
Et forcer ton captif à reprendre ses traits. »
Sur son fils, à ces mots, sa main officieuse
Répand d’un doux parfum l’essence précieuse :
Cette pure ambroisie embaume ses cheveux,
Rend son corps plus agile et ses bras plus nerveux.
Au sein des vastes mers s’avance un mont sauvage
Où le flot mugissant, brisé par le rivage,
Se divise, et s’enfonce en un profond bassin,
Qui reçoit les nochers dans son paisible sein.
Là, dans un antre obscur se retirait Protée :
Cyrène le prévient, y conduit Aristée,
Le place loin du jour dans l’ombre de ces lieux,
Se couvre d’un nuage, et se dérobe aux yeux.
Déjà le chien brûlant dont l’Inde est dévorée
Vomissait tous ses feux sur la plaine altérée ;
Déjà l’ardent midi, desséchant les ruisseaux,
Jusqu’au fond de leur lit avait pompé leurs eaux :
Pour respirer le frais dans sa grotte profonde,
Protée en ce moment quittait le sein de l’onde ;
Il marche ; près de lui le peuple entier des mers
Bondit, et fait au loin jaillir les flots amers :
Tous ces monstres épars s’endorment sur la rive.
Alors, tel qu’un berger, quand la nuit sombre arrive,

Lorsque le loup s’irrite aux cris du tendre agneau,
Le dieu sur son rocher compte au loin son troupeau.
À peine il s’assoupit, que le fils de Cyrène
Accourt, pousse un grand cri, le saisit et l’enchaîne.
Le vieillard de ses bras sort en feu dévorant ;
Il s’échappe en lion, il se roule en torrent.
Enfin, las d’opposer une défense vaine,
Il cède ; et se montrant sous une forme humaine :
« Jeune imprudent, dit-il, qui t’amène en ce lieu ?
Parle, que me veux-tu ? » « Vous le savez, grand dieu,
Oui, vous le savez trop, lui répond Aristée ;
Le livre des destins est ouvert à Protée :
L’ordre des immortels m’amène devant vous :
Daignez... » Le dieu, roulant des yeux pleins de courroux,
À peine de ses sens dompte la violence,
Et tout bouillant encor rompt ainsi le silence :
« Tremble, un dieu te poursuit ! Pour venger ses douleurs,
Orphée a sur sa tête attiré ces malheurs ;
Mais il n’a pas au crime égalé le supplice.
Un jour tu poursuivais sa fidèle Eurydice ;
Eurydice fuyait, hélas ! et ne vit pas
Un serpent que les fleurs recelaient sous ses pas.
La mort ferma ses yeux : les nymphes ses compagnes
De leurs cris douloureux remplirent les montagnes ;
Le Thrace belliqueux lui-même en soupira ;
Le Rhodope en gémit, et l’Èbre en murmura.
Son époux s’enfonça dans un désert sauvage :
Là, seul, touchant sa lyre, et charmant son veuvage,
Tendre épouse ! c’est toi qu’appelait son amour,

Toi qu’il pleurait la nuit, toi qu’il pleurait le jour.
C’est peu : malgré l’horreur de ses profondes voûtes,
Il franchit de l’enfer les formidables routes ;
Et, perçant ces forêts où règne un morne effroi,
Il aborda des morts l’impitoyable roi,
Et la Parque inflexible, et les pâles Furies,
Que les pleurs des humains n’ont jamais attendries.
Il chantait ; et ravis jusqu’au fond des enfers,
Au bruit harmonieux de ses tendres concerts,
Les légers habitants de ces obscurs royaumes,
Des spectres pâlissants, de livides fantômes,
Accouraient, plus pressés que ces oiseaux nombreux
Qu’un orage soudain ou qu’un soir ténébreux
Rassemble par milliers dans les bocages sombres ;
Des mères, des héros, aujourd’hui vaines ombres,
Des vierges que l’hymen attendait aux autels,
Des fils mis au bûcher sous les yeux paternels,
Victimes que le Styx, dans ses prisons profondes,
Environne neuf fois des replis de ses ondes ;
Et qu’un marais fangeux, bordé de noirs roseaux,
Entoure tristement de ses dormantes eaux.
L’enfer même s’émut ; les fières Euménides
Cessèrent d’irriter leurs couleuvres livides ;
Ixion immobile écoutait ses accords ;
L’hydre affreuse oublia d’épouvanter les morts ;
Et Cerbère, abaissant ses têtes menaçantes,
Retint sa triple voix dans ses gueules béantes.
« Enfin il revenait triomphant du trépas :
Sans voir sa tendre amante, il précédait ses pas ;
Proserpine à ce prix couronnait sa tendresse :
Soudain ce faible amant, dans un instant d’ivresse,
Suivit imprudemment l’ardeur qui l’entraînait,
Bien digne de pardon, si l’enfer pardonnait !
« Presque aux portes du jour, troublé, hors de lui-même,
Il s’arrête, il se tourne... il revoit ce qu’il aime !
C’en est fait ; un coup d’œil a détruit son bonheur ;
Le barbare Pluton révoque sa faveur,

