Histoire d’un collier

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Histoire d’un collier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 22 (p. 877-896).
HISTOIRE D’UN COLLIER


I

On nous a souvent proposé de méditer l’histoire d’un grain de blé ou d’une bouchée de pain. Mais ne pourrait-on pas méditer de même sur tout ce qui sert à la satisfaction de nos besoins ou de nos plaisirs ? Que de choses, pourvu qu’on sache les y voir, dans la fumée d’une cigarette, et quelle quantité d’ouvriers et d’ouvrières vivent de la fabrication de ce petit feuillet qu’on détache de son cahier, et du tabac qu’on y roule, et de l’allumette qui l’allume ! Combien de milliers d’hommes et de femmes, dont toutes ces petites fumées sont le pain, et qui ne sauraient plus de quoi subsister, si par hasard on ne fumait plus ! Songez de même aux populations de travailleurs, aux scènes et aux tumultes d’usines, dont la vision ou le bruit pourrait nous arriver par la bouche de chaleur qui chauffe notre bureau ! Voyez encore s’il se donne un dîner où la tiédeur de la salle, le vin qu’on boit, la chair ou le poisson qu’on mange, le linge, les fleurs, l’argenterie, les toilettes, les cristaux, ne vous raconteraient pas, si vous les écoutiez, des infinités de drames ou d’efforts, de fortunes ou de misères, et ne vous ouvriraient pas sur le monde, et sur tous les mondes, des infinités d’horizons ! L’invité qui prêterait seulement l’oreille à la millième partie de ce que lui diraient ainsi son assiette ou sa fourchette, le verre où il se verse de l’eau, ou même le morceau qu’il mange, ne pourrait plus que rester plongé dans le plus profond des silences, et s’il revenait à lui, vers la fin du dîner, ce serait sans avoir entendu un mot de ce qu’auraient dit les convives. Un dictionnaire économique, pittoresque, anecdotique, de tous les objets d’usage, d’ornement ou de consommation, serait donc, en réalité, la plus étendue, la plus touffue, la plus définitive des encyclopédies. Ce qui semble le plus excentrique à la solidarité générale s’y révélerait peut-être même au contraire, malgré son caractère exceptionnel ou futile, comme se rattachant de la façon la plus étroite à l’intérêt collectif. C’est de ce point de vue que je voudrais esquisser l’histoire d’un de ces objets de grand luxe que certaines écoles socialistes dénoncent comme la forme la plus insolemment inutile du capital. Un collier de 100 000 francs, de 500 000 francs, d’un million, ou de plus encore, est-il bien réellement une richesse inutile ? Manque-t-on bien toujours, en le portant ou en l’acquérant, à ce devoir naturel et social en vertu duquel la vie des uns doit toujours plus ou moins contribuer à la vie des autres, et lui rendre ce qu’elle en reçoit ? Ou bien, lorsque le collier sort de chez le joaillier, prêt à parer la grande dame, et la moins grande, ou l’actrice à la mode, n’a-t-il pas déjà contribué, et souvent même pour une large part, à l’existence collective ?


II

Un homme toujours un peu surpris, c’est le joaillier à qui l’on demande la genèse industrielle et économique d’une de ces parures de haut prix. Il demeure d’abord dans le plus profond embarras, comme devant une question qui est tout un monde. Puis, avant toute autre réponse, il commence par distinguer entre le collier de perles et le collier de diamans. D’histoire proprement dite, ou tout au moins d’histoire industrielle, le collier de perles n’en a pas. On monte la perle comme on la pêche, fût-elle assez grosse, d’une forme assez régulière et d’un assez bel orient, pour que la parure valût un million. En valût-elle deux, elle ne représenterait encore qu’une main-d’œuvre insignifiante, celle que peut représenter le travail d’un pêcheur, d’un perceur et d’une enfileuse. On pourrait, il est vrai, essayer de suivre les chemins par lesquels cent ou deux cents perles aussi rares ont bien pu arriver à se rencontrer sur le même fil. Chacune d’elles est déjà un objet de choix, et, assez fréquemment, ne vient pas d’où vient sa voisine. Par quelles mains de revendeurs, de courtiers ou de propriétaires ont-elles donc passé ? Et le collier ne passera-t-il pas lui-même d’héritier en héritier ? Ne paiera-t-il pas en conséquence les plus gros droits de succession ? Restera-t-il même bien toujours entier ? Ne pourra-t-il pas être volé, débité, revendu par parties, se retransformer en bagues ou en bracelets, et se disperser, de nouveau, en cent ou deux cents autres mains ? Ce serait moins là, toutefois, une genèse qu’un itinéraire, et la véritable genèse de ce collier-là est une genèse naturelle. Le secret en est dans la mer. Mais tout autre est l’histoire du collier de diamans, et si le joaillier hésite, quand on le questionne sur celle-là, c’est qu’elle montre en mouvement tant d’industries, se rattache par tant de côtés à la vie de tous, et pourrait évoquer tant d’aperçus, de tableaux et de visions, qu’il ne sait comment la prendre et par où commencer.

Voici donc, dans le magasin, la parure sous sa vitrine, étalée dans les feux de ses quatre ou cinq cents pierres, qui scintillent en quintuple ou sextuple rangée, et l’inapparente ossature où elles étincellent. Tout inapparente que soit cette armature, et si peu d’importance qu’ait relativement la joaillerie dans un collier de grande valeur, elle exige déjà, cependant, plusieurs sortes de métiers. Le magasin a généralement un atelier, et là, si nous y faisons une visite, nous voyons, assis à de longues tables, où chaque place s’échancre en demi-lune, une vingtaine ou une trentaine d’ouvriers absorbés par un travail minutieux. Tous en blouse blanche, et presque tous avec un binocle, dans la pose de travailleurs à vue fatiguée, ils taillent des morceaux de métal, tordent des laitons, ou disposent des pierreries sur de petites mottes de gomme laque fixées au bout d’une poignée, devant un modèle à l’aquarelle, ou un fragment du modèle. Ils parlent peu, et s’occupent activement, le lorgnon sur le nez, et le nez sur leur ouvrage, chacun d’eux entouré de la tablette en demi-cercle formée par la table échancrée, sur laquelle se trouve, sous la main de l’ouvrier, tout un attirail de petites pinces, de petites scies, de petites cisailles, de poinçons, de compas, de sébiles, de petites lampes, de petits réchauds. Dans un coin de la salle, un laminoir à main, pour les matières que n’assoupliraient pas les pinces. En face, un sécateur mécanique, pour celles que ne couperaient pas les cisailles. Puis, allant et venant d’une place à l’autre, comme un professeur dans un cours de dessin, le chef d’atelier. Celui-là dirige l’ouvrage, donne un conseil à l’un, indique à un second le meilleur procédé pour reproduire le modèle colorié, répare l’erreur d’un troisième, corrige le travail d’un quatrième, ou délivre, à d’autres momens, par un guichet donnant dans l’atelier, les plaques ou les laitons de platine ou d’or conservés dans le coffre-fort d’un petit bureau grillagé. Le travail, le matin, commence à huit heures, et finit le soir à six. Pour ménager la vue des ouvriers, des globes pleins d’un liquide vert, comme ceux des pharmaciens, interceptent et tamisent, quand on doit les allumer, la lumière des becs de gaz. Il ne règne plus alors qu’une clarté légèrement glauque, où l’équipe tord ses laitons, coupe ses plaques, ou sertit ses pierres. Tout l’atelier vous apparaît comme à travers une vitre verte.

Combien donc, uniquement chez le joaillier, d’après la physionomie même de cet atelier, et rien que pour monter la parure, ces vingt ou trente ouvriers exercent-ils de métiers ? Combien d’heures ou de journées passent-ils à façonner l’armature et à l’assembler ? Combien de pierres y incrustent-ils, et combien gagnent-ils à l’heure, à la pierre ou à la journée ? A combien de travailleurs, à quels travailleurs, et pendant combien de temps, la monture seule du collier assure-t-elle ainsi l’existence, et quelle existence leur assure-t-elle ?

En premier lieu, d’abord, on voit que les ouvriers reproduisent des modèles, et ces modèles, nécessairement, impliquent des dessinateurs. Parmi les ouvriers, ensuite, les uns façonnent l’ossature au moyen de plaques ou de laitons : ce sont les joailliers proprement dits. D’autres disposent les pierres, et les fixent dans leurs alvéoles : ce sont les sertisseurs. En outre, comme on a encore dû le remarquer, l’ossature est faite de fragmens rapportés, et n’est remise aux sertisseurs qu’après avoir passé par le polissage. Tout le collier, enfin, une fois monté, est de nouveau repoli. On lui fait une dernière toilette. Un quatrième métier, la polisseuse, qui travaille dans un atelier à part, s’ajoute ainsi encore aux autres, et voilà déjà des dessinateurs, des joailliers, des sertisseurs, des polisseuses, qui vivent, non de la parure elle-même, mais d’un accessoire de la parure. Et dans quelle mesure ? On en peut juger par le devis d’un collier dit « tapisserie, » établi dans une grande maison de Paris, et d’une valeur de 70 000 francs. La confection même de l’ossature y représente 1 277 heures de travail à 1 fr. 50 l’heure, c’est-à-dire 1 915 fr. 50, l’assemblage 100 francs, le polissage 73 journées de polisseuse à 5 francs la journée, c’est-à-dire 365 francs, et le sertissage 986 fr. 95, en comptant une moyenne de 0 fr. 40 par pierre, à savoir, en chiffres ronds, 2 000 pierres incrustées dans 2 000 trous. Sans même tenir compte des dessinateurs, appointés au mois, vous arrivez ainsi à une main-d’œuvre de 3 367 fr. 45 autrement dit, d’une façon générale, à la vie d’une famille moyenne d’ouvrier ou de petit employé pendant un an, ou, spécialement, et en fait, à celle d’un ouvrier joaillier pendant quatre fois, d’un monteur pendant deux mois et demi, et d’un sertisseur pendant trois mois.


III

Et quelle est l’existence de ces joailliers, de ces sertisseurs, de ces polisseuses et de ces dessinateurs ?

Le joaillier et le sertisseur gagnent en moyenne 12 francs par jour, et leur tenue, leur vie, leurs habitudes, leur physionomie sont du petit employé plutôt que de l’ouvrier. Voyez-les dans la rue, avec leur chapeau rond, leur pardessus boutonné, leur air de petits bourgeois corrects, et vous les prendrez facilement pour des bureaucrates. Ils travaillent dans une blouse blanche, mais la laissent à l’atelier, comme le bureaucrate laisse ses manches et son veston de travail à son bureau. Comme le bureaucrate, également, l’ouvrier sertisseur ou joaillier est plutôt homme de famille. Sa femme est dans les modes ou la couture, mais n’exerce que ces états-là, ou des états analogues quand elle exerce un état. Enfin, et toujours comme le bureaucrate, il habite volontiers la banlieue. Il y loue, ou quelquefois même y achète, une de ces maisonnettes qui fourmillent autour de Paris. Quatre murs, un petit toit de tuiles, un petit sous-sol deux petites pièces au rez-de-chaussée, et deux autres au-dessus, le tout en face d’un de ces horizons pseudo-rustiques qu’interrompent des réclames de tailleurs, de liquoristes ou de pépiniéristes, plantées au milieu des champs. C’est peu, mais c’est cependant une maison, avec un jardinet, de l’air, des fleurs et du gazon. Il part de là le matin, y revient le soir, s’y repose le dimanche, y respire en été, y élève ses enfans, et y fait des projets pour eux.

Le métier de la polisseuse est à la fois salissant et délicat. Assise à sa table, dans son long tablier-fourreau, au milieu de son attirail de chiffons, d’écheveaux, de petites baguettes de saule ou de buis, de rouge et de tripoli délayés dans des godets, les mains noires comme celles d’une charbonnière, elle frotte ou ponce le morceau d’ossature, l’use, le polit, le fait reluire. Elle travaille quelquefois dans l’atelier même du joaillier, mais en général en appartement, dans un atelier spécial dirigé par une patronne. Tout le monde connaît ces grandes et grouillantes ruches à commerce qui trafiquent et bourdonnent dans tant de vieilles maisons de certains vieux quartiers centraux, comme ceux du Mail et des rues Montmartre ou Gaillon. Un escalier usé par le continuel va-et-vient, et des paliers où donnent cinq ou six portes, avec une plaque de cuivre ou une carte indiquant, sur chacune, une spécialité ou une industrie : Modes, Robes, Fourrures, Bijouterie, Commission… C’est dans ces maisons-là, derrière une de ces portes, que fonctionne l’atelier de polisseuses en appartement. Elles sont, au plus, une dizaine, le plus souvent deux ou trois, et la physionomie d’ouvrière qui résulte de leur métier est sans grossièreté en même temps que sans coquetterie. La polisseuse est ce que doit la rendre logiquement le maniement d’objets précieux et de matières qui souillent, et n’exerce pas, d’ailleurs, une profession misérable. Apprentie à quatorze ans, elle peut, dès seize ans, gagner deux ou trois francs par jour, et cinq ou six dès dix-huit ans. La patronne polisseuse, quand son atelier va bien, s’y fait une moyenne de cinq à six mille francs par an.

Quant au dessinateur employé chez le grand joaillier, il y travaille à l’année. Il y fera, tous les jours, pendant trois mois, des croquis de diadèmes ou de colliers qu’on n’enverra jamais à l’atelier, puis, en une seule semaine, il en présentera trois ou quatre qui seront immédiatement exécutés. Un grand joaillier occupe ordinairement quatre dessinateurs, deux dessinateurs principaux, et deux aides-dessinateurs. Assez généralement sortis comme apprentis des ateliers de la maison, et envoyés par elle, pour les dispositions qu’ils montrent, aux cours des écoles professionnelles, ils se sont élevés, sur place, du rang d’ouvrier à celui d’employé, et gagnent, selon leur talent, de 300 à 800 francs par mois. On les voit, au magasin même, dans cette tenue de commis-gentlemen que les maisons élégantes exigent de leurs employés, achever, à une table, un projet d’orfèvrerie, jeter un motif de parure sur le papier, ou laver, avec un verre d’eau devant eux, et une petite boîte d’aquarelle, des feuillages ou des rinceaux.

Ainsi nous apparaissent, chez eux, au travail, ou au dehors, joailliers, sertisseurs, polisseuses et dessinateurs, tout un monde qui ne vit encore que pour une faible part du collier de grand luxe, mais qui, cependant, en vit déjà.


IV

La joaillerie, en effet, n’est entrée que pour 3 000 francs dans un collier de 70 000, et entre même pour beaucoup moins dans un objet de 100 000 ou de 500 000 francs. Elle est, presque toujours, d’autant moins importante que la valeur des pierres l’est davantage, et ne dépassera généralement pas 1 500 francs dans une parure d’un million. Il reste donc 998 500 francs de pierres, et c’est seulement avec ces pierres, en réalité, que la véritable histoire du collier commence. Elles y valent presque le million à elles seules, et non d’une façon fictive, comme des perles ou des billets, mais aussi positive, aussi industrielle, qu’un immeuble du même prix. Le collier d’un million vaut exactement le million, par les matériaux et le temps des ouvriers, comme le valent une maison ou un palais.

Ici, nous pénétrons chez le tailleur de diamans, et la taille des diamans est une grosse industrie. Il y a des tailleries à Paris, dans le Jura, à Londres, à Anvers, à Amsterdam. Elles occupent, à Paris, environ 200 lapidaires, 600 dans le Jura, 150 à Londres, 3 000 à Anvers, 15 000 à Amsterdam… Nous voici donc dans un atelier de taille, dans l’un de ceux d’où sortent les belles pierres, et nous y sommes bien dans une usine. Soit à des tables hautes, sur de grands tabourets, soit à de longs établis où tournent des petites meules, voilà 50 ou 60 lapidaires en pleine besogne, et à leurs besognes diverses. Les pierres ont fréquemment des tannes intérieures, des points noirs placés à leur centre, et qu’on fait disparaître en les fendant en deux. De là, la nécessité d’un « cliveur, » qui fend les pierres tarées, et en fendrait, à la rigueur, par la rapidité du procédé, un si grand nombre dans la même journée, qu’un seul cliveur suffit pour tout un atelier. Matériellement, à tant le diamant fendu, il pourrait gagner jusqu’à 300 et 400 francs par jour, mais ne travaillerait, à ce régime, que pendant un mois par an, et préfère un traitement de 600 francs par mois. Le cliveur examine le diamant brut, le coupe ou n’y touche pas selon le cas, puis le remet aux brûleurs qui dégrossissent d’abord la pierre, en l’ébauchant en losange, en navette ou en poire. Ceux-là amollissent, au feu d’une lampe, deux petites mottes de Comme laque, et fixent une pierre dans chacune d’elles. Ensuite, les mains garnies de demi-gants de cuir rembourrés d’ouate, les pouces butés aux bords d’un petit bac en cuivre de la taille d’une tabatière, ils frottent les deux pierres l’une contre l’autre, pour arriver, peu à peu, en les usant Furie par l’autre, à leur donner leur forme. Mais elles ne s’usent qu’à force de violence, et l’effort du bruteur est toujours dur. Ses doigts, rien qu’en s’y appuyant, finissent par creuser le cuivre du petit bac comme les câbles d’amarrage creusent les arrêts de bois des pontons, et ses mains, à la longue, sont toutes déformées d’exostoses, d’oignons, de bosses enflammées. Il travaille cramponné et congestionné à sa table, la nuque gonflée et rouge, les coudes secoués de saccades. Ces brûleurs sont une dizaine, font des journées de 12 à 15 francs, mettent deux ou trois jours à dégrossir un beau diamant, puis le passent aux polisseurs installés devant les petites meules qui tournent sur les établis, sous les courroies filantes, et qui ressemblent à ces toupies que fabriquent eux-mêmes les enfans avec une petite rondelle de bois traversée par une allumette.

Ici, seulement, la toupie est en fonte polie, de la grandeur d’une assiette, et tourne, le pied en l’air, à l’effrayante vitesse de 2 800 tours à la minute. L’ouvrier lapidaire, en une heure de travail, la voit repasser 148 000 fois, et c’est sur cette rondelle tournante, ou, comme on dit dans le métier, sur ce « plateau de polisseur, » qu’on va maintenant faire les facettes, leur donner leur éclat, les allumer. Comme le bruteur, d’abord, le polisseur fixe la pierre dans une motte, mais dans une motte de soudure, pose la pierre sur le plateau tournant, et l’y laisse crier et s’user jusqu’à la formation de la facette. Il ôte alors la motte de la meule, la remet au feu pour l’amollir, en retire le diamant, l’y refixe dans un autre sens pour y faire une autre facette, et l’y déplace et replace ainsi, assez souvent, plus d’une centaine de fois, dans plus d’une centaine de sens différens, pour y pratiquer plus d’une centaine de facettes. Et combien de temps faut-il pour qu’une seule facette brille ? Généralement plusieurs heures, et quelquefois plusieurs jours. Le polisseur met la pierre sur la meule, la reprend, la regarde, voit si la facette s’annonce, la suit, la guette, la surveille à la loupe, y finit sa journée, y recommence la journée suivante, s’y remet encore le lendemain, gagne à ce métier de quinze à vingt francs par jour, et peut passer ainsi, jusqu’à ce que les facettes soient toutes exécutées, bien géométriques, bien étincelantes, trois et quatre mois sur une pierre !

Prenons donc le collier dont nous faisons l’histoire, et supposons-lui trois cents pierres, toutes belles, et représentant, chacune, trois journées de bruteur et trois mois de polisseur, ou trois journées de quinze francs, et quatre-vingt-dix journées de vingt francs. Chaque diamant vaudra 1 845 francs. Or, le collier en compte trois cents, et vaut, par conséquent, uniquement comme travail, en dehors des pierres elles-mêmes, de leur extraction de la mine, du clivage et de la joaillerie, 553 500 francs Uniquement comme façon, par ses facettes, il a donc fait vivre, avec des salaires exceptionnellement élevés, trois cents familles d’ouvriers pendant trois mois, ou cent familles d’ouvriers pendant neuf mois, soit une moyenne de trois ou quatre cents personnes, hommes, femmes et enfans, pendant près d’une année. Est-ce qu’il ne représente pas, à la lettre, ce que représente un immeuble ? Est-ce qu’il n’est pas, comme l’immeuble, la vie de toute une partie de la collectivité ? De même que le châtelain, rien qu’en construisant son château, paye le droit de l’habiter de toute la vie répandue par sa construction, est-ce que la femme qui se pare de trois ou quatre cents belles pierres ne paye pas de même le droit de s’en parer de toute la vie rayonnée par leurs scintillemens ? Ne porte-t-elle pas vraiment, dans le sens économique et productif du mot, un domaine à son cou ? Trois ou quatre cents âmes en auraient-elles subsisté, si elle n’avait eu ni l’idée, ni le goût, ni le pouvoir de s’en parer ?


V

Des quinze ou vingt tailleries de Paris, la maison Eknayan est la plus considérable. Dans une des rues nouvellement reconstruites de Neuilly, sur une cour égayée par un parterre central, entre les quatre corps de bâtiment d’un vaste et bel immeuble, elle comprend, avec les chambres de taille, les machines et les bureaux, une trentaine de logemens d’ouvriers. Installés au premier, sur trois côtés de la cour, derrière de grands vitrages qui laissent voir l’intérieur et le mouvement de l’usine, les ateliers peuvent mettre cinquante meules en branle. De longs établis, où tourbillonnent les plateaux, vont d’un bout à l’autre des salles, et de grands arbres de couche, d’où partent les courroies de transmission, tournent parallèlement au pied des établis. Une vingtaine de plateaux fonctionnent généralement en même temps, surveillés par les lapidaires à qui rien ne manque, dans les galeries, pour la commodité, l’aisance et la perfection du travail : planchettes et étagères pour tous les accessoires, becs de gaz pour chauffer et amollir la soudure, becs électriques, lavabos, pleine et large clarté tombant par les vitrages. Sur les quarante ou cinquante ouvriers de l’établissement, une trentaine seulement sont là, et ce qui frappe le plus, dans leurs physionomies, c’est leur caractère étranger. Quelques-uns sont Hollandais, d’autres Grecs, et l’employé même qui me pilote est Arménien.

— Tenez, me dit-il devant un polisseur, voilà le premier lapidaire de la maison.

Le polisseur, qui est Français, a un sourire de remerciement, puis retire du plateau la petite boule de soudure emmanchée au bout de sa poignée, et nous y montre l’étincelle que jette déjà, dans le gris de l’étain, la facette d’un diamant gros comme un noyau de pruneau. C’est une briolette, et on doit y faire deux cents facettes.

Je demande alors :

— Combien de temps faudra-t-il pour les faire toutes ?

L’employé me répond, après avoir consulté l’ouvrier :

— Cela dépend… Deux mois… Trois mois… Il en faudra peut-être même quatre ou cinq.

— Et combien l’ouvrier gagne-t-il par jour ?

— Celui-là gagne vingt-cinq francs.

— Et combien la « briolette » vaudra-t-elle ?

— Environ dix mille francs…

Plus loin, un autre polisseur nous présente également la petite boule de soudure en train de crier sur le plateau, et nous y fait remarquer, à la loupe, un imperceptible point lumineux. C’est un brillant à peu près trois fois gros comme une tête d’épingle, où sont déjà pratiquées une cinquantaine de facettes. Il en aura soixante, mais elles pourront se faire en deux journées, et le diamant ne vaudra plus qu’une soixantaine de francs.

L’employé, en même temps, tire un tiroir, y prend un petit paquet de papier exactement semblable à un paquet de graines, le déplie, et m’y montre seulement, au lieu de pavot ou de réséda, trois ou quatre pierres taillées, un brillant, une brio-lette et des roses, provenant du même diamant brut. Le brillant vaut cinq mille francs, la briolette trois mille, les roses deux ou trois cents francs, et toute une série de chiffres, inscrits sur le paquet, indiquent, pour chacune des pierres, l’origine, le poids, les transformations. Puis, l’employé replie le petit paquet, et le rejette, parmi d’autres, dans le tiroir de l’établi.

Nous montons ensuite aux logemens, placés dans les étages supérieurs, et où les ouvriers trouvent à bon compte, non seulement la salubrité, mais un confort relatif. Le lapidaire qui gagne 95 francs par semaine peut louer dans la maison un logement de quatre pièces pour 300 francs par an. D’autres, dont la semaine est de 70 francs, louent des logemens de trois pièces, pour 300 francs, 280 et 250 francs. Tout cela est petit, mais clair, propre, bien tapissé, sainement et largement aéré. Jolis papiers, bon air, grand jour. Chaque locataire a sa cuisine et ses cabinets, et chaque famille est bien chez elle. Le mobilier, chez quelques-uns, a une tendance bourgeoise. Une vieille femme, dans l’un des logemens, est assise sur un divan, dans une chambre arrangée en petit salon. Elle a l’air d’une vieille Levantine, et le caractère levantin ou étranger reparaît encore ici. Il marque la plupart de ces petits intérieurs, les figures de leurs locataires, et la façon dont ils sont quelquefois ornés. Même à Paris, tout ce monde du diamant porte sensiblement deux signes, celui du Nord et celui de l’Orient. Nous retraversons, en redescendant, les galeries de polissage, et l’employé m’y montre, à son travail, un apprenti dont on peut remarquer le teint mat et pâle. C’est un jeune Arménien dont le père et la mère ont été massacrés dans les derniers massacres, et que le directeur de la taillerie, Arménien lui-même, mais naturalisé Français depuis longtemps, a fait venir de son pays, pris dans ses ateliers, et adopté.


VI

Avant de quitter la maison Eknayan, j’éprouve une curiosité… Le cliveur y est jeune, y semble particulièrement intelligent, et certains caractères de sa physionomie, sa barbe et ses cheveux d’un certain blond, ses yeux d’une certaine forme et d’une certaine clarté, annoncent également un étranger. Effectivement, il est Luxembourgeois. Marié, gagnant 600 francs par mois, il demeure dans la banlieue, et je lui exprime le désir d’aller le voir. Loin de s’en formaliser, il en semble plutôt content, et me donne rendez-vous pour le dimanche suivant. Puis, il prend une de ses cartes dans une poche de sa blouse blanche, y crayonne des indications de tramways, me la remet, et j’y lis, au-dessous de ce qu’il y a écrit : Paul G…, Diamantaire, rue D…, Neuilly-Plaisance.

Le dimanche, à l’heure convenue, j’arrive à Neuilly-Plaisance, et là, à une centaine de mètres de la Marne, dans la rue et au numéro indiqués, au fond d’un jardinet précédé d’une petite grille encadrée de pilastres de briques, je vois une étroite maisonnette blanche, avec un petit balcon et un petit perron. Dans le même enclos, au pied même de la maisonnette, il y en a même une autre, mais encore beaucoup plus petite, vieille, basse, de la dimension d’une cabane, et d’où une vieille femme se dépêche de sortir en m’apercevant. Elle se précipite à ma rencontre, nie demande si je ne viens pas « pour Monsieur Paul, » et, sur ma réponse affirmative, disparaît du jardinet, où elle ne tarde pas à revenir avec « Monsieur Paul » lui-même.

— Voulez-vous m’excuser ? me dit alors le cliveur en me demandant pardon du négligé dans lequel il se présente…

Nous sommes en été, et il est en chapeau-cloche, sans cravate. avec sa pipe à la main.

Puis, avec une figure rayonnante :

— Eh bien ! voilà ma maison !

Et il m’apprend qu’il en est propriétaire. Pour quelques centaines de francs, il a d’abord acheté le terrain, et habité, les premiers temps, la petite masure qu’on voit près de la maison neuve. Ensuite, et petit à petit, il a lui-même bâti celle-là, en a lui-même fait le plan, lui-même gâché le mortier, et lui-même élevé les murs. Il a été son propre maçon, son propre couvreur et son propre charpentier. Quant à la vieille maisonnette, à celle où il a habité pendant qu’il bâtissait l’autre, il y loge maintenant un vieux ménage, et le vieux ménage, en retour, garde la petite propriété, que ne peut pas surveiller Mme G…, infirme, et condamnée à ne pas quitter sa chambre. Quelquefois, quand il fait très beau, elle descend seulement s’asseoir au petit jardin, ou prend l’air au petit balcon.

— Entrez, me dit en même temps l’ouvrier diamantaire, en reprenant tout de suite son air heureux.

Et il me répète, tout au plaisir d’être propriétaire :

— Entrez, vous pouvez visiter…

Un petit sous-sol sert de cave et de débarras, et le petit escalier extérieur, qui aboutit au perron, vous mène ensuite au rez-de-chaussée, composé d’une toute petite entrée, d’une toute petite cuisine et d’une toute petite salle à manger. Au premier, toujours toutes petites, il y a deux chambres, dont l’une est celle de l’infirme, et au-dessus, sous la toiture, on trouve encore deux toutes petites mansardes. Tout est ainsi tout petit, d’une exiguïté de petites boîtes, mais très propre, très clair, gaîment tapissé, avec un parquet luisant, et toujours construit, confectionné, posé, peint ou collé par l’heureux cliveur lui-même, ou quelquefois « par des amis. »

— Ça, dit-il, en me faisant remarquer une porte ou une commode, c’est d’un de mes amis… Ça, c’est de moi… Ça, c’est d’un de mes amis… Ça, c’est de moi…

Enfin, il me ramène sur le perron, où il me laisse regarder, pendant une minute ou deux, les petits parterres d’héliotropes du jardinet. Puis, il me montre les murs blancs de la maisonnette, et m’explique, avec joie, qu’ils ne resteront pas toujours blancs. Il a un ami peintre, et son ami lui a promis d’y peindre un jour, en trompe-l’œil, des naïades et des cornes d’abondance…


VII

Amsterdam est la capitale de la taille, et les tailleries de l’île de Bieker et de la rue du Bourg-aux-Hiboux vous laissent, par leur cadre comme par elles-mêmes, une vision de haut pittoresque.

On ressent déjà, d’abord, une sensation assez rare, en débarquant dans cette ville de clair-obscur et de brouillard traversé de soleil, perchée sur des milliers de pilotis, comme une cité de nids sur des cimes. A travers la brume déchirée d’éclaircies, vous voyez remuer, dans les canaux, le fourmillement des cordages et le vague reflet des tours et des ailes de moulins. C’est ensuite le Dam, où passe, sans discontinuer, cette foule où persiste encore, malgré les progrès désolans de l’unification du costume, quelque chose du coloris d’autrefois : ouvriers en chemises jaunes, pêcheurs en vestes bariolées, élèves des orphelinats habillées moitié de noir et moitié de rouge, ou moitié de marron et moitié de bleu, servantes attifées de rose ou de bonnets blancs, gros négocians d’un air de santé rubiconde, figures éclatantes d’alcool ou brûlées par les colonies. Puis, c’est la Kalver-straat, ses étalages de bijoux, et vous arrivez enfin au quartier Juif, fouillis de ruelles et d’îlots où grouille, sur l’eau noire, sous des pignons de travers, toute une population de petits marchands qui nasillent, agitent des crécelles, tapent sur des chaudrons, ou vous annoncent ce qu’ils vendent par des enseignes comme celle-ci : On raccommode les horloges, on coupe la queue aux chiens, on vend des bonbons, on pose les sangsues, et on lit les correspondances[1]… C’est là, dans ce quartier même, et comme de son pullulement, que s’élèvent, sur l’eau huileuse, les hautes murailles de briques des grandes tailleries de Coster.

Sous le jour de vastes baies cintrées, dans des salles où les ouvriers, assis à leurs établis, sont en partie cachés par de longues lignes de portans, d’énormes disques, placés horizontalement, tournent autour de piliers mobiles actionnés par des machines, et qui actionnent eux-mêmes, par tout un fourmillement de cordelettes, les plateaux où les lapidaires polissent ou taillent les diamans. Chaque maître-ouvrier, dans cette immense ruche bourdonnante, loue, pour son propre compte, un emplacement de laboratoire. Il y choisit, dirige, paye lui-même ses aides, et quelques-uns, parmi ces maîtres-lapidaires, gagnent jusqu’à cinq cents francs par semaine. Ils possèdent des maisons, deviennent des personnages, et tout ouvrier, quel qu’il soit, peut ainsi espérer leur sort. La seule île du Bourg-aux-Hiboux contient plusieurs de ces grands phalanstères, il s’en est encore installé dans d’autres parties de la ville, et chacun d’eux met en mouvement des milliers de meules, fait tourner des centaines de disques…


VIII

Comme industrie, main-d’œuvre, mouvement économique et contribution à l’existence générale, voilà donc la « taille, » après la joaillerie. Mais la « taille » même n’est pas tout, elle est précédée de l’extraction du minerai, et le champ, ici, va encore s’élargir.

Aux seules mines du Cap, dont l’exploitation et la découverte sont plus spécialement de l’histoire actuelle, nous voyons, à l’heure qu’il est, la fameuse et colossale compagnie des Beers, concessionnaire unique de toute l’Afrique du Sud. Dans l’espèce de vaste gouffre, sillonné de petits sentiers suspendus et d’innombrables fils de transmission, dont une mine offre le coup d’œil, on abat d’abord le minerai à la dynamite, puis on l’amène, par wagonnets, aux appareils élévatoires qui le déversent, en haut, sur des grilles où il se trie en gros et en fin. On lave tout de suite le fin, et le gros est transporté sur de grands terrains, divisé au pic, cassé, arrosé, et fréquemment retourné, pour mieux subir l’action de l’air. En dernier lieu, enfin, on le met sous les machines à laver. Pour toutes ces opérations, les quatre mines de Kimberley, de Dutoitspan et de Blœmfontein occupent 10 000 ouvriers Cafres et 1 500 surveillans blancs, dépensent quinze millions de bois et de charbon par an, et payent, au prix du vin, l’eau nécessaire aux machines et aux lavages[2]. Tout ce qui est ainsi extrait ou trouvé de pierres, sur toute la concession, est réservé, par contrat, au Syndicat des Importateurs de Londres. Le contrat, en retour, oblige le Syndicat à prendre toutes les pierres des Beers, et une sévérité exceptionnelle, une législation d’une dureté inouïe, réglementent, dans toute la région, la recherche et le commerce des minerais. On ne peut, ni en extraire, ni en acheter, ni en vendre, sans une licence, et aucun noir, en aucune espèce de cas, n’a droit à la licence. Toute contravention à l’une ou l’autre de ces règles est punie des travaux forcés à temps. Toute personne soupçonnée de pouvoir y contrevenir est soumise, dans des maisons de fouille, à des visites d’une minutie comme d’une indiscrétion impossibles à préciser, et les délits, cependant, malgré toutes ces menaces et toutes ces précautions, n’en sont pas moins continuels. La fièvre du diamant brave tous les risques, et les tribunaux établis pour en réprimer les effets ont à prononcer de fréquentes condamnations[3].

Quel foyer de vie et de trafic, quel rayonnement de production, indiquent certains de ces détails, et toute cette organisation ! Combien de milliers et de milliers de travailleurs, de mineurs, de mécaniciens, de surveillans, de voituriers, de comptables, de correspondans, d’agens, de praticiens et d’employés de toutes sortes, de tout ordre, de toute race, trouvent là leur subsistance ! Les millions dépensés pour le combustible ; les millions dépensés pour l’eau ; l’étendue d’activité, de richesse et de vitalité impliquée par ces dépenses ; l’énormité des intérêts engagés, la violence de la lutte et des espérances, l’explosion et l’expansion laborieuses auxquelles ils donnent lieu, prouvées par la dureté même des lois et le peu d’intimidation qu’elles exercent ; tout cela révèle déjà une formidable course à la vie, et nous allons même la voir prendre, sous certains rapports, des proportions qui touchent au fantastique !


IX

En 1867, des enfans Boërs trouvaient, au bord du Waal, un diamant qui était vendu 500 livres, et un nègre, un peu plus tard, y découvrait une grosse pierre qui était achetée, non plus 500, mais 11 500 livres, 287 500 francs…

Immédiatement, le bruit se répand partout que les rivières du Cap roulent des pierreries, qu’on les y pêche comme du poisson, que leurs sables en sont pailletés, et un extraordinaire exode, un exode de légende, se produit dans le monde entier. De tous les côtés, sur tous les points du globe, des émigrations se lèvent, pour se précipiter vers ce grand miroir à alouettes qui s’est mis à tourner au bout de l’Afrique. Le Karao, un désert de mille kilomètres, précède ces régions de conte bleu, qu’on baptise tout de suite les « Champs-de-Diamant, » mais rien n’arrête les émigrans, dont l’invasion s’avance, au milieu des sables, en interminables files de piétons et de charrettes, où se mêle tout ce que l’ancien et le nouveau Continent dégorgent et épandent d’aventuriers de tous les sangs et de tous les genres, blancs, noirs, métis, marins, soldats, pionniers, forbans, faillis, déserteurs, chercheurs de chimères, évadés de tous les bagnes, échappés de tous les métiers et de toutes les civilisations ! Les plus dépenaillés vont à pied, et une bonne partie meurt en route, de faim, de soif, mangés ou piqués par les bêtes. Toutes ces bandes disparates forment, là où elles s’arrêtent, comme des villages volans, et ne repartent jamais sans laisser un cimetière. Plus riches, ou moins misérables, d’autres pèlerins, de ceux que les historiens spéciaux de cette conquête appellent des « seigneurs, » se font traîner dans des carrioles qui les emportent, à petites journées, dans les cahots et la vermine, et toutes ces prodigieuses processions, caravanes et théories, toujours décimées par la soif, la famine, l’épuisement, les fauves, les serpens ou les épidémies, fondent toujours, pendant le trajet, dans des proportions effrayantes ! Mais les bandes ne cessent pas de suivre les bandes, les charrettes de suivre les charrettes, et le fleuve des arrivans continue, sans diminuer, à passer sur les sépultures ! Malgré tout, à travers tout, la marche au Diamant se poursuit, et, au bout de trois ou quatre ans, trente mille « diggers, » c’est-à-dire trente mille concessionnaires libres, accourus de tous les climats et tombés de toutes les banqueroutes, campent victorieux à Kimberley. Ce qu’est alors ce camp paraît une vision de l’Enfer. Imaginez une véritable ville, avec des rues, des places, des hôtelleries, des carrefours, des églises, des théâtres, et même des journaux, mais une ville en chiffons et en épaves, en mottes de terre et en boîtes de conserve, une ville de tentes rapiécées et de cahutes en fer-blanc. On n’a pas de lits, et on couche sur des nattes, mais il y a déjà des cafés-concerts, et des pianos fêlés, qui ont traversé le Karao, accompagnent, derrière de vieux pans de toile ou de boîtes de sardines, des chanteuses expédiées par les agences d’Europe. Le jour, en traversant la rue, vous êtes foudroyé d’insolation, ou vous enfoncez tout à coup dans le sable, subitement étouffé par la poussière et les tourbillons ! Le soir, sauf la petite raie de lumière qui peut filtrer d’une baraque, ou la vague lueur de bougie qu’on voit pâlir sous une tente, aucune lumière, aucun falot, aucun lumignon n’éclaire le camp, et tous les crimes se commettent, tous les vices se soulagent dans cette obscurité où crient et s’enrouent les querelles, les discussions d’affaires et les musiques de bastringues !

A peu près vers ces commencemens, une dame P… s’était rendue, par le Cap, à l’un de ces grouillemens de « diggers, » au camp de Dutoitspan, et le récit de son voyage, publié dans le Tour du Monde, ressemble au récit d’un rêve. A son arrivée au Cap, une pluie diluvienne noie la ville, et la transforme en un lac de boue rouge. La voyageuse y reste à peine une heure, mais n’en apprend pas moins les nouvelles du pays. La police a arrêté un nommé Hopkins, qui emportait pour deux millions de diamans cachés dans les canons de son fusil-, et on ne parle pas d’autre chose… Mais Mme P… quitte la ville, et, avec d’autres voyageurs, notamment avec deux Juifs, monte dans un long chariot couvert d’une toile en voûte, traîné par quatorze chevaux. La pluie tombe toujours, mais le chariot part quand même, conduit par deux conducteurs, dont l’un tient les guides, et l’autre un fouet qui a huit mètres de long… Première halte dans une ferme, où le déluge continue, et tombe même, comme dans un cauchemar, à l’intérieur de la maison. Les meubles, un peu plus, flotteraient comme autant de bateaux. On repart, et une éclaircie permet de voir le paysage, une plaine immense, nue, qui monte, insensiblement, vers un horizon de montagnes noires. De rares arbustes, quelques cotonniers sauvages. Puis, on rencontre une mule en liberté, puis deux mules, puis dix mules, puis tout un troupeau de mules. On finit par apprendre qu’il y en a six mille, et qu’elles appartiennent toutes à un M. Van Renen. Un peu plus loin, la route borde un ravin, et la campagne, toute couverte de grandes roches géométriques, simule comme un chaos de gigantesques diamans bruts… Puis, le déluge reprend, et ne cesse plus pendant sept jours. Le soir, on s’arrête aux auberges, mais il y pleut comme en plein « veld, » on y couche par terre, et on n’y a rien à manger. Dans l’une d’elles, il y a bien un repas servi, mais il est commandé pour de mystérieux personnages, qu’on attend, et qui ne viennent pas. Interdiction aux voyageurs d’y toucher… Enfin, voilà Dutoitspan, et la voyageuse s’y trouve comme dans un immense champ de foire. Partout des tentes, des baraques, et sous ces tentes et ces baraques, des salles de bal, des cafés-concerts, des théâtres. Voici l’ « Alhambra, » le « Old-Cock-Jim, » et le « Saint-James-Hall, » qui annonce, sur son affiche, Victorien ou la Fille de l’Avare. Quant aux cahutes ou aux tentes, impossible d’y dormir ! Elles communiquent toutes à des cantines, à des tapis-francs et à des mauvais lieux où l’on se querelle et où l’on crie toute la nuit. Les coqs chantent, les ânes braient, les pianos font rage, on entend se battre les ivrognes… Le lendemain, Mme P… voit de plus près tous ces « diggers, » dont chacun exploite un « claym, » un carré de terre de trente pieds, qu’il fait fouiller et retourner par des nègres, et beaucoup de ces concessionnaires sont de la plus bizarre étrangeté, comme par exemple un certain ménage de saltimbanques qui ont quitté, tous les deux, la peau de tigre et le maillot, pour venir, eux aussi, piocher leur « claym. » La femme, à la table d’hôte, « disparaît sous les plumes et les rubans, » avec des chapelets de bagues à ses gros doigts, et le mari pique à sa chemise, en guise d’épingle, un diamant de la largeur d’une pièce de cinquante centimes… Et la vie, au milieu de ce monde, dans ces maisons de vieille toile à voiles ou de morceaux de fer-blanc, est épouvantable. A l’« hôtel » où est Mme P…, il y a, dans un coin, pour la toilette commune, une barrique d’eau sale, où tout le monde puise et barbote. On passe, en trois heures, d’une « chaleur de feu » à un « froid de glace. » Et toutes les maladies, toutes les épidémies sévissent. Les concessionnaires tombent comme des mouches. Mais l’exploitation et le trafic ne se ralentissent pas. De plus en plus demandés, les « clayms » augmentent toujours de valeur, et tout un « kopje, » aux environs du camp, à « New-Rusch, » la Nouvelle Ruche, fourmille de gens qui fouillent, piochent, lavent ou tamisent ce qu’ils trouvent. La mine, sous leur multitude, s’est déjà tout évidée, et on vient du camp, en voiture, voir la Nouvelle Ruche travailler, creuser la terre, remplir les seaux de peau de bœuf et les hisser des fonds. C’est la promenade à la mode et la distraction des touristes !…


X

A la suite de transformations, d’une rapidité en quelque sorte électrique, le système du mineur libre, exploitant lui-même son lot et conduisant lui-même sa petite troupe de nègres, a fait place, aujourd’hui, à une grande entreprise unique, à ces Beers, maîtres et rois de la région. Le petit concessionnaire, au début, avait payé son « claym » 12 fr. 50 par mois au propriétaire du terrain. Il trouvait ensuite, presque instantanément, à le rétrocéder à 2 500 francs, et ce prix même était bientôt plus de cent fois dépassé ! Ce « claym » de 12 fr. 50, délivré aux premiers pionniers échappés aux horreurs du Karao, et revendu ensuite 2500 francs, valait, au bout de dix ans, 250 000 et 325 000 francs !… C’est alors que l’Angleterre paraissait, et mettait la main, par les Beers, sur cette contrée de féerie. Mais n’estampillait-elle pas ainsi, par l’implantation même de son empire dans ce pays, la valeur réelle du diamant dans l’économie du monde ? Et là. où ne s’étendait encore, il y a quarante ans, qu’un désert boursouflé de vagues protubérances jaunes ou rougeâtres, s’ouvrent, à l’heure actuelle, d’énormes et profonds gouffres où besognent des populations entières, où descendent et montent d’innombrables machines ! Où l’on ne voyait que des camps lugubres, malgré les refrains des « bouibouis » et les accords tapés sur les pianos cassés, s’élèvent et vivent des capitales ! « C’est un spectacle inoubliable, écrit l’un des historiographes du pays[4], celui qui s’offre à l’œil du visiteur à son arrivée à Kimberley, lorsque, à l’extrémité d’une rue, en pleine ville, il rencontre, sous ses pas, le gouffre béant de la mine dans lequel les deux tours de Notre-Dame, placées l’une au-dessus de l’autre, n’affleureraient pas les bords, et qu’il aperçoit, dans ce trou immense, animé par le va-et-vient des bennes qui descendent et remontent le minerai, plusieurs milliers de Cafres au travail… »

Le lecteur a-t-il jamais aperçu tant de choses dans les reflets du collier qui pare la belle millionnaire ? C’est assez douteux. Et comment, cependant, ne pas au moins les y entrevoir ? Comment ne pas penser à toutes les vies, à tous les métiers, à toutes les industries qu’il représente ? De combien d’existences humaines, à tous les rangs de la société et dans tous les pays du monde, n’est-il pas comme le signe et comme la lueur symboliques ? On peut assurément distinguer dans ses feux les drames et les cimetières du Karao. Mais au-dessus de combien de maisons, de-depuis les tonnelles de la banlieue de Paris jusqu’aux brumes d’Amsterdam et aux faubourgs de Kimberley, ne fait-il pas aussi flotter les petites fumées qui sont comme l’âme d’une famille et comme le souffle d’un foyer ? De combien de manières, et sous combien de climats, ne nous rappelle-t-il pas que le luxe, tout en pouvant être un principe d’ébranlement et d’aberration, n’est. pas cependant toujours un tort fait à l’humanité, et qu’il est souvent le pain des pauvres ?


MAURICE TALMEYR.

  1. Le Tour du Monde, de Coster.
  2. Reunert, De Launay.
  3. De Launay, Reunert, Lobstein.
  4. Lobstein.