Hernani (Hetzel, 1889)/Acte IV
ACTE QUATRIÈME
LE TOMBEAU
Scène Première
C’est ici.
Que je vais dans ma main les tenir tous ensemble !
Ah ! monsieur l’électeur de Trèves, c’est ici !
Vous leur prêtez ce lieu ? Certe, il est bien choisi !
Un noir complot prospère à l’air des catacombes.
Il est bon d’aiguiser les stylets sur des tombes.
Pourtant, c’est jouer gros. La tête est de l’enjeu,
Messieurs les assassins ! et nous verrons. — Pardieu !
Ils font bien de choisir pour une telle affaire
Un sépulcre, — ils auront moins de chemin à faire.
À don Ricardo.
Ces caveaux sous le sol s’étendent-ils bien loin ?
Jusques au château fort.
C’est plus qu’il n’est besoin.
D’autres, de ce côté, vont jusqu’au monastère
D’Altenheim…
Bien. — Une fois encor, comte, redites-moi
Les noms etles griefs, où, comment, et pourquoi.
Gotha.
Il veut un allemand d’Allemagne à l’Empire.
Hohenbourg.
L’enfer avec François que le ciel avec moi.
Don Gil Tellez Giron.
Il se révolte donc contre son roi, l’infâme !
On dit qu’il vous trouva chez Madame Giron
Un soir que vous veniez de le faire baron.
Il veut venger l’honneur de sa tendre compagne.
C’est donc qu’il se révolte alors contre l’Espagne.
— Qui nomme-t-on encore ?
Le révérend Vasquez, évêque d’Avila.
Est-ce aussi pour venger la vertu de sa femme ?
Puis Guzman De Lara, mécontent, qui réclame
Le collier de votre ordre.
Si ce n’est qu’un collier qu’il lui faut, il l’aura.
Le duc de Lutzelbourg. Quant aux plans qu’on lui prête…
Le duc de Lutzelbourg est trop grand de la tête.
Juan de Haro, qui veut Astorga.
Ont toujours fait doubler la solde du bourreau.
C’est tout.
Cela ne fait que sept, et je n’ai pas mon compte.
Ah ! je ne nomme pas quelques bandits, gagés
Par Trève ou par la France…
Dont le poignard, toujours prêt à jouer son rôle,
Tourne aux plus gros écus, comme l’aiguille au pôle !
Pourtant j’ai distingué deux hardis compagnons,
Tous deux nouveaux venus. Un jeune, un vieux.
Le plus jeune a vingt ans.
C’est dommage.
Le vieux, soixante au moins.
Et l’autre ne l’a plus. Tant pis. J’en prendrai soin.
Le bourreau peut compter sur mon aide au besoin.
Ah ! loin que mon épée aux factions soit douce,
Je la lui prêterai si sa hache s’émousse,
Comte, et pour l’élargir, je coudrai, s’il le faut,
Ma pourpre impériale au drap de l’échafaud.
— Mais serai-je empereur seulement ?
À cette heure assemblé, délibère.
Ils nommeront François premier, ou leur Saxon,
Leur Frédéric le Sage ! — Ah ! Luther a raison,
Tout va mal ! — Beaux faiseurs de majestés sacrées !
N’acceptant pour raisons que les raisons dorées !
Un Saxon hérétique ! un comte palatin
Imbécile ! un primat de Trèves libertin !
— Quant au roi de Bohême, il est pour moi. — Des princes
De Hesse, plus petits encor que leurs provinces !
De jeunes idiots ! des vieillards débauchés !
Des couronnes, fort bien ! mais des têtes ? cherchez !
Des nains ! que je pourrais, concile ridicule,
Dans ma peau de lion emporter comme Hercule !
Et qui, démaillotés du manteau violet,
Auraient la tête encor de moins que Triboulet !
— Il me manque trois voix, Ricardo ! tout me manque !
Oh ! je donnerais Gand, Tolède et Salamanque,
Mon ami Ricardo, trois villes à leur choix,
Pour trois voix, s’ils voulaient ! Vois-tu pour ces trois voix
Oui, trois de mes cités de Castille ou de Flandre,
Je les donnerais ! — sauf, plus tard, à les reprendre !
Don Ricardo salue profondément le roi et met son chapeau sur sa tête.