Et des enfers, charmés de ressaisir leur proie,
Trois fois le gouffre avare en retentit de joie.
Eurydice s’écrie : « Ô destin rigoureux !
Hélas ! Quel dieu cruel nous a perdus tous deux ?
Quelle fureur ! Voilà qu’au ténébreux abîme
Le barbare destin rappelle sa victime.
Adieu ; déjà je sens dans un nuage épais
Nager mes yeux éteints, et fermés pour jamais.
Adieu, mon cher Orphée ! Eurydice expirante
En vain te cherche encor de sa main défaillante ;
L’horrible mort, jetant un voile autour de moi,
M’entraîne loin du jour, hélas ! et loin de toi. »
Elle dit, et soudain dans les airs s’évapore.
Orphée en vain l’appelle, en vain la suit encore,
Il n’embrasse qu’une ombre ; et l’horrible nocher
De ces bords désormais lui défend d’approcher.
Alors, deux fois privé d’une épouse si chère,
Où porter sa douleur ? Où traîner sa misère ?
Par quels sons, par quels pleurs fléchir le dieu des morts ?
Déjà cette ombre froide arrive aux sombres bords.
« Près du Strymon glacé, dans les antres de Thrace,
Durant sept mois entiers il pleura sa disgrâce :
Sa voix adoucissait les tigres des déserts,
Et les chênes émus s’inclinaient dans les airs.
Telle sur un rameau durant la nuit obscure,
Philomèle plaintive attendrit la nature,
Accuse en gémissant l’oiseleur inhumain,
Qui, glissant dans son nid une furtive main,
Ravit ces tendres fruits que l’amour fit éclore,
Et qu’un léger duvet ne couvrait pas encore.
Pour lui plus de plaisir, plus d’hymen, plus d’amour.
Seul parmi les horreurs d’un sauvage séjour,
Dans ces noires forêts du soleil ignorées,
Sur les sommets déserts des monts hyperborées,
Il pleurait Eurydice, et, plein de ses attraits,
Reprochait à Pluton ses perfides bienfaits.
En vain mille beautés s’efforçaient de lui plaire :

Il dédaigna leurs feux, et leur main sanguinaire,
La nuit, à la faveur des mystères sacrés,
Dispersa dans les champs ses membres déchirés.
L’Hèbre roula sa tête encor toute sanglante :
Là, sa langue glacée et sa voix expirante,
Jusqu’au dernier soupir formant un faible son,
D’Eurydice, en flottant, murmurait le doux nom :
Eurydice ! ô douleur ! Touchés de son supplice,
Les échos répétaient, Eurydice ! Eurydice ! »
Le devin dans la mer se replonge à ces mots,
Et du gouffre écumant fait tournoyer les flots.
Cyrène de son fils vient calmer les alarmes :
« Cher enfant, lui dit-elle, essuie enfin tes larmes ;
Tu connais ton destin. Eurydice autrefois
Accompagnait les chœurs des nymphes de ces bois ;
Elles vengent sa mort : toi, fléchis leur colère :
On désarme aisément leur rigueur passagère.
Sur le riant Lycée, où paissent tes troupeaux,
Va choisir à l’instant quatre jeunes taureaux ;
Choisis un nombre égal de génisses superbes,
Qui des prés émaillés foulent en paix les herbes ;
Pour les sacrifier élève quatre autels ;
Et, les faisant tomber sous les couteaux mortels,
Laisse leurs corps sanglants dans la forêt profonde.
Quand la neuvième aurore éclairera le monde,
Au déplorable époux dont tu causas les maux,
Offre une brebis noire et la fleur des pavots ;
Enfin, pour satisfaire aux mânes d’Eurydice,
De retour dans les bois, immole une génisse. »
Elle dit : le berger dans ses nombreux troupeaux
Va choisir à l’instant quatre jeunes taureaux ;
Immole un nombre égal de génisses superbes,
Qui des prés émaillés foulaient en paix les herbes.

Pour la neuvième fois quand l’aurore parut,
Au malheureux Orphée il offrit son tribut,
Et rentra plein d’espoir dans la forêt profonde.
Ô prodige ! Le sang, par sa chaleur féconde,
Dans le flanc des taureaux forme un nombreux essaim ;
Des peuples bourdonnants s’échappent de leur sein,
Comme un nuage épais dans les airs se répandent,
Et sur l’arbre voisin en grappes se suspendent.
Ma muse ainsi chantait les rustiques travaux,
Les vignes, les essaims, les moissons, les troupeaux,
Lorsque César, l’amour et l’effroi de la terre,
Faisait trembler l’Euphrate au bruit de son tonnerre,
Rendait son joug aimable à l’univers dompté,
Et marchait à grands pas vers l’immortalité.
Et moi je jouissais d’une retraite obscure ;
Je m’essayais dans Naples à peindre la nature,
Moi qui, dans ma jeunesse, à l’ombre des vergers,
Célébrais les amours et les jeux des bergers.