Hellé/07

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Calmann-Lévy (p. 28-33).

VII


Je m’attachai rapidement à madame Marboy, et bientôt notre sympathie devint une sérieuse affection. Je me plus à passer des journées entières dans le petit salon douillet, aux meubles pâles, aux tentures citron, que parfumaient des roses de Nice. Madame Marboy, toujours vêtue de gris ou de mauve, une dentelle sur les cheveux, se tenait à l’angle de la cheminée, tout près d’une frêle table à ouvrage. Quand des visiteurs arrivaient, je préparais moi-même les tasses de thé et les friandises, que j’offrais comme eût fait la fille de la maison. Les amis de madame Marboy ne ressemblaient point aux gens affairés, ambitieux et doctes qui fréquentaient chez les Gérard. C’étaient des dames mûres et paisibles, de vieux messieurs bienveillants, quelques jeunes gens titrés, élégants et graves. Bien que madame Marboy vécût simplement et n’allât jamais dans le monde, elle était apparentée à de riches familles de l’aristocratie et de la bourgeoisie de robe. Je m’expliquais par ces alliances les quelques préjugés qu’elle gardait sans jamais les ériger en lois. Elle aimait les manières exquises, les jolis compliments, les nuances infinies du sentiment qui composaient, disait-elle, l’aristocratie du cœur. Elle avait reçu l’instruction superficielle que les religieuses des Oiseaux ou du Sacré-Cœur donnaient aux jeunes filles de son temps ; elle savait un peu d’anglais et d’italien ; elle jouait du piano, chantait encore à ravir des airs de Bellini et de Donizetti, et faisait ses délices de Musset et de Lamartine. Très bonne, avec une pointe de malice, elle prenait ses émotions pour des opinions qu’elle exprimait avec grâce et qu’elle prétendait justifier par des anecdotes. Sa logique n’était pas toujours sûre, mais elle contait avec tant de charme qu’on ne s’en lassait point. Mariée très jeune à un homme qu’elle adorait, elle n’avait souffert que du regret de n’être point mère et de son veuvage prématuré. Des amitiés ferventes réchauffaient encore ses beaux soixante ans.


TOUJOURS VÊTUE DE GRIS…

Je devais être pour cette aimable femme un perpétuel sujet d’étonnement.

Un après-midi de février, comme nous étions seules, elle me raconta un épisode de ses fiançailles, et, me voyant rêveuse, les yeux fixés sur le foyer, elle me dit :

— Peut-être, ma petite amie, jugez-vous bien puéril ce radotage de vieille femme. Mais vous avez dix-neuf ans : bientôt vous serez aimée, vous aimerez.

Je secouai la tête. Madame Marboy posa sa main sur mes cheveux :

— Aucun rêve n’habite sous ce front calme, sous cette chevelure blonde ?

— Aucun, répondis-je, et je me demande même si la race des hommes qui peuvent inspirer l’amour n’est pas tout à fait perdue.

— Pourquoi donc, mon enfant ?


PEUT-ÊTRE MA PETITE AMIE…

— Les hommes que j’ai vus chez madame Gérard n’appartiennent évidemment pas à cette race. Ils sont tous préoccupés de leur situation, de leur avenir, des modifications matérielles que le mariage apportera dans leur existence. Ils sont jeunes pourtant. Quelques-uns sont beaux. Mais rien, en eux, rien ne peut inspirer l’amour. Aussi ne le demandent-ils pas. Ils se contenteront d’une affection honnête et médiocre, d’un compromis entre l’intérêt et l’amitié.

— Qui vous a si bien instruite, bon Dieu ! Vous ne lisez pas de romans ?

— Jamais je n’ai ouvert un roman, mais j’ai des yeux et des oreilles, et, n’étant point embarrassée de préjugés, je sens plus vivement peut-être et plus finement qu’une autre jeune fille, le contraste perpétuel entre ce qu’on dit et ce qu’on fait, ce qu’on prétend être et ce qu’on est réellement, ce qu’on parait souhaiter et ce qu’on exige. Dans le courant de cet hiver, il s’est fait trois mariages chez madame Gérard. J’ai fort bien vu qu’une fausse ingénue épousait un faux homme d’affaires, qu’une pédante infatuée épousait un demi-savant. Le troisième couple pratiquait une indifférence réciproque, si naïvement étalée qu’on ne pouvait s’empêcher de sourire en voyant l’effroyable ennui qui saisissait les fiancés quand la bonne madame Gérard leur ménageait de décents tête-à-tête. On parlait beaucoup de la belle position des jeunes gens, de l’influence et des hautes relations des futurs beaux-pères, des grâces et vertus des fiancés, et, quand madame Gérard ajoutait, par habitude, que ces beaux mariages étaient tous des mariages d’inclination, je me demandais si ses auditeurs étaient réellement des imbéciles ou s’ils se croyaient tenus de passer pour tels.

— Vous êtes féroce, Hellé. Il est vrai que le souci des convenances mondaines impose souvent des attitudes ridicules, d’autant plus ridicules que personne ne s’y trompe ; mais l’apparente indifférence des fiancés est peut-être une de ces attitudes et rien de plus. Qui vous dit que mesdemoiselles Dupont et Mazuriau n’aiment pas leurs futurs maris ?

— J’accorde qu’elles peuvent éprouver une espèce d’amour, un sentiment composé de plusieurs sentiments, tels que la curiosité, la vanité, l’ambition, etc. Mais l’amour même ?… Bien que je ne le connaisse point, je devine qu’il est aux fiançailles des Dupont et des Mazuriau ce que le soleil est aux chandelles.

— Eh ! chère petite, l’amour, c’est surtout la grande illusion. Celui que vous aimerez sera-t-il très différent des pauvres garçons que vous traitez si mal ? Vous le verrez différent, et cela suffira.

— Ah ! madame, il est donc probable que je n’aimerai jamais.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’ai pas reçu l’éducation qui permet à une fille intelligente d’aimer un homme tel que les fiancés des demoiselles Dupont et Mazuriau. Le mariage ne m’offre aucun réel avantage social, puisque je suis libre, beaucoup plus libre qu’une femme, affranchie de la surveillance qui devient odieuse aux jeunes filles de vingt ans, protégée par mon oncle et non point opprimée, parfaitement maîtresse de mes actes et de mes paroles. N’étant point esclave, ne m’ennuyant point, je serais folle d’échanger mon indépendance heureuse contre la tutelle et la compagnie d’un homme que je n’aimerais pas infiniment. Et comment pourrais-je aimer, infiniment, un médiocre ?

— Pauvre Hellé ! Votre cœur dort. Croyez-vous qu’un homme de génie, seul, puisse l’éveiller ? Le bonheur, ma chérie, habite une sphère moyenne et tempérée. Les grands vents, le grand soleil, flétrissent vite sa douce fleur.

Elle resta un instant songeuse.

— Savez-vous, reprit-elle, que je suis presque effrayée quand je considère votre avenir. Vous êtes si différente de la femme telle que je la conçois ! Votre beauté, votre intelligence, l’extrême hardiesse de votre esprit seront-elles des éléments de félicité ou de désastre ? La femme, à mon avis, est un être de tendresse et de sacrifice, supérieur à l’homme par le sentiment, inférieur dans l’ordre intellectuel. Je la veux appuyée au bras de l’époux, penchée sur le berceau de l’enfant, agenouillée devant Dieu… Vous ne croyez pas en Dieu, Hellé… Quand les philosophes viennent me parler de l’Âme universelle, je me bouche les oreilles, et je ne veux pas être convaincue, car il me faut un Dieu moins vague, moins indifférent. J’ai vu, chez votre oncle, une Pallas que vous aimez. Elle représente votre idéal de raison et de sagesse, mais elle n’est pas humaine ; elle ignore l’amour et n’a point d’enfant dans les bras.

— La Vierge catholique est-elle humaine, elle, dont la maternité ne fut glorieuse que par la réprobation de l’amour ?… Ne vous désolez pas, chère madame ; j’ai reçu, quoi que vous en pensiez, une forte éducation morale, et ce sont les plus grands parmi les hommes qui m’ont enseigné mon devoir. Mon devoir est-il de me mutiler, de m’humilier, de chercher le sacrifice comme but, d’aimer la douleur ? Je ne le crois point. Mon devoir est de réaliser la femme que je puis être, et d’être heureuse en aidant au bonheur d’autrui. J’ai le respect de la vérité, l’horreur de ce qui diminue et avilit. Ce que vous appelez mon orgueil constitue ma vertu même.

— Puisse cet orgueil vous guider et vous défendre !… Mais voici quelqu’un. Voulez-vous sonner pour le thé ?

La porte du salon s’ouvrit. Un jeune homme entra et vint baiser la main de la vieille dame.

— Bonjour, Maurice, dit madame Marboy en souriant à ce joli rite suranné du baise-main. Je me croyais oubliée ; mais, dès que vous paraissez, on vous pardonne. Comment va votre cousine de Nébriant ?

— À merveille, chère madame. Elle est tout occupée par les répétitions d’un drame de Mæterlinck qu’on va jouer chez elle, prochainement. Pour moi, j’ai mille excuses à faire…

— Tenez-les pour faites et n’en parlons plus, Maurice ; vous me trouvez en bien belle et bien jeune compagnie. Il faut que je vous présente à mademoiselle de Riveyrac. Hellé, je vous présente Maurice Clairmont, un poète, un futur grand homme que j’ai connu tout enfant.

Je répondis au salut du jeune homme, et quand nous eûmes repris nos places, je sentis son regard m’effleurer, me fuir, revenir sur moi avec persistance.



MAURICE CLAIRMONT…

Maurice Clairmont n’avait pas trente ans. Il était svelte et robuste, d’une figure si heureuse qu’elle attirait la sympathie comme un aimant. Ce visage mat, ces touffes de cheveux noirs et lustrés comme des plumes, la splendeur des dents, l’éclat bleu des prunelles, composaient un type de beauté virile vraiment digne d’un poète et qu’aucune femme ne devait regarder froidement.

— Madame de Nébriant est toujours une fervente de Mæterlinck, disait madame Marboy. Je l’admire de résister aux ennuis et aux fatigues que comportent toujours les représentations d’amateurs. Je pense à la boutade de Molière : « Singuliers animaux à mener que des comédiens ! » Qu’est-ce donc quand ces comédiens sont des gens du monde !

— Vous n’assisterez pas à la représentation ?

— Votre aimable cousine m’excusera. Je suis trop vieille. Les veilles me tuent et votre Mæterlinck me fait peur. Vous me raconterez la fête, mon cher Maurice.

— Mais je n’y dois point assister. Mon ami Clauzet, le peintre, m’emmène en Grèce. Il y a de nouveaux troubles du côté de la Macédoine ; on parle d’une guerre prochaine. Je serais charmé de combattre pour la divine Hellas. Mais, si la révolte prétendue n’aboutit point, nous passerons l’hiver dans les îles, et j’y achèverai mon drame de Sapho.

— Heureux homme !… Tenez, vos premières paroles vous ont acquis l’estime de mademoiselle de Riveyrac. Elle vous considère avec envie, n’en doutez point.

— Qu’ai-je fait pour mériter cet honneur ? dit M. Clairmont en riant.

— Hellé est une personne d’un autre temps, une jolie païenne. Vous n’ignorez point les travaux de son oncle, monsieur Sylvain de Riveyrac ?

— L’auteur de la Morale antique, un philosophe plus artiste que bien des artistes ? Ah ! que je serais heureux de le rencontrer !

— Je regrette fort que mon oncle soit absent, dis-je, un peu troublée par ce regard bleu qui chatoyait entre les cils sombres comme un martin-pêcheur dans les roseaux.

— Maurice, s’écria madame Marboy, il faut que vous connaissiez monsieur de Riveyrac ! Venez dîner ici, samedi, vous rencontrerez monsieur de Riveyrac et sa charmante nièce… Oh ! ne me répondez pas que vous êtes très occupé, que les belles dames se disputent l’honneur de vos visites… Si vous refusez, nous nous brouillerons.

— Pourquoi me priverais-je d’un très grand plaisir ? Je me permettrai, seulement, chère madame, de vous amener un convive…

— Accordé… Et ce convive ?…

— C’est votre propre neveu. Je devais passer la soirée avec lui.

— Cet original d’Antoine ? Il ne viendra pas.

— Madame Marboy, comme vous jugez mal votre neveu ! Que doit penser mademoiselle de Riveyrac ?

— Hellé ne connaît pas Antoine… Ma chère enfant, le personnage dont nous parlons est mon neveu, un être sombre et bizarre, qui travaille comme un bénédictin, vit comme un anachorète, et se soucie peu de plaire aux jeunes filles.

— Assurément, Genesvrier est mal vu des dames, dit le jeune homme en souriant. Il ne sait ni ne veut leur parler le langage qu’elles aiment et ne pense qu’à réformer l’humanité ! Il est le fidèle ami, le disciple du fameux Jacques Laurent.

— Jacques Laurent, le pamphlétaire de l’Avenir social ? J’ai entendu mon oncle parler de lui avec admiration.

— Laurent est un grand écrivain, mais un rêveur d’utopies… tout comme Genesvrier !

— Hellé, ma mignonne, un peu de thé ? dit madame Marboy.

Une vapeur montait du samovar. Le reflet des lampes, empruntant une exquise nuance rose au crêpe des abat-jour, adoucissait le citron acide des tentures. Tout plaisait à mes yeux : les soies brillantes et molles, la gaieté du feu clair, la délicatesse des porcelaines et les menus ustensiles d’argent.

Maurice Clairmont parla de son voyage. Les noms des îles et des cités où s’était souvent égaré mon rêve prenaient une ampleur sonore quand il les prononçait. Madame Marboy s’étant peu à peu retirée de la conversation, ce ne fut bientôt qu’un duo, coupé par les petits soins du five o’clock, égayé par le jeune rire du poète, et si charmant qu’il me parut trop court. Mais six heures sonnaient. Je devais partir. On convint de reprendre, le samedi suivant, la causerie interrompue.