— Vous vous couvrez ?
Ambitieux de rien ! — Engeance intéressée !
Comme à travers la nôtre ils suivent leur pensée !
Basse-cour où le roi, mendié sans pudeur,
À tous ces affamés émiette la grandeur !
Le reste, rois et ducs ! qu’est cela ?
Qu’ils prendront votre altesse.
J’ai du malheur en tout. — S’il fallait rester roi !
Bast ! empereur ou non, me voilà grand d’Espagne.
Sitôt qu’ils auront fait l’empereur d’Allemagne,
Quel signal à la ville annoncera son nom ?
Si c’est le duc de Saxe, un seul coup de canon.
Deux, si c’est le français. Trois, si c’est votre altesse.
Et cette doña Sol ! Tout m’irrite et me blesse !
Comte, si je suis fait empereur, par hasard,
Cours la chercher. Peut-être on voudra d’un césar !
Votre altesse est bien bonne !
Je n’ai point dit encor ce que je veux qu’on pense.
— Quand saura-t-on le nom de l’élu ?
Dans une heure au plus tard.
— Mais écrasons d’abord ce ramas qui conspire,
Et nous verrons après à qui sera l’empire.
— Ce Corneille Agrippa pourtant en sait bien long !
Dans l’océan céleste il a vu treize étoiles
Vers la mienne du nord venir à pleines voiles.
J’aurai l’empire, allons ! — Mais d’autre part on dit
Que l’abbé Jean Trithème à François l’a prédit.
— J’aurais dû, pour mieux voir ma fortune éclaircie,
Avec quelque armement aider la prophétie !
Toutes prédictions du sorcier le plus fin
Viennent bien mieux à terme et font meilleure fin
Quand une bonne armée, avec canons et piques,
Gens de pied, de cheval, fanfares et musiques,
Prête à montrer la route au sort qui veut broncher,
Leur sert de sage-femme et les fait accoucher.
Lequel vaut mieux, Corneille Agrippa ? Jean Trithème ?
Celui dont une armée explique le système,
Qui met un fer de lance au bout de ce qu’il dit,
Et compte maint soudard, lansquenet ou bandit,
Dont l’estoc, refaisant la fortune imparfaite,
Taille l’événement au plaisir du prophète.
— Pauvres fous ! qui, l’œil fier, le front haut, visent droit
À l’empire du monde et disent : J’ai mon droit.
Ils ont force canons, rangés en longues files,
Dont le souffle embrasé ferait fondre des villes,
Ils ont vaisseaux, soldats, chevaux, et vous croyez
Qu’ils vont marcher au but sur les peuples broyés…
Bast ! au grand carrefour de la fortune humaine,
Qui mieux encor qu’au trône à l’abîme nous mène,
À peine ils font trois pas, qu’indécis, incertains,
Tâchant en vain de lire au livre des destins,
Ils hésitent, peu sûrs d’eux-même, et dans le doute
Au nécromant du coin vont demander leur route !
À don Ricardo.
— Va-t’en. C’est l’heure où vont venir les conjurés.
Ah ! la clef du tombeau ?
Au comte de Limbourg, gardien capitulaire,
Qui me l’a confiée et fait tout pour vous plaire.
Fais tout ce que j’ai dit ! tout !
Altesse !
Il faut trois coups de canon, n’est-ce pas ?
Carlos, resté seul, tombe dans une profonde rêverie. Son bras se croisent, sa tête fléchit sur sa poitrine ; puis il se relève et se tourne vers le tombeau.
Scène II
Charlemagne, pardon ! ces voûtes solitaires
Ne devraient répéter que paroles austères.
Tu t’indignes sans doute à ce bourdonnement
Que nos ambitions font sur ton monument.
— Charlemagne est ici ! Comment, sépulcre sombre,
Peux-tu sans éclater contenir si grande ombre ?
Es-tu bien là, géant d’un monde créateur,
Et t’y peux-tu coucher de toute ta hauteur ?
— Ah ! c’est un beau spectacle à ravir la pensée,
Que l’Europe, ainsi faite, et comme il l’a laissée !
Un édifice, avec deux hommes au sommet,
Deux chefs élus auxquels tout roi né se soumet.
Presque tous les états, duchés, fiefs militaires,
Royaumes, marquisats, tous sont héréditaires,
Mais le peuple a parfois son pape ou son césar,
Tout marche, et le hasard corrige le hasard.
De là vient l’équilibre, et toujours l’ordre éclate.
Électeurs de drap d’or, cardinaux d’écarlate,
Double sénat sacré, dont la terre s’émeut,
Ne sont là qu’en parade, et Dieu veut ce qu’il veut.
Qu’une idée, au besoin des temps, un jour éclose,
Elle grandit, va, court, se mêle à toute chose,
Se fait homme, saisit les cœurs, creuse un sillon ;
Maint roi la foule aux pieds ou lui met un bâillon ;
Mais qu’elle entre un matin à la diète, au conclave,
Et tous les rois soudain verront l’idée esclave,
Sur leurs têtes de rois que ses pieds courberont,
Surgir, le globe en main, ou la tiare au front.
Le pape et l’empereur sont tout. Rien n’est sur terre
Que pour eux et par eux. Un suprême mystère
Vit en eux, et le ciel, dont ils ont tous les droits,
Leur fait un grand festin des peuples et des rois,
Et les tient sous sa nue, où son tonnerre gronde,
Seuls, assis à la table où Dieu leur sert de monde.
Tête à tête ils sont là, réglant et retranchant,
Arrangeant l’univers comme un faucheur son champ.
Tout se passe entre eux deux. Les rois sont à la porte,
Respirant la vapeur des mets que l’on apporte,
Regardant à la vitre, attentifs, ennuyés,
Et se haussant, pour voir, sur la pointe des pieds.
Le monde au-dessous d’eux s’échelonne et se groupe.
Ils font et défont. L’un délie et l’autre coupe.
L’un est la vérité, l’autre est la force. Ils ont
Leur raison en eux-même, et sont parce qu’ils sont.
Quand ils sortent, tous deux égaux, du sanctuaire,
L’un dans sa pourpre, et l’autre avec son blanc suaire,
L’univers ébloui contemple avec terreur
Ces deux moitiés de Dieu, le pape et l’empereur !
— L’empereur ! l’empereur ! être empereur ! — Ô rage,
Ne pas l’être — et sentir son cœur plein de courage ! —
Qu’il fut heureux celui qui dort dans ce tombeau !
Qu’il fut grand ! De son temps c’était encor plus beau.
Le pape et l’empereur ! ce n’était plus deux hommes.
Pierre et César ! en eux accouplant les deux Romes,
Fécondant l’une et l’autre en un mystique hymen,
Redonnant une forme, une âme au genre humain,
Faisant refondre en bloc peuples et pêle-mêle
Royaumes, pour en faire une Europe nouvelle,
Et tous deux remettant au moule de leur main
Le bronze qui restait au vieux monde romain !
Oh ! quel destin ! — Pourtant cette tombe est la sienne !
Tout est-il donc si peu que ce soit là qu’on vienne ?
Quoi donc, avoir été prince, empereur et roi !
Avoir été l’épée, avoir été la loi !
Géant, pour piédestal avoir eu l’Allemagne !
Quoi ! pour titre césar et pour nom Charlemagne !
Avoir été plus grand qu’Annibal, qu’Attila,
Aussi grand que le monde !… et que tout tienne là !
Ah ! briguez donc l’empire, et voyez la poussière
Que fait un empereur ! Couvrez la terre entière
De bruit et de tumulte ; élevez, bâtissez
Votre empire, et jamais ne dites : C’est assez !
Taillez à larges pans un édifice immense !
Savez-vous ce qu’un jour il en reste ? ô démence !
Cette pierre ! Et du titre et du nom triomphants ?
Quelques lettres à faire épeler des enfants !
Si haut que soit le but où votre orgueil aspire,
Voilà le dernier terme !… — Oh ! l’empire ! l’empire !
Que m’importe ? j’y touche, et le trouve à mon gré.
Quelque chose me dit : Tu l’auras ! — Je l’aurai. —
Si je l’avais !… — Ô ciel ! être ce qui commence !
Seul, debout, au plus haut de la spirale immense !
D’une foule d’états l’un sur l’autre étagés
Être la clef de voûte, et voir sous soi rangés
Les rois, et sur leur tête essuyer ses sandales ;
Voir au-dessous des rois les maisons féodales,
Margraves, cardinaux, doges, ducs à fleurons ;
Puis, évêques, abbés, chefs de clans, hauts barons ;
Puis, clercs et soldats ; puis, loin du faîte où nous sommes,
Dans l’ombre, tout au fond de l’abîme, — les hommes.
— Les hommes ! c’est-à-dire une foule, une mer,
Un grand bruit, pleurs et cris, parfois un rire amer,
Plainte qui, réveillant la terre qui s’effare,
À travers tant d’écho nous arrive fanfare !
Les hommes ! — Des cités, des tours, un vaste essaim,
De hauts clochers d’église à sonner le tocsin ! —
La pyramide énorme appuyée aux deux pôles,
Flots vivants, qui toujours l’étreignant de leurs plis,
La balancent, branlante, à leur vaste roulis,
Font tout changer de place et, sur ses hautes zones,
Comme des escabeaux font chanceler les trônes,
Si bien que tous les rois, cessant leurs vains débats,
Lèvent les yeux au ciel… Rois ! regardez en bas !
— Ah ! le peuple ! — océan ! — onde sans cesse émue,
Où l’on ne jette rien sans que tout ne remue !
Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !
Miroir où rarement un roi se voit en beau !
Ah ! si l’on regardait parfois dans ce flot sombre,
On y verrait au fond des empires sans nombre,
Grands vaisseaux naufragés, que son flux et reflux
Roule, et qui le gênaient, et qu’il ne connaît plus !
— Gouverner tout cela ! — Monter, si l’on vous nomme,
À ce faîte ! Y monter, sachant qu’on n’est qu’un homme !
Avoir l’abîme là !… — Pourvu qu’en ce moment
Il n’aille pas me prendre un éblouissement !
Oh ! d’états et de rois mouvante pyramide,
Ton faîte est bien étroit ! Malheur au pied timide !
À qui me retiendrais-je ? Oh ! si j’allais faillir
En sentant sous mes pieds le monde tressaillir !
En sentant vivre, sourdre et palpiter la terre !
— Puis, quand j’aurai ce globe entre mes mains, qu’en faire ?
Le pourrai-je porter seulement ? Qu’ai-je en moi ?
Être empereur, mon Dieu ! j’avais trop d’être roi !
Certe, il n’est qu’un mortel de race peu commune
Dont puisse s’élargir l’âme avec la fortune.
Mais, moi ! qui me fera grand ? qui sera ma loi ?
Qui me conseillera ?
Ah ! puisque Dieu, pour qui tout obstacle s’efface,
Prend nos deux majestés et les met face à face,
Verse-moi dans le cœur, du fond de ce tombeau,
Quelque chose de grand, de sublime et de beau !
Oh ! par tous ses côtés fais-moi voir toute chose.
Montre-moi que le monde est petit, car je n’ose
Y toucher. Montre-moi que sur cette Babel
Qui du pâtre à César va montant jusqu’au ciel,
Chacun en son degré se complaît et s’admire,
Voit l’autre par-dessous et se retient d’en rire.
Apprends-moi tes secrets de vaincre et de régner,
Et dis-moi qu’il vaut mieux punir que pardonner !
— N’est-ce pas ? — S’il est vrai qu’en son lit solitaire
Parfois une grande ombre au bruit que fait la terre
S’éveille, et que soudain son tombeau large et clair
S’entr’ouvre, et dans la nuit jette au monde un éclair.
Si cette chose est vraie, empereur d’Allemagne,
Oh ! dis-moi ce qu’on peut faire après Charlemagne !
Parle ! dût en parlant ton souffle souverain
Me briser sur le front cette porte d’airain !
Ou plutôt, laisse-moi seul dans ton sanctuaire
Entrer, laisse-moi voir ta face mortuaire,
Ne me repousse pas d’un souffle d’aquilons,
Sur ton chevet de pierre accoude-toi. Parlons.
Oui, dusses-tu me dire, avec ta voix fatale,
De ces choses qui font l’œil sombre et le front pâle !
Parle, et n’aveugle pas ton fils épouvanté,
Car ta tombe sans doute est pleine de clarté !
Ou, si tu ne dis rien, laisse en ta paix profonde
Carlos étudier ta tête comme un monde ;
Laisse qu’il te mesure à loisir, ô géant.
Car rien n’est ici-bas si grand que ton néant !
Que la cendre, à défaut de l’ombre, me conseille !
S’il était là, debout et marchant à pas lents !
Si j’allais ressortir avec des cheveux blancs !
Entrons toujours !
Hors moi, d’un pareil mort éveiller la demeure ?
Qui donc ?
Entrons !
Scène III
Ad augusta.
Per angusta.
Nous protègent.
Les morts nous servent.
Dieu nous garde.
Qui vive ?
Ad augusta.
Per angusta.
Il vient encor quelqu’un.
Qui vive ?
Ad augusta.
Per angusta.
Fais le rapport. — Amis, l’ombre attend la lumière.
Amis, Charles D’Espagne, étranger par sa mère,
Prétend au saint-empire.
Il aura le tombeau.
Qu’il en soit de son front comme de ce flambeau !
Que ce soit !
Mort à lui !
Qu’il meure !
Qu’on l’immole !
Son père est allemand.
Sa mère est espagnole.
Il n’est plus espagnol et n’est pas allemand.
Mort !
Le nommer empereur ?
Eux ! lui ! jamais !
Amis ! frappons la tête et la couronne est morte !
S’il a le saint empire, il devient, quel qu’il soit,
Très auguste, et Dieu seul peut le toucher du doigt.
Le plus sûr, c’est qu’avant d’être auguste il expire.
On ne l’élira point !
Il n’aura pas l’empire !
Combien faut-il de bras pour le mettre au linceul ?
Un seul.
Combien faut-il de coups au cœur ?
Un seul.
Qui frappera ?
Nous tous.
Ils font un empereur ; nous, faisons un grand-prêtre.
Tirons au sort.
Frappe comme un romain, meure comme un hébreu !
Il faut qu’il brave roue et tenailles mordantes,
Qu’il chante aux chevalets, rie aux lampes ardentes,
Enfin que pour tuer et mourir, résigné,
Il fasse tout !
Quel nom ?
Hernani.
— Je te tiens, toi que j’ai si longtemps poursuivie,
Vengeance !
Oh ! cède-moi ce coup !
Oh ! ne m’enviez pas ma fortune, seigneur !
C’est la première fois qu’il m’arrive bonheur.
Tu n’as rien. Eh bien, tout, fiefs, châteaux, vasselages,
Cent mille paysans dans mes trois cents villages,
Pour ce coup à frapper, je te les donne, ami !
Non !
Vieillard !
Aux rouilles du fourreau ne jugez point la lame.
À Hernani.
Tu m’appartiens !
Ma vie à vous ! la sienne à moi.
Eh bien, écoute, ami. Je te rends ce cor.
La vie ? — Eh, que m’importe ? Ah ! je tiens ma vengeance !
Avec Dieu dans ceci je suis d’intelligence.
J’ai mon père à venger… peut être plus encor !
— Elle, me la rends-tu ?
Jamais ! Je rends ce cor.
Non !
Réfléchis, enfant !
Duc ! laisse-moi ma proie.
Eh bien ! maudit sois-tu de m’ôter cette joie !
Frère ! avant qu’on ait pu l’élire, il serait bien
D’attendre dès ce soir Carlos…
Je sais comment on pousse un homme dans la tombe.
Que toute trahison sur le traître retombe,
Et Dieu soit avec vous ! — Nous, comtes et barons,
S’il périt sans tuer, continuons ! Jurons
De frapper tour à tour et sans nous y soustraire,
Carlos qui doit mourir.
Jurons !
Sur quoi, mon frère ?
Jurons sur cette croix !
Qu’il meure impénitent !
Scène IV
Messieurs, allez plus loin ! L’empereur vous entend.
Silence et nuit ! l’essaim en sort et s’y replonge.
Croyez-vous que ceci va passer comme un songe,
Et que je vous prendrai, n’ayant plus vos flambeaux,
Pour des hommes de pierre assis sur leurs tombeaux ?
Vous parliez tout à l’heure assez haut, mes statues !
Allons ! relevez donc vos têtes abattues,
Car voici Charles-Quint ! Frappez, faites un pas !
Voyons, oserez-vous ? — Non, vous n’oserez pas.
Vos torches flamboyaient sanglantes sous ces voûtes.
Mon souffle a donc suffi pour les éteindre toutes !
Mais voyez, et tournez vos yeux irrésolus,
Si j’en éteins beaucoup, j’en allume encor plus.
Accourez, mes faucons, j’ai le nid, j’ai la proie !
Aux conjurés.
J’illumine à mon tour. Le sépulcre flamboie,
Regardez !
Aux soldats.
Venez tous, car le crime est flagrant.
À la bonne heure ! Seul il me semblait trop grand.
C’est bien. J’ai cru d’abord que c’était Charlemagne,
Ce n’est que Charles-Quint.
Au marquis d’Almuñan.
Amiral de Castille, ici ! — Désarmez-les.
Majesté !
Je te fais alcade du palais.
Deux électeurs, au nom de la chambre dorée,
Viennent complimenter la majesté sacrée.
Qu’ils entrent.
Bas à Ricardo.
Doña Sol.
Majesté très sacrée, empereur ! dans vos mains
Le monde est maintenant, car vous avez l’empire.
Il est à vous, ce trône où tout monarque aspire !
Frédéric, duc de Saxe, y fut d’abord élu,
Mais, vous jugeant plus digne, il n’en a pas voulu.
Venez donc recevoir la couronne et le globe.
Le saint empire, ô roi, vous revêt de la robe,
Il vous arme du glaive, et vous êtes très grand.
J’irai remercier le collège en rentrant.
Allez, messieurs. Merci, mon frère de Bohême,
Mon cousin de Bavière. Allez. J’irai moi-même.
Charles, du nom d’amis nos aïeux se nommaient,
Mon père aimait ton père, et leurs pères s’aimaient.
Charles, si jeune en butte aux fortunes contraires,
Dis, veux-tu que je sois ton frère entre tes frères ?
Je t’ai vu tout enfant, et ne puis oublier…
Roi de Bohême ! eh bien, vous êtes familier !
Vivat !
Empereur ! au refus de Frédéric le Sage !
Des soldats ! l’empereur ! Ô ciel ! coup imprévu !
Hernani !
Doña Sol !
Elle ne m’a point vu !
Madame !…
J’ai toujours son poignard !
Mon amie !
Silence, tous !
Aux conjurés.
Votre âme est-elle raffermie ?
Il convient que je donne au monde une leçon.
Lara le castillan et Gotha le saxon,
Vous tous ! que venait-on faire ici ? parlez.
La chose est toute simple, et l’on peut vous la dire.
Nous gravions la sentence au mur de Balthazar.
Paix !
À don Ruy Gomez.
Vous traître, Silva !
Lequel de nous deux, sire ?
Nos têtes et l’empire ! il a ce qu’il désire.
À l’empereur.
Le manteau bleu des rois pouvait gêner vos pas.
Le pourpre vous va mieux. Le sang n’y paraît pas.
Mon cousin de Silva, c’est une félonie
À faire du blason rayer ta baronnie !
C’est haute trahison, don Ruy, songes-y bien.
Les rois Rodrigue font les comtes Julien.
Ne prenez que ce qui peut être duc ou comte.
Le reste…
Il est sauvé !
À don Carlos.
Puisqu’il s’agit de hache ici, que Hernani,
Pâtre obscur, sous tes pieds passerait impuni,
Puisque son front n’est plus au niveau de ton glaive,
Puisqu’il faut être grand pour mourir, je me lève.
Dieu qui donne le sceptre et qui te le donna
M’a fait duc de Segorbe et duc de Cardona,
Marquis de Monroy, comte Albatera, vicomte
De Gor, seigneur de lieux dont j’ignore le compte.
Je suis Jean D’Aragon, grand-maître d’Avis, né
Dans l’exil, fils proscrit d’un père assassiné
Par sentence du tien, roi Carlos de Castille !
Le meurtre est entre nous affaire de famille.
Vous avez l’échafaud, nous avons le poignard.
Donc le ciel m’a fait duc, et l’exil montagnard.
Mais puisque j’ai sans fruit aiguisé mon épée
Sur les monts et dans l’eau des torrents retrempée,
Couvrons-nous, grands d’Espagne !
Ont le droit de tomber couvertes devant toi !
Aux prisonniers.
— Silva, Haro, Lara, gens de titre et de race,
Place à Jean d’Aragon ! ducs et comtes, ma place !
Aux courtisans et aux gardes.
Je suis Jean d’Aragon, roi, bourreaux et valets !
Et si vos échafauds sont petits, changez-les !
Ciel !
En effet, j’avais oublié cette histoire.
Celui dont le flanc saigne a meilleure mémoire.
L’affront que l’offenseur oublie en insensé,
Vit, et toujours remue au cœur de l’offensé.
Donc je suis, c’est un titre à n’en point vouloir d’autres,
Fils de pères qui font choir la tête des vôtres !
Sire, pardon ! pitié ! Sire, soyez clément !
Ou frappez-nous tous deux, car il est mon amant,
Mon époux ! En lui seul je respire. Oh ! je tremble.
Sire, ayez la pitié de nous tuer ensemble !
Majesté ! je me traîne à vos sacrés genoux !
Je l’aime ! Il est à moi comme l’empire à vous !
Oh ! grâce !
Don Carlos la regarde immobile.
Quel penser sinistre vous absorbe ?
Allons, relevez-vous, duchesse de Segorbe,
Comtesse Albatera, marquise de Monroy…
À Hernani.
— Tes autres noms, don Juan ?
Qui parle ainsi ? le roi ?
Non, l’empereur.
Grand Dieu !
Duc, voilà ton épouse.
Juste Dieu !
Je sais. Mais Aragon peut épouser Silva.
Ce n’est pas ma noblesse.
Oh ! ma haine s’en va !
Éclaterai-je ? oh ! non ! Fol amour ! douleur folle !
Tu leur ferais pitié, vieille tête espagnole !
Vieillard, brûle sans flamme, aime et souffre en secret,
Laisse ronger ton cœur. Pas un cri. L’on rirait.
Ô mon duc !
Je n’ai plus que de l’amour dans l’âme.
Ô bonheur !
Laisse régner l’esprit, que longtemps tu troublas.
Tes amours désormais, tes maîtresses, hélas !
C’est l’Allemagne, c’est la Flandre, c’est l’Espagne.
À la place du cœur il n’a qu’un écusson.
Ah ! vous êtes César !
Don Juan, ton cœur est digne.
Montrant doña Sol.
Il est digne aussi d’elle.
— À genoux, duc !
Par saint Étienne, duc, je te fais chevalier.
Celui que je n’ai pas, qui manque au rang suprême,
Les deux bras d’une femme aimée et qui vous aime !
Ah ! tu vas être heureux ; moi, je suis empereur.
Aux conjurés.
Je ne sais plus vos noms, messieurs. Haine et fureur,
Je veux tout oublier. Allez, je vous pardonne !
C’est la leçon qu’au monde il convient que je donne.
Ce n’est pas vainement qu’à Charles premier, roi,
L’empereur Charles-Quint succède, et qu’une loi
Change, aux yeux de l’Europe, orpheline éplorée,
L’altesse catholique en majesté sacrée.
Gloire à Carlos !
Moi seul je reste condamné.
Et moi !
Mais, comme lui, je n’ai point pardonné !
Qui donc nous change tous ainsi ?
Honneur à Charles-Quint !
Laissez-nous seuls tous deux.
Scène V
Il s’incline vers le tombeau.
Es-tu content de moi ?
Ai-je bien dépouillé les misères du roi,
Charlemagne ? Empereur, suis-je bien un autre homme ?
Puis-je accoupler mon casque à la mitre de Rome ?
Aux fortunes du monde ai-je droit de toucher ?
Ai-je un pied sûr et ferme, et qui puisse marcher
Dans ce sentier, semé des ruines vandales,
Que tu nous as battu de tes larges sandales ?
Ai-je bien à ta flamme allumé mon flambeau ?
Ai-je compris la voix qui parle en ton tombeau ?
— Ah ! j’étais seul, perdu, seul devant un empire,
Tout un monde qui hurle, et menace, et conspire,
Le danois à punir, le saint père à payer,
Venise, Soliman, Luther, François premier,
Mille poignards jaloux, luisant déjà dans l’ombre,
Des pièges, des écueils, des menaces sans nombre,
Vingt peuples dont un seul ferait peur à vingt rois,
Tout pressé, tout pressant, tout à faire à la fois,
Je t’ai crié : — Par où faut-il que je commence ?
Et tu m’as répondu : — Mon fils, par la clémence